PRB 01-2F

 

DÉFICIENCE PHYSIQUE ET SOINS DE SANTÉ :
L'AFFAIRE ELDRIDGE

 

Rédaction :
Karla Tate
Division des affaires politiques et sociales
avril 2001


 

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

LE FÉDÉRAL EST-IL ENCORE LE CHEF DE FILE?

L'AFFAIRE ELDRIDGE : L'ACCÈS À DES SERVICES MÉDICAUX ÉGAUX

LE CHEMIN TORTUEUX DE L'ACTION EN JUSTICE

PRINCIPALES QUESTIONS EN LITIGE

DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA

LA RÉPARATION

RÉPERCUSSIONS DE L'ARRÊT ELDRIDGE

 


DÉFICIENCE PHYSIQUE ET SOINS DE SANTÉ :
L'AFFAIRE ELDRIDGE

Introduction

La plupart des Canadiens s’entendent sur une chose à propos de leur système de soins de santé : son avenir les inquiète profondément et ils croient que son orientation devrait être l’une des grandes priorités des politiciens fédéraux(1).  Avant de poursuivre, il faut souligner la différence entre santé et soins de santé : les soins de santé ne forment qu’une des composantes de la notion de santé beaucoup plus étendue. 

L’accès à ces services est essentiel pour tous les Canadiens, en particulier ceux atteints d’une déficience.  En fait, l’idée de l’universalité de tous les services se prête sans peine non seulement à la santé, mais aussi à la kyrielle des services offerts par les gouvernements fédéral et provinciaux.  Le rapport entre santé et déficience peut s’établir assez simplement, par exemple dans le cas des examens médicaux usuels, ou s’avérer bien plus complexe, par exemple quand il s’agit d’assurer l’accès aux services médicaux à tout le monde.  L’accès est la question primordiale dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)(2), rendu par la Cour suprême du Canada en 1997.  Nous allons expliquer succinctement cette affaire et analyser ses répercussions sur la prestation des programmes sociaux à l’avenir.

Pour situer clairement le contexte, il importe de savoir qu’un nombre croissant de Canadiens (environ 16 p. 100) sont atteints d’une déficience physique ou mentale quelconque(3).  De plus, comme le taux d’invalidité augmente avec l’âge, le vieillissement de la population va exiger beaucoup du régime de santé du Canada.  À un moment donné, la plupart des Canadiens – voire tous – feront face à une déficience causée par la vieillesse, qui pourra être d’ordre auditif, visuel ou moteur.  En outre, les problèmes de déficience risquent de toucher tous les citoyens, indépendamment de leur sexe, de leur âge ou de leur origine ethnique.

Le fédéral est-il encore le chef de file?

Aujourd’hui, le gouvernement fédéral joue un rôle compliqué en matière de politiques visant les déficiences.  Il est tout à la fois l’autorité chargée de l’exécution directe des programmes, un protecteur des personnes atteintes d’une déficience et la cible des lobbyistes et des actions en justice.  Par exemple, Santé Canada et Anciens combattants Canada administrent des programmes de santé pour Autochtones et pour anciens combattants, respectivement.  À noter que ce sont les anciens combattants revenant de la Première Guerre mondiale qui ont amené le gouvernement fédéral à adopter la loi créant les premiers programmes et services pour les invalides.

Dans un passé plus récent, la Charte canadienne des droits et libertés(4) a ouvert une nouvelle voie au changement des politiques et à la défense des intérêts. Les groupes de pression pour les handicapés ne visent plus exclusivement le Parlement, l’exécutif ou la fonction publique; ils s’adressent maintenant aux tribunaux lorsqu’ils veulent un changement d’orientation.  La Charte constitue, pour les groupes de pression, un nouvel outil qui les aide à influer sur l’élaboration des politiques ou, d’une certaine façon, à modifier les politiques adoptées.  Les droits énoncés dans la Charte ont renforcé notamment les groupes qui, avant, se sentaient marginalisés par le processus d’élaboration des politiques gouvernementales. Disposant d’un moyen supplémentaire, les groupes de pression ont modifié leurs plans d’action pour viser tous les organes du gouvernement.

L’affaire Eldridge : l’accès à des services médicaux égaux

Le 9 octobre 1997, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’affaire Eldridge(5) qui porte sur la disponibilité d’un traitement médical égal pour les personnes sourdes.  Il est capital d’offrir de bons soins de santé dans tout le pays et l’adoption de la Loi canadienne sur la santé(6) en 1984 peut être considérée comme un effort de législation en ce sens. D’ailleurs, dans l’affaire Eldridge, les instances inférieures ont conclu que la Loi canadienne sur la santé, entre autres, laissait à désirer. 

Une première action en justice a été abandonnée parce que le gouvernement fédéral ne s’était pas fait représenter à l’audition de l’appel.  Une telle décision est significative puisque jamais une contestation de la Loi canadienne sur la santé par un tiers n’a été entendue devant les tribunaux(7).

Le pivot de l’affaire Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)(8), c’est la prestation, d’une manière égale, de services médicaux aux personnes sourdes ou malentendantes.  En 1991, 30 p. 100 des personnes handicapées âgées de 15 ans ou plus avaient une déficience auditive(9).  Selon les statistiques de 1991, les personnes malentendantes forment le troisième groupe en nombre après les personnes ayant un handicap moteur et celles ayant des troubles de l’agilité qui viennent au premier et au deuxième rang, respectivement(10).

Les appelants, Robin Eldridge et John et Linda Warren, sont sourds de naissance.  Tous trois privilégient le langage gestuel pour communiquer et, jusqu’en 1990, ils obtenaient des services d’interprétation gratuitement.  Le Western Institute for the Deaf and Hard of Hearing (WIDHH) fournissait un interprète gestuel aux Warren et à Mme Eldridge lorsqu’ils devaient aller chez le médecin ou à l’hôpital(11), dans le cadre d’un programme financé entièrement par des fonds privés sans aucune participation du gouvernement de la Colombie-Britannique.

En septembre 1990, le Western Institute a mis fin à ce service, ne disposant plus des fonds suffisants pour l’offrir.  Le gouvernement provincial a rejeté les deux demandes de subvention présentées par le WIDHH et refusé une solution de rechange(12).  Les appelants ont soutenu que « l’absence d’interprète diminue leur capacité de communiquer avec leurs médecins et les autres professionnels de la santé qu’ils consultent, et augmente de ce fait le risque de mauvais diagnostics et de traitements inefficaces(13) ».  Mme Eldridge et M. et Mme Warren ont déposé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique une demande dans laquelle ils sollicitaient, entre autres choses, un jugement déclaratoire portant que « le fait de ne pas offrir des services d’interprètes gestuels en tant qu’avantage assuré dans le cadre du régime de services médicaux viole le par. 15(1) de la Charte(14) ».  Le par. 15(1), qui garantit les droits à l’égalité, prévoit le traitement égal de plusieurs groupes, y compris des personnes atteintes d’une déficience mentale ou physique :

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques(15).

Le chemin tortueux de l’action en justice

La cause, qui a pris naissance en Colombie-Britannique, a été entendue en première instance par la Cour suprême de la province.  Ayant conclu que « l’interprétation gestuelle était un service connexe des services médicalement nécessaires, sensiblement de la même manière que le transport du patient au cabinet du médecin(16) », le juge Tysoe a rejeté la demande en 1992.  Il a aussi déclaré que « la Charte n’exige pas que les gouvernements mettent en œuvre des programmes d’aide aux personnes handicapées(17) ».

En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a elle aussi rejeté la demande en 1995.  S’exprimant pour les juges majoritaires, le juge Hollinrake a statué que l’absence d’interprètes « résulte non pas de la loi mais bien du pouvoir discrétionnaire dont dispose chaque hôpital quant à l’affectation de ses ressources budgétaires.  Comme les hôpitaux ne font pas partie du "gouvernement" au sens de l’art. 32 de la Charte, a-t-il conclu, le fait qu’ils ne fournissent pas de services d’interprétation ne fait pas entrer en jeu le par. 15(1)(18) ».

Principales questions en litige

Dans l’affaire Eldridge, comme il faut déterminer si l’interprétation gestuelle fait partie intégrante de la prestation, d’une manière égale, de services médicaux aux personnes sourdes et malentendantes, les questions suivantes se posent :

  • Les personnes sourdes ont-elles besoin du langage gestuel pour communiquer efficacement avec les médecins et les intervenants des services de santé?

  • Lorsque les obligations créées par la Charte s’appliquent à une institution comme si le gouvernement offrait directement le service, est-ce que ces mêmes obligations s’appliquent aux entités non gouvernementales ayant reçu du gouvernement le mandat de mettre en œuvre une politique ou un programme gouvernemental(19)?

  • Le gouvernement a-t-il fait de la discrimination au sens de l’art. 15 en omettant de fournir des services d’interprétation aux personnes sourdes?

Les juges de la Cour suprême ont statué à l’unanimité en faveur des appelants.  Dans le jugement de la Cour,  le juge La Forest souligne que deux questions distinctes se posent sur l’application de la Charte.  Il faut d’abord déceler la source des violations alléguées du par. 15(1), puis déterminer si la Charte s’applique aux entités qui fournissent les services de santé, c.-à-d. les hôpitaux. 

Décision de la Cour suprême du Canada

La Cour conclut comme suit :

  • Les hôpitaux de la Colombie-Britannique sont des entités non gouvernementales et, par conséquent, l’ensemble de leurs activités n’est pas assujetti à la Charte(20).

  • La violation alléguée du par. 15(1) de la Charte découle des deux lois provinciales citées : la Hospital Insurance Act(21)et la Medical and Health Care Services Act(22).

  • Omettre de fournir des interprètes gestuels – effectivement nécessaires à l’efficacité des communications dans la prestation des services médicaux – constitue une violation des droits à l’égalité garantis au par. 15(1) de la Charte.

  • Cette violation n’est pas justifiable parce qu’elle n’est pas une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

La réparation

Si elle trouve la loi inconstitutionnelle, la Cour doit proposer une réparation pour prévenir toute autre violation susceptible d’en découler, comme le veut l’art. 24 de la Charte.  En l’espèce, elle ordonne au gouvernement de la Colombie-Britannique de modifier la Medical and Health Care Services Act et la Hospital Insurance Act d’une manière compatible avec le jugement.  En outre, la Cour suspend l’effet de son jugement déclaratoire pendant six mois afin de permettre au gouvernement d’examiner les divers plans d’action possibles. Les modifications demandées auront pour effet d’assurer la présence d’interprètes gestuels lorsqu’ils seront nécessaires à l’efficacité des communications dans la prestation des soins de santé. Le 1er octobre 1998, la Hospital Insurance Act et la Medicare Protection Act ont été révisées pour que les services d’interprétation soient fournis aux personnes sourdes et malentendantes lorsqu’elles reçoivent des services médicaux.

Répercussions de l’arrêt Eldridge

La Colombie-Britannique n’a pas été la seule province à donner suite au jugement de la Cour suprême du Canada.  Donc, même si l’action a été intentée dans cette province, l’arrêt de la Cour suprême était applicable aux autres provinces qui ont dû modifier leurs lois en conséquence.  La méthode choisie pour mettre en œuvre la réparation décidée par la Cour variait selon la province.  Bien entendu, vu le fond de l’affaire, la prestation des services médicaux et des soins de santé a été corrigée.  En Nouvelle-Écosse, par exemple, on a modifié la législation de toute une batterie de services offerts par divers ministères.  Par exemple, si quelqu’un veut demander un permis de chasse et qu’il a besoin d’un interprète, on va lui en fournir un.

Les véritables changements qui ont résulté directement de l’arrêt Eldridge valent certes d’être signalés.  Depuis l’arrêt, les personnes sourdes ou malentendantes sont assurées de recevoir de l’aide. Tout le bruit qu’on a fait autour de l’affaire a permis d’attirer l’attention sur les barrières qui se dressent devant les sourds et les malentendants.  Au procès, quatre groupes ont été autorisés à intervenir pour le compte des personnes handicapées : le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada (DAWN), l’Association des sourds du Canada (ASC), la Société canadienne de l’ouïe et le Conseil des Canadiens avec déficiences (CCD).  À titre d’intervenants, ces groupes ont présenté des arguments soulignant la condition difficile des personnes handicapées et les obstacles auxquels elles font face dans un monde largement conçu pour les personnes physiquement aptes.  Pour ceux qui sont sourds, bénéficier des services d’un interprète chez le médecin, en salle de classe et en salle d’audience est une nouveauté bien accueillie et nécessaire dans ces endroits autrement bien ordinaires.

Des associations autres que celles représentant les personnes handicapées ont été autorisées à intervenir devant le tribunal pour présenter des arguments au nom d’autres groupes marginalisés.  Le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ) et le Charter Committee on Poverty Issuesont présenté leur argumentation, en faisant sans doute ressortir ce que l’arrêt Eldridge peut changer à la façon dont leurs protégés sont traités par la société.  Les femmes et les pauvres, comme les handicapés, se heurtent à des obstacles qui leur compliquent la vie, même dans les endroits les plus banals et ordinaires.  Lieu de travail et cadre de vie sont problématiques, tout autant que les services de santé, d’éducation et du gouvernement. La sécurité et le bien-être d’une femme qui n’est pas certaine d’accoucher sans danger parce qu’elle est sourde, ou d’un sourd qui ne reçoit pas un traitement médical correct parce qu’il ne peut pas se payer un interprète, ne sont pas assurés.  Les groupes sociétaux formés par les pauvres, les femmes et les handicapés se recoupent souvent.  Tant l’affaire elle-même que les conséquences de l’arrêt reflètent cette réalité.

Différents intéressés ont plaidé la cause et différents intéressés sont sans doute touchés par le jugement. L’arrêt Eldridge pourrait avoir des répercussions sur la prestation d’autres services tels que le remboursement du programme de Lovaas pour les enfants autistes par les régimes provinciaux d’assurance-maladie.  D’ailleurs, le jugement serait vraisemblablement applicable à d’autres services et programmes offerts par les gouvernements fédéral et provinciaux.


(1)   Marcus Gee, « Health care is No. 2 concern: poll », The Globe and Mail, 7 février 2000, p. A3.

(2)  Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3. R.C.S. 624 (ci-après Eldridge).

(3)   Statistique Canada, Un portrait des personnes ayant une incapacité, Ottawa, Projet des groupes cibles, 1995, p. 5.

(4)  Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982 c. 11.

(5)   Précité, note 2.

(6)  Loi canadienne sur la santé, 1984, L.C. 1984, c. C-6 (ci-après Loi canadienne sur la santé).

(7)   La Loi canadienne sur la santé est entrée en vigueur en 1984. Cette année-là, l’Association médicale canadienne (AMC) avait entrepris de la contester, mais elle a finalement laissé tomber. Le tiers le plus susceptible de contester la Loi serait l’une des provinces qui, pourtant, répugnent à le faire, préférant régler les différends par des négociations fédérales-provinciales-territoriales. (Ce renseignement a été obtenu grâce à la collaboration de Serge Lafond, chef, Division de la Loi canadienne sur la santé, Direction des affaires intergouvernementales, Santé Canada.)

(8)   Précité, note 2.

(9)   Précité,note 3, p. 10.

(10)  Ibid., p. 10.

(11)  Julie Mackenzie et William R. Young, Notes d’information produites pour le Sous-comité de la condition des personnes handicapées du Comité permanent du développement des ressources humaines et de la condition des personnes handicapées de la Chambre des communes, Table ronde sur l’arrêt Eldridge et son incidence, Ottawa, Direction de la recherche parlementaire, Bibliothèque du Parlement, 26 avril 2000, p. 2.

(12)  Ibid., p. 2.

(13)  Eldridge.

(14)  Ibid.

(15)  Précité, note 4.

(16)  Eldridge.

(17)  Ibid.

(18)  Ibid.

(19)  Patti Bregman, Eldridge v. British Columbia (Attorney General): An Overview, Toronto, Advocacy Research Centre for the Handicapped (Centre d’aide et de défense juridiques pour les handicapés), 1997, p. 15.

(20)  Ibid., p. 16.

(21)  Hospital Insurance Act, R.S.B.C. 1979, c. 180 (maintenant R.S.B.C. 1996, c. 204).

(22)  Medical and Health Care Services Act, S.B.C. 1992, c. 76 (maintenant la Medicare Protection Act, R.S.B.C. 1996, c. 286).