DÉFICIENCE PHYSIQUE ET
SOINS DE SANTÉ :
Rédaction :
TABLE DES MATIÈRES LE FÉDÉRAL EST-IL ENCORE LE CHEF DE FILE? L'AFFAIRE ELDRIDGE : L'ACCÈS À DES SERVICES MÉDICAUX ÉGAUX LE CHEMIN TORTUEUX DE L'ACTION EN JUSTICE PRINCIPALES QUESTIONS EN LITIGE DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA RÉPERCUSSIONS DE L'ARRÊT ELDRIDGE
DÉFICIENCE PHYSIQUE ET SOINS DE SANTÉ : La plupart des Canadiens sentendent sur une chose à propos de leur système de soins de santé : son avenir les inquiète profondément et ils croient que son orientation devrait être lune des grandes priorités des politiciens fédéraux(1). Avant de poursuivre, il faut souligner la différence entre santé et soins de santé : les soins de santé ne forment quune des composantes de la notion de santé beaucoup plus étendue. Laccès à ces services est essentiel pour tous les Canadiens, en particulier ceux atteints dune déficience. En fait, lidée de luniversalité de tous les services se prête sans peine non seulement à la santé, mais aussi à la kyrielle des services offerts par les gouvernements fédéral et provinciaux. Le rapport entre santé et déficience peut sétablir assez simplement, par exemple dans le cas des examens médicaux usuels, ou savérer bien plus complexe, par exemple quand il sagit dassurer laccès aux services médicaux à tout le monde. Laccès est la question primordiale dans larrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)(2), rendu par la Cour suprême du Canada en 1997. Nous allons expliquer succinctement cette affaire et analyser ses répercussions sur la prestation des programmes sociaux à lavenir. Pour situer clairement le contexte, il importe de savoir quun nombre croissant de Canadiens (environ 16 p. 100) sont atteints dune déficience physique ou mentale quelconque(3). De plus, comme le taux dinvalidité augmente avec lâge, le vieillissement de la population va exiger beaucoup du régime de santé du Canada. À un moment donné, la plupart des Canadiens voire tous feront face à une déficience causée par la vieillesse, qui pourra être dordre auditif, visuel ou moteur. En outre, les problèmes de déficience risquent de toucher tous les citoyens, indépendamment de leur sexe, de leur âge ou de leur origine ethnique. Le fédéral est-il encore le chef de file? Aujourdhui, le gouvernement fédéral joue un rôle compliqué en matière de politiques visant les déficiences. Il est tout à la fois lautorité chargée de lexécution directe des programmes, un protecteur des personnes atteintes dune déficience et la cible des lobbyistes et des actions en justice. Par exemple, Santé Canada et Anciens combattants Canada administrent des programmes de santé pour Autochtones et pour anciens combattants, respectivement. À noter que ce sont les anciens combattants revenant de la Première Guerre mondiale qui ont amené le gouvernement fédéral à adopter la loi créant les premiers programmes et services pour les invalides. Dans un passé plus récent, la Charte canadienne des droits et libertés(4) a ouvert une nouvelle voie au changement des politiques et à la défense des intérêts. Les groupes de pression pour les handicapés ne visent plus exclusivement le Parlement, lexécutif ou la fonction publique; ils sadressent maintenant aux tribunaux lorsquils veulent un changement dorientation. La Charte constitue, pour les groupes de pression, un nouvel outil qui les aide à influer sur lélaboration des politiques ou, dune certaine façon, à modifier les politiques adoptées. Les droits énoncés dans la Charte ont renforcé notamment les groupes qui, avant, se sentaient marginalisés par le processus délaboration des politiques gouvernementales. Disposant dun moyen supplémentaire, les groupes de pression ont modifié leurs plans daction pour viser tous les organes du gouvernement. Laffaire Eldridge : laccès à des services médicaux égaux Le 9 octobre 1997, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans laffaire Eldridge(5) qui porte sur la disponibilité dun traitement médical égal pour les personnes sourdes. Il est capital doffrir de bons soins de santé dans tout le pays et ladoption de la Loi canadienne sur la santé(6) en 1984 peut être considérée comme un effort de législation en ce sens. Dailleurs, dans laffaire Eldridge, les instances inférieures ont conclu que la Loi canadienne sur la santé, entre autres, laissait à désirer. Une première action en justice a été abandonnée parce que le gouvernement fédéral ne sétait pas fait représenter à laudition de lappel. Une telle décision est significative puisque jamais une contestation de la Loi canadienne sur la santé par un tiers na été entendue devant les tribunaux(7). Le pivot de laffaire Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)(8), cest la prestation, dune manière égale, de services médicaux aux personnes sourdes ou malentendantes. En 1991, 30 p. 100 des personnes handicapées âgées de 15 ans ou plus avaient une déficience auditive(9). Selon les statistiques de 1991, les personnes malentendantes forment le troisième groupe en nombre après les personnes ayant un handicap moteur et celles ayant des troubles de lagilité qui viennent au premier et au deuxième rang, respectivement(10). Les appelants, Robin Eldridge et John et Linda Warren, sont sourds de naissance. Tous trois privilégient le langage gestuel pour communiquer et, jusquen 1990, ils obtenaient des services dinterprétation gratuitement. Le Western Institute for the Deaf and Hard of Hearing (WIDHH) fournissait un interprète gestuel aux Warren et à Mme Eldridge lorsquils devaient aller chez le médecin ou à lhôpital(11), dans le cadre dun programme financé entièrement par des fonds privés sans aucune participation du gouvernement de la Colombie-Britannique. En septembre 1990, le Western Institute a mis fin à ce service, ne disposant plus des fonds suffisants pour loffrir. Le gouvernement provincial a rejeté les deux demandes de subvention présentées par le WIDHH et refusé une solution de rechange(12). Les appelants ont soutenu que « labsence dinterprète diminue leur capacité de communiquer avec leurs médecins et les autres professionnels de la santé quils consultent, et augmente de ce fait le risque de mauvais diagnostics et de traitements inefficaces(13) ». Mme Eldridge et M. et Mme Warren ont déposé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique une demande dans laquelle ils sollicitaient, entre autres choses, un jugement déclaratoire portant que « le fait de ne pas offrir des services dinterprètes gestuels en tant quavantage assuré dans le cadre du régime de services médicaux viole le par. 15(1) de la Charte(14) ». Le par. 15(1), qui garantit les droits à légalité, prévoit le traitement égal de plusieurs groupes, y compris des personnes atteintes dune déficience mentale ou physique : La loi ne fait acception de personne et sapplique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, lorigine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, lâge ou les déficiences mentales ou physiques(15). Le chemin tortueux de laction en justice La cause, qui a pris naissance en Colombie-Britannique, a été entendue en première instance par la Cour suprême de la province. Ayant conclu que « linterprétation gestuelle était un service connexe des services médicalement nécessaires, sensiblement de la même manière que le transport du patient au cabinet du médecin(16) », le juge Tysoe a rejeté la demande en 1992. Il a aussi déclaré que « la Charte nexige pas que les gouvernements mettent en uvre des programmes daide aux personnes handicapées(17) ». En appel, la Cour dappel de la Colombie-Britannique a elle aussi rejeté la demande en 1995. Sexprimant pour les juges majoritaires, le juge Hollinrake a statué que labsence dinterprètes « résulte non pas de la loi mais bien du pouvoir discrétionnaire dont dispose chaque hôpital quant à laffectation de ses ressources budgétaires. Comme les hôpitaux ne font pas partie du "gouvernement" au sens de lart. 32 de la Charte, a-t-il conclu, le fait quils ne fournissent pas de services dinterprétation ne fait pas entrer en jeu le par. 15(1)(18) ». Principales questions en litige Dans laffaire Eldridge, comme il faut déterminer si linterprétation gestuelle fait partie intégrante de la prestation, dune manière égale, de services médicaux aux personnes sourdes et malentendantes, les questions suivantes se posent :
Les juges de la Cour suprême ont statué à lunanimité en faveur des appelants. Dans le jugement de la Cour, le juge La Forest souligne que deux questions distinctes se posent sur lapplication de la Charte. Il faut dabord déceler la source des violations alléguées du par. 15(1), puis déterminer si la Charte sapplique aux entités qui fournissent les services de santé, c.-à-d. les hôpitaux. Décision de la Cour suprême du Canada La Cour conclut comme suit :
Si elle trouve la loi inconstitutionnelle, la Cour doit proposer une réparation pour prévenir toute autre violation susceptible den découler, comme le veut lart. 24 de la Charte. En lespèce, elle ordonne au gouvernement de la Colombie-Britannique de modifier la Medical and Health Care Services Act et la Hospital Insurance Act dune manière compatible avec le jugement. En outre, la Cour suspend leffet de son jugement déclaratoire pendant six mois afin de permettre au gouvernement dexaminer les divers plans daction possibles. Les modifications demandées auront pour effet dassurer la présence dinterprètes gestuels lorsquils seront nécessaires à lefficacité des communications dans la prestation des soins de santé. Le 1er octobre 1998, la Hospital Insurance Act et la Medicare Protection Act ont été révisées pour que les services dinterprétation soient fournis aux personnes sourdes et malentendantes lorsquelles reçoivent des services médicaux. Répercussions de larrêt Eldridge La Colombie-Britannique na pas été la seule province à donner suite au jugement de la Cour suprême du Canada. Donc, même si laction a été intentée dans cette province, larrêt de la Cour suprême était applicable aux autres provinces qui ont dû modifier leurs lois en conséquence. La méthode choisie pour mettre en uvre la réparation décidée par la Cour variait selon la province. Bien entendu, vu le fond de laffaire, la prestation des services médicaux et des soins de santé a été corrigée. En Nouvelle-Écosse, par exemple, on a modifié la législation de toute une batterie de services offerts par divers ministères. Par exemple, si quelquun veut demander un permis de chasse et quil a besoin dun interprète, on va lui en fournir un. Les véritables changements qui ont résulté directement de larrêt Eldridge valent certes dêtre signalés. Depuis larrêt, les personnes sourdes ou malentendantes sont assurées de recevoir de laide. Tout le bruit quon a fait autour de laffaire a permis dattirer lattention sur les barrières qui se dressent devant les sourds et les malentendants. Au procès, quatre groupes ont été autorisés à intervenir pour le compte des personnes handicapées : le Réseau daction des femmes handicapées du Canada (DAWN), lAssociation des sourds du Canada (ASC), la Société canadienne de louïe et le Conseil des Canadiens avec déficiences (CCD). À titre dintervenants, ces groupes ont présenté des arguments soulignant la condition difficile des personnes handicapées et les obstacles auxquels elles font face dans un monde largement conçu pour les personnes physiquement aptes. Pour ceux qui sont sourds, bénéficier des services dun interprète chez le médecin, en salle de classe et en salle daudience est une nouveauté bien accueillie et nécessaire dans ces endroits autrement bien ordinaires. Des associations autres que celles représentant les personnes handicapées ont été autorisées à intervenir devant le tribunal pour présenter des arguments au nom dautres groupes marginalisés. Le Fonds daction et déducation juridiques pour les femmes (FAEJ) et le Charter Committee on Poverty Issuesont présenté leur argumentation, en faisant sans doute ressortir ce que larrêt Eldridge peut changer à la façon dont leurs protégés sont traités par la société. Les femmes et les pauvres, comme les handicapés, se heurtent à des obstacles qui leur compliquent la vie, même dans les endroits les plus banals et ordinaires. Lieu de travail et cadre de vie sont problématiques, tout autant que les services de santé, déducation et du gouvernement. La sécurité et le bien-être dune femme qui nest pas certaine daccoucher sans danger parce quelle est sourde, ou dun sourd qui ne reçoit pas un traitement médical correct parce quil ne peut pas se payer un interprète, ne sont pas assurés. Les groupes sociétaux formés par les pauvres, les femmes et les handicapés se recoupent souvent. Tant laffaire elle-même que les conséquences de larrêt reflètent cette réalité. Différents intéressés ont plaidé la cause et différents intéressés sont sans doute touchés par le jugement. Larrêt Eldridge pourrait avoir des répercussions sur la prestation dautres services tels que le remboursement du programme de Lovaas pour les enfants autistes par les régimes provinciaux dassurance-maladie. Dailleurs, le jugement serait vraisemblablement applicable à dautres services et programmes offerts par les gouvernements fédéral et provinciaux. (1) Marcus Gee, « Health care is No. 2 concern: poll », The Globe and Mail, 7 février 2000, p. A3. (2) Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3. R.C.S. 624 (ci-après Eldridge). (3) Statistique Canada, Un portrait des personnes ayant une incapacité, Ottawa, Projet des groupes cibles, 1995, p. 5. (4) Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982 c. 11. (5) Précité, note 2. (6) Loi canadienne sur la santé, 1984, L.C. 1984, c. C-6 (ci-après Loi canadienne sur la santé). (7) La Loi canadienne sur la santé est entrée en vigueur en 1984. Cette année-là, lAssociation médicale canadienne (AMC) avait entrepris de la contester, mais elle a finalement laissé tomber. Le tiers le plus susceptible de contester la Loi serait lune des provinces qui, pourtant, répugnent à le faire, préférant régler les différends par des négociations fédérales-provinciales-territoriales. (Ce renseignement a été obtenu grâce à la collaboration de Serge Lafond, chef, Division de la Loi canadienne sur la santé, Direction des affaires intergouvernementales, Santé Canada.) (8) Précité, note 2. (9) Précité,note 3, p. 10. (10) Ibid., p. 10. (11) Julie Mackenzie et William R. Young, Notes dinformation produites pour le Sous-comité de la condition des personnes handicapées du Comité permanent du développement des ressources humaines et de la condition des personnes handicapées de la Chambre des communes, Table ronde sur larrêt Eldridge et son incidence, Ottawa, Direction de la recherche parlementaire, Bibliothèque du Parlement, 26 avril 2000, p. 2. (12) Ibid., p. 2. (13) Eldridge. (14) Ibid. (15) Précité, note 4. (16) Eldridge. (17) Ibid. (18) Ibid. (19) Patti Bregman, Eldridge v. British Columbia (Attorney General): An Overview, Toronto, Advocacy Research Centre for the Handicapped (Centre daide et de défense juridiques pour les handicapés), 1997, p. 15. (20) Ibid., p. 16. (21) Hospital Insurance Act, R.S.B.C. 1979, c. 180 (maintenant R.S.B.C. 1996, c. 204). (22) Medical and Health Care Services Act, S.B.C. 1992, c. 76 (maintenant la Medicare Protection Act, R.S.B.C. 1996, c. 286). |