BP-289F

 

OBSCÉNITÉ : LA DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME
DU CANADA DANS L'AFFAIRE R. c. BUTLER

 

Rédaction :
James R. Robertson
Division du droit et du gouvernement
Mars 1992


TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION

CONTEXTE

MOTIFS DU JUGE SOPINKA

MOTIFS DU JUGE GONTHIER

CONCLUSIONS


OBSCÉNITÉ : LA DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME
DU CANADA DANS L’AFFAIRE R. c. BUTLER

INTRODUCTION

Le 27 février 1992, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire R. c. Butler(1). Dans cette affaire, le plus haut tribunal du pays avait été appelé à pencher sur la constitutionnalité des dispositions du Code criminel en matière d’obscénité. La Cour a jugé que l’interdiction visant la pornographie violait la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, mais qu’elle était justifiable en vertu de l’article premier, puisqu’il s’agit d’une limite raisonnable prescrite par une règle de droit. Par conséquent, les dispositions ont été maintenues.

Dans l’arrêt Butler, la Cour suprême du Canada a formulé un assez bon nombre de directives quant à la façon dont les tribunaux doivent aborder la question de l’obscénité. Cette affaire est importante, car elle reconnaît le préjudice que peut entraîner la pornographie, tant pour la société en général que pour les femmes en particulier. Selon la Cour, les moyens utilisés pour limiter ce préjudice sont sans doute imparfaits, mais le Parlement est justifié d’adopter une loi à cet égard. M. le juge Sopinka, au nom du tribunal, a déclaré que même s’il peut être difficile d’établir l’existence indubitable d’un lien direct entre l’obscénité et le préjudice causé à la société, il existe néanmoins suffisamment de preuves pour démontrer que le fait d’être exposé à des images dégradantes ou déshumanisantes de la sexualité est nocif pour la société et, plus particulièrement, qu’il a une incidence défavorable sur les attitudes envers les femmes. Il a jugé que le droit vise au premier chef non pas l’approbation morale mais plutôt l’élimination du préjudice causé à la société, et qu’on ne peut passer sous silence l’empiétement sur le droit à l’égalité résultant de l’exposition à certains types de documents, écrits ou autres, violents et dégradants.

La pornographie, ou l’obscénité, constitue une question extrêmement complexe et difficile, qui relève à la fois de la morale et du droit(2). Les tentatives récentes visant à réformer le droit par voie législative n’ont pas porté de fruits. Les féministes et les groupes militant pour le respect des libertés civiles ont présenté des arguments diamétralement opposés; bon nombre d’instances qui sont traditionnellement en accord semblent être aux antipodes sur cette question.

CONTEXTE

L’affaire Butler a pris naissance à Winnipeg, où l’accusé a ouvert une boutique de vente et de location de vidéocassettes et de magasines de pornographie intégrale ainsi que d’accessoires à caractère sexuel. Il a été accusé, sous 250 chefs, d’avoir vendu des documents et des accessoires obscènes, d’avoir eu en sa possession à des fins de distribution ou de vente et de tel documents et accessoires et d’avoir exposé à la vue du public des documents et des accessoires obscènes en contravention de l’article 159 (maintenant l’article 163) du Code criminel. Le paragraphe 163 (8) du Code dispose qu’est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, à savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence.

Le juge de première instance(3) a conclu que les documents obscènes étaient protégés par la garantie de liberté d’expression reconnue à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a aussi conclu qu’à première vue l’article premier de la Charte n’interdit légitimement que les documents qui renferment des scènes de violence ou de cruauté, accompagnées d’activités sexuelles ou illustrant une absence de consentement au contact sexuel ou toute autre activité considérée comme déshumanisante pour les femmes ou les hommes dans un contexte sexuel. Il a déclaré l’accusé coupable sous huit chefs d’accusation concernant huit films et il l’a acquitté des autres accusations.

Le ministère public a interjeté appel de l’acquittement, et la Cour d’appel du Manitoba, dans une décision rendue à la majorité de trois contre deux(4), a accueilli l’appel et déclaré l’appelant coupable sous tous les chefs d’accusation. La Cour a conclu, à la majorité, que les documents en question n’étaient pas protégés par la Charte puisqu’ils constituent une activité « purement physique » et comprennent l’exploitation indue des choses sexuelles et la dégradation de sexualité humaine. Deux juges de la cour d’appel ont inscrit des jugements dissidents.

Sur pourvoi interjeté devant la Cour suprême du Canada, deux questions d’ordre constitutionnel ont été posées :

  1. L’article 163 du Code criminel viole-t-il l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?

  1. Le cas échéant, est-il justifiable en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés, en tant que limite raisonnable prescrite par une règle?

MOTIFS DU JUGE SOPINKA

Le juge Sopinka, au nom de la Cour, a fait remarquer que d’autres parties de l’article 163 soulèvent d’importantes questions en vertu de la Charte, mais que le pourvoi en l’espèce était limité à l’analyse de la constitutionnalité du paragraphe 163(8).

Il a ensuite examiné l’historique législatif des dispositions en matière d’obscénité du Code criminel ainsi que l’interprétation judiciaire du paragraphe 163(8). La jurisprudence a établi que cette disposition fournit une définition exhaustive de l’obscénité en matière de « publications », terme qui désignerait les accessoires à caractère sexuel et d’autres objets dont la caractéristique dominante est l’exploitation des choses sexuelles.

Pour que l’ouvrage ou l’objet soit qualifié d’« obscène », l’exploitation des choses sexuelles doit non seulement constituer la caractéristique dominante, mais elle doit également être « indue ». Pour déterminer quand l’exploitation des choses sexuelles sera considérée comme « indue », les tribunaux ont tenté de formuler des critères pratiques, dont le plus important est le critère de la « norme sociale de tolérance », qui a fait l’objet d’une analyse en profondeur. Ce critère vise non pas ce que les Canadiens ne toléreraient pas eux-mêmes de voir, mais bien ce qu’il ne toléreraient pas que les autres Canadiens voient. Il doit donc nécessairement évoluer au même rythme que la société.

Il est de plus en plus reconnu, dans la jurisprudence récente, que les documents dont on peut dire qu’ils exploitent les choses sexuelles d’une façon « dégradante ou déshumanisante » ne passeront nécessairement pas le test des normes sociales, même en l’absence de cruauté ou de violence. On en est venu à cette conclusion parce que ces documents entraînent un préjudice pour la société, particulièrement pour les femmes.

La dernière étape de l’analyse par laquelle il faut déterminer si l’exploitation des choses sexuelles est indue consiste à appliquer le critère des « besoins internes » ou le « moyen de défense fondé sur la valeur artistique ». Il s’agit d’abord de déterminer si, d’après l’ensemble de l’oeuvre, il est possible de conclure qu’il existe un objectif artistique sérieux et que l’exploitation des choses sexuelles joue un rôle justifiable dans le développement de l’intrigue ou du thème; il peut alors être présumé qu’elle joue un rôle légitime lorsqu’on l’évalue en fonction des besoins internes de l’oeuvre elle-même.

Comme le juge Sopinka le souligne dans les motifs du jugement, l’analyse de la jurisprudence ne mentionne pas la corrélation qui existe entre les critères. À cause de cette lacune, le texte législatif peut être attaqué en raison de son caractère imprécis et certain. Selon le juge Sopinka, il faut, si possible « combler cette lacune dans l’interprétation du texte législatif avant de le soumettre à un examen fondé sur la Charte » (Motifs du jugement : p. 30).

D’après le juge Sopinka, la pornographie peut être divisée en trois catégories : 1) les choses sexuelles explicites, accompagnées de violence, 2) les choses sexuelles explicites, non accompagnées de violence, mais qui assujettissent des personnes à un traitement dégradant ou déshumanisant, et 3) les choses sexuelles explicites, non accompagnées de violence, qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes. Les tribunaux, poursuit-il, doivent déterminer, du mieux qu’ils le peuvent, ce que la société tolérerait que les autres voient en fonction du degré de préjudice qui peut en résulter. Le préjudice désigne le fait de prédisposer une personne à agir de façon antisociale, par exemple, maltraiter physiquement ou mentalement une femme. Plus fort sera le risque de préjudice, moins grandes seront les possibilités de tolérance. Le juge Sopinka revient ensuite aux trois catégories de pornographie qu’il a établi :

[…] La représentation des choses sexuelles accompagnées de violence constitue presque toujours une exploitation indue des choses sexuelles. Les choses sexuelles explicites qui constituent un traitement dégradant ou déshumanisant peuvent constituer une exploitation indue si le risque de préjudice est important. Enfin, les choses sexuelles explicites qui ne comportent pas de violence et qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes sont généralement tolérées dans notre société et ne constituent pas une exploitation indue des choses sexuelles, sauf si leur production comporte la participation d’enfants (p. 32).

Le besoin d’appliquer le critère des « besoins internes » surgit seulement si une oeuvre renferme des faits sexuellement explicites qui, en eux-mêmes, constitueraient une exploitation indue des choses sexuelles. Il s’agit alors de déterminer si la représentation des choses sexuelles constitue l’objet principal de l’oeuvre ou si elle est essentielle à une fin artistique ou littéraire plus générale ou à une autre fin semblable. L’expression artistique est au coeur des valeurs relatives à la liberté d’expression et tout doute à cet égard doit être tranché en faveur de la liberté d’expression.

Le juge Sopinka se demande ensuite si le paragraphe 163(8) contrevient à la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2b) de la Charte. Il rejette le point de vue de la majorité de la Cour d’appel du Manitoba, soit qu’en l’espèce, les documents n’avaient aucun contenu expressif et que les modes d’expression tombaient à l’extérieur du champ d’activité protégé. Aucune distinction ne peut, selon le juge Sopinka, être établie entre films et écrits.

Compte tenu de l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans R. c. Keegstra, une interprétation libérale de la protection offerte par l’alinéa 2b) est préconisée. L’article 163 a précisément pour objet et pour effet de restreindre la communication de certains types de documents en fonction de leur contenu. En cherchant à interdire certains types d’activités expressives, cette disposition viole l’alinéa 2b) de la Charte.

Le juge Sopinka passe alors à l’autre étape de son analyse : le paragraphe 163(8) constitue-t-il une restriction intervenante dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique?

Il a été soutenu que l’article 163 est si vague qu’il est impossible de l’appliquer. Est-il « si obscur que les méthodes ordinaires ne permettent pas de lui donner une interprétation le moindrement exacte »? Le juge Sopinka a examiné la façon dont la disposition a été interprétée par les tribunaux. À son avis, le fait qu’un terme législatif particulier soit susceptible de diverses interprétations par les tribunaux n’est pas fatal : souplesse n’est pas synonyme d’imprécision. Selon lui, les normes qui échappent à une définition technique précise, comme le terme « indu », font inévitablement partie du droit. Il en conclut que l’interprétation du paragraphe 163(8) dans les décisions antérieures permet de formuler une « norme intelligible ».

Certains ont prétendu qu’il existe plusieurs objectifs urgents et réels qui justifient la suppression de la liberté de distribution des documents obscènes, dont la volonté d’éviter le préjudice auquel donnent lieu les changements d’attitude antisociaux résultant de l’exposition de tels documents et le maintien, dans l’intérêt du public, d’une « société décente ». Par contre, l’appelant a soutenu que l’article 163 visait à faire de l’État le « gardien des moeurs » en matière sexuelle et à imposer des normes subjectives de moralité.

Même si le Parlement ne peut imposer une certaine norme de moralité à l’égard du public et en matière sexuelle, à la lumière de la Charte, il a le droit de légiférer en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante d’une société libre et démocratique. Une bonne partie du droit pénal repose sur des conceptions morales du bien et du mal, et le simple fait qu’un texte législatif soit fondé sur la moralité ne le rend pas automatiquement illégitime. Selon le juge Sopinka, l’article 163 vise avant tout non pas à susciter la désapprobation morale, mais à éviter qu’un préjudice soit causé à la société.

La Cour s’est également posé la question suivante : la prévention du préjudice lié à la diffusion d’un certain type de documents obscènes constitue-t-elle une préoccupation suffisamment urgente et réelle pour justifier une restriction de la liberté d’expression? Elle a fait remarquer qu’on s’inquiète de plus en plus de ce que l’exploitation des femmes et des enfants, dans les publications et les films, puisse, dans certaines circonstances, conduire à une « victimisation abjecte et servile ». Si la société veut parvenir à une véritable égalité entre les hommes et les femmes, elle ne peut ignorer la menace qui présente pour l’égalité le fait d’exposer le public à certains types de documents violents et dégradants. Le juge Sopinka conclut donc que l’interdiction d’obscénité dans un texte législatif constitue un objectif valide qui justifie une certaine atteinte au droit à la liberté d’expression. Selon lui, la plupart des sociétés libres et démocratiques possèdent des textes législatifs de cette nature, et l’adoption de la Charte n’a pas eu pour effet de dépouiller brusquement le Parlement d’un pouvoir dont il jouissait auparavant. À son avis, la disposition est conforme aux obligations internationales du Canada et a été jugée compatible avec la Déclaration canadienne des droits.

Le juge Sopinka poursuit ainsi :

[…] L’industrie pornographique florissante rend la préoccupation encore plus urgente et réelle qu’au moment où la disposition attaquée a été adoptée pour la première fois. Je conclus donc que l’objectif d’éviter le préjudice lié à la diffusion de matériel pornographique constitue, en l’espèce, une préoccupation suffisamment urgente et réelle pour justifier certaines restrictions au plein exercice du droit à la liberté d’expression (p. 49).

L’exigence de proportionnalité comporte trois aspects : l’existence d’un lien rationnel entre les mesures attaquées et l’objectif, l’atteinte minimale au droit ou à la liberté et l’équilibre approprié entre les effets des mesures restrictives et l’objectif législatif. Le juge Sopinka estime que pour déterminer si les critères de la proportionnalité sont respectés, il est important de garder à l’esprit la nature de l’expression qui a fait l’objet d’une atteinte. Les valeurs qui sous-tendent la protection de la liberté d’expression ont trait à la recherche de la vérité, à la participation au processus politique et à l’épanouissement personnel. L’objectif de la disposition attaquée n’est pas d’empêcher que soit célébrée la sexualité humaine. Selon le juge Sopinka : « À mon avis, le genre d’expression que l’on cherche à promouvoir n’est pas du même calibre que les autres genres d’expression qui touchent directement à l’« essence » des valeurs relatives à la liberté d’expression » (p. 51). Cette conclusion est, selon lui, aussi appuyée par le fait que les documents visés constituent une expression qui est motivée, dans la vaste majorité des cas, par le bénéfice économique; il se pourrait donc que des restrictions imposées à l’expression soient plus faciles à justifier que d’autres atteintes.

Le lien rationnel entre l’article 163 et l’objectif du Parlement a trait au véritable lien de causalité qui existe entre l’obscénité et le risque de préjudice pour la société en général. Bien qu’il puisse être difficile, voire impossible, d’établir l’existence d’un lien direct entre l’obscénité et le préjudice causé à la société, il est raisonnable de supposer qu’il existe un lien causal entre le fait d’être exposé à des images et les changements d’attitude et de croyance. Par conséquent, il ne s’agit pas de trouver des preuves concluantes d’un lien causal, mais simplement de savoir s’il était raisonnablement justifié pour le Parlement d’intervenir. Le juge Sopinka estime que le Parlement avait le droit d’avoir une « appréhension raisonnée du préjudice » résultant de la désensibilisation des personnes exposées à des documents représentant des relations sexuelles dans un contexte de violence, de cruauté et de déshumanisation; il déclare donc ce qui suit : « En conséquence, j’estime qu’il existe un lien suffisamment rationnel entre l’objectif et la sanction pénale, qui, d’une part, montre la désapprobation de notre société à l’égard de la diffusion de matériel qui risque de victimiser les femmes et, d’autre part, restreint l’influence négative que ce genre de matériel risque d’avoir sur les changements d’attitude et de comportement » (p. 56-57).

Selon le tribunal, le régime législatif n’a pas à être « parfait », mais il doit être bien adapté au contexte du droit qui est violé. Plusieurs facteurs militent en faveur de la conclusion que la disposition porte le moins possible atteinte à la liberté en question. Premièrement, elle n’interdit pas les documents érotiques sexuellement explicites qui ne comportent pas de violence et qui ne sont ni dégradants ni déshumanisants. Elle est conçue de manière à viser les documents qui créent un risque de préjudice pour la société; il n’est pas nécessaire de prouver un préjudice réel : il est suffisant qu’il y ait un motif raisonnable de conclure qu’il s’ensuivra un préjudice. Deuxièmement, les documents qui ont une valeur scientifique, artistique ou littéraire ne sont pas visés par la disposition. Troisièmement, le tribunal peut légitimement tenir compte des tentatives antérieures infructueuses du Parlement de remplacer la définition par une autre plus explicite. Quatrièmement, la Cour a jugé que l’article attaqué n’englobe pas le fait d’utiliser ou de regarder en privé des documents obscènes. Sont visées seulement la distribution au public et l’exposition à la vue du public de tels documents.

Quant au fait de pouvoir atteindre ces objectifs par d’autres mesures moins envahissantes, le juge Sopinka déclare ce qui suit :

Une fois qu’il a été établi que l’objectif de la disposition est d’empêcher le préjudice causé par la dégradation que bien de femmes ressentent en tant que « victimes » du message d’obscénité, ainsi que l’incidence négative que le fait d’être exposé à ce matériel a sur la perception qu’on a des femmes et sur les attitudes envers elles, on ne saurait soutenir que ces préjudices pourraient être évités en restreignant l’accès à ce matériel. On ne peut atteindre le même objectif en rendant le matériel plus difficile à obtenir par une majoration des prix et par une réduction de son accessibilité. (p. 60).

En outre, d’autres moyens comme l’éducation, l’établissement de refuges et l’aide aux femmes battues, etc., constituent des réactions au préjudice engendré par les attitudes négatives envers les femmes. Or, les dispositions en matière d’obscénité visent à contrôler la diffusion des images mêmes qui donnent naissance à ces attitudes. « Compte tenu de la gravité du préjudice et de la menace pour les valeurs en jeu, je ne crois pas que la mesure retenue par le Parlement soit comparable à celles qui ont été proposées » (p. 62). La formation peut, elle aussi, constituer un moyen de combattre les attitudes négatives envers les femmes, mais il n’y a aucune raison d’avoir recours à cette solution seulement. « Des problèmes sociaux graves comme la violence faite aux femmes requièrent l’adoption par le gouvernement de solutions à plusieurs volets. La formation et la législation constituent non pas des solutions de rechange, mais se complètent pour faire face à ces problèmes » (p. 62).

Selon le juge Sopinka, l’importance de l’objectif législatif ne cède pas le pas à la restriction apportée à la liberté d’expression. Il vise à empêcher le préjudice et, partant, à favoriser le respect de tous les membres de la société, les comportements non violents et l’égalité dans les relations mutuelles des gens.

En conclusion, le juge Sopinka indique que même si le paragraphe 163(8) viole la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2b) de la Charte, il constitue une limite raisonnable et est sauvegardé par les dispositions de l’article premier. La Cour suprême accueille donc le pourvoi et ordonne la tenue d’un nouveau procès sur toutes les accusations.

MOTIFS DU JUGE GONTHIER

Les juges L’Heureux-Dubé et Gonthier ont souscrit de façon générale aux raisons invoquées par le juge Sopinka, amis ont ajouté quelques commentaires. Le juge Gonthier explique que c’est la conjonction de deux éléments, soit la représentation et le contenu des documents obscènes qui entraînent la responsabilité criminelle. L’obscénité n’est pas limitée aux actes décrits dans le Code criminel. Le Parlement a attribué un contenu plus large à l’obscénité pare quelle comporte une représentation : des activités pourraient être légales si elles se déroulaient entre adultes consentants, mais elles deviennent obscènes lorsqu’elles sont représentées.

La conjonction de la représentation et du contenu qui constituent l’obscénité sont à la source de nombreux maux. Les documents obscènes transmettent une image déformée de la sexualité humaine et peuvent amener des changements d’attitude et de comportement susceptibles de donner lieu à des abus et à des préjudices.

Par l’article 163 du Code criminel, le Parlement ne fait qu’interdire, et ne réglemente pas, la mise en circulation des documents obscènes. L’auditoire qui dispose des documents ou à qui ceux-ci sont présentés n’entre pas en ligne de compte. L’obscénité vise ici les documents dont le simple fait qu’ils soient accessibles au grand public suffit pour justifier une interdiction criminelle, quelle que soit la personne à qu’ils parviennent réellement.

Le juge Gonthier souscrit à la classification de la pornographie en trois catégories établies par le juge Sopinka, sauf à la troisième. En effet, il n’est pas disposé à affirmer d’une façon aussi catégorique que son collègue que ces documents échappent à l’application du paragraphe 163(8), car la classification du juge Sopinka est axée uniquement sur le contenu et passe sous silence la représentation. Il est tout à fait concevable que celle-ci puisse être nocive, même dans le cas où son contenu peut être jugé inoffensif. Selon les termes utilisés par le juge Gonthier : « Même dans le cas où le contenu du matériel n’est pas choquant en soi […], la façon dont il est présenté peut rendre nocif pour la société un matériel inoffensif. Après tout, c’est l’élément de la représentation qui confère à ce matériel son pouvoir suggestif, et il semble tout à fait concevable que ce pouvoir puisse causer un préjudice malgré l’apparent neutralité du contenu » (p. 10).

Les différences entre les divers moyens d’expression, selon le juge Gonthier, ne sont pas reconnues assez souvent dans les opinions relatives à l’article 163 du Code criminel. La probabilité de préjudice et la tolérance de la société peuvent varier en fonction du moyen d’expression, même si le contenu demeure le même ou n’est pas choquant en soi. Par conséquent, les documents qui entrent dans la troisième catégorie proposée par le juge Sopinka (les choses sexuelles explicites, non accompagnées de violence, qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes), bien qu’ils soient généralement moins susceptibles de causer un préjudice, peuvent néanmoins relever de la définition de ce qui est obscène selon le paragraphe 163(8) si l’on juge que leur contenu (pédopornographie, par exemple) ou leur élément de représentation (le mode de représentation) peut causer un préjudice.

Le juge Gonthier examine également les notions de tolérance et de préjudice. L’évaluation du risque de préjudice dépend de la tolérance de la société. Il doit y avoir non seulement tolérance des documents, mais aussi tolérance du préjudice que celui-ci est susceptible de causer. Cette définition est entièrement compatible avec l’importance accordée au préjudice par la Cour à titre d’élément crucial dans l’interprétation de l’article 163. Si la société ne peut tolérer ce risque de préjudice, ces documents, quoique leur contenu puisse être ni violent, ne dégradant, ni déshumanisant, constitueront une exploitation indue des choses sexuelles.

Le juge Gonthier est du même avis que le juge Sopinka en ce qui concerne les aspects constitutionnels de l’affaire et ajoute certains commentaires. Il convient que le Parlement peut légiférer en vue de protéger « certaines conceptions fondamentales de la moralité », mais que ce ne sont pas toutes les demandes fondées sur la moralité qui justifieront la suppression de droits garantis par la Charte. À son avis, elles doivent être fondées et porter sur des problèmes concrets; il ne doit pas s’agir simplement de divergences d’opinions ou de goûts. En outre, il doit exister un consensus au sein de la population quant à ces prétentions. Selon le juge, la prévention d’un préjudice est un objectif moral valide selon l’article premier de la Charte.

CONCLUSIONS

R. c. Butler constitue un arrêt déterminant pour un certain nombre de raisons. Il élimine, pour le moment, tout doute soulevé quant à la constitutionnalité des dispositions du Code criminel en matière d’obscénité. Ces articles soulèvent bon nombre de problèmes et de préoccupations, qui sont en revanche désormais connus. D’aucuns s’étaient inquiétés de ce que la Charte canadienne des droits et libertés serait utilisée pour annuler bon nombre de lois. Les affaires récentes touchant à l’avortement, à l’incapacité mentale, aux dispositions visant à protéger les victimes de viol, et ainsi de suite, semblaient justifier ces inquiétudes. Non seulement se demande-t-on si les tribunaux pourraient substituer leur jugement à celui des politiciens, mais le droit s’est trouvé plongé dans l’incertitude et le chaos. Dans l’arrêt Butler, toutefois, la Cour suprême a confirmé la démarche adoptée par le Parlement à l’égard de l’obscénité.

Les tentatives récentes de réforme législative en matière d’obscénité, qui ont lieu en 1986 et en 1988, se sont révélées infructueuses et ont soulevé la forte opposition de certains groupes. Outre la difficulté que suppose l’adoption de nouvelles dispositions législatives lorsque les articles en vigueur sont annulés, il faut penser également à tout le temps et à toute l’énergie qui sont généralement nécessaires pour que le processus soit mené à bien. Il est possible qu’il soit très difficile d’établir un consensus quelconque quant aux règles de droit qui devraient remplacer les dispositions actuelles. Il est intéressant que le juge Sopinka ait tenu compte des tentatives antérieures infructueuses du Parlement visant à remplacer la définition par une autre plus explicite avant de décider si la disposition portait une atteinte minimale à la liberté d’expression.

Cette décision est aussi extrêmement importante parce qu’elle reconnaît le préjudice causé à la société en général et aux femmes en particulier par des représentations dégradantes et déshumanisantes des choses sexuelles. Selon un expert américain, la décision de la Cour suprême fait du Canada le premier pays au monde à reconnaître dans son droit l’existence d’un lien entre la pornographie intégrale et la violence perpétrée contre les femmes. Les féministes et les groupes de femmes, notamment, ont accueilli avec joie la décision du tribunal. Le fait que cette décision soit unanime — même si deux des neuf juges de la Cour suprême seraient allés plus loin — est particulièrement important à cet égard. L’arrêt Butler transmet un message très ferme et sans équivoque.

La Cour donne également des directives quant à l’application des décisions en matière d’obscénité. L’analyse que fait le juge Sopinka des critères visant à déterminer ce qui constitue une « exploitation indue », soit le critère de la norme sociale de tolérance, le critère d’un traitement dégradant ou déshumanisant, ainsi que celui des besoins internes (appelé aussi « moyen de défense fondé sur la valeur artistique ») — est très claire et utile. Sa catégorisation de la pornographie possède également son utilité, même si les juges de la Cour suprême ne s’entendent pas sur la troisième catégorie.


(1) N° du greffe : 22191; non publiée au moment de la rédaction du présent document.

(2) Voir La pornographie, Bibliothèque du Parlement, bulletin d’actualité 84-3F.

(3) (1989), 60 Man, R. (2d) 82, 50 C.C.C. (3d) 97, [1989] 6 W.W.R. 35, 72 C.R. (3d) 18, 46 C.R.R. 124 Cour du banc de la Reine du Manitoba.

(4) (1190), 60 C.C.C. (3d) 219, [1991] 1 W.W.R. 97, 1 C.R. (4th) 309 (C.A. Man.).