BP-273F

 

IMMIGRATION :  ASPECTS CONSTITUTIONNELS

Rédaction :
Margaret Young
Division du droit et du gouvernement
Octobre 1991
Révisé en octobre 1992


 

TABLE DES MATIÈRES

 

PORTÉE DU PROGRAMME D'IMMIGRATION ACTUEL DU CANADA

   A. La structure administrative

   B. La structure juridique
      1. La Constitution
      2. La Loi sur l'immigration
      3. Les règlements
      4. Les manuels d'immigration

COMPÉTENCE EN MATIÈRE D'IMMIGRATION: LE STATU QUO

   A. Description

   B. Avantages du statu quo

   C. Désavantages du statu quo

COMPÉTENCE FÉDÉRALE EXCLUSIVE

   A. Description

   B. Avantages de la compétence fédérale exclusive

   C. Désavantages de la compétence fédérale exclusive

COMPÉTENCE PROVINCIALE EXCLUSIVE

   A. Description

   B. Avantages de la compétence provinciale exclusive

   C. Désavantages de la compétence provinciale exclusive

ASYMÉTRIE

   A. Description

   B. Avantages de l'asymétrie constitutionnelle

   C. Désavantages de l'asymétrie constitutionnelle

ASYMÉTRIE ASSORTIE DE LA PRÉPONDÉRANCE PROVINCIALE

   A. Description

   B. Avantages de l'asymétrie assortie de la prépondérance provinciale

   C. Désavantages de l'asymétrie assortie de la prépondérance provinciale

MISE À JOUR DU DOSSIER CONSTITUTIONNEL


 

IMMIGRATION :  ASPECTS CONSTITUTIONNELS

 

Dans ce document, nous nous proposons d'énoncer et d'analyser les divers choix constitutionnels possibles dans le domaine de l'immigration. Nous examinons les avantages et les désavantages de chaque éventualité constitutionnelle afin de pouvoir décider lesquelles de ces dernières peuvent s'avérer préférables. Nous signalons aussi l'existence d'ententes administratives susceptibles d'assouplir les diverses options législatives. Nous commençons toutefois par décrire le programme d'immigration actuel du Canada afin de montrer concrètement ce qu'englobe ce domaine de compétence.

PORTÉE DU PROGRAMME D'IMMIGRATION ACTUEL DU CANADA

   A. La structure administrative

Les activités qu'englobe le programme canadien d'immigration sont extrêmement variées. Il existe des Centres d'immigration du Canada dans chacune des provinces du pays, et il y a plus de 60 bureaux d'immigration offrant la gamme complète des services dans les missions canadiennes à l'étranger. De plus, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR), le plus grand tribunal administratif du pays, est chargé de se prononcer sur les demandes du statut de réfugié et d'entendre les appels relatifs aux questions d'immigration.

Bien que les activités des deux ministères et du CISR soient les plus visibles, d'autres ministères et organismes fédéraux ont aussi un rôle à jouer dans ce domaine. Douanes Canada procède, au nom d'Immigration Canada, à l'inspection préliminaire de toutes les personnes qui souhaitent entrer au pays. Santé et Bien-être social Canada assume, sur le territoire canadien, certaines responsabilités concernant la santé de ceux qui demandent le statut de réfugié et d'autres personnes, et il supervise le régime d'examens médicaux auxquels doivent se soumettre tous les immigrants et certains visiteurs entrant au Canada. Le Service canadien du renseignement de sécurité mène une enquête de sécurité à l'égard de chaque immigrant éventuel et la GRC fait enquête sur toutes les infractions possibles aux lois de l'immigration. Le programme d'immigration a aussi des répercussions sur le système judiciaire. La plupart des questions d'immigration, un domaine très litigieux, relèvent de la Cour fédérale du Canada.

Dans son Rapport pour l'exercice qui a pris fin le 31 mars 1990, le vérificateur général a consacré quatre chapitres à pratiquement tous les aspects du programme d'immigration. Après avoir tracé les grandes lignes du programme, il en est arrivé à la conclusion que l'information fournie au Parlement (et donc au public) est "incomplète et fragmentée". Il a signalé en outre que les prévisions budgétaires des divers ministères et organismes chargés de mener à bien le programme d'immigration étaient loin, globalement, de divulguer le coût total de ce dernier parce que les services assurés par les Douanes et la GRC n'étaient pas imputés séparément, et que les coûts absorbés par le ministère des Affaires extérieures (qui était à l'époque responsable des missions à l'étranger), n'étaient comptabilisés qu'en partie. D'autre part, il n'y a pas de recoupements, dans les prévisions budgétaires, entre les diverses composantes du programme.

Il serait bon que le lecteur ait toujours présente à l'esprit la conclusion du vérificateur général, à savoir qu'il est très difficile de se faire une idée complète du programme canadien d'immigration. Celui-ci va au delà des quelques questions posées à la frontière aux personnes qui désirent entrer au Canada. Une politique active d'immigration à un niveau raisonnablement élevé rend bien sûr nécessaire la portée et la complexité du programme canadien actuel. Si une décision prise par le Canada ou, advenant qu'elle devienne compétente en la matière, une des provinces devait modifier cette politique, les structures administratives seraient sans doute susceptibles de changer également.

   B. La structure juridique

      1. La Constitution

L'immigration est l'un des quelques domaines (avec l'agriculture et les pensions de vieillesse) où la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit explicitement l'exercice concomitant des compétences. L'article 95 stipule que les assemblées législatives provinciales peuvent légiférer en matière d'immigration dans leur province, et que le Parlement du Canada peut légiférer en matière d'immigration dans toutes les provinces ou aucune d'elles en particulier "[...] et toute loi de la législature d'une province relative à [...] l'immigration n'y aura d'effet qu'aussi longtemps et que tant qu'elle ne sera incompatible avec aucune des lois du Parlement du Canada".

Il incomberait aux tribunaux de décider, en dernière analyse, si une loi provinciale est incompatible avec une loi fédérale, mais la tendance judiciaire actuelle, dans les cas où les compétences législatives se chevauchent, est de laisser aux autorités en cause beaucoup de latitude. Il est prévisible que, si elle est constitutionnelle, par ailleurs (c.-à-d. qu'elle n'enfreint pas la Charte canadienne des droits et libertés), une loi provinciale relative à l'immigration ne sera jugée "incompatible" avec une loi fédérale que s'il y a contradiction flagrante.

Il n'y a actuellement qu'au Québec qu'on trouve une loi sur l'immigration et un ministère provincial de l'immigration. La portée de cette loi est exposée plus loin.

      2. La Loi sur l'immigration

La plus importante mesure législative fédérale en matière d'immigration est la Loi sur l'immigration (L.R.C. 1985, c. I-2) qui, entrée en vigueur en 1978, a été modifiée sensiblement en 1988, notamment en ce qui a trait aux décisions relatives à l'octroi du statut de réfugié(1). Sa longueur (122 pages) fait ressortir à quel point la réglementation de l'immigration est complexe de nos jours(2). La liste suivante des sujets traités (parmi bien d'autres) dans la Loi témoigne de sa portée:

  • objectifs du programme d'immigration;

  • établissement des catégories générales d'immigrants;

  • règles relatives à l'admission des immigrants et des visiteurs;

  • dispositions concernant l'arrestation et la garde;

  • infractions et peines;

  • critères et modalités de renvoi;

  • création de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié;

  • procédures de reconnaissance du statut de réfugié;

  • procédures spéciales pour les personnes constituant un risque pour la sécurité;

  • procédures d'appel pour les parrains et certaines personnes frappées de mesures d'expulsion ou refusées à l'entrée;

  • appels devant la Cour fédérale du Canada;

  • règles à l'égard des transporteurs qui amènent des gens au Canada, y compris la saisie des véhicules dans certains cas;

  • pouvoirs réglementaires et autres modalités administratives.

      3. Les règlements

Comme nous l'avons mentionné, la Loi sur l'immigration autorise le gouverneur en conseil à établir des règlements. Le principal règlement établi en vertu de l'article 114 traite, entre autres choses, de ce qui suit:

  • le système de points pour les immigrants indépendants;

  • les exigences médicales;

  • l'ordre de priorité pour le traitement des dossiers;

  • l'admissibilité à la catégorie de la famille;

  • les visas de visiteurs;

  • les permis de séjour pour étudiants et travailleurs;

  • le rétablissement des réfugiés;

  • les conditions d'entrée au Canada;

  • les règles concernant la tenue d'enquêtes et d'audiences;

  • les obligations des transporteurs.

Le système de recouvrement des frais (qui permet d'exiger une rétribution pour des actes précis du processus d'immigration) et l'établissement des catégories de gens admissibles pour des raisons humanitaires spéciales (les "catégories désignées") font l'objet de règlements distincts.

      4. Les manuels d'immigration

Emploi et Immigration Canada met à la disposition de son personnel, tant au Canada qu'à l'étranger, pour les diriger dans le traitement des dossiers et l'application des règles, une série complète de manuels d'immigration qui sont mis à jour périodiquement; outre qu'ils interprètent la Loi et les règlements, ces manuels renferment les règles de procédure et les formulaires appropriés. Le public a accès à trois des quatre manuels.

Les provinces sont évoquées à plusieurs égards dans la Loi sur l'immigration; nous y reviendrons plus loin.

COMPÉTENCE EN MATIÈRE D'IMMIGRATION: LE STATU QUO

   A. Description

Comme nous l'avons mentionné, la Constitution donne également aux assemblées législatives des provinces et au Parlement la compétence en matière d'immigration, le Parlement ayant prépondérance en cas de conflit. Le Québec a adopté, en 1968, une mesure législative, devenue la Loi concernant le Ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration, qui crée un ministère, énonce les fonctions du ministre à l'égard des immigrants et visiteurs, établit certaines procédures pour l'entrée au Québec, et permet au gouvernement d'établir des règlements sur certains aspects, les critères de sélection notamment. Plusieurs dispositions de la loi insistent sur deux objectifs: l'intégration à la culture francophone majoritaire et l'apprentissage du français.

Comme nous l'avons déjà mentionné, les provinces sont évoquées à plusieurs égards dans la Loi sur l'immigration. L'article 3 stipule que l'un des objectifs de la politique canadienne d'immigration sera "d'encourager et de faciliter, grâce aux efforts conjugués des gouvernements fédéral et provinciaux [...], l'adaptation à la société canadienne des personnes qui ont obtenu l'admission à titre de résidents permanents".

L'article 7 donne voix au chapitre aux provinces pour ce qui est d'établir les seuils annuels d'immigration:

Le ministre, après avoir consulté les provinces sur les caractéristiques régionales des besoins démographiques et de la situation du marché du travail [...] fait déposer devant le Parlement [...] un rapport [...].

Outre qu'il exige la consultation des provinces au sujet de l'adaptation et la répartition des immigrants, l'article 108 permet la conclusion d'ententes avec les provinces au sujet des politiques et programmes:

108. (1) Le ministre consulte les provinces sur les mesures à prendre pour faciliter l'adaptation des résidents permanents à la société canadienne et sur la répartition au Canada des immigrants, compte tenu des besoins démographiques régionaux.

(2) Le ministre peut, avec l'agrément du gouverneur en conseil, conclure des accords avec les provinces en vue de formuler, de coordonner et de mettre en oeuvre la politique et les programmes d'immigration.

À l'heure actuelle, toutes les provinces à l'exception de la Colombie-Britannique, du Manitoba et de l'Ontario ont conclu des accords avec le Canada en matière d'immigration. L'Accord Canada-Québec, qui permet notamment au Québec de sélectionner les immigrants indépendants selon son propre système de points (sous réserve des exigences législatives fédérales en matière de santé, de dossier judiciaire et de sécurité), a de loin la plus grande portée. Le Québec sélectionne aussi les réfugiés qui lui sont destinés. Bien que les membres de la catégorie de la famille ne soient pas "sélectionnés" au même sens que les immigrants et les réfugiés le sont, le Québec joue néanmoins un rôle pour ce qui est d'interviewer et de conseiller les requérants à l'étranger. C'est aussi le Québec qui décide des conditions financières que les parrains au Canada doivent remplir.

Pour atteindre ses objectifs concernant la sélection des immigrants, le Québec a ouvert des bureaux dans neuf pays(3).  Trois de ces bureaux partagent les locaux de l'ambassade du Canada, tandis que les six autres sont logés séparément.

L'Accord Canada-Québec est entré en vigueur le 1er avril 1991; il remplace l'Accord Cullen-Couture. La plus grande partie des grandes orientations de ce dernier ont été maintenues; les services d'intégration seront cependant pris en charge complètement par le Québec, ce qui entraînera un transfert de fonds fédéraux à la province.

   B. Avantages du statu quo

Optique nationale de l'immigration - Les dispositifs actuels, qui laissent au gouvernement fédéral la responsabilité première de l'immigration, traduisent une réalité importante, à savoir que, de manière générale, les gens émigrent dans un pays, et non dans une province. Il est donc logique que le gouvernement fédéral soit celui qui présente le visage du Canada aux futurs immigrants et établit les critères de sélection pour la plus grande partie du pays.

De dire que les immigrants viennent au Canada, et non dans une province en particulier, va toutefois au-delà d'une simple constatation de leurs intentions générales. Cela reflète aussi leur statut et leurs droits juridiques une fois au pays. Cette situation découle de nombreux textes législatifs, y compris la Loi sur la citoyenneté et la Loi sur l'immigration, qui ne permettent aucune exigence concernant la résidence(4), et, ce qui importe encore plus, se reflète dans la Charte canadienne des droits et libertés. L'article 6(2) de la Charte donne à tout citoyen du Canada et à toute personne ayant le statut de résident permanent du Canada le droit de déménager et d'élire domicile dans n'importe quelle province(5).

Monopole fédéral des ressources - Il ressort clairement de l'aperçu du programme d'immigration actuel du Canada que nous avons tracé plus haut que seul le gouvernement fédéral a les ressources voulues pour maintenir un tel programme. Celui-ci a établi, dans plus de 60 missions à l'étranger, des infrastructures pour traiter les demandes d'immigrants et de visiteurs. Des systèmes informatiques sont en cours d'installation dans plusieurs de ces missions, et un vaste réseau d'ordinateurs relie, au Canada, les bureaux d'immigration et les points frontaliers. Pour être efficaces, il faut que ces systèmes, très coûteux, soient intégrés en un réseau national.

Il se peut aussi, dans le même ordre d'idée, que le gouvernement fédéral soit le mieux placé pour mener à bien, avec chaque région du pays et les nombreux groupes d'intérêt, les consultations étendues qui précèdent l'établissement des niveaux d'immigration et le rajustement d'autres aspects de la politique d'immigration.

Souplesse - Le système actuel offre aux deux paliers de gouvernement énormément de souplesse. À une extrémité, la seule province qui ait souhaité jouer un rôle très actif dans ce domaine, le Québec, a pu le faire au point de sélectionner directement un grand nombre d'immigrants et de maintenir une présence à l'étranger. À l'autre extrémité, la province à laquelle 50 p. 100 des immigrants au Canada se destinent, l'Ontario, n'a pas même (jusqu'ici du moins) senti le besoin de conclure un accord avec le gouvernement fédéral en matière d'immigration. L'Ontario n'a pas de critères d'immigration propres et ne participe pas à la sélection des immigrants à l'étranger. Il en va de même des autres provinces, même celles qui ont conclu des accords, à l'exception du Québec.

Des activités de ce genre sont envisageables dans le système actuel advenant que les provinces changent d'avis. Il se peut que, un jour ou l'autre, l'Ontario, la Colombie-Britannique et l'Alberta décident de suivre l'exemple du Québec; les modalités constitutionnelles actuelles le permettraient. Par contre, les plus petites provinces, pour qui l'envoi d'agents d'immigration à l'étranger serait probablement trop onéreux, ne se sentent pas obligées d'en faire autant; elles profitent pourtant de ce programme en accueillant les immigrants qui décident de s'y installer.

Avantages pour le Québec - Le Québec profite de deux grandes façons de la situation actuelle. Cette province a, comme nous l'avons signalé, établi son propre système de points pour les immigrants indépendants. Cela lui permet d'insister sur des facteurs qui n'ont pas la même importance dans le barème fédéral ou n'y figurent pas. La connaissance du français, les perspectives d'emploi du conjoint, la présence d'amis ou de parents qui habitent au Québec et la présence de très jeunes enfants dans une famille en sont des exemples. Le Québec trie également les réfugiés et établit ses propres conditions concernant la situation financière des parrains.

Tout en déterminant un certain nombre de critères de sélection, le Québec profite, tant au pays que sur la scène internationale, des vastes infrastructures du Canada. Des fonctionnaires fédéraux se chargent, au pays, des enquêtes et de l'application des lois, y compris des examens aux ports d'entrée. À l'étranger, les missions canadiennes collaborent avec le Québec au sujet des immigrants qui s'y destinent. Les dossiers sont transmis aux bureaux du Québec par les missions auxquelles les demandes ont été présentées. Les bureaux canadiens et québécois se chargent mutuellement des examens préliminaires et s'échangent les dossiers d'immigrants éventuels. Les examens médicaux se font sous surveillance fédérale, tout comme les vérifications judiciaires et les enquêtes de sécurité. Il est évident que si le Québec, ou toute autre province, devait se charger seul de tout le processus d'immigration, cela aurait d'énormes conséquences financières.

   C. Désavantages du statu quo

Lourdeur administrative - Il ne fait pas de doute que les modalités actuelles de partage des compétences dans le domaine de l'immigration peuvent alourdir le processus et entraîner des retards. Un parrain québécois doit, par exemple, traiter avec deux bureaucraties au lieu d'une seule, comme ce serait d'ailleurs le cas dans le reste du Canada si d'autres provinces décidaient de jouer un rôle actif dans ce domaine. Des retards peuvent survenir, à l'étranger, dans les missions où aucun agent du Québec n'est affecté en permanence pendant que les dossiers vont d'une mission à une autre. Les candidats doivent parfois attendre la visite périodique d'un agent du Québec dans la région, ce qui peut occasionner des délais; ils doivent aussi parfois se déplacer sur de grandes distances. La présence des deux services, fédéral et provincial, peut aussi mener à des chevauchements et du double emploi, surtout lorsque, dans le cas des requérants de la catégorie de la famille, les deux désirent interviewer le requérant.

Contrôle fédéral - Le partage des compétences entraîne à n'en pas douter une érosion du contrôle fédéral sur l'ensemble du programme. Le gouvernement fédéral a annoncé, par exemple, en janvier 1991, qu'aucune nouvelle demande d'immigrant indépendant ne serait acceptée parce qu'il suffisait de traiter les dossiers en main pour atteindre le plafond fixé pour 1991. Le système de points devait servir de mécanisme pour arriver à ce résultat. Comme le Québec a son propre système de points pour les immigrants indépendants, la décision du gouvernement fédéral ne pouvait toutefois pas s'étendre aux immigrants dont les demandes sont traitées par cette province. L'érosion du contrôle fédéral n'est peut-être pas encore excessive, mais cela pourrait changer à l'avenir (voir ci-après).

Contrôle provincial - Du point de vue d'une province, le système actuel pourrait paraître ou devenir contraignant parce qu'il échappe à son contrôle. C'est le gouvernement fédéral qui établit, par exemple, l'admissibilité à la catégorie de la famille, tout comme les critères d'admission des entrepreneurs et investisseurs. Une province qui voudrait encourager l'immigration de familles chez elle en élargissant les liens de parenté admissibles n'auraient donc pas les moyens de le faire. À l'heure actuelle une province peut, de même, prendre des mesures pour attirer des immigrants de la composante à caractère économique chez elle, mais les décisions finales concernant les critères et l'admission relèvent du gouvernement fédéral. C'est aussi lui qui, en général, établit les niveaux d'immigration. Bien que les provinces soient consultées, l'une ou l'autre pourrait se trouver en désaccord avec l'opinion dominante.

Pièges de la souplesse - L'une des raisons pour lesquelles le système actuel fonctionne raisonnablement bien c'est que, pour l'instant, seul le Québec exploite pleinement la souplesse qu'il offre. La principale raison qui explique le succès du système pourrait donc, en fin de compte, selon ce que les autres provinces feront, donner lieu à de sérieux problèmes. Deux systèmes d'immigration se côtoient pour une bonne part au Canada à l'heure actuelle: l'un pour le Québec, l'autre pour le reste du Canada. Qu'arriverait-il si la Colombie-Britannique, l'Alberta et l'Ontario établissaient leurs propres systèmes de points et ouvraient des bureaux d'immigration à l'étranger? L'enchevêtrement des règles et des modalités administratives qui en résulterait risquerait fort de rendre impossibles l'établissement de politiques d'immigration nationales et le contrôle des niveaux d'immigration. D'autre part, étant donné la mobilité garantie par la Charte, les actions d'une province pourraient avoir des incidences imprévues sur celles d'une autre, lorsque les immigrants admis par la première déménagent dans celle qui, parce que ses règles diffèrent, ne les auraient peut-être pas acceptés au départ.

COMPÉTENCE FÉDÉRALE EXCLUSIVE

   A. Description

Pour donner au gouvernement fédéral la compétence exclusive en matière d'immigration, il faudrait modifier l'article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans la mesure où la Loi sur l'immigration n'oblige qu'à consulter les provinces, il ne semble toutefois pas nécessaire de la modifier. Des accords prévoyant des modalités de consultation, des comités conjoints et autres choses du genre, comme ceux qui existent actuellement entre le Canada et les provinces autres que le Québec, demeureraient possibles. Par contre, une province ne pourrait apparemment pas adopter des mesures législatives ou règlements, comme le Québec l'a fait, pour établir un système de points et réglementer d'autres aspects de l'immigration chez elle. Les provinces désireuses d'encourager l'immigration pourraient vraisemblablement ouvrir des bureaux à l'étranger et faire de la publicité à cette fin; elles pourraient même recevoir des demandes en vue de les transmettre aux agents canadiens pour leur traitement.

   B. Avantages de la compétence fédérale exclusive

Reflet de la réalité - Conjuguée à la consultation des provinces au sujet des politiques et niveaux(6), la compétence fédérale exclusive sur l'immigration correspondrait à la réalité actuelle pour neuf des dix provinces du Canada, c'est-à-dire une situation où le gouvernement fédéral adopte et applique toutes les lois concernant l'immigration. Outre qu'elle correspond au fait que les gens immigrent d'abord dans un pays, plutôt que dans une province, elle ne va pas à l'encontre du droit à la mobilité garanti par la Charte.

Maintien de normes nationales - La compétence fédérale exclusive éviterait la situation hypothétique décrite ci-dessus où un certain nombre de provinces pourraient, en exerçant leur compétence en matière d'immigration, faire en sorte qu'il soit difficile, sinon impossible, pour le gouvernement fédéral de gérer un programme national cohérent et, en particulier, de fixer et respecter des niveaux d'immigration. Même si le gouvernement fédéral pourrait, il va de soi, tenir compte des demandes et besoins des provinces(7), les règles uniformes permettraient aux gens d'entrer au Canada quel que soit leur province de destination.

Élimination du double emploi - Sous un régime de compétence fédérale exclusive, tous les requérants à l'étranger et les parrains au Canada n'auraient à traiter qu'avec un palier de gouvernement. Cela éliminerait donc le double emploi de ressources qu'entraînent l'affectation d'agents provinciaux à l'étranger et le personnel supplémentaire au pays.

   C. Désavantages de la compétence fédérale exclusive

Piètre reflet de la réalité québécoise - Même si la compétence fédérale exclusive refléterait la situation actuelle vis-à-vis neuf des dix provinces, la réalité est toute autre pour le Québec. Comme nous l'avons vu, le Québec a réussi à obtenir, sous le régime actuel, un degré élevé d'autonomie qu'il serait impensable, sur le plan politique, pour lui d'abandonner. Il y est d'ailleurs parvenu tout en bénéficiant de la structure établie et maintenue par le gouvernement fédéral pour mener à bien le programme d'immigration.

COMPÉTENCE PROVINCIALE EXCLUSIVE

   A. Description

Pour donner aux provinces la compétence exclusive dans le domaine de l'immigration, il faudrait modifier l'article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 et faire de ce domaine la prérogative des seules provinces. Il faudrait aussi que chaque province remplace (ou adopte) la Loi sur l'immigration fédérale. Les provinces devraient se doter de services internes pour veiller à l'application de la loi et, pour celles qui désirent sélectionner les immigrants, ouvrir des bureaux à l'étranger. Elles devraient aussi se doter de dispositifs pour traiter, au Canada, les demandes de statut de réfugié.

   B. Avantages de la compétence provinciale exclusive (8)

Contrôle - La compétence exclusive des provinces leur permettrait d'exercer un contrôle direct à la fois sur le nombre et le type d'immigrants admis dans chacune. Les provinces qui désirent davantage de gens d'affaires ou de travailleurs possédant des compétences particulières pourraient les privilégier. Celles dont l'économie est en pleine expansion pourraient décider d'accepter plus d'immigrants et celles dont l'économie stagne, d'en accepter moins. Les provinces pourraient créer de nouvelles catégories d'immigrants, ou élargir les catégories actuelles, selon leur gré.

   C. Désavantages de la compétence provinciale exclusive

Multiplicité des lois et politiques - L'enchevêtrement législatif évoqué comme possibilité advenant que davantage de provinces se prévalent de la souplesse offerte par le régime actuel serait presque inévitable si les provinces obtenaient la compétence exclusive à moins qu'elles acceptent d'adopter des lois uniformes (Qu'aurait-on gagné dans ce cas?). Le contrôle des niveaux d'immigration, des politiques et du dispositif national d'application semble impossible s'il y a trois, sept ou dix lois différentes sur l'immigration.

Dépenses - L'administration d'un programme actif d'immigration entraînerait pour les provinces des frais, tant au pays qu'à l'étranger, qui sont actuellement assumés par le gouvernement fédéral. Même si les modalités actuelles font déjà porter par le Québec une partie de ces frais, il lui faudrait absorber des coûts additionnels à l'égard des examens médicaux, des enquêtes de sécurité et des vérifications judiciaires dont le palier fédéral se charge en ce moment. Le Québec pourrait aussi sentir le besoin d'ouvrir d'autres bureaux à l'étranger puisqu'il ne pourrait plus compter sur les bureaux canadiens pour leur transmettre les dossiers. Pour les autres provinces, tous les frais engagés au pays et à l'étranger seraient entièrement nouveaux.

Portée restreinte du programme - Aucune province ne pourrait, à elle seule, espérer offrir la gamme de services d'immigration à l'étranger que le gouvernement fédéral offre actuellement. Le choix des emplacements à l'étranger devrait donc se faire très soigneusement; il en résulterait inévitablement des difficultés accrues pour les immigrants éventuels (qui éprouvent déjà de nombreuses difficultés même avec 60 missions pour les servir). Il est aussi prévisible que les pressions de Canadiens désireux de parrainer des parents augmenteraient, tout comme les accusations de discrimination à la suite d'une réduction du nombre de missions à l'étranger(9).

Double emploi - Un tel système semble multiplier les risques de double emploi. Les grandes provinces voudraient-elles toutes ouvrir des bureaux d'immigration à l'étranger? Les petites provinces coopéreraient-elles entre elles et ouvriraient-elles des bureaux communs? Chaque province ou groupe de provinces établirait-il des systèmes distincts d'examen médical, d'enquête de sécurité et de vérification judiciaire? Un étranger qui désire voyager d'un bout à l'autre du pays serait-il obligé d'obtenir dix visas de visiteur différents? Les bureaux provinciaux se battraient-ils entre eux pour attirer les immigrants les plus intéressants?

Problèmes d'application des lois - L'actuelle Loi sur l'immigration renferme, sur les personnes non admissibles, plusieurs dispositions dont le but est d'exclure les immigrants et visiteurs indésirables ou, s'ils arrivent à entrer au pays, de pouvoir les en expulser. Ces règles sont appliquées à l'échelle nationale. Si les critères d'admissibilité d'une (ou de plusieurs) des provinces différaient, il en résulterait de la confusion et des échappatoires puisque les immigrants chercheraient à se faire admettre par la province la moins exigeante pour ensuite aller s'installer dans leur province de destination réelle.

Érosion de l'identité nationale - Il est possible que si les provinces avaient un rôle trop grand dans le domaine de l'immigration la loyauté provinciale éclipserait le patriotisme national.

ASYMÉTRIE

   A. Description

Sur le plan des compétences fédérales/provinciales, l'asymétrie pourrait se définir comme une situation où une province jouit de pouvoirs que les autres provinces n'ont pas. Comme le montre clairement tout ce qui précède, l'utilisation faite du partage des compétences en matière d'immigration donne lieu, à l'heure actuelle, à une situation "asymétrique": outre qu'il établit ses propres critères de sélection pour les immigrants indépendants et ses propres exigences financières pour les parrains, le Québec a ses propres bureaux à l'étranger, et ainsi de suite. Les autres provinces ne font rien de tout cela (bien qu'il soit théoriquement possible, comme nous l'avons signalé, pour certaines d'entre elles, sinon toutes, de conclure des ententes semblables avec le gouvernement fédéral).

L'asymétrie de fait qui existe actuellement pourrait-elle ou devrait-elle devenir une asymétrie de droit? Il serait possible de modifier l'article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour que le gouvernement fédéral ait compétence sur l'immigration en général et que le Québec seul jouisse d'une compétence concurrente. Dans un tel scénario, il serait tenu pour acquis que le gouvernement fédéral a la prépondérance.

   B. Avantages de l'asymétrie constitutionnelle

Enchevêtrement législatif écarté - Les conséquences négatives anticipées si toutes les provinces ou un grand nombre d'entre elles se prévalaient des pouvoirs sur l'immigration que le Québec exerce seraient écartées. Le pays continuerait ainsi d'avoir des lois, des politiques et une bureaucratie nationales, sauf que les immigrants destinés au Québec seraient traités différemment. C'est essentiellement ce qui se passe depuis 20 ans.

   C. Désavantages de l'asymétrie constitutionnelle

Changement exclu - Même si les autres provinces ne participent pas actuellement à la sélection des immigrants à l'étranger, il ne serait pas possible de changer cette situation advenant que certaines d'entre elles le jugent avantageux à l'avenir.

Politiquement inacceptable? - Même si, en dehors du Québec, les provinces n'exercent actuellement pas grands pouvoirs en matière d'immigration, il pourrait s'avérer politiquement impossible à la plupart des provinces anglophones, pour des questions de principe, de perpétuer une situation de fait en l'enchâssant dans la Constitution.

ASYMÉTRIE ASSORTIE DE LA PRÉPONDÉRANCE PROVINCIALE

   A. Description

Dans la partie qui précède, nous partions du principe que seul le Québec continuerait de revendiquer sa part de compétences en matière d'immigration et que la prépondérance fédérale serait maintenue. Dans un régime de prépondérance provinciale, en cas de conflit entre une loi fédérale et une loi du Québec, cette dernière l'emporterait cependant dans cette province.

   B. Avantages de l'asymétrie assortie de la prépondérance provinciale

Contrôle accru - Le Québec pourrait adopter, à l'égard de l'admissibilité, de la santé ou des dossiers judiciaires, des critères différents du reste du Canada. Il pourrait interdire des immigrants admissibles par ailleurs en vertu de droit canadien (si le Québec adoptait, par exemple, une définition plus restrictive de la catégorie de la famille).

   C. Désavantages de l'asymétrie assortie de la prépondérance provinciale

Érosion du contrôle - Le contrôle du fédéral sur les lois et politiques d'immigration diminuerait dans la mesure où le Québec adopterait des lois divergentes. Si les conditions d'admission du Québec étaient moins rigoureuses, les immigrants s'empresseraient d'entrer au Canada par le biais de cette province. Des problèmes d'application des règles surgiraient si les critères concernant les dossiers judiciaires, la sécurité ou la santé différaient.

Politiquement inacceptable? - Les observations formulées sous la rubrique de l'asymétrie assortie de la prépondérance fédérale demeurent tout aussi, sinon plus, applicables à cette option constitutionnelle.

MISE À JOUR DU DOSSIER CONSTITUTIONNEL

Dans Bâtir ensemble l'avenir du Canada, publié en septembre 1991, le gouvernement fédéral faisait deux propositions en matière d'immigration. Dans sa première proposition, il indiquait qu'il était prêt à négocier avec toutes les provinces des ententes bilatérales qui tiendraient compte des besoins particuliers de chacune. Dans la deuxième proposition, le gouvernement indiquait que l'entente conclue avec la province de Québec, soit l'Accord Canada-Québec, serait inscrite dans la Constitution, tout comme le serait toute entente négociée.

Le Rapport du consensus sur la Constitution intervenu à Charlottetown le 28 août 1992 reprenait ces propositions. Puis, une fois reformulées aux fins du projet de texte juridique du 9 octobre 1992, les dispositions sur l'immigration reflétaient presqu'en tout point celles de l'Accord du lac Meech de 1987, à deux additions et à une modification près. Les nouvelles dispositions précisaient que, sur demande du gouvernement d'une province, le gouvernement du Canada devait négocier un accord avec celui-ci dans un délai raisonnable et que toute province devait bénéficier d'un traitement égal à celui d'une autre province partie à un tel accord, compte tenu de ses besoins particuliers.

Le projet de texte juridique de 1992 était différent de celui de l'Accord du lac Meech en ce qu'il permettait de modifier les dispositions sur l'immigration au moyen de la formule normale; l'Accord du lac Meech accordait un droit de veto sur ces modifications à toute province partie à un accord d'immigration ayant force de loi au moment de sa signature.

L'échec de l'entente de Charlottetown, le 26 octobre 1992, a naturellement pour conséquence d'empêcher toute "constitutionnalisation" des accords d'immigration existants ou futurs, mais il n'empêche pas la signature d'accords entre le Canada et d'autres provinces ou d'accords visant à élargir la portée des accords existants. De fait, le projet de loi C-86 élargit le cadre de tels accords.


(1) Le projet de loi C-86, qui a franchi l'étape de la première lecture à la Chambre des communes le 16 juin 1992, modifierait presque tous les aspects de la Loi, sans toutefois en changer la portée.

(2) À titre de comparaison, indiquons que la première loi canadienne sur l'immigration, en 1869, comptait 14 pages et que sa version moderne atteignait, en 1952, 34 pages.

(3) À Bangkok, Bruxelles, Buenos Aires, Hong Kong, Lisbonne, Londres, Mexico, New York et Paris.

(4) Le paragraphe 114(4) de la Loi sur l'immigration stipule que: "Il est interdit, dans le cadre de la présente loi et de ses règlements, d'assortir le droit d'établissement de l'obligation de résider dans une région donnée". Le projet de loi C-86 contient une disposition prévoyant que l'octroi d'un visa d'immigration pourrait être assujetti à certaines conditions relatives à la profession ou à la résidence.

(5) Ce droit est assujetti aux "limites raisonnables" prévues par l'article 1 de la Charte, mais comme la disposition n'est pas visée par la mesure dérogatoire (article 33), ni le Parlement, ni aucune assemblée législative ne peut l'outrepasser.

(6) Si les provinces n'étaient pas consultées, ce serait faire fi du fait que, à cause de son incidence sur les écoles, les services sociaux, la demande de logements, l'emploi, etc., l'immigration les touche directement.

(7) Le système actuel permet au gouvernement fédéral, par exemple, de changer les critères d'admission pour les travailleurs indépendants en fonction des besoins régionaux en main-d'oeuvre.

(8) Il est intéressant de noter que le Rapport Allaire, Un Québec libre de ses choix, que le Parti libéral du Québec a rendu public en janvier 1991, n'inclut pas l'immigration dans la liste des pouvoirs dont la province aurait l'exclusivité. (Il va cependant de soi que le contrôle absolu de ses frontières est un attribut essentiel d'un État indépendant de nos jours.)

(9) Malgré ses nombreuses missions, le gouvernement fédéral fait périodiquement l'objet de critiques à cause de sa présence plus limitée en Inde et en Afrique qu'en Europe et aux États-Unis.