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LA MULTIFONCTIONNALITÉ DE L'AGRICULTURE :
SYNTHÈSE DE LA CONFÉRENCE DE LA FÉDÉRATION
CANADIENNE DE L'AGRICULTURE

 

Rédaction :
Frédéric Forge
Division des sciences et de la technologie
Le 23 octobre 2000


 

TABLE DES MATIÈRES

 

QU’ENTEND-ON PAR LA MULTIFONCTIONNALITÉ DE L’AGRICULTURE?

L’EXEMPLE EUROPÉEN

AU CANADA

LES AMBIGUÏTÉS DE LA MULTIFONCTIONNALITÉ

CONCLUSION


LA MULTIFONCTIONNALITÉ DE L’AGRICULTURE :
SYNTHÈSE DE LA CONFÉRENCE DE LA FÉDÉRATION
CANADIENNE DE L’AGRICULTURE

Lors de la ronde de négociations commerciales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui a débuté en décembre 1999 à Seattle (États-Unis), certains pays, notamment ceux de l’Union européenne et le Japon, se sont appuyés sur le concept de la multifonctionnalité de l’agriculture pour justifier l’aide qu’ils apportent à leur industrie agricole. Le fait que la Fédération canadienne de l’agriculture (FCA) ait consacré un atelier à la multifonctionnalité lors de son assemblée générale en février 2000 est une preuve de l’intérêt que porte l’industrie agricole canadienne à ce concept. À partir des principales interventions qui ont eu lieu au cours de cet atelier, ce document définit tout d’abord le concept de multifonctionnalité, puis explique brièvement comment l’Union européenne l’utilise pour appuyer son agriculture. La situation au Canada et les ambiguïtés que pose la multifonctionnalité sur le plan du commerce international font l’objet des sections suivantes.

QU’ENTEND-ON PAR LA MULTIFONCTIONNALITÉ DE L’AGRICULTURE?

On parle de la multifonctionnalité d’une activité lorsque celle-ci remplit plusieurs rôles qui peuvent contribuer au bien-être de la société. En termes économiques, les conséquences autres que le but premier d’une activité sont appelées externalités; celles-ci peuvent être positives ou négatives. Par exemple, la pollution de l’eau par les engrais ou les pesticides est une externalité négative de l’agriculture. Cependant, lorsque l’on parle de multifonctionnalité, on retient plutôt les conséquences positives d’une activité pour le bien-être de la société.

En plus de la simple production d’aliments et de fibres, l’agriculture remplit d’autres fonctions qui varient selon l’importance que leur donne chaque société ou pays. Au Japon, l’activité agricole joue un rôle dans la prévention des inondations et le maintien d’éléments culturels tels que la culture traditionnelle du riz. Les pays de l’Union européenne (UE) mettent l’accent sur le maintien d’un tissu rural dynamique (freiner l’exode rural), l’aménagement du territoire (maintenir un équilibre entre la ville et la campagne) et le maintien de paysages à vocation touristique. Lors de la conférence de la FCA, les intervenants canadiens ont également noté le rôle de l’agriculture dans la protection des habitats de certaines espèces sauvages, ainsi que dans les mécanismes de séquestration du carbone qui réduisent la quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

Bien que la multifonctionnalité ne soit pas une notion réservée à l’agriculture, c’est pourtant dans ce secteur qu’elle est le plus souvent invoquée, prenant ainsi une place de plus en plus importante dans les politiques agricoles de certains pays. Le caractère multifonctionnel de l’agriculture est mentionné dans certains textes législatifs, notamment dans ceux de la réforme de la Politique agricole commune de 1992 en Europe, et la New basic law for food, agriculture and rural areas au Japon. L’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE) reconnaît également ce concept dans le communiqué de la rencontre des ministres de l’agriculture en mars 1998 :

Dans de nombreux pays de l’OCDE, en raison de ce caractère multifonctionnel, l’agriculture joue un rôle particulièrement important dans la vie économique des régions rurales. L’action des pouvoirs publics peut se justifier en l’absence de véritables marchés pour de tels biens d’intérêt public, lorsque tous les coûts et avantages ne sont pas internalisés. La réforme de la politique agricole, selon les principes convenus par les pays de l’OCDE en 1987, faisant appel notamment à des mesures bien ciblées, permettra au secteur de contribuer à la viabilité des zones rurales et de répondre aux préoccupations environnementales, tout en encourageant une utilisation efficace et durable des ressources en agriculture.

Certains pays ont donc mis en place des outils pour appuyer le caractère multifonctionnel de l’agriculture, ce qui se traduit par des rentrées d’argent supplémentaires pour l’industrie agricole.

L’EXEMPLE EUROPÉEN

Bien que la Politique agricole commune (PAC) européenne ait été conçue à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour appuyer la production d’aliments et de fibres, elle s’est peu à peu étendue pour comprendre deux autres grandes fonctions remplies par l’agriculture :

  • la protection de l’environnement et des paysages;

  • le maintien d’un milieu rural actif.

En ce qui concerne la protection de l’environnement, il est généralement acquis que les « bonnes pratiques agricoles » incluent le respect d’un certain nombre de normes visant une utilisation durable des ressources. Dans les cas où la société demande plus que le simple respect des bonnes pratiques agricoles, par exemple des mesures pour améliorer la biodiversité ou préserver un certain type de paysage, l’agriculteur fournit un service d’intérêt public qui n’est pas rémunéré. Les mesures agri-environnementales sont l’instrument que l’UE a mis en place pour rémunérer ces services. Ces paiements permettent de couvrir les coûts supplémentaires ou le manque à gagner engendrés par la poursuite d’un objectif environnemental, par exemple la réduction de l’épandage d’azote sur certaines parcelles sensibles ou la conversion de terres labourées en herbages.

Pour les différentes institutions européennes, le maintien d’une population rurale active et dynamique passe par le maintien des activités agricoles, surtout dans les régions les plus enclavées. Les programmes structurels et de développement rural sont les instruments dont l’UE s’est dotée pour appuyer cette fonction. Ces programmes comportent une multitude d’outils parmi lesquels on trouve :

  • la formation et l’installation des jeunes agriculteurs;

  • les formes d’aide à l’investissement pour l’adaptation des exploitations agricoles;

  • l’appui aux zones défavorisées ou soumises à des contraintes environnementales;

  • l’aide à la diversification hors des activités agricoles.

À cause de la grande diversité des conditions agricoles rencontrées en Europe, les mesures agri-environnementales et de développement rural peuvent être adaptées aux conditions locales et gérées de façon décentralisée au moyen de projets locaux. Par exemple, depuis 1999, la France a passé des contrats territoriaux d’exploitation (CTE) selon lesquels l’agriculteur s’engage à appliquer certaines mesures relatives à des objectifs environnementaux tels que la protection de la biodiversité, la restauration du paysage et l’amélioration de la qualité de l’eau, ou à des objectifs liés par exemple à l’emploi et à la diversification des activités. Les mesures à mettre en œuvre sont définies au niveau local en fonction des problématiques environnementales, territoriales et socioéconomiques dans lesquelles s’inscrivent les exploitations agricoles de la région concernée. L’UE accepte ce mécanisme à condition que les mesures appliquées par l’agriculteur dans le cadre du CTE occasionnent un surcoût ou un manque à gagner. La mise en œuvre des « bonnes pratiques agricoles » ne fait donc pas l’objet d’une aide particulière.

Malgré le grand nombre d’outils appuyant les autres fonctions de l’agriculture, les sommes affectées à ces programmes restent faibles et ne représentent qu’une part infime de l’aide agricole européenne. La majeure partie de cette aide est apportée par l’intermédiaire du soutien des prix et de l’aide directe à la production : il existe, par exemple, des paiements directs à la superficie cultivée. L’UE entend cependant transférer des sommes affectées à l’appui à la production vers l’appui à la multifonctionnalité.

Le Japon a une approche de la multifonctionnalité de l’agriculture très similaire à celle de l’UE. Cette approche est reconnue dans des textes législatifs, et des outils ont été mis au point pour y répondre. L’appui à la multifonctionnalité prend la forme d’une aide directe aux exploitations agricoles en zones montagneuses (approximativement 40 p. 100 des exploitations), permettant à celles-ci de surmonter leurs handicaps naturels.

AU CANADA

Bien qu’il n’existe aucune reconnaissance officielle de la multifonctionnalité de l’agriculture au Canada, les différents représentants du gouvernement fédéral présents à la conférence de la FCA ont reconnu que le soutien aux autres fonctions de l’agriculture existe déjà. En plus des formes d’appui à la production axées sur la gestion du risque (assurance-récolte, etc.), le gouvernement fédéral a mis en place un certain nombre d’outils de développement rural et des initiatives qui appuient les bénéfices environnementaux de l’agriculture.

À titre d’exemple, le Fonds canadien d’adaptation et de développement rural (FCADR) permet de financer des projets pour que l’industrie agricole puisse maintenir un tissu rural actif en s’adaptant aux changements technologiques, aux contraintes environnementales, aux nouveaux marchés, etc.

Un exemple des bénéfices environnementaux de l’agriculture est lié à la capacité qu’ont les sols agricoles de capter le carbone et de réduire ainsi l’incidence des gaz à effet de serre. Le Canada est en faveur de l’inclusion des sols agricoles dans le protocole de Kyoto et de la mise en place d’un marché pour la réduction des émissions de carbone qui permettrait aux agriculteurs de tirer des avantages économiques d’un service qu’ils rendent à la société. Il existe aussi des programmes pour récompenser la conservation d’habitat d’animaux sauvages (Plan nord-américain de gestion de la sauvagine), et le projet de loi C-33 sur les espèces en péril présenté en avril 2000 visait à indemniser les propriétaires terriens s’il est nécessaire d’interdire la destruction des habitats essentiels à certaines espèces sauvages. Le projet de loi est mort au Feuilleton en octobre 2000.

LES AMBIGUÏTÉS DE LA MULTIFONCTIONNALITÉ

La plupart des pays reconnaissent que l’agriculture ne se résume pas à la production de produits alimentaires et de fibres et qu’elle a d’autres fonctions. La question qui a été le plus débattue au cours de l’atelier de la FCA et qui fait l’objet de discussions à l’OMC est celle de savoir quels sont les outils qui peuvent être utilisés pour permettre à l’agriculture de jouer ses multiples rôles.

Lors de la conférence de la FCA, les intervenants néo-zélandais et canadiens ont insisté sur la nécessité de découpler les outils d’aide à la multifonctionnalité et la production d’aliments et de fibres. Ces outils doivent viser directement le but recherché, que ce soit un bénéfice environnemental précis (le maintien d’une certaine superficie de haies) ou un bénéfice socioéconomique (diversification économique vers des activités hors ferme). Les instruments décrits dans les deux sections précédentes répondent à ce critère.

Cependant, la conférencière de la Direction des politiques de commerce international de Agriculture et Agroalimentaire Canada soulignait que l’appui à la multifonctionnalité peut être légitime, mais qu’il ne doit pas entrer en conflit avec d’autres objectifs comme la libéralisation du commerce. Le représentant néo-zélandais voyait dans la multifonctionnalité un moyen de maintenir des formes d’aide qui créent des distorsions commerciales et mènent à la surproduction en encourageant un trop grand nombre d’agriculteurs à se consacrer exclusivement à l’exploitation agricole.

Il est clair que ces discours visaient l’aide directe à la production que l’UE accorde à ses agriculteurs – et qui servirait à appuyer indirectement certaines externalités, comme le maintien d’une population rurale. L’UE se trouve donc dans une situation ambiguë, puisqu’elle ne reconnaît pas officiellement cette aide à la multifonctionnalité. En effet, les sommes qu’elle consacre spécifiquement aux « autres fonctions » de l’agriculture restent faibles par rapport à celles qu’elle affecte au soutien des prix et à l’aide directe à la production. De plus, les différents textes officiels qu’elle produit n’établissent pas de lien étroit entre, d’une part, les diverses formes d’aide à la production et, d’autre part, le caractère multifonctionnel de l’agriculture. Cette situation fait dire à certains que la multifonctionnalité n’est alors qu’une façon de justifier des formes d’aide à la production qui peuvent créer des distorsions sur le plan commercial et avoir des répercussions sur l’agriculture d’autres pays.

Certains pays, le Japon notamment, tiennent un discours plus clair. Selon eux, la multifonctionnalité a un rapport étroit avec la production, et les subventions axées sur la production ou liées à la production sont nécessaires pour aider les autres fonctions de l’agriculture : il faut, par exemple, créer des rizières pour empêcher l’érosion.

Le représentant néo-zélandais soulignait cependant que l’aide à la production peut avoir des effets pervers, qui sont à l’inverse de ceux que tente d’obtenir l’appui à la multifonctionnalité : elle peut notamment favoriser des systèmes de production intensifs et plus polluants. Pour sa part, la Nouvelle-Zélande, en éliminant l’aide à la production de viande ovine et de laine, a réduit de plus d’un tiers sa population d’ovins, permettant ainsi la reconversion de certaines terres à des productions plus adaptées (la reforestation par exemple). Cela a permis de réduire grandement l’impact environnemental négatif d’une trop forte présence d’animaux sur des terres marginales. Cependant, comme le notait un autre intervenant, cette mesure a aussi entraîné une diminution du nombre d’agriculteurs.

Bien que les liens entre l’aide à la production et la multifonctionnalité restent obscurs dans certains cas, la multifonctionnalité pourrait bien être un moyen de puiser dans d’autres enveloppes budgétaires, notamment celle de l’environnement, pour réduire l’aide à la production. En effet, il existe en Europe une forte volonté de réduire le budget agricole, qui représente une part importante du budget de l’UE. Dans l’état actuel des choses, ce budget agricole risque d’augmenter fortement si l’UE s’étend vers les pays de l’Europe de l’Est. Comme les questions environnementales sont un enjeu important des négociations commerciales de l’OMC, il se pourrait que les subventions pour les externalités positives soient accordées au nom de la protection de l’environnement plutôt qu’au nom de la multifonctionnalité.

CONCLUSION

Au Canada, certains voient la multifonctionnalité comme une voie d’avenir possible pour l’agriculture au pays. En effet, puisque les négociations commerciales de l’OMC tendent vers une réduction des formes d’aide à la production, il est tentant de chercher des moyens d’aider l’agriculture autres que les traditionnels outils de gestion du risque tout en ne dérogeant pas aux règles du commerce international.

L’adoption d’une politique d’appui à la multifonctionnalité au Canada présuppose que l’on réponde à certaines questions d’ordre politique telles que les suivantes.

  • Si la population en Europe et au Japon semble appuyer cette approche de l’agriculture, qu’en est-il ici?

  • Si les agriculteurs font les frais des externalités négatives (principe du pollueur-payeur), peuvent-ils être rémunérés pour les services qu’ils rendent, notamment sur le plan environnemental?

  • Si oui, de quelles façons peuvent-ils l’être (subventions, permis échangeables pour la séquestration du carbone, etc.)?

Il faut également s’assurer que l’appui à la multifonctionnalité n’entre pas en conflit avec d’autres objectifs que le pays s’est fixés pour cette industrie. Il faut notamment couper tout lien entre la production et l’aide à la multifonctionnalité en tant que telle pour ne pas créer d’incitatif à produire davantage ou d’une manière plus polluante.

Dans son rapport sur le filet de sécurité du revenu agricole déposé en février 2000, le Comité permanent de l’agriculture et de l’agroalimentaire recommandait que le gouvernement continue d’élaborer une politique de développement rural qui préciserait la direction que doit prendre l’agriculture au Canada et le rôle qu’elle doit jouer. Puisque, selon certains officiels, une certaine forme de multifonctionnalité existe déjà au Canada, il reste à déterminer si le concept de multifonctionnalité doit formellement faire partie d’une telle politique, et de quels outils il devrait s’assortir.