BP-303F

 

CONFLITS INTERNATIONAUX :
LE RÔLE DU PARLEMENT, LA LOI SUR
LA DÉFENSE NATIONALE ET LA DÉCISION
D'ENVOYER DES TROUPES

 

Rédaction :
Michel Rossignol
Division des affaires politiques et sociales
Août 1992


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

LES DÉCLARATIONS DE GUERRE

   A. La Première Guerre mondiale

   B. La Seconde Guerre mondiale

      1. L’Allemagne

      2. L’Italie

      3. Le Japon, la Hongrie, la Roumanie et la Finlande

      4. Le consensus au sujet de la procédure

LA SITUATION DEPUIS LA SECONDE GUERRE MONDIALE

   A. La participation au conflit coréen

   B. Les répercussions de la Charte des Nations Unies

      1. Le conflit coréen et la Charte de l’ONU

      2. La crise du golfe Persique

LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE

   A. La mise en service actif d’éléments des Forces canadiennes

   B. La modification de 1950

   C. Le service actif depuis 1950

   D. Le service actif pour les opérations de maintien de la paix et autres

MOTIONS PARLEMENTAIRES CONCERNANT
LA PARTICIPATION DU CANADA À LA CRISE DU GOLFE PERSIQUE

CONCLUSION


CONFLITS INTERNATIONAUX :
LE RÔLE DU PARLEMENT, LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE
ET LA DÉCISION D’ENVOYER DES TROUPES

 

INTRODUCTION

Après l’invasion du Koweït par l’Iraq, le 2 août 1990, le gouvernement du Canada a décidé d’envoyer trois navires participer, dans le golfe Persique, à l’application des sanctions décrétées contre l’Iraq par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Il y a alors eu au pays une controverse non seulement au sujet de la décision de contribuer aux initiatives internationales contre l’Iraq, et plus tard à l’accroissement de l’intervention militaire, mais également quant au rôle que joue le Parlement pour ce qui est d’autoriser le déploiement d’unités des forces canadiennes et de les mettre en service actif. De l’avis d’un certain nombre de Canadiens, il fallait une déclaration de guerre avant qu’on puisse agir de la sorte, tandis que pour d’autres le Parlement aurait dû être mis à contribution beaucoup plus tôt.

Dans le présent document, nous analysons le rôle que le Parlement a joué lorsque le Canada décidé de participer aux deux conflits mondiaux ainsi que l’incidence de la Charte des Nations Unies sur la procédure établie pour proclamer une déclaration de guerre. Nous examinons également les dispositions de la Loi sur la défense nationale traitant de la mise en service actif des militaires canadiens ainsi que les mesures prises par le Parlement pendant la crise du golfe Persique. Nous pourrons ainsi constater jusqu’à quel point la procédure établie a été suivie.

LES DÉCLARATIONS DE GUERRE

   A. La Première Guerre mondiale

La procédure parlementaire qui a présidé à l’engagement du Canada dans les deux grands conflits mondiaux est essentiellement la même, sauf que le contexte politique avait évolué énormément entre ces deux événements. En 1914, le Canada était une colonie de la Grande-Bretagne et, comme d’autres colonies, il entra en guerre le 4 août 1914, le même jour que cette dernière.

Ce jour-là, le gouvernement du Canada prit un décret proclamant que le pays était en guerre et, dans les jours qui suivirent, il prit d’autres décrets visant les mesures liées à la guerre. Quand la guerre éclata, le Parlement ne siégeait pas et les décrets furent donc déposés à la Chambre des communes lorsque le Parlement fut rappelé le 18 août 1914 (au lieu du 28 août, selon le calendrier prévu). Le 18 août, le gouverneur général prononça, dans la salle du Sénat, un discours dans lequel il fit état des mesures que le gouvernement entendait prendre relativement à la guerre. Les deux chambres du Parlement débatirent une Adresse en réponse au discours du Trône, puis le 19 août, la Chambre des communes adopta une motion portant approbation de l’Adresse(1).

   B. La Seconde Guerre mondiale

      1. L’Allemagne

Le contexte politique n’était plus le même au début de la Seconde Guerre mondiale parce qu’en 1939, le Canada était un pays indépendant. Il existait encore de forts liens économiques, culturels et diplomatiques avec la Grande-Bretagne et il ne faisait guère de doute que le Canada, comme les autres pays du Commonwealth britannique, s’allierait à cette dernière; néanmoins, le pays ne fit pas sa déclaration de guerre le même jour que la Grande-Bretagne, comme en 1914. Les leaders politiques canadiens voulurent attendre l’approbation du Parlement, en partie pour témoigner de l’indépendance du Canada.

Ainsi, bien que la Grande-Bretagne ait déclaré la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939 (après l’invasion de la Pologne le 1er septembre), ce n’est que le 10 septembre que le Canada déclara la guerre à ce pays. Le Canada demeura officiellement neutre pendant les 10 premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, même s’il était évident qu’il se préparait à y participer.

Lorsque la guerre éclata en Europe, le Parlement ne siègeait et ne devait pas revenir avant le 2 octobre; il fut toutefois rappelé pour le 7 septembre 1939. Comme en 1914, le gouverneur général lut un discours du Trône et on débattit d’une Adresse en réponse au discours du Trône. Au cours de ce débat, qui débuta le 8 septembre, le premier ministre Mackenzie King expliqua comment l’approbation par le Parlement de l’Adresse en réponse au discours du Trône allait ouvrir la voie à une déclaration de guerre officielle :

L’adoption de l’Adresse en réponse au discours du Trône sera considérée non seulement comme une approbation dudit discours, mais encore comme une approbation de la politique ministérielle de participation immédiate à la guerre, que j’ai exposée hier.

Si l’Adresse en réponse au discours du Trône est adoptée, le gouvernement verra sans retard à lancer une proclamation formelle déclarant l’état de guerre entre le Canada et le Reich allemand(2).

La motion d’acceptation de l’Adresse fut adoptée au Sénat, tandis que la Chambre des communes poursuivit le débat sur la motion et l’adopta tard dans la soirée du 9 septembre. Le jour suivant, le gouvernement prit un décret indiquant que le Canada était en guerre avec l’Allemagne. Puisque le 10 septembre tombait un dimanche, le décret ne fut déposé à la Chambre que le 11 septembre; le premier ministre informa alors la Chambre que le Cabinet avait pris le décret peu après l’adoption de la motion et que le gouvernement avait été informé à 11h15 le 10 septembre du fait que le Roi avait accédé à la demande qui lui avait été faite d’approuver la proclamation(3).

La démarche suivie en 1939 ne fixa aucun calendrier précis pour les déclarations de guerre ou des déclarations semblables, mais l’adoption par les deux chambres du Parlement d’une Adresse en réponse au discours du Trône devint une pratique confirmée et un nouveau précédent fut établi pour la série d’événements menant à la prise du décret. En 1914, le décret fut pris le jour où la guerre débuta et fut suivi d’un débat parlementaire; toutefois, en 1939, le débat parlementaire précéda le décret portant déclaration de la guerre. On suivit la même procédure pour la déclaration de guerre contre l’Italie en 1940.

      2. L’Italie

Le 10 juin 1940, tandis que les troupes allemandes poursuivaient leur avancée en France, l’Italie déclara la guerre à la Grande-Bretagne et à ses alliés. Le même jour, le premier ministre Mackenzie King proposa la motion suivante à la Chambre des communes :

Attendu que l’Italie a annoncé son intention d’entrer en guerre au côté de l’Allemagne et contre les Puissances alliées;

Attendu qu’un état de guerre existe présentement entre le Royaume-Uni et la France d’une part, et l’Italie d’autre part;

Attendu que dès le début de la guerre le Parlement du Canada a décidé d’appuyer le Royaume-Uni et la France dans leur effort déterminé en vue de résister à l’agression et de préserver la liberté;

Il y a lieu pour les Chambres du Parlement d’approuver l’entrée du Canada dans un état de guerre avec l’Italie et cette Chambre l’approuve.

Après avoir proposé la motion, le Premier ministre expliqua la procédure qu’on allait suivre :

Je tiens à ajouter qu’une fois cette résolution adoptée par les deux Chambres, le Conseil Privé de Sa Majesté au Canada demandera par voie de résolution à Sa Majesté l’autorisation d’émettre une proclamation à l’effet de déclarer l’état de guerre entre le Canada et l’Italie(4).

Les deux chambres du Parlement débattirent et adoptèrent la motion le même jour et le Cabinet prit rapidement un décret proclamant l’état de guerre entre le Canada et l’Italie à compter de ce jour. Le jour suivant, le premier ministre lut à la Chambre des communes le texte de la proclamation imprimé dans la Gazette du Canada. Ainsi, comme dans le cas de la déclaration de guerre contre l’Allemagne, le gouvernement proclama que le Canada était en guerre contre un autre pays seulement après que le Parlement eut débattu et adopté une motion à cet effet.

      3. Le Japon, la Hongrie, la Roumanie et la Finlande

Les déclarations de guerre que fit ensuite le Canada au cours de la Seconde Guerre mondiale ne donnèrent pas lieu à un débat parlementaire. Lorsque les Japonais attaquèrent Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, le Parlement ne siègait depuis le 14 novembre et ne devait pas reprendre ses travaux avant le 21 janvier 1942. Il y eut bien une réunion spéciale des deux chambres le 30 décembre, mais elle eut lieu pour permettre au premier ministre britannique, Winston Churchill, de s’adresser au Parlement canadien.

Lorsque le Parlement reprit ses travaux comme prévu le 21 janvier 1942, le premier ministre Mackenzie King déposa à la Chambre des communes une proclamation datée du 8 décembre 1941 déclarant l’état de guerre entre le Canada et le Japon à compter du 7 décembre(5).

Le 21 janvier 1942, le premier ministre Mackenzie King déposa également des proclamations datées du 7 décembre 1941 et déclarant l’état de guerre à compter de ce jour entre le Canada et trois pays d’Europe, soit la Roumanie, la Hongrie et la Finlande, qui venaient de s’allier à l’Allemagne nazie. Il semble que le premier ministre Mackenzie King ait été préoccupé du fait que le Parlement ne siégeait pas au moment de la déclaration de guerre au Japon et à ces trois autres pays. Toutefois, d’après son journal, il s’est rassuré en se disant que ces déclarations procédaient toutes de « la même guerre », c’est-à-dire celle qui avait débuté pour le Canada le 10 septembre 1939, avec l’adoption par le Parlement de l’Adresse en réponse au discours du Trône(6). Il décida donc qu’il n’avait pas besoin de rappeler le Parlement plus tôt que prévu pour lui faire approuver les dernières déclarations de guerre.

      4. Le consensus au sujet de la procédure

Les Débats de la Chambre des communes n’indiquent pas que l’opposition ait protesté contre le fait que le Parlement n’ait pas été rappelé pour adopter les motions à l’égard du Japon, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Finlande. En fait, à ce moment-là de la guerre, l’opinion publique canadienne en était venue à accepter que le Canada n’avait d’autre choix que de poursuivre son effort de guerre contre l’agression ininterrompue de l’Allemagne, du Japon, de l’Italie et de leurs alliés. Si l’on avait rappelé le Parlement peu après le 7 décembre 1941, il ne fait guère de doute qu’il aurait approuvé sans délai les déclarations de guerre contre les alliés du Japon et de l’Allemagne.

En effet, il n’y eut en règle générale que peu de critiques concernant la procédure suivie par le gouvernement pour indiquer officiellement que le Canada était en guerre. En 1939, la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF) s’opposa à l’envoi de militaires canadiens à l’étranger, mais le parti décida, après maintes discussions, d’appuyer avec réserves l’effort de guerre. J.S. Woodsworth, chef du parti, n’accepta pas la position de son parti et fit à la Chambre des communes un discours dans lequel il déclara qu’il continuait à désapprouver fortement la guerre. Toutefois, à la suite de l’invasion de la Belgique, de la Hollande et de la France par l’Allemagne en 1940, la plupart des hésitations touchant la participation du Canada à la guerre s’évanouirent rapidement. Par exemple, au cours du débat sur la motion concernant la déclaration de guerre à l’Italie, le 10 juin 1940, M.J. Coldwell, porte-parole du parti CCF, déclara :

Cette guerre, nous ne l’avons pas recherchée, elle nous est imposée. Et, à mon avis, nous n’avons rien d’autre chose à faire qu’à relever le défi jusqu’au triomphe final(7).

La critique la plus vive peut-être de la procédure adoptée pour officialiser la déclaration de guerre du Canada vint du professeur Frank Scott, qui, en 1939, fit parvenir une lettre au premier ministre dans laquelle il soutint ce qui suit :

Permettez-moi de signaler que votre Cabinet, un « groupe d’individus », a pris de nombreuses mesures qui ont placé le Canada en état de belligérance active avant que le Parlement ne se soit réuni [...] que vous avez limité très fortement la liberté canadienne quant au choix de la démarche à adopter [...](8).

Le professeur Scott était également contrarié du fait que le gouvernement avait annoncé sa décision d’envoyer une force expéditionnaire à l’étranger le 13 septembre, après la prorogation du Parlement. Dans les premiers jours de la guerre, l’envoi d’une force expéditionnaire suscita une controverse, principalement parce qu’on craignait que cela ne provoque une crise de la conscription semblable à celle qui s’était produite au cours de la Première Guerre mondiale.

En fait, le professeur Scott avait sous-estimé l’importance accordée par le gouvernement au rôle du Parlement dans le processus politique. Lors d’une réunion du Comité de la défense du Cabinet le 5 septembre, le gouvernement avait clairement indiqué aux militaires que les décisions importantes, comme celle d’envoyer un corps expéditionnaire à l’étranger, ne seraient pas envisagées avant le retour du Parlement le 7 septembre pour approuver la déclaration de guerre(9).

Si le professeur Scott estimait que le Parlement avait été laissé pour compte, d’autres Canadiens auraient mal pris que le gouvernement tarde à se ranger du côté britannique dès l’éclatement de la guerre. Autrement dit, les opinions divergeaient quant à l’importance du rôle du Parlement dans le processus. Le gouvernement, en insistant pour rappeler le Parlement avant de déclarer réellement la guerre, avait fait valoir l’importance de ce dernier dans le processus politique, ce qui fut généralement accepté par les Canadiens.

Toutefois, certaines mesures demeurent la prérogative du gouverneur en conseil, c’est-à-dire du Cabinet. On peut être d’avis qu’un débat parlementaire doit précéder chaque décision du gouvernement, mais les lois du pays (y compris la Loi sur la défense nationale, dont il sera question plus loin) autorisent certainement le Cabinet à décider de certaines mesures, notamment celles de nature militaire où entrent en jeu la sécurité et la rapidité d’intervention, et ce avant de consulter le Parlement.

LA SITUATION DEPUIS LA SECONDE GUERRE MONDIALE

   A. La participation au conflit coréen

Alors que les déclarations de guerre à l’occasion des deux grands conflits mondiaux avaient établi un certain nombre de précédents parlementaires, la situation a complètement changé après 1945, puisque le Canada a participé à un certain nombre de conflits internationaux, mais n’a jamais déclaré la guerre. L’examen de la façon dont le Canada s’est engagé dans le conflit coréen entre 1950 et 1953 permet de saisir le processus qui a abouti à cet état de fait.

Par suite de l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord le 25 juin 1950, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopta une résolution demandant aux pays membres de l’ONU d’aider la Corée du Sud à résister à l’agression nord-coréenne et à rétablir la paix dans la région. Le représentant de l’Union soviétique au Conseil de sécurité, qui boycottait les réunions depuis un certain temps, n’était pas présent. Le 26 juin, le secrétaire d’État aux Affaires extérieures, L.B. Pearson, fit une déclaration à la Chambre des communes concernant la situation en Corée et lut aux fins du compte rendu le texte de la résolution du Conseil de sécurité. Le 30 juin, le premier ministre Saint-Laurent, déclara ce qui suit au sujet de la situation en Corée et de la résolution du Conseil de sécurité :

Toute part que prendrait le Canada à la mise à exécution de cette résolution ne constituerait pas - et je tiens à souligner ce point bien nettement - une participation à la guerre contre des États, quels qu’ils fussent. Ce serait notre apport à la police collective qui agirait sous le contrôle et l’autorité de l’Organisation des Nations Unies afin de rétablir la paix dans une région ayant fait l’objet d’une agression, selon que l’aurait déterminé, aux termes de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité, dont nous avons accepté la décision.

Il indiqua également :

J’ajoute, cependant, que si nous étions informés qu’il importe que le Canada contribue aux opérations de l’Organisation des Nations Unies, sous la direction d’un commandant des Nations Unies, en vue de servir les intérêts de la paix, ce qui, il va sans dire, est notre seul objectif, le Gouvernement désire signaler au Parlement qu’il songerait immédiatement à faire cette contribution(10).

Bref, le premier ministre indiqua clairement que le Canada était prêt à envoyer du personnel et de l’équipement militaires afin d’aider la Corée du Sud à résister à l’agression si les Nations Unies le jugeaient approprié. Toutefois, le Canada n’aurait pas à déclarer la guerre à la Corée du Nord parce que ses forces militaires participeraient alors à une intervention collective, conformément à la Charte de l’ONU. Le 30 juin, cependant, à la veille du congé d’été, le premier ministre signala que le Parlement pourrait être rappelé pour envisager de nouvelles mesures si des faits nouveaux se produisaient :

Si, après la prorogation, la situation en Corée ou ailleurs s’aggrave et qu’il y ait lieu pour le Canada de songer à prendre des mesures autres que celles que je viens d’indiquer, le Parlement sera immédiatement convoqué afin d’examiner la nouvelle situation(11).

Au début de juillet, le gouvernement décida d’envoyer trois navires en Corée, puis, quelques jours plus tard, engagea dans la mission un escadron d’aéronefs de transport. Le 29 août 1950, le Parlement reprit ses travaux dans le cadre d’une session spéciale pour traiter d’une grève nationale des chemins de fer ainsi que de la situation en Corée; toutefois, il était clair dans le discours du Trône que le sujet principal était la situation en Corée. Les troupes américaines et alliées étaient mises en déroute et, parce qu’on craignait dans les pays de l’Ouest que cela n’annonce d’autres actes d’agression de la part du bloc soviétique, le gouvernement du Canada voulait un accroissement rapide des forces militaires canadiennes dans leur ensemble ainsi qu’un accroissement du nombre de Canadiens participant à l’intervention en Corée. Le gouvernement décida par conséquent de présenter de nouveaux textes de loi, dont la Loi concernant les forces canadiennes afin de modifier la Loi sur la défense nationale et la Loi sur les crédits de défense pour accroître le budget de la défense.

Toutefois, au moment de cette session spéciale, le Parlement ne discuta ni n’adopta une motion visant précisément la décision du gouvernement de faire participer le Canada à l’intervention de l’ONU en Corée. De fait, au cours du débat sur la Loi concernant les forces canadiennes, un député de l’opposition demanda au premier ministre s’il y aurait une résolution autorisant l’envoi de troupes en Corée, ce à quoi M. Saint-Laurent répondit :

Non, car ce serait prendre une initiative qu’on n’a jamais prise jusqu’à présent. Le Gouvernement annonce son programme au Parlement et lui demande les voies et moyens nécessaires à son exécution. C’est pour cette raison que nous avons présenté notre bill de subsides. Si le Parlement n’autorise pas les voies et moyens d’exécuter le programme, il ne peut être exécuté(12).

Le Parlement adopta la Loi sur les crédits de défense, autorisant les voies et moyens pour la concrétisation de la politique gouvernementale touchant le conflit coréen.

   B. Les répercussions de la Charte des Nations Unies

      1. Le conflit coréen et la Charte de l’ONU

Le Canada a participé au conflit coréen sans aucune déclaration de guerre, un signe de la nouvelle dimension s’étant ajoutée aux conflits internationaux après la Seconde Guerre mondiale. Avec la signature de la Charte des Nations Unies en 1945, on avait été une nouvelle base pour une intervention internationale à l’encontre d’un pays agresseur.

Si rien n’empêche un pays de déclarer la guerre à un autre, la notion générale de sécurité collective prévue dans la Charte des Nations Unies signifie que les pays membres peuvent intervenir collectivement pour mettre fin à l’agression d’un pays et restaurer la paix sans poser l’acte de déclarer la guerre. Comme le premier ministre Saint-Laurent l’a indiqué dans sa déclaration du 30 juin 1950, le Canada peut participer à une intervention collective contre un État sans nécessairement déclarer la guerre à cet État. En effet, les Nations Unies sont par-dessus tout préoccupées par le rétablissement de la paix et peuvent presser des forces d’invasion de se retirer d’un territoire adjacent d’abord par des voies diplomatiques, puis, si nécessaire, par des moyens militaires.

Lorsqu’on rédigea la Charte de l’ONU dans les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, une vision idéaliste du monde de l’après-guerre présidait à l’édification d’un système pour la paix et la sécurité internationales. L’usage collectif de la force pour contrer les menaces à la paix et les actes d’agression constituait l’un des piliers du nouveau système. La renonciation par les gouvernements à l’usage de la force et son remplacement par le règlement pacifique des différends en constituait un autre. En vertu de la Charte, le Conseil de sécurité assurerait la supervision et l’exécution du processus, tandis que la Cour internationale de justice serait l’arbitre des aspects juridiques des différends(13).

Toutefois, le système international de l’après-guerre envisagé dans la Charte de l’ONU ne s’est jamais réellement matérialisé. La guerre froide, caractérisée par le face-à-face menaçant du bloc occidental dirigé par les États-Unis et du bloc soviétique, créa une distorsion qui paralysa presque complètement les Nations Unies. On ne parvint jamais à s’entendre sur la mise en oeuvre de l’article 43 de la Charte, qui aurait eu pour effet de placer les forces armées de divers pays sous l’autorité des Nations Unies pour des opérations de sécurité collective. En outre, les membres de l’ONU ne parvinrent pas à utiliser, conformément aux dispositions de l’article 47, le Comité d’état-major qui était censé donner avis et conseils au Conseil de sécurité sur les questions militaires.

Par conséquent, certains éléments du dispositif de sécurité collective arrêté dans la Charte n’étaient pas en place lorsque le conflit coréen éclata en 1950. Néanmoins, il demeurait possible, en vertu de l’article 42, d’entreprendre « au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action [jugée] nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales ».

Certains ont soutenu que l’intervention militaire de l’ONU en Corée, la seule intervention de cette nature décrétée par l’ONU contre un agresseur jusqu’à la récente crise du golfe Persique, ne fut possible que parce que, à l’époque de l’invasion, l’Union soviétique boycottait les réunions du Conseil de sécurité; si elle avait été présente, il est presque certain qu’elle aurait opposé son veto à la décision des autres membres du Conseil. On a donc dit que le conflit coréen n’était « pas une guerre de l’ONU, mais une guerre d’États occidentaux acceptée par l’ONU »(14). Par ailleurs, d’aucuns pourraient soutenir qu’en agissant de la sorte, l’ONU n’a pas respecté la lettre de la Charte.

Toutefois, étant donné que la situation internationale existant en 1950 n’avait pas été envisagée au moment de la rédaction de la Charte et puisqu’un certain nombre de ses dispositions n’étaient donc pas pleinement en vigueur, il est difficile d’imaginer comment l’ONU aurait pu y adhérer strictement sur les questions de sécurité collective. La crédibilité de l’ONU, sans mentionner le respect du droit international, auraient pris un dur coup si l’on avait laissé la Corée du Nord poursuivre son agression. L’ONU décida donc d’agir suivant la notion générale de sécurité collective contenue dans la Charte, même si les mesures prises ne correspondaient pas exactement à celles qui étaient prévues à l’origine.

Le conflit coréen n’est pas le seul cas où l’ONU n’a pas respecté strictement la lettre de la Charte. On peut citer de nombreux exemples de mesures improvisées de la part de l’ONU en réponse à des événements internationaux non prévus en 1945. Par exemple, la Charte ne mentionne pas précisément les opérations de maintien de la paix, mais tout le monde les accepte maintenant comme des mesures utiles et nécessaires. L’élargissement du rôle du Secrétaire général, qui s’est avéré souhaitable lorsque la Guerre froide paralysait de nombreux éléments constitutifs de l’ONU, constitue un autre facteur nouveau qui ne correspond pas à la lettre de la Charte(15).

      2. La crise du golfe Persique

Le 2 août 1990, lorsque l’Iraq a envahi le Koweit, l’ONU a dû encore une fois faire face à une situation pas tout à fait prévue en 1945. Comme en 1950, la majorité de membres de l’ONU s’entendaient sur la nécessité d’agir. Le Conseil de sécurité a donc adopté des résolutions imposant des sanctions économiques à l’Iraq et demandant que des mesures soient prises pour forcer les forces iraquiennes à quitter le Koweit. On peut débattre de l’interprétation de la Charte par la communauté internationale ainsi que des mesures prises, mais il reste que le Conseil de sécurité a effectivement adopté des résolutions qui admettaient une intervention militaire dans le golfe Persique par une coalition de pays membres de l’ONU.

Encore une fois, les mesures prises ne correspondaient pas exactement à la lettre de la Charte. Quoique en raison de la fin de la Guerre froide, le contexte international ait été, en 1990-1991, peut-être été plus près que jamais de celui qui existait en 1945, il demeurait tout de même assez différent de celui-ci pour forcer l’ONU à agir essentiellement de la même façon qu’au moment du conflit coréen. L’Union soviétique n’opposa son veto à aucune résolution au sein du Conseil de sécurité, et les cinq membres permanents prirent tous part aux décisions; la validité des initiatives de l’ONU en fut donc rehaussée. On peut remettre en question le bien-fondé de pouvoirs aussi étendus pour le Conseil de sécurité, mais il faut souligner qu’il y avait consensus au sein de la communauté internationale (aussi ténu qu’il ait pu apparaître à certains moments) sur la nécessité de réagir à l’agression de l’Iraq contre le Koweit.

Le Canada a toujours soutenu avec ferveur l’ONU et plaidé en faveur d’une action collective pour assurer la paix internationale. En outre, le Canada a en règle générale accepté la position de ses alliés, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, sur les grandes questions touchant la sécurité collective. Il s’ensuit que la décision que le Canada a prise en août 1990 de participer à l’intervention internationale contre l’Iraq s’inscrivait dans la ligne de sa politique étrangère depuis 1945. En effet, après s’être fait pendant des années le défenseur de l’ONU et de mesures collectives à l’échelle internationale, le Canada n’aurait pas été conséquent avec lui-même s’il s’était opposé à la décision de l’ONU.

Puisque les mesures prises contre l’Iraq, tout comme celles qui ont été prises contre la Corée du Nord en 1950, n’exigeaient pas de déclaration de guerre de la part du Canada, le Parlement n’a pas eu à débattre une telle déclaration. Le gouvernement avait également le pouvoir, sans rappeler le Parlement, d’autoriser que le pays prenne d’autres mesures peu après l’invasion du Koweit.

Par exemple, lorsque le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté, le 6 août 1990, la résolution 661 qui obligeait les membres de l’Organisation à imposer de strictes sanctions économiques contre l’Iraq, le gouvernement du Canada a invoqué la Loi sur les Nations Unies, qui stipule seulement que les décrets et règlements pris sous son régime seront déposés dès le retour des chambres.

La Loi sur les Nations Unies ne peut être invoquée que dans la mesure où le Conseil de sécurité vote des sanctions obligatoires; le gouvernement aurait pu imposer des sanctions qui étaient simplement recommandées, mais à l’époque la procédure en cause était plus complexe. Une nouvelle loi, la Loi sur les mesures économiques spéciales, adoptée par la Chambre des communes le 6 mai 1992, rend désormais plus facile l’imposition de sanctions dans les cas où il s’avère impossible d’invoquer la Loi sur les Nations Unies. Les deux lois peuvent être invoquées sans le rappel du Parlement.

Au moment de la crise du Golfe, il n’était pas nécessaire de déclarer une urgence internationale ou une urgence de guerre (à ne pas confondre avec une déclaration de guerre). La Loi sur les mesures d’urgence (qui a remplacé la Loi sur les mesures de guerre) précise qu’il faut rappeler le Parlement dans les sept jours suivant de telles déclarations. Il aurait pu y avoir déclaration d’urgence internationale ou de guerre si la crise du golfe Persique avait menacé de dégénérer en conflit mondial, par exemple entre les É.-U. et le bloc soviétique. Le gouvernement aurait alors pu invoquer la Loi sur les mesures d’urgence pour se doter de pouvoirs spéciaux lui permettant de matérialiser l’effort de guerre du Canada, de contrôler les ressources et de faire régner la loi et l’ordre au sein du pays. La sécurité du Canada n’était toutefois pas menacée, et l’approbation par l’Union soviétique et la Chine des mesures décrétées par le Conseil de sécurité signifiait qu’une guerre mondiale était peu probable. De fait, on peut dire maintenant qu’avoir invoqué la Loi sur les mesures d’urgence à ce moment-là aurait constitué une mesure excessive.

L’application de sanctions globales supposait le recours à la force militaire, principalement des navires chargés de surveiller les voies maritimes à proximité de l’Iraq. Le 10 août 1990, le gouvernement annonça que le Canada, comme d’autres pays membres de l’ONU, enverrait des navires pour veiller à l’application des sanctions. Le 25 août, le Conseil de sécurité adopta la résolution 665, qui invitait la force multinationale à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer l’efficacité des sanctions.

La décision du gouvernement d’envoyer des navires pour assurer le respect des sanctions dans le Golfe a soulevé la controverse au Canada. Entre autres, on a soutenu que le Parlement devait être rappelé avant la date prévue du 24 septembre afin d’examiner la situation. L’article 32 de la Loi sur la défense nationale stipule que le Parlement, s’il ne siège pas, doit se réunir dans les dix jours suivant la mise en service actif des forces canadiennes. On a donc beaucoup discuté, en août et septembre 1990, du moment où les unités militaires déployés dans le golfe Persique devaient être mis en service actif et où le Parlement devait être rappelé. Afin de clarifier les questions soulevées à ce moment-là, il est nécessaire de faire l’historique de la Loi sur la défense nationale.

LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE

   A. La mise en service actif d’éléments des Forces canadiennes

La Loi sur la défense nationale, qui constitue le fondement législatif des mesures prises par le ministre et le ministère de la Défense nationale, énonce les règles qui régissent les membres des Forces canadiennes. Entre autres, elle autorise le gouvernement à mettre en service actif des éléments de ces Forces. L’article 31 de la Loi sur la défense nationale énonce en effet :

31.(1) Le gouverneur en conseil peut mettre en service actif les Forces canadiennes ou tout élément constitutif, unité ou autre élément de ces forces, ou l’un de leurs officiers ou hommes, n’importe où au Canada ou à l’étranger quand il estime opportun de le faire :

a) soit pour la défense du Canada, en raison d’un état d’urgence;

b) soit en conséquence d’une action entreprise par le Canada aux termes de la Charte des Nations Unies, du Traité de l’Atlantique-Nord ou de tout autre instrument semblable pour la défense collective que le Canada peut souscrire.

L’article 32 stipule que si le Parlement ne siège pas au moment de la mise en service actif des militaires canadiens, « celui-ci doit se réunir dans les dix jours de la proclamation le convoquant ».

Avant la modification de la Loi en 1950, on pouvait mettre les militaires en service actif uniquement s’il y avait urgence, c’est-à-dire guerre, invasion, émeute ou insurrection, réelle ou appréhendée, concernant la défense du Canada. La tâche de déterminer si le Canada faisait face à une situation d’urgence revenait au Cabinet, qui pouvait mettre les militaires en service actif avant que le Parlement ne débatte de la question.

Le 1er septembre 1939, le gouvernement plaça les militaires en service actif, mais les décrets à cet effet ne furent déposés à la Chambre des communes que le 7 septembre, à la reprise des travaux du Parlement(16). Le 25 août, toutefois, bien avant d’être mis en service actif, les militaires canadiens avaient déjà pris des mesures de précaution devant la montée des tensions internationales(17).

   B. La modification de 1950

En septembre 1950, le gouvernement présenta un projet de loi visant à modifier la Loi sur la défense nationale pour tenir compte non seulement du conflit coréen, qui avait débuté quelques mois auparavant, mais également de la nouvelle situation créée par la Charte des Nations Unies, rédigée en 1945, et du Traité de l’Atlantique Nord, signé en 1948. La Loi concernant les forces canadiennes venait ajouter l’alinéa 31(1)b) à la Loi sur la défense nationale, modifiant celle-ci de façon que les Forces armées puissent être mises en service actif non seulement dans les situations où la sécurité du Canada était menacée, mais également dans l’éventualité d’une action collective en vertu de la Charte des Nations Unies, du Traité de l’Atlantique Nord ou d’autres accords de défense collective.

On avait également modifié plus tôt au cours de la même année la Loi sur la défense nationale, entre autres, pour exiger le rappel du Parlement dans un délai de 10 jours au lieu de 15. Néanmoins, le débat sur la Loi concernant les forces canadiennes porta principalement sur le rôle du Parlement à l’égard du service actif, entre autres, dans les cas de rappel après une mise en service actif des militaires. Un député de l’opposition, Stanley Knowles, déclara que « tout ce que la loi prescrit c’est, semble-t-il, que le Parlement siège dans les quinze jours, maintenant dix jours, après la proclamation qui place les troupes en activité de service »(18). Plus tard au cours du même débat, le premier ministre Saint-Laurent confirma : « Voici ce qui en est, à mon sens, de la position constitutionnelle. Le parlement n’a pas à prendre de mesure spécifique sous forme de décision dans l’affirmative »(19).

Le travail à accomplir par le Parlement après la reprise des travaux n’était pas tout à fait évident, mais le gouvernement n’en affirma pas moins son engagement à rappeler le Parlement en cas d’urgence. Faisant référence aux engagements pris par le Canada en vertu du Traité de l’Atlantique Nord de venir en aide à tout allié de l’OTAN faisant l’objet d’une attaque par un autre pays, le secrétaire d’État aux Affaires extérieures, Lester B. Pearson, déclara :

Si une telle attaque se produit, j’estime que le Gouvernement aura le devoir de convoquer immédiatement le Parlement pour lui apprendre qu’une attaque a été commise contre un membre du groupe de l’Atlantique Nord et donc contre le Canada. Le Parlement déciderait alors si oui ou non le Canada avait été l’objet d’une attaque(20).

Le jour suivant, le ministre de la Défense nationale signala que le Parlement avait accepté ces engagements lorsqu’il avait ratifié la décision canadienne de signer la Charte des Nations Unies et le Traité de l’Atlantique Nord, mais que cela n’avait pas d’incidence sur l’obligation de rappeler le Parlement dans les 10 jours de la mise en service actif des Forces armées(21).

On discuta également de la difficulté de définir avec exactitude le service actif. Comme il a été mentionné ci-dessus, les militaires peuvent, avant d’être mis en service actif, prendre des mesures et participer à des combats. En fait, au moment où le Parlement débattait la Loi concernant les forces canadiennes au début de septembre 1950, les Forces armées n’avaient pas été mises en service actif, mais trois navires canadiens se trouvaient déjà dans les eaux coréennes et participaient aux combats. Le ministre de la Défense nationale, Brooke Claxton, faisant allusion aux navires et aux avions de transport déjà déployés, indiqua : « le ministère de la Justice m’a fait part qu’il était tout à fait possible de les envoyer en Corée sans les mettre en activité de service »(22).

En fait, la mise en service actif s’effectue pour des raisons administratives. Certains Canadiens ont l’impression que les militaires ne peuvent participer à des combats ou ne peuvent être déployés avant d’être en service actif, mais la notion de service actif est importante pour d’autres raisons. Au cours du débat sur la Loi concernant les forces canadiennes, le ministre de la Défense nationale déclara :

La mise en activité de service est peut-être un geste d’ordre technique; elle se rattache à l’application du principe de l’assurance, sous le régime de la Loi canadienne des pensions, et à l’application du code disciplinaire ainsi qu’aux dispositions concernant la libération des forces armées(23).

Le Ministre indiqua plus tard que les militaires ne seraient pas officiellement en service actif avant la date du décret pris à cet effet, mais que les pensions et autres avantages seraient calculés à partir du 5 juillet, date de l’envoi des troupes en Corée(24).

La Chambre des communes adopta la Loi concernant les forces canadiennes le 8 septembre 1950 et, peu après que la sanction royale fut donnée le jour suivant, on prit le décret C.P. 1950-4365 concernant les militaires canadiens affectés à l’opération en Corée. Le décret limitait le nombre total de militaires appelés à participer à l’opération et mettait tout l’effectif militaire canadien en service actif :

Afin que les officiers et hommes de troupe des forces canadiennes, dont le nombre ne doit en aucun temps dépasser 15 000, puissent participer le plus efficacement possible à l’action entreprise par les Nations Unies en vue de rétablir la paix dans la république de Corée, les éléments de la Marine royale canadienne, de l’Armée canadienne et du Corps d’aviation royal canadien qui sont désignés dans la Loi sur la défense nationale comme étant les forces régulières sont, par les présentes, mises en activité de service.

   C. Le service actif depuis 1950

Par suite du décret 1950-4365 et des modifications subséquentes, les Forces armées canadiennes sont de fait en service actif depuis 1950, surtout parce que les tensions de la Guerre froide et les progrès des techniques militaires rendaient plus vraisemblables des attaques-surprises dévastatrices. Le souvenir de l’attaque-surprise contre Pearl Harbour, en 1941, a grandement influencé les planificateurs militaires occidentaux de l’après-guerre et, pendant la majeure partie de l’époque qui suivit, les pays occidentaux craignirent une attaque-surprise de la part de l’Union soviétique.

Étant donné qu’on craignait que l’agression de la Corée du Nord ne soit le prélude à d’autres attaques contre des intérêts occidentaux par le bloc soviétique, le gouvernement du Canada décida d’envoyer des troupes et des escadrons de chasse pour renforcer les défenses de l’OTAN le long de la frontière séparant l’Allemagne de l’Ouest de l’Allemagne de l’Est. Ce déploiement a fait l’objet du décret C.P 1951-5598 du 18 octobre 1951, lequel a été remplacé plus tard par le décret C.P. 1961-1276 du 7 septembre 1961; toutefois, les militaires canadiens étaient en fait toujours en service actif par suite du décret C.P. 1950-4365.

Au cours du débat sur la Loi concernant les forces canadiennes, le premier ministre Saint-Laurent avait donné à un député de l’opposition l’assurance que le décret C.P. 1950-4365 ne mettrait les militaires en service actif que pour la situation coréenne(25). Cependant, la menace d’une agression soviétique ailleurs dans le monde et la Guerre froide en général élargirent en fait la définition de l’expression « situation coréenne ». Étant donné que les forces militaires canadiennes stationnées en Europe près du front central après octobre 1951 pourraient à tout moment faire l’objet d’une attaque-surprise de la part des Soviétiques, il semblait indiqué de les maintenir en service actif. En outre, après que l’Union soviétique eut mis au point des armes nucléaires et des bombardiers à longue portée capable d’atteindre l’Amérique du Nord, il devint fort possible que les pilotes d’interception canadiens soient un jour obligés d’attaquer des bombardiers soviétiques en train d’effectuer une attaque-surprise dans l’espace aérien canadien. À cause des tensions de la Guerre froide et des percées de la technologie militaire, il était opportun de maintenir les forces militaires en état de grande préparation et, puisqu’elles pouvaient théoriquement être appelées à intervenir à tout moment, leur maintien en service actif était indiqué(26).

En fait, le gouvernement annula le décret C.P. 1950-4365 le 20 novembre 1973 et le remplaça le même jour par le décret C.P. 1973-3641. Ce dernier avait pour effet, afin de satisfaire aux obligations du Canada dans le cadre du Traité de l’Atlantique Nord, de mettre les militaires des Forces régulières en service actif partout au Canada et à l’étranger. Lorsque les forces de réserve devinrent plus importantes dans la planification de défense du Canada vers la fin des années 80, on révoqua le décret C.P. 1973-3641 au moyen du décret C.P. 1989-582 et on le remplaça par le décret C.P. 1989-583, pris le 6 avril 1989. Ces mesures eurent pour effet de mettre à la fois les forces régulières et les forces de réserve des Forces canadiennes en service actif afin de satisfaire aux obligations du Canada dans le cadre de l’OTAN.

   D. Le service actif pour les opérations de maintien de la paix et autres

Même si les militaires canadiens étaient déjà en service actif pour les opérations de l’OTAN, on adopta la pratique de prendre des décrets chaque fois qu’un nombre important de militaires canadiens furent appelés à participer à des missions précises, comme les opérations de maintien de la paix de l’ONU. À titre d’exemple, mentionnons les cas suivants: le décret C.P. 1956-1712, pour la mission de maintien de la paix à Suez en 1956; le décret C.P. 1960-1080, pour l’opération au Congo en 1960; et le décret C.P. 1964-389, pour la mission à Chypre en 1964.

Cette pratique a cours encore aujourd’hui. Le C.P. 1989-584 du 6 avril 1989 avait pour objet la force détachée en Namibie pour participer à l’opération du Groupe d’assistance des Nations Unies pour la période de transition (GANUPT). Le décret fut déposé à la Chambre des communes le 12 avril 1989 et débattu le même jour, même si la décision du gouvernement de fournir du personnel pour la mission du GANUPT avait été annoncée le 1er mars, soit plus d’un mois auparavant. Mentionnons enfin le décret C.P. 1990-192 du 1er février 1990, concernant le personnel affecté au Groupe d’observateurs des Nations Unies en Amérique centrale (ONUCA).

Pourtant, en août et en septembre 1990, lorsque le gouvernement annonça que des navires et des CF-18 canadiens allaient se joindre à d’autres forces dans le golfe Persique pour mettre à exécution les mesures arrêtées par le Conseil de sécurité de l’ONU, il y eut une énorme controverse au sujet du moment de la mise en service actif des forces canadiennes. Après qu’on eut annoncé le 10 août 1990 que trois navires canadiens seraient détachés dans la région du Golfe, des voix s’élevèrent pour demander que le Parlement soit rappelé immédiatement, au lieu du 24 septembre comme prévu. Ces critiques omirent de se souvenir qu’au début de juillet 1950, trois navires avaient quitté le Canada pour les eaux coréennes, soit deux mois avant que soit pris un décret pour mettre les marins en service actif.

Les navires ne quittèrent pas Halifax avant la fin d’août et arrivèrent à l’entrée du canal de Suez à la mi-septembre. Techniquement, il n’était pas nécessaire que les marins se trouvant sur ces bateaux soient en service actif avant de se trouver dans la zone des opérations. Quoi qu’il en soit, pendant qu’ils traversaient l’Atlantique et s’entraînaient dans le détroit de Gibraltar, on aurait pu dire qu’ils étaient en service actif, en train de servir l’OTAN conformément au décret C.P. 1989-583.

Selon certains rapports de presse de l’époque, il y eut en effet beaucoup de confusion autour de cette question, même au sein du ministère de la Défense nationale. De toute façon, le 15 septembre 1990, le gouvernement adopta le décret C.P. 1990-1995 et le Parlement fut rappelé le 24 septembre, c’est-à-dire dans le délai de 10 jours prévu dans la Loi sur la défense nationale. Certains ont déclaré que lorsque les navires étaient sur le point d’entrer dans le canal de Suez et qu’ils approchaient par conséquent de la zone dangereuse, le gouvernement adopta le décret C.P. 1990-1995 pour mettre les marins en service actif et non plus en affectation de maintien de la paix(27). Cependant, ce n’était tout simplement pas le cas.

Bien qu’elle stipule que le Parlement doit se réunir dans les 10 jours suivant la mise en service actif des Forces armées, la Loi sur la défense nationale ne précise pas quand cette mesure doit être prise. D’ailleurs, même si certains souhaiteraient que les militaires canadiens soient mis en service actif aussitôt prise la décision de les déployer à l’étranger et que le Parlement soit immédiatement appelé à prendre part au processus, il se peut que trop d’attention soit portée au statut de service actif, qui à trait surtout aux avantages accordés aux militaires des Forces canadiennes. Comme il a été démontré en 1950, la mise en service actif peut se faire de façon rétroactive, de sorte qu’un décret en conseil peut être adopté n’importe quand. Ainsi, même si le Parlement a un rôle à jouer dans l’approbation de la mise en service actif des militaires, sa tâche la plus importante est de considérer la décision du gouvernement en ce qui concerne la participation du Canada à des conflits internationaux.

MOTIONS PARLEMENTAIRES CONCERNANT LA PARTICIPATION
DU CANADA À LA CRISE DU GOLFE PERSIQUE

Le jour (24 septembre 1990) où le ministre de la Défense nationale déposa à la Chambre des communes le décret C.P. 1990-1995(28), le secrétaire d’État aux Affaires extérieures proposa une motion visant « l’envoi de membres des Forces canadiennes pour prendre part à l’effort militaire multinational dans la région de la péninsule arabique »(29). On modifia par la suite le libellé de la motion au cours du débat à la Chambre des communes et après discussion entre des représentants du gouvernement et de l’opposition. La nouvelle motion appuyait, entre autres, « l’envoi de membres, de navires et d’appareils des Forces armées canadiennes pour prendre part à l’effort militaire multinational dans la région de la péninsule arabique ». On ajouta un nouveau élément qui demandait au gouvernement « de déposer une nouvelle résolution devant la Chambre dans l’éventualité du déclenchement d’hostilités mettant en cause les Forces armées canadiennes dans la région de la péninsule arabique »(30). La motion révisée fut adoptée le 23 octobre 1990.

Essentiellement, la motion approuvait les mesures prises par le gouvernement face à la crise du golfe Persique, y compris l’envoi de militaires canadiens. Malgré que les Nations Unies aient exigé qu’elles se retirent du Koweit pour le 15 janvier 1991, les forces iraquiennes refusèrent d’obtempérer; d’autres motions furent adoptées, le 29 novembre 1990 et le 22 janvier 1991 (dépôt le 15 janvier), pour réitérer l’appui du Canada aux interventions des Nations Unies, y compris le recours à la force militaire. La motion adoptée le 22 janvier 1991 était en fait la nouvelle résolution qu’il fallait prendre « dans l’éventualité du déclenchement d’hostilités mettant en cause les Forces armées canadiennes » en raison de la motion adoptée le 23 octobre 1990.

CONCLUSION

Bien qu’il n’y ait pas eu de déclaration de guerre officielle, on débattit au Parlement de la participation du Canada au conflit du golfe Persique et on adopta des motions approuvant les mesures prises aux fins de l’intervention de l’ONU. Le Parlement fut également informé que les militaires canadiens avaient été mis en service actif. La procédure suivie ne fut pas exactement la même que celle qui avait été adoptée pour l’intervention de 1950, mais, en 1990-1991, le Parlement adopta des motions précises et participa donc plus directement au processus.

En 1990-1991, c’est la complexité du problème du golfe Persique et la controverse soulevée qui rendirent nécessaires des motions réaffirmant des motions antérieures. La demande d’une nouvelle résolution « dans l’éventualité du déclenchement d’hostilités mettant en cause les Forces armées canadiennes », même si les militaires étaient déjà en service actif, a créé un important précédent. Le Parlement a adopté non seulement une motion pour approuver les mesures gouvernementales (comme le déploiement de troupes) prises relativement au conflit, mais également une motion approuvant la participation effective des forces canadiennes se trouvant déjà dans la zone de combat.

Une telle motion était le fruit des conditions particulières qui marquèrent le conflit du golfe Persique: après l’envahissement rapide d’un territoire, le pays agresseur et une coalition des Nations Unies se firent face pendant plusieurs mois avant que cette dernière n’intervienne militairement. Toutefois, un conflit futur pourrait ressembler davantage à la situation en Corée, où les forces américaines et alliées avaient engagé le combat et étaient presque refoulées jusqu’à la mer alors que le Parlement était en train de siéger. Dans une telle situation, le Parlement n’aurait peut-être pas le temps d’adopter une motion avant le "déclenchement d’hostilités mettant en cause les Forces armées canadiennes". Bref, il faudrait peut-être réexaminer le rôle du Parlement pour ce qui est d’approuver la participation du Canada aux conflits internationaux et d’examiner les décisions gouvernementales sur la mise en service actif des Forces armées non seulement pour protéger les droits du Parlement, mais aussi pour clarifier le statut des militaires canadiens dans d’éventuels conflits.


(1) Canada, Chambre des communes, Débats, 19 août 1914, p. 19.

(2) Canada, Chambre des communes, Débats, 9 septembre 1939, p. 54.

(3) Canada, Chambre des communes, Débats, 11 septembre 1939, p. 92-93.

(4) Canada, Chambre des communes, Débats, 10 juin 1940, p. 671.

(5) Canada, Chambre des communes, Débats, 21 janvier 1942, p. 4557.

(6) C.P Stacey, Canada and the Age of Conflict, volume 2: 1921-1948, Toronto, University of Toronto Press, 1981, p. 320.

(7) Canada, Chambre des communes, Débats, 10 juin 1940, p. 671.

(8) J.L. Granatstein, Canada’s War: The Politics of the Mackenzie King Government, 1939-1945, Toronto, Oxford University Press, 1975, p. 26 (traduction).

(9) C.P. Stacey, Armes, hommes et gouvernements: les politiques de guerre du Canada, 1939-1945, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1970, p. 11.

(10) Canada, Chambre des communes, Débats, 30 juin 1950, p. 4585.

(11) Ibid.

(12) Canada, Chambre des communes, Débats, 8 septembre 1950, p. 514.

(13) Brian Urquhart, « Beyond the Sheriff’s Posse », Survival, vol. 32, no 3, mai/ juin 1990, p. 196.

(14) Hans Arnold, « The Gulf Crisis and the United Nations », Aussenpolitik, vol. 42, no 1, 1991, p. 69.

(15) Urquhart (1990), p. 197.

(16) Canada, Chambre des communes, Débats, 7 septembre 1939, p. 2 et 3.

(17) H. Lt.-gen. Maurice A. Pope, Soldiers and Politicians: The Memoirs of Lt.-Gen. Maurice A. Pope, Toronto, University of Toronto Press, 1962, p. 137.

(18) Canada, Chambre des communes, Débats, 8 septembre 1950, p. 512.

(19) Ibid., p. 515.

(20) Canada, Chambre des communes, Débats, 6 septembre 1950, p. 362.

(21) Canada, Chambre des communes, Débats, 7 septembre 1950, p. 457.

(22) Canada, Chambre des communes, Débats, 8 septembre 1950, p. 519.

(23) Canada, Chambre des communes, Débats, 7 septembre 1950, p. 455.

(24) Canada, Chambre des communes, Débats, 8 septembre 1950, p. 520 et 521.

(25) Ibid., p. 516.

(26) Il ne faut pas confondre le service actif avec l’état de préparation accrue des intercepteurs canadiens dans le cadre du NORAD, qui devint sujet de controverse pendant la crise des missiles de Cuba, en 1962.

(27) Thomas Lynch, « Canada and the Gulf, Operation Friction", Navy International, vol. 95, no 11, novembre 1990, p. 394.

(28) Canada, Chambre des communes, Débats, 24 septembre 1990, p. 13218.

(29) Ibid., p. 13232.

(30) Canada, Chambre des communes, Débats, 23 octobre 1990, p. 14612.