BP-289F
OBSCÉNITÉ : LA DÉCISION DE
LA COUR SUPRÊME
Rédaction : TABLE
DES MATIÈRES OBSCÉNITÉ : LA DÉCISION DE
LA COUR SUPRÊME Le 27 février 1992, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans laffaire R. c. Butler(1). Dans cette affaire, le plus haut tribunal du pays avait été appelé à pencher sur la constitutionnalité des dispositions du Code criminel en matière dobscénité. La Cour a jugé que linterdiction visant la pornographie violait la liberté dexpression garantie à lalinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, mais quelle était justifiable en vertu de larticle premier, puisquil sagit dune limite raisonnable prescrite par une règle de droit. Par conséquent, les dispositions ont été maintenues. Dans larrêt Butler, la Cour suprême du Canada a formulé un assez bon nombre de directives quant à la façon dont les tribunaux doivent aborder la question de lobscénité. Cette affaire est importante, car elle reconnaît le préjudice que peut entraîner la pornographie, tant pour la société en général que pour les femmes en particulier. Selon la Cour, les moyens utilisés pour limiter ce préjudice sont sans doute imparfaits, mais le Parlement est justifié dadopter une loi à cet égard. M. le juge Sopinka, au nom du tribunal, a déclaré que même sil peut être difficile détablir lexistence indubitable dun lien direct entre lobscénité et le préjudice causé à la société, il existe néanmoins suffisamment de preuves pour démontrer que le fait dêtre exposé à des images dégradantes ou déshumanisantes de la sexualité est nocif pour la société et, plus particulièrement, quil a une incidence défavorable sur les attitudes envers les femmes. Il a jugé que le droit vise au premier chef non pas lapprobation morale mais plutôt lélimination du préjudice causé à la société, et quon ne peut passer sous silence lempiétement sur le droit à légalité résultant de lexposition à certains types de documents, écrits ou autres, violents et dégradants. La pornographie, ou lobscénité, constitue une question extrêmement complexe et difficile, qui relève à la fois de la morale et du droit(2). Les tentatives récentes visant à réformer le droit par voie législative nont pas porté de fruits. Les féministes et les groupes militant pour le respect des libertés civiles ont présenté des arguments diamétralement opposés; bon nombre dinstances qui sont traditionnellement en accord semblent être aux antipodes sur cette question. Laffaire Butler a pris naissance à Winnipeg, où laccusé a ouvert une boutique de vente et de location de vidéocassettes et de magasines de pornographie intégrale ainsi que daccessoires à caractère sexuel. Il a été accusé, sous 250 chefs, davoir vendu des documents et des accessoires obscènes, davoir eu en sa possession à des fins de distribution ou de vente et de tel documents et accessoires et davoir exposé à la vue du public des documents et des accessoires obscènes en contravention de larticle 159 (maintenant larticle 163) du Code criminel. Le paragraphe 163 (8) du Code dispose quest réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est lexploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de lun ou plusieurs des sujets suivants, à savoir : le crime, lhorreur, la cruauté et la violence. Le juge de première instance(3) a conclu que les documents obscènes étaient protégés par la garantie de liberté dexpression reconnue à lalinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a aussi conclu quà première vue larticle premier de la Charte ninterdit légitimement que les documents qui renferment des scènes de violence ou de cruauté, accompagnées dactivités sexuelles ou illustrant une absence de consentement au contact sexuel ou toute autre activité considérée comme déshumanisante pour les femmes ou les hommes dans un contexte sexuel. Il a déclaré laccusé coupable sous huit chefs daccusation concernant huit films et il la acquitté des autres accusations. Le ministère public a interjeté appel de lacquittement, et la Cour dappel du Manitoba, dans une décision rendue à la majorité de trois contre deux(4), a accueilli lappel et déclaré lappelant coupable sous tous les chefs daccusation. La Cour a conclu, à la majorité, que les documents en question nétaient pas protégés par la Charte puisquils constituent une activité « purement physique » et comprennent lexploitation indue des choses sexuelles et la dégradation de sexualité humaine. Deux juges de la cour dappel ont inscrit des jugements dissidents. Sur pourvoi interjeté devant la Cour suprême du Canada, deux questions dordre constitutionnel ont été posées :
Le juge Sopinka, au nom de la Cour, a fait remarquer que dautres parties de larticle 163 soulèvent dimportantes questions en vertu de la Charte, mais que le pourvoi en lespèce était limité à lanalyse de la constitutionnalité du paragraphe 163(8). Il a ensuite examiné lhistorique législatif des dispositions en matière dobscénité du Code criminel ainsi que linterprétation judiciaire du paragraphe 163(8). La jurisprudence a établi que cette disposition fournit une définition exhaustive de lobscénité en matière de « publications », terme qui désignerait les accessoires à caractère sexuel et dautres objets dont la caractéristique dominante est lexploitation des choses sexuelles. Pour que louvrage ou lobjet soit qualifié d« obscène », lexploitation des choses sexuelles doit non seulement constituer la caractéristique dominante, mais elle doit également être « indue ». Pour déterminer quand lexploitation des choses sexuelles sera considérée comme « indue », les tribunaux ont tenté de formuler des critères pratiques, dont le plus important est le critère de la « norme sociale de tolérance », qui a fait lobjet dune analyse en profondeur. Ce critère vise non pas ce que les Canadiens ne toléreraient pas eux-mêmes de voir, mais bien ce quil ne toléreraient pas que les autres Canadiens voient. Il doit donc nécessairement évoluer au même rythme que la société. Il est de plus en plus reconnu, dans la jurisprudence récente, que les documents dont on peut dire quils exploitent les choses sexuelles dune façon « dégradante ou déshumanisante » ne passeront nécessairement pas le test des normes sociales, même en labsence de cruauté ou de violence. On en est venu à cette conclusion parce que ces documents entraînent un préjudice pour la société, particulièrement pour les femmes. La dernière étape de lanalyse par laquelle il faut déterminer si lexploitation des choses sexuelles est indue consiste à appliquer le critère des « besoins internes » ou le « moyen de défense fondé sur la valeur artistique ». Il sagit dabord de déterminer si, daprès lensemble de loeuvre, il est possible de conclure quil existe un objectif artistique sérieux et que lexploitation des choses sexuelles joue un rôle justifiable dans le développement de lintrigue ou du thème; il peut alors être présumé quelle joue un rôle légitime lorsquon lévalue en fonction des besoins internes de loeuvre elle-même. Comme le juge Sopinka le souligne dans les motifs du jugement, lanalyse de la jurisprudence ne mentionne pas la corrélation qui existe entre les critères. À cause de cette lacune, le texte législatif peut être attaqué en raison de son caractère imprécis et certain. Selon le juge Sopinka, il faut, si possible « combler cette lacune dans linterprétation du texte législatif avant de le soumettre à un examen fondé sur la Charte » (Motifs du jugement : p. 30). Daprès le juge Sopinka, la pornographie peut être divisée en trois catégories : 1) les choses sexuelles explicites, accompagnées de violence, 2) les choses sexuelles explicites, non accompagnées de violence, mais qui assujettissent des personnes à un traitement dégradant ou déshumanisant, et 3) les choses sexuelles explicites, non accompagnées de violence, qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes. Les tribunaux, poursuit-il, doivent déterminer, du mieux quils le peuvent, ce que la société tolérerait que les autres voient en fonction du degré de préjudice qui peut en résulter. Le préjudice désigne le fait de prédisposer une personne à agir de façon antisociale, par exemple, maltraiter physiquement ou mentalement une femme. Plus fort sera le risque de préjudice, moins grandes seront les possibilités de tolérance. Le juge Sopinka revient ensuite aux trois catégories de pornographie quil a établi :
Le besoin dappliquer le critère des « besoins internes » surgit seulement si une oeuvre renferme des faits sexuellement explicites qui, en eux-mêmes, constitueraient une exploitation indue des choses sexuelles. Il sagit alors de déterminer si la représentation des choses sexuelles constitue lobjet principal de loeuvre ou si elle est essentielle à une fin artistique ou littéraire plus générale ou à une autre fin semblable. Lexpression artistique est au coeur des valeurs relatives à la liberté dexpression et tout doute à cet égard doit être tranché en faveur de la liberté dexpression. Le juge Sopinka se demande ensuite si le paragraphe 163(8) contrevient à la liberté dexpression garantie à lalinéa 2b) de la Charte. Il rejette le point de vue de la majorité de la Cour dappel du Manitoba, soit quen lespèce, les documents navaient aucun contenu expressif et que les modes dexpression tombaient à lextérieur du champ dactivité protégé. Aucune distinction ne peut, selon le juge Sopinka, être établie entre films et écrits. Compte tenu de larrêt récent de la Cour suprême du Canada dans R. c. Keegstra, une interprétation libérale de la protection offerte par lalinéa 2b) est préconisée. Larticle 163 a précisément pour objet et pour effet de restreindre la communication de certains types de documents en fonction de leur contenu. En cherchant à interdire certains types dactivités expressives, cette disposition viole lalinéa 2b) de la Charte. Le juge Sopinka passe alors à lautre étape de son analyse : le paragraphe 163(8) constitue-t-il une restriction intervenante dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre dune société libre et démocratique? Il a été soutenu que larticle 163 est si vague quil est impossible de lappliquer. Est-il « si obscur que les méthodes ordinaires ne permettent pas de lui donner une interprétation le moindrement exacte »? Le juge Sopinka a examiné la façon dont la disposition a été interprétée par les tribunaux. À son avis, le fait quun terme législatif particulier soit susceptible de diverses interprétations par les tribunaux nest pas fatal : souplesse nest pas synonyme dimprécision. Selon lui, les normes qui échappent à une définition technique précise, comme le terme « indu », font inévitablement partie du droit. Il en conclut que linterprétation du paragraphe 163(8) dans les décisions antérieures permet de formuler une « norme intelligible ». Certains ont prétendu quil existe plusieurs objectifs urgents et réels qui justifient la suppression de la liberté de distribution des documents obscènes, dont la volonté déviter le préjudice auquel donnent lieu les changements dattitude antisociaux résultant de lexposition de tels documents et le maintien, dans lintérêt du public, dune « société décente ». Par contre, lappelant a soutenu que larticle 163 visait à faire de lÉtat le « gardien des moeurs » en matière sexuelle et à imposer des normes subjectives de moralité. Même si le Parlement ne peut imposer une certaine norme de moralité à légard du public et en matière sexuelle, à la lumière de la Charte, il a le droit de légiférer en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante dune société libre et démocratique. Une bonne partie du droit pénal repose sur des conceptions morales du bien et du mal, et le simple fait quun texte législatif soit fondé sur la moralité ne le rend pas automatiquement illégitime. Selon le juge Sopinka, larticle 163 vise avant tout non pas à susciter la désapprobation morale, mais à éviter quun préjudice soit causé à la société. La Cour sest également posé la question suivante : la prévention du préjudice lié à la diffusion dun certain type de documents obscènes constitue-t-elle une préoccupation suffisamment urgente et réelle pour justifier une restriction de la liberté dexpression? Elle a fait remarquer quon sinquiète de plus en plus de ce que lexploitation des femmes et des enfants, dans les publications et les films, puisse, dans certaines circonstances, conduire à une « victimisation abjecte et servile ». Si la société veut parvenir à une véritable égalité entre les hommes et les femmes, elle ne peut ignorer la menace qui présente pour légalité le fait dexposer le public à certains types de documents violents et dégradants. Le juge Sopinka conclut donc que linterdiction dobscénité dans un texte législatif constitue un objectif valide qui justifie une certaine atteinte au droit à la liberté dexpression. Selon lui, la plupart des sociétés libres et démocratiques possèdent des textes législatifs de cette nature, et ladoption de la Charte na pas eu pour effet de dépouiller brusquement le Parlement dun pouvoir dont il jouissait auparavant. À son avis, la disposition est conforme aux obligations internationales du Canada et a été jugée compatible avec la Déclaration canadienne des droits. Le juge Sopinka poursuit ainsi :
Lexigence de proportionnalité comporte trois aspects : lexistence dun lien rationnel entre les mesures attaquées et lobjectif, latteinte minimale au droit ou à la liberté et léquilibre approprié entre les effets des mesures restrictives et lobjectif législatif. Le juge Sopinka estime que pour déterminer si les critères de la proportionnalité sont respectés, il est important de garder à lesprit la nature de lexpression qui a fait lobjet dune atteinte. Les valeurs qui sous-tendent la protection de la liberté dexpression ont trait à la recherche de la vérité, à la participation au processus politique et à lépanouissement personnel. Lobjectif de la disposition attaquée nest pas dempêcher que soit célébrée la sexualité humaine. Selon le juge Sopinka : « À mon avis, le genre dexpression que lon cherche à promouvoir nest pas du même calibre que les autres genres dexpression qui touchent directement à l« essence » des valeurs relatives à la liberté dexpression » (p. 51). Cette conclusion est, selon lui, aussi appuyée par le fait que les documents visés constituent une expression qui est motivée, dans la vaste majorité des cas, par le bénéfice économique; il se pourrait donc que des restrictions imposées à lexpression soient plus faciles à justifier que dautres atteintes. Le lien rationnel entre larticle 163 et lobjectif du Parlement a trait au véritable lien de causalité qui existe entre lobscénité et le risque de préjudice pour la société en général. Bien quil puisse être difficile, voire impossible, détablir lexistence dun lien direct entre lobscénité et le préjudice causé à la société, il est raisonnable de supposer quil existe un lien causal entre le fait dêtre exposé à des images et les changements dattitude et de croyance. Par conséquent, il ne sagit pas de trouver des preuves concluantes dun lien causal, mais simplement de savoir sil était raisonnablement justifié pour le Parlement dintervenir. Le juge Sopinka estime que le Parlement avait le droit davoir une « appréhension raisonnée du préjudice » résultant de la désensibilisation des personnes exposées à des documents représentant des relations sexuelles dans un contexte de violence, de cruauté et de déshumanisation; il déclare donc ce qui suit : « En conséquence, jestime quil existe un lien suffisamment rationnel entre lobjectif et la sanction pénale, qui, dune part, montre la désapprobation de notre société à légard de la diffusion de matériel qui risque de victimiser les femmes et, dautre part, restreint linfluence négative que ce genre de matériel risque davoir sur les changements dattitude et de comportement » (p. 56-57). Selon le tribunal, le régime législatif na pas à être « parfait », mais il doit être bien adapté au contexte du droit qui est violé. Plusieurs facteurs militent en faveur de la conclusion que la disposition porte le moins possible atteinte à la liberté en question. Premièrement, elle ninterdit pas les documents érotiques sexuellement explicites qui ne comportent pas de violence et qui ne sont ni dégradants ni déshumanisants. Elle est conçue de manière à viser les documents qui créent un risque de préjudice pour la société; il nest pas nécessaire de prouver un préjudice réel : il est suffisant quil y ait un motif raisonnable de conclure quil sensuivra un préjudice. Deuxièmement, les documents qui ont une valeur scientifique, artistique ou littéraire ne sont pas visés par la disposition. Troisièmement, le tribunal peut légitimement tenir compte des tentatives antérieures infructueuses du Parlement de remplacer la définition par une autre plus explicite. Quatrièmement, la Cour a jugé que larticle attaqué nenglobe pas le fait dutiliser ou de regarder en privé des documents obscènes. Sont visées seulement la distribution au public et lexposition à la vue du public de tels documents. Quant au fait de pouvoir atteindre ces objectifs par dautres mesures moins envahissantes, le juge Sopinka déclare ce qui suit :
En outre, dautres moyens comme léducation, létablissement de refuges et laide aux femmes battues, etc., constituent des réactions au préjudice engendré par les attitudes négatives envers les femmes. Or, les dispositions en matière dobscénité visent à contrôler la diffusion des images mêmes qui donnent naissance à ces attitudes. « Compte tenu de la gravité du préjudice et de la menace pour les valeurs en jeu, je ne crois pas que la mesure retenue par le Parlement soit comparable à celles qui ont été proposées » (p. 62). La formation peut, elle aussi, constituer un moyen de combattre les attitudes négatives envers les femmes, mais il ny a aucune raison davoir recours à cette solution seulement. « Des problèmes sociaux graves comme la violence faite aux femmes requièrent ladoption par le gouvernement de solutions à plusieurs volets. La formation et la législation constituent non pas des solutions de rechange, mais se complètent pour faire face à ces problèmes » (p. 62). Selon le juge Sopinka, limportance de lobjectif législatif ne cède pas le pas à la restriction apportée à la liberté dexpression. Il vise à empêcher le préjudice et, partant, à favoriser le respect de tous les membres de la société, les comportements non violents et légalité dans les relations mutuelles des gens. En conclusion, le juge Sopinka indique que même si le paragraphe 163(8) viole la liberté dexpression garantie à lalinéa 2b) de la Charte, il constitue une limite raisonnable et est sauvegardé par les dispositions de larticle premier. La Cour suprême accueille donc le pourvoi et ordonne la tenue dun nouveau procès sur toutes les accusations. Les juges LHeureux-Dubé et Gonthier ont souscrit de façon générale aux raisons invoquées par le juge Sopinka, amis ont ajouté quelques commentaires. Le juge Gonthier explique que cest la conjonction de deux éléments, soit la représentation et le contenu des documents obscènes qui entraînent la responsabilité criminelle. Lobscénité nest pas limitée aux actes décrits dans le Code criminel. Le Parlement a attribué un contenu plus large à lobscénité pare quelle comporte une représentation : des activités pourraient être légales si elles se déroulaient entre adultes consentants, mais elles deviennent obscènes lorsquelles sont représentées. La conjonction de la représentation et du contenu qui constituent lobscénité sont à la source de nombreux maux. Les documents obscènes transmettent une image déformée de la sexualité humaine et peuvent amener des changements dattitude et de comportement susceptibles de donner lieu à des abus et à des préjudices. Par larticle 163 du Code criminel, le Parlement ne fait quinterdire, et ne réglemente pas, la mise en circulation des documents obscènes. Lauditoire qui dispose des documents ou à qui ceux-ci sont présentés nentre pas en ligne de compte. Lobscénité vise ici les documents dont le simple fait quils soient accessibles au grand public suffit pour justifier une interdiction criminelle, quelle que soit la personne à quils parviennent réellement. Le juge Gonthier souscrit à la classification de la pornographie en trois catégories établies par le juge Sopinka, sauf à la troisième. En effet, il nest pas disposé à affirmer dune façon aussi catégorique que son collègue que ces documents échappent à lapplication du paragraphe 163(8), car la classification du juge Sopinka est axée uniquement sur le contenu et passe sous silence la représentation. Il est tout à fait concevable que celle-ci puisse être nocive, même dans le cas où son contenu peut être jugé inoffensif. Selon les termes utilisés par le juge Gonthier : « Même dans le cas où le contenu du matériel nest pas choquant en soi [ ], la façon dont il est présenté peut rendre nocif pour la société un matériel inoffensif. Après tout, cest lélément de la représentation qui confère à ce matériel son pouvoir suggestif, et il semble tout à fait concevable que ce pouvoir puisse causer un préjudice malgré lapparent neutralité du contenu » (p. 10). Les différences entre les divers moyens dexpression, selon le juge Gonthier, ne sont pas reconnues assez souvent dans les opinions relatives à larticle 163 du Code criminel. La probabilité de préjudice et la tolérance de la société peuvent varier en fonction du moyen dexpression, même si le contenu demeure le même ou nest pas choquant en soi. Par conséquent, les documents qui entrent dans la troisième catégorie proposée par le juge Sopinka (les choses sexuelles explicites, non accompagnées de violence, qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes), bien quils soient généralement moins susceptibles de causer un préjudice, peuvent néanmoins relever de la définition de ce qui est obscène selon le paragraphe 163(8) si lon juge que leur contenu (pédopornographie, par exemple) ou leur élément de représentation (le mode de représentation) peut causer un préjudice. Le juge Gonthier examine également les notions de tolérance et de préjudice. Lévaluation du risque de préjudice dépend de la tolérance de la société. Il doit y avoir non seulement tolérance des documents, mais aussi tolérance du préjudice que celui-ci est susceptible de causer. Cette définition est entièrement compatible avec limportance accordée au préjudice par la Cour à titre délément crucial dans linterprétation de larticle 163. Si la société ne peut tolérer ce risque de préjudice, ces documents, quoique leur contenu puisse être ni violent, ne dégradant, ni déshumanisant, constitueront une exploitation indue des choses sexuelles. Le juge Gonthier est du même avis que le juge Sopinka en ce qui concerne les aspects constitutionnels de laffaire et ajoute certains commentaires. Il convient que le Parlement peut légiférer en vue de protéger « certaines conceptions fondamentales de la moralité », mais que ce ne sont pas toutes les demandes fondées sur la moralité qui justifieront la suppression de droits garantis par la Charte. À son avis, elles doivent être fondées et porter sur des problèmes concrets; il ne doit pas sagir simplement de divergences dopinions ou de goûts. En outre, il doit exister un consensus au sein de la population quant à ces prétentions. Selon le juge, la prévention dun préjudice est un objectif moral valide selon larticle premier de la Charte. R. c. Butler constitue un arrêt déterminant pour un certain nombre de raisons. Il élimine, pour le moment, tout doute soulevé quant à la constitutionnalité des dispositions du Code criminel en matière dobscénité. Ces articles soulèvent bon nombre de problèmes et de préoccupations, qui sont en revanche désormais connus. Daucuns sétaient inquiétés de ce que la Charte canadienne des droits et libertés serait utilisée pour annuler bon nombre de lois. Les affaires récentes touchant à lavortement, à lincapacité mentale, aux dispositions visant à protéger les victimes de viol, et ainsi de suite, semblaient justifier ces inquiétudes. Non seulement se demande-t-on si les tribunaux pourraient substituer leur jugement à celui des politiciens, mais le droit sest trouvé plongé dans lincertitude et le chaos. Dans larrêt Butler, toutefois, la Cour suprême a confirmé la démarche adoptée par le Parlement à légard de lobscénité. Les tentatives récentes de réforme législative en matière dobscénité, qui ont lieu en 1986 et en 1988, se sont révélées infructueuses et ont soulevé la forte opposition de certains groupes. Outre la difficulté que suppose ladoption de nouvelles dispositions législatives lorsque les articles en vigueur sont annulés, il faut penser également à tout le temps et à toute lénergie qui sont généralement nécessaires pour que le processus soit mené à bien. Il est possible quil soit très difficile détablir un consensus quelconque quant aux règles de droit qui devraient remplacer les dispositions actuelles. Il est intéressant que le juge Sopinka ait tenu compte des tentatives antérieures infructueuses du Parlement visant à remplacer la définition par une autre plus explicite avant de décider si la disposition portait une atteinte minimale à la liberté dexpression. Cette décision est aussi extrêmement importante parce quelle reconnaît le préjudice causé à la société en général et aux femmes en particulier par des représentations dégradantes et déshumanisantes des choses sexuelles. Selon un expert américain, la décision de la Cour suprême fait du Canada le premier pays au monde à reconnaître dans son droit lexistence dun lien entre la pornographie intégrale et la violence perpétrée contre les femmes. Les féministes et les groupes de femmes, notamment, ont accueilli avec joie la décision du tribunal. Le fait que cette décision soit unanime même si deux des neuf juges de la Cour suprême seraient allés plus loin est particulièrement important à cet égard. Larrêt Butler transmet un message très ferme et sans équivoque. La Cour donne également des directives quant à lapplication des décisions en matière dobscénité. Lanalyse que fait le juge Sopinka des critères visant à déterminer ce qui constitue une « exploitation indue », soit le critère de la norme sociale de tolérance, le critère dun traitement dégradant ou déshumanisant, ainsi que celui des besoins internes (appelé aussi « moyen de défense fondé sur la valeur artistique ») est très claire et utile. Sa catégorisation de la pornographie possède également son utilité, même si les juges de la Cour suprême ne sentendent pas sur la troisième catégorie. (1) N° du greffe : 22191; non publiée au moment de la rédaction du présent document. (2) Voir La pornographie, Bibliothèque du Parlement, bulletin dactualité 84-3F. (3) (1989), 60 Man, R. (2d) 82, 50 C.C.C. (3d) 97, [1989] 6 W.W.R. 35, 72 C.R. (3d) 18, 46 C.R.R. 124 Cour du banc de la Reine du Manitoba. (4) (1190), 60 C.C.C. (3d) 219, [1991] 1 W.W.R. 97, 1 C.R. (4th) 309 (C.A. Man.). |