BP-295F

 

LE DROIT DE VETO DU QUÉBEC
EN MATIÈRE CONSTITUTIONNELLE :
LE CONTEXTE JURIDIQUE ET HISTORIQUE

 

Rédaction :
Mollie Dunsmuir, Division du droit et du gouvernement
Brian O'Neal, Division des affaires politiques et sociales
Mai 1992


TABLE DES MATIÈRES

APERÇU GÉNÉRAL

LA SITUATION AVANT 1980

L'OPINION DES TRIBUNAUX

L’OPINION DU QUÉBEC


LE DROIT DE VETO DU QUÉBEC EN MATIÈRE CONSTITUTIONNELLE :
LE CONTEXTE JURIDIQUE ET HISTORIQUE

APERÇU GÉNÉRAL

Au cours du premier demi-siècle de la Confédération, le droit de veto en matière de modification constitutionnelle était une question qui ne présentait aucun intérêt puisque le Parlement britannique conservait le pouvoir de modifier la Loi constitutionnelle de 1867.

Toutefois, la Déclaration Balfour de 1926 sur l'indépendance des colonies et l'adoption, en 1931, du Statut de Westminster ont rendu nécessaire l'adoption d'une formule de modification proprement canadienne.

Néanmoins, de 1926 à 1981, le droit de veto du Québec n'a pas fait l'objet de grands débats, surtout à l'extérieur de la province.

La raison en est simple. Du point de vue juridique ou constitutionnel, le meilleur argument en faveur d'un droit de veto pour le Québec semblait reposer essentiellement sur la nécessité que chaque province soit d'accord pour « rapatrier » ou modifier sensiblement la Constitution. Cette situation a toutefois changé du tout au tout en 1981 lorsque la Cour suprême a estimé qu'il suffisait d'« un degré appréciable de consentement provincial »(1).

En 1982, tant la Cour d'appel du Québec que la Cour suprême du Canada ont jugé que le Québec ne possédait pas de droit de veto, ni sur le plan juridique ni au sens conventionnel. Selon elles, le seul argument en faveur d'un droit de veto pour le Québec repose sur le principe de la dualité des deux peuples fondateurs, lequel vient en contradiction avec le fait que, en droit, toutes les provinces sont égales.

À partir de ce moment-là la question était donc de déterminer si le Québec pouvait invoquer une tradition politique de droit de veto pour faire modifier la Constitution de manière à ce qu'elle lui reconnaisse un tel droit. Cette question en soulevait immédiatement une autre, soit celle de savoir si un éventuel droit de veto était un simple « droit de retrait » ou un droit de veto absolu. Un droit de retrait permettrait à une province de se soustraire à une modification avec compensation financière ou d'empêcher la mise en application d'une modification particulière à l'intérieur de ses frontières. Quant au droit de veto proprement dit, il permettrait à une province de se soustraire à une modification d'ordre général tant qu'elle n'aurait pas obtenu satisfaction à l'égard de certaines exigences qui pourraient n'avoir aucun lien avec la modification en cause.

LA SITUATION AVANT 1980

Puisque l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ne renfermait pas de formule de modification claire et nette, l'idée selon laquelle il fallait obtenir le consentement unanime des gouvernements provinciaux et fédéral pour apporter des changements majeurs à la Constitution devint la formule « politique » acceptée de modification de la Constitution. Ainsi, la conviction répandue au Québec selon laquelle le gouvernement de la province, le seul au Canada qui soit élu par une majorité francophone, possédait un droit de veto particulier en matière de changement constitutionnel n'a été que rarement, sinon jamais exprimée.

Après que la Déclaration Balfour de 1926(2) eut soulevé la possibilité de l'indépendance politique et constitutionnelle des colonies britanniques dont le Canada, des négociations se sont poursuivies et ont mené à l'adoption, en 1931, du Statut de Westminster. Toutefois, les provinces canadiennes se sont inquiétées de la possibilité que ce nouveau degré d'indépendance donne en quelque sorte au gouvernement fédéral le pouvoir de modifier la Constitution sans leur consentement. Une conférence du Dominion et des provinces a donc été convoquée en avril 1931, et le premier ministre du Québec y a alors adopté la position suivante :

M. Taschereau (Québec) - Tout en soulignant l'importance de la présente conférence, M. Taschereau s'interroge sur ses objectifs. Souhaite-t-on pouvoir modifier l'Acte de l'Amérique du Nord britannique à la seule demande du Dominion, sans le consentement des provinces? Veut-on qu'il soit modifié par le Parlement du Canada? La province de Québec ne pourrait accepter aucune de ces solutions. Elle n'est pas disposée à accepter que l'Acte de l'Amérique du Nord britannique puisse être modifié sans le consentement des provinces. À son avis, cette possibilité est implicite dans le préambule de la loi de même qu'à l'article 4 où aucune mention n'est faite des provinces. Cette absence sanctionne, à ses yeux, l'idée que l'Acte de l’Amérique du Nord britannique peut être modifié à la seule demande du Dominion et de son seul consentement.

Dans la province de Québec, l'opinion publique ne soutiendrait pas ce projet de loi parce qu'il accorde au Parlement du Dominion le pouvoir de modifier l'Acte de l'Amérique du Nord britannique sans l'assentiment des provinces, voire sans les avoir consultées. Il faut se rappeler que l'Acte de l’Amérique du Nord britannique est un contrat qui a été conclu avec les provinces. Étant donné l'importance que pourrait revêtir le Statut de Westminster, il ne peut accepter ce dernier à moins qu'il soit prévu dans une disposition que les provinces doivent donner leur consentement pour que l'Acte de l'Amérique du Nord britannique puisse être modifié(3).

Au cours des 30 années suivantes, les provinces ont continué à soutenir, lors des discussions constitutionnelles, qu'elles devaient donner leur assentiment unanime pour rapatrier la Constitution ou adopter une formule de modification; or, il n'y avait pas d’unanimité en vue. Toutefois, en 1964, les provinces ont adopté enfin en principe la formule d'amendement Fulton-Favreau qui leur était proposée; c'était la première fois qu'une telle situation se produisait. Quoique complexe, cette formule prévoyait le consentement unanime des provinces dans certains domaines, notamment en ce qui concerne toute la question du partage des pouvoirs. Dans son Livre blanc de 1965, intitulé Modification de la Constitution du Canada, Guy Favreau exposait et appuyait la formule Fulton-Favreau et résumait aussi les tentatives faites jusque-là pour en arriver à une entente sur une formule de modification. Il y énonçait les quatre principes généraux que les événements antérieurs avaient fait ressortir, dont le quatrième se lit comme suit :

le Parlement du Canada ne procède pas à une modification de la Constitution intéressant directement les rapports fédératifs sans avoir au préalable consulté les provinces et obtenu leur assentiment. Ce principe ne s'est pas concrétisé aussi tôt que les autres, mais, à partir de 1907 et en particulier depuis 1930, il a été de plus en plus affirmé et accepté. Il n'a pas été facile, cependant, de préciser la nature et l'étendue de la participation provinciale à la procédure de modification(4).

Dans ce Livre blanc, l'honorable Guy Favreau, qui était alors ministre de la Justice, exprime un peu plus loin l'opinion suivante : « En fait, au cours des 97 années qui se sont écoulées depuis la Confédération, aucune modification de nature à changer les pouvoirs des législatures provinciales prévus à l'article 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique n'a été effectuée sans le consentement de toutes les provinces »(5). La formule Fulton-Favreau a été abandonnée en 1966 lorsque le premier ministre du Québec, Jean Lesage, lui a retiré son appui.

En 1971, les provinces se sont entendues sur une nouvelle formule, dite Charte de Victoria, en vue de rapatrier et de modifier la Constitution. Ainsi, pour la première fois, toute partie de la Constitution aurait pu être modifiée sans l'accord unanime des provinces. La formule comportait en outre une répartition régionale qui accordait le droit de veto à toute province représentant ou ayant représenté 25 p. 100 de la population (l'Ontario et le Québec), et à diverses combinaisons de deux provinces de l'Est et de deux provinces de l'Ouest.

La nouvelle unanimité fut de courte durée. Les provinces avaient jusqu'au 28 juin 1971 pour confirmer leur acceptation de la Charte. Le 23 juin 1971, le gouvernement de la Saskatchewan fut défait aux élections et le gouvernement du Québec annonça qu'il ne pouvait recommander la charte à l'Assemblée nationale en raison des lacunes qu'elle présentait dans les articles traitant de la sécurité du revenu. Au moment où le gouvernement fédéral a entrepris une nouvelle ronde de négociations constitutionnelles, en 1978, deux premiers ministres provinciaux avaient déjà remis en cause les conditions relatives à la population, prévues pour que l'Ouest donne son accord (deux provinces représentant 50 p. 100 de la population de la région) : le premier ministre Bennett réclamait qu'en matière de droit de veto, la Colombie-Britannique soit traitée comme région à part entière et premier ministre Lougheed indiquait qu'il souhaitait personnellement un retour au « consentement unanime » prévu dans la formule Fulton-Favreau.

L'OPINION DES TRIBUNAUX

En novembre 1981, le gouvernement fédéral et neuf provinces se sont entendues sur les conditions de rapatriement de la Constitution, une formule de modification et une charte des droits. Le Québec, par contre, s'y est opposé vigoureusement.

Le 1er décembre 1981, l'Assemblée nationale a adopté une résolution dans laquelle il était indiqué que la province n'accepterait la Loi constitutionnelle de 1982 qu'à certaines conditions. La Loi devrait reconnaître le principe de l'égalité des deux peuples fondateurs ainsi que le caractère distinct du Québec, et elle devrait prévoir un droit de veto ou un droit de retrait général assorti d'une pleine compensation financière, soustraire le Québec aux dispositions de l'article 23 et abroger les dispositions de la Charte touchant la liberté de circulation et d'établissement.

Le Québec a aussi intenté une action en justice en vue d'établir son droit de veto. Dans le Renvoi : Opposition à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793, la Cour suprême du Canada a résumé ainsi les deux renvois du procureur général du Québec : le premier affirmait une règle conventionnelle d'unanimité et le second, un droit de veto conventionnel pour le Québec, fondé sur le principe de la dualité qui a fait du Québec une société distincte. La Cour suprême a indiqué qu'elle avait nettement rejeté l'existence d'une règle conventionnelle d'unanimité dans sa décision de 1981 concernant le rapatriement.

Quant à l'existence d'un droit de veto particulier pour le Québec, la Cour suprême s'est reportée à sa décision de 1981, dans laquelle elle avait adopté le critère suivant pour établir l'existence d'une convention constitutionnelle :

Nous devons nous poser trois questions : premièrement, y a-t-il des précédents; deuxièmement, les acteurs dans les précédents se croyaient-ils liés par une règle; et troisièmement, la règle a-t-elle une raison d'être? Un seul précédent avec une bonne raison peut suffire à établir la règle. Toute une série de précédents sans raison peut ne servir à rien à moins qu'il ne soit parfaitement certain que les personnes visées se considèrent ainsi liées.

Les conventions constitutionnelles ont principalement pour but de garantir que le fonctionnement du cadre juridique de la Constitution est conforme à des principes généralement acceptés. On doit se rappeler toutefois que même si les règles conventionnelles diffèrent sensiblement des règles juridiques, il faut néanmoins les distinguer des règles de moralité, des règles de convenance et des règles subjectives. (p. 802-803)

La Cour suprême a conclu que le procureur du Québec n'avait pas invoqué une seule déclaration dans laquelle un représentant des autorités fédérales aurait reconnu, de manière explicite ou implicite, que le Québec possédait un droit de veto conventionnel à l'égard de certaines modifications constitutionnelles :

En outre, une convention comme celle que revendique maintenant le Québec devrait être reconnue par les autres provinces. On ne nous a mentionné aucune déclaration dans laquelle les acteurs des provinces reconnaissent l’existence d'une telle convention et nous n'en connaissons aucune. (p. 815)

Cette décision suivait de près la conclusion de la Cour d'appel du Québec dans la même affaire (R.J.Q. [1982] C.A.) :

Il est reconnu que certaines provinces sont supérieures à d'autres en superficie, population et richesses, mais légalement parlant elles ont toutes été placées sur un même pied. Les articles 91 et 92 de l'A.A.N.B. donnent aux plus petites des provinces les mêmes pouvoirs qu’aux plus grandes. L'A.A.N.B. reconnaît cependant que le Québec est la seule province dont le droit civil est fondé sur celui de la France et où la majorité de la population était et est encore différente de la majorité des autres provinces quant à la langue et à la religion. Ces distinctions qui sont faites dans la loi ne confèrent cependant pas à la législature du Québec des pouvoirs plus étendus que ceux qui sont conférés aux autres. (p.38)

Ces deux décisions de la Cour suprême du Canada -- dans l'affaire du rapatriement, de 1981, où elle a établi qu'un degré appréciable de consentement suffit pour modifier la Constitution, et dans l'affaire du droit de veto du Québec, en 1982, où elle a rejeté la prétention du Québec à posséder un droit de veto conventionnel à caractère unique -- marquent, en droit, le point final à la discussion sur la formule de modification qui avait débuté avec la Déclaration Balfour. Bien que le débat se poursuivra quant à savoir si le Québec possède un droit de veto politique ou historique et si ce droit peut être inscrit dans la Constitution et sous quelle forme, les tribunaux ont nettement établi le principe juridique de l'égalité des provinces d’ici à ce qu'on apporte de nouvelles modifications constitutionnelles.

L’OPINION DU QUÉBEC

Quelles que soient les décisions rendues par les tribunaux, tant les membres de la classe politique que ceux des milieux universitaires du Québec n'en ont pas moins continué de revendiquer implicitement un droit de veto en matière constitutionnelle. C'est seulement après l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 qui ne prévoyait pas de droit de veto pour le Québec que celui-ci a commencé à revendiquer explicitement ce droit ou son rétablissement. Malgré des désaccords sur la forme que devrait prendre ce droit, lesquels sont souvent inspirés par des considérations d'ordre purement politique, il règne une unanimité à peu près complète au Québec sur la revendication du droit de veto du Québec et sur l'ensemble des raisons qui justifient cette revendication. L'idée selon laquelle le gouvernement de la province devrait pouvoir exercer un droit de veto en matière constitutionnelle est fermement enracinée dans l'interprétation que le Québec se fait de la structure de la Confédération; de façon générale, toutefois, cette interprétation diverge radicalement de celle du reste du Canada. Essentiellement, on a toujours estimé au Québec que la Confédération était à la fois une entente conclue entre les quatre provinces initiales et, ce qui est encore plus significatif, un pacte entre les deux peuples fondateurs.

Les gouvernements québécois, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, ont renforcé cette interprétation par l'argument selon lequel le Québec, seule entité politique du Canada où la majorité de la population est francophone, constitue la « pierre d'angle » du Canada français. S'il est vrai que la Confédération est un pacte entre deux peuples, il s'ensuit que le consentement mutuel est essentiel pour le modifier. Par conséquent, toute modification constitutionnelle ne peut se faire sans le consentement du Québec, porte-parole de l'un des deux peuples fondateurs.

Au tout début de l'après-guerre, la question d'une formule de modification ou d'un droit de veto pour le Québec n'avait toutefois pas de caractère urgent. Tant que le consentement unanime demeurait la condition préalable à tout changement constitutionnel, il était inutile de revendiquer pour le Québec un droit de veto fondé sur son rôle particulier au sein de la Confédération. Ainsi que le sénateur Gérald Beaudoin le disait en 1979 :

[d]ès les années 1964, on sentit que le Québec, sûr de pouvoir protéger au moins l’acquis, espérait obtenir davantage au chapitre du partage des pouvoirs et repoussait déjà la formule d'amendement à l’arrière plan derrière la révision du partage des pouvoirs. Tous les gouvernements du Québec depuis celui de Jean Lesage ont emboîté le pas. À Victoria, en 1971, la formule d'amendement n’eut pas la vedette(6).

Même si le Québec a continué à épouser la théorie générale selon laquelle il faut le consentement de toutes les provinces pour rapatrier le Constitution et adopter une formule de modification, ses gouvernements successifs ont adopté peu à peu la position officielle suivante : le Québec jouit d'un statut particulier au sein de la Confédération et possède en propre un droit de veto en matière constitutionnelle.

En 1939, le gouvernement de Maurice Duplessis soutenait que « participant de la nature des conventions, le pacte fédératif ne peut être ni amendé, ni modifié, sans l’assentiment de toutes les parties, c’est-à-dire de toutes les provinces ». En 1944, le second gouvernement de Duplessis reprenait la théorie du « pacte d'union » en vertu de laquelle i1 est interdit de modifier la Constitution sans le consentement de toutes les parties contractantes, « ou du moins sans le consentement des quatre provinces pionnières »(7).

Au début des années 60, tout en continuant d'affirmer la nécessaire participation de l'ensemble des provinces, le gouvernement Lesage a commencé toutefois à parler pour le Québec d'un droit de veto qui semble différer du droit de veto général des provinces :

Pour défendre son particularisme propre, le Québec doit avoir un droit de veto sur tout changement constitutionnel important qui peut porter atteinte à ses pouvoirs. [...] Le Québec craint que la formule Fulton-Favreau autorise n'importe quelle province à empêcher l’augmentation des pouvoirs d'une autre province. Il va sans dire que si cette interprétation devait prévaloir, l'évolution de notre régime constitutionnel dans le sens souhaité par le Québec risquerait d'être très difficile(8).

Le fait que le Québec ait pu faire échec à d'importantes tentatives en vue de modifier la Constitution (comme en 1965, lorsque Jean Lesage s'est opposé à la formule Fulton-Favreau, et en 1971, lorsque Robert Bourassa a rejeté la Charte de Victoria) a été interprété ultérieurement au Québec même comme la confirmation de l'existence d'un droit de veto en matière constitutionnelle pour la province.

Cependant, le référendum québécois de 1980 devait donner lieu à un brusque revirement de la situation. Quand le gouvernement fédéral a pris des mesures en vue de rapatrier unilatéralement la Constitution, le gouvernement du Parti Québécois, nouvellement réélu, a voulu s'interposer et a formé une alliance avec sept autres provinces. En joignant ce front commun de gouvernements provinciaux, le Québec a approuvé une formule de modification qui ne prévoyait plus l'unanimité mais comportait une disposition permettant aux provinces de se soustraire à une modification constitutionnelle et de toucher une compensation raisonnable. Quand Ottawa et les provinces dissidentes ont fait ensuite un compromis sur une formule de rapatriement qui permettait le retrait mais réduisait les dispositions en matière de compensation, le Québec a refusé d'être partie à l'entente.

La notion selon laquelle le Québec exerçait un droit de veto en matière constitutionnelle en raison de sa position particulière au sein de la Confédération venait d'être battue en brèche. La Constitution fut rapatriée selon une nouvelle formule malgré l'opposition du Québec, qui n'obtint pas non plus de droit de veto sur les futures modifications constitutionnelles. Ce n'est qu'après que ce présumé droit de veto ait été mis au rancart par la Loi constitutionnelle de 1982, dont le document définitif ne fait aucunement état, que des voix ont commencé dans la province à revendiquer ce qu'on a qualifié de droit de veto historique du Québec.

Dans ses mémoires, René Lévesque explique pourquoi il a accepté le « droit de retrait avec compensation » au lieu du droit de veto traditionnel :

Mais le Québec serait privé du droit de veto*. Dirais-je que, à tort ou à raison, cette vieille obsession ne m'a jamais emballé? Le veto peut constituer une entrave au développement au moins avant qu'un instrument de défense. Si le Québec devait l'obtenir, l’Ontario et peut-être d'autres provinces l'exigeraient sûrement à leur tour. Comme à Victoria en 71, on peut ainsi bloquer le changement et se protéger en paralysant les autres; et tout le monde est bien avancé ...

Alors que le droit de retrait, dont on a appris a se servir pendant les années 60, - le plus bel exemple en étant la création de la Caisse de dépôt - voilà à mon sens une arme bien supérieure, à la fois plus flexible et plus dynamique : « Vous voulez, chers amis, prendre telle ou telle voie où nous ne saurions vous suivre? Fort bien, allez-y. Mais sans nous ». D'étape en étape, je le répète, on pourrait ainsi se faire quelque chose comme un pays. ...

________________

* Sujet sur lequel la Cour suprême, comme on sait, devait statuer en décembre 82 : à son avis, le droit de veto n'existait pas, n'avait jamais été que fictif.... On aura beau essayer de le réanimer politiquement, je vois mal les provinces anglophones et encore moins le fédéral renoncer à ce jugement qui fait rudement leur affaire. De toute façon, ce n'est pas non plus la direction qui me semble la plus prometteuse pour notre avenir national(9).

La volonté initiale du Québec de renoncer à l'unanimité et d'accepter une formule de modification qui aurait permis aux provinces dissidentes de se soustraire à une mesure en touchant une compensation a suscité la contestation dans la province. Pendant la campagne électorale de 1985, le Parti Libéral a accusé le Parti Québécois d'avoir abandonné la revendication traditionnelle du Québec d'un droit de veto en matière constitutionnelle. Selon Gil Rémillard, actuel ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes, en acceptant la formule de modification que les sept autres provinces lui proposaient en 1981, le Québec a signé un document

[...] lourd de conséquences puisqu'il stipule que toutes les provinces sont égales. C’est donc dire que le Québec renonce au droit de veto qu'il a toujours réclamé jusqu'alors. De plus, la signature du Québec signifie que le gouvernement renonce au moins formellement à sa spécificité [...](10).

Durant la campagne, le Parti Libéral s'est engagé a lutter pour rétablir le « droit de veto ». L'accusation faite au PQ d'avoir largué ce droit constitue encore une arme favorite dans l'arsenal du Parti Libéral du Québec, et tant Gil Rémillard que le premier ministre Bourassa perdent rarement l'occasion de l'utiliser. Dans son programme politique de 1985 Maîtriser l'avenir, le parti affirmait que « le Québec avait exercé par le passé ce droit de veto » en matière constitutionnelle. Cela est rigoureusement vrai; toutefois, il ne l'a exercé que dans le contexte du besoin d'unanimité entre toutes les provinces. À peu près au même moment, Gil Rémillard écrivait que bien que ce droit de veto n'ait pas été reconnu dans la Constitution, il avait pris au Québec une dimension politique. « Le droit de veto du Québec n'a jamais existé constitutionnellement. Ce qui existait cependant avant le rapatriement, c'est une force politique qui obligeait Ottawa et les autres provinces à respecter l'opinion du Québec »(11).

Claude Morin, principal conseiller constitutionnel du premier ministre Lévesque à l'époque où a été prise la décision de former un front commun avec d'autres provinces, en avril 1981, affirme le contraire. Dans son argumentation qui souligne la différence entre le droit de « retrait » et le droit de veto absolu, il met en doute l'utilité du droit de veto en matière constitutionnelle que le Québec a toujours revendiqué. Il prétend que le droit de veto absolu, qui est négatif en ce sens qu'il permet à son utilisateur d'empêcher le changement constitutionnel, est davantage un symbole politique entouré de vérités indubitables qu'une garantie vraiment efficace des droits du Québec. Il affirme en outre que l'utilisation de ce droit de veto pourrait entraîner de lourdes sanctions. Ainsi, les autres provinces pourraient percevoir le Québec comme un obstacle aux changements constitutionnels souhaités et prendre à son égard des mesures de représailles. On ne tendrait donc à invoquer le droit de veto que dans le cas de modifications majeures. Or, il risquerait de se glisser de modifications de moindre importance mais aussi nuisibles pour les intérêts du Québec, parce qu'on pourrait croire que cela coûterait trop cher de s'y opposer. C'est dans cette optique que Morin se fait le défenseur de l'approche plus positive du droit de retrait qui permettrait à une province comme le Québec de se soustraire à certains changements constitutionnels et d'obtenir une compensation, tandis que les autres provinces y procéderaient.

Le gouvernement de M. Bourassa, avant l'échec de l'Accord du lac Meech, avait à propos du droit de veto du Québec joué sur les deux tableaux. Il revendiquait pour le Québec aussi bien le droit constitutionnel de s'opposer à la modification des institutions fédérales et à la création de nouvelles provinces, que le droit de retrait avec compensation financière. Le gouvernement Bourassa pourrait sans doute se satisfaire du simple droit de retrait assorti d'une compensation, mais la revendication d'un droit de veto universel est probablement trop attrayante du point de vue politique pour qu'il y renonce. Ainsi que son parti le faisait valoir dans son programme de 1985, Maîtriser l'avenir, « pour le Québec, un droit de veto universel sur toutes les questions de natures constitutionnelle [...] offre le plus d'avantages. Il reflète beaucoup mieux l’histoire du Québec et correspond beaucoup plus étroitement à notre perception du fédéralisme »(12).

En somme, il est permis de conclure qu'en dépit des divergences politiques concernant la forme que devrait prendre un droit de veto en matière constitutionnelle pour le Québec, il existe dans la province un fort consensus selon lequel : 1) le Québec doit jouir d'un droit de veto en matière constitutionnelle, 2) le Québec n'a jamais cessé à travers l'histoire de revendiquer ce droit de veto et 3) le droit du Québec en la matière est fondé sur son rôle particulier au sein de la Confédération, en tant que représentant de l’un des deux peuples fondateurs.


(1) Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, p. 905.

(2) La Déclaration Balfour a été adoptée à la Conférence impériale tenue à Londres du 19 octobre au 23 novembre 1926. Elle comportait une résolution qui définissait la Grande-Bretagne et les pays membres du Dominion en tant que « communautés autonomes ayant un statut égal au sein de l’Empire britannique ».

(3) Rapport de la Conférence du Dominion et des provinces, 1931, p. 12 (traduction).

(4) L’hon. Guy Favreau, Modification de la Constitution du Canada, Livre blanc, Ottawa, ministère de la Justice, 1965, p. 16.

(5) Ibid., p. 48.

(6) Gérald Beaudoin, Essai sur la Constitution, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1979, p. 356-357.

(7) « Les positions traditionnelles du Québec en matière constitutionnelle, 1936-1990, Document de travail », Secrétariat aux Affaires intergouvernementales canadiennes, Direction des politiques institutionnelles et constitutionnelles, Ministères du Conseil exécutif, novembre 1991, p. 3, 7.

(8) Ibid., p. 14.

(9) René Lévesque, Attendez que je me rappelle ..., Éditions Québec/Amérique, Montréal, 1985, p. 439-440.

(10) Gil Rémillard, Le fédéralisme canadien, Tome II : Le rapatriement de la constitution?, Montréal, 1985, p. 128.

(11) Ibid., p. 431.

(12) Parti Libéral du Québec, Maîtriser l’avenir, Montréal, 1985, p. 55.