BP-279F
LES DROITS DE LA PERSONNE
ET
Rédaction :
TABLE
DES MATIÈRES DE LA CONFÉDÉRATION À LA DÉCLARATION DES DROITS L'ÈRE DE LA DÉCLARATION DES DROITS LES DROITS DE LA PERSONNE ET LES TRIBUNAUXUniversellement reconnue en principe, la notion de « droits de la personne » est difficile à définir et il ny a pas de consensus quant à la façon de laborder. Le terme « droit » lui-même prête à confusion. Parfois perçu comme quelque chose de naturel ou dinaliénable (comme appartenant naturellement à lêtre humain), il est aussi pris dans son sens juridique le plus strict, comme étant une fabrication et de ce fait susceptible dêtre éliminé ou modifié (par un contrat ou une loi, par exemple). Le détenteur aurait droit à quelque chose quun autre doit, en contrepartie, lui fournir. La notion contemporaine des « droits de la personne » qui lemporte aujourdhui découle de la doctrine des « droits naturels » exposée par des philosophes libéraux comme John Locke. Il peut être utile de faire quelques généralisations à cet égard. Les droits de la personne correspondent en gros aux revendications individuelles et collectives en vue daccéder au pouvoir et aux richesses et dobtenir le respect dautrui. Ces droits sont justifiables tant sur le plan juridique que sur le plan moral, et tout être humain y a droit du seul fait de sa nature. La plupart des droits font lobjet de limites ou de réserves, habituellement en raison du fait que tout privilège découlant dun droit entraîne lobligation de reconnaître les droits dautrui. Malgré ces généralisations, il y a des divergences dopinion sur la nature précise des droits de la personne. La question de la primauté des droits civils et politiques sur les droits économiques, sociaux et culturels demeure(1). Et le débat se poursuit entre ceux pour qui les droits de la personne sont purement personnels et ceux qui y voient des droits collectifs. Certains prétendent également quon attacherait trop dimportance aux droits individuels et pas assez aux rapports avec les autres ou aux devoirs de chacun au sein de la société. Enfin, il y a aussi la question de savoir si les droits sont transculturels ou sils varient dune culture à lautre. Il va de soi quaucune de ces questions ne sera jamais tranchée à la satisfaction de tous, ce qui risque de freiner la promotion des droits de la personne. Mais il nest pas forcé quil en soit ainsi. Les tensions entre l« éthique universelle » et les cultures locales existeront sans doute toujours, mais cela nest pas nécessairement négatif. Reconnaître le fait que les principes universels des droits de la personne découlent souvent dexpériences, de croyances et de coutumes locales pourrait être une façon positive daborder la question(2). Promouvoir, protéger et faire respecter les droits de la personne sont la responsabilité de lÉtat. Les controverses autour de ces droits, comme celles dont nous venons de parler, se règlent rarement par lapplication des principes traditionnels du droit. Les États tendent à répartir ces droits en quatre grandes catégories : 1) les droits politiques, qui englobent habituellement la liberté dassociation, de réunion et dexpression, la liberté de la presse, et la liberté de conscience et de religion; 2) les droits juridiques, soit légalité devant la loi, lapplication régulière de la loi, la protection contre larrestation arbitraire, le droit à un procès équitable et le droit aux services dun avocat; 3) les droits économiques, tels que le droit à la propriété et le droit de contracter; et 4) les droits à légalité, comme le droit au travail, à léducation, au logement et aux services sans distinction de race, dorigine, dâge ou de sexe. Les États ont généralement tendance à hiérarchiser les différentes catégories de droits, voire les différents droits dune même catégorie. Une distinction sétablit habituellement entre les droits fondamentaux et ceux qui ne le sont pas. Notre perception des droits de la personne est dans une large mesure modulée par notre époque et notre culture. Au XVIIIe siècle, par exemple, des textes comme le Bill of Rights en Angleterre, la Déclaration des Droits de lHomme et du Citoyen en France et le Bill of Rights aux États-Unis assuraient la protection de la liberté, de la sécurité et de la propriété. Ces « droits négatifs » résistance à lintervention ou à loppression par lÉtat ont été qualifiés de « droits de première génération ». Au XXe siècle, laccent est mis sur les droits économiques, sociaux et culturels les « droits de deuxième génération » comme le droit à lautodétermination, le droit de travailler, de se nourrir, de se vêtir et de se loger. Ces droits dits positifs, parce que leur exercice exige lintervention de lÉtat, sont des droits collectifs qui visent légalité sociale. Si les droits de première et de deuxième génération sont bien reconnus dans les instruments nationaux et internationaux des droits de la personne, ils ne sont ni acceptés ni appliqués universellement. Avec la forte mondialisation que nous connaissons, on peut dire quune troisième génération de droits est en train de prendre forme, quon pourrait appeler les droits de la solidarité planétaire. Ces droits à un environnement sain, à la paix et au développement, et à une répartition équitable des richesses vont au-delà des droits de première et de deuxième génération. Lexercice des droits de troisième génération exige la participation et la coopération de tous les acteurs de la société : particuliers, groupes sociaux, associations culturelles, milieux industriels et économiques, municipalités, gouvernements provinciaux et nationaux, et lensemble de la communauté internationale(3). Au Canada, lévolution du régime des droits sest inspirée dune part, de la tradition libérale britannique, qui se fonde sur les lois générales et les parlements élus et, dautre part, sur la tradition libérale américaine, qui sappuie sur une constitution écrite et sur les tribunaux. Pour bien analyser les différents mécanismes de protection des droits de la personne au Canada, il est utile détablir trois périodes distinctes. Dans la première, qui va de la Confédération à 1960, les législateurs fédéraux et provinciaux étaient les premiers responsables de la sauvegarde des droits et principes hérités du Royaume-Uni. Les tribunaux ne jouaient alors quun rôle mineur en préservant les principes de common law qui sétaient développés pour protéger ces droits. Malgré lexistence de bases juridiques permettant dagir, les tribunaux et les législateurs préféraient en général éviter daborder les questions liées aux droits de la personne, sauf comme points périphériques. La deuxième période a commencé avec lavènement de la Déclaration canadienne des droits et ladoption de codes de droits de la personne aux niveaux fédéral et provincial. Les assemblées législatives ont alors expressément invité les tribunaux à jouer un plus grand rôle dans le règlement des litiges liés aux droits de la personne, mais leur initiative na en pratique produit aucun résultat. Il a fallu attende ladoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, soit au début de la troisième période, pour que les tribunaux obtiennent le mandat constitutionnel dont ils estimaient avoir besoin pour se prononcer sur la validité des mesures législatives, comme ils le font maintenant afin de sassurer quelles respectent les droits et libertés conférés par la Charte. DE LA CONFÉDÉRATION À LA DÉCLARATION DES DROITS Il a été décidé, au moment de la Confédération, que le Canada adopterait la forme de gouvernement parlementaire qui sétait développée au Royaume-Uni et dont lun des principes dominants était la doctrine de la suprématie parlementaire, en vertu de laquelle le pouvoir législatif était habilité à déterminer les attributions des pouvoirs exécutif et judiciaire. Le Canada a adopté ce principe dans le préambule de lActe de lAmérique du Nord Britannique, maintenant connu sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867, où il est précisé que le pays doit se doter dune constitution « reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». Cela signifie donc que la constitution canadienne comprend implicitement les éléments non écrits de la constitution britannique, y compris les notions de primauté du droit et de suprématie parlementaire. Cette dernière notion ne pouvait cependant pas sappliquer au Canada exactement de la même façon quau Royaume-Uni : le Canada étant un État fédéral, aucune assemblée législative ny possédait lautorité suprême dans tous les domaines. Le Parlement fédéral et les assemblées provinciales ne détenaient le pouvoir que dans les champs de compétence que la Constitution leur attribuait. La Loi constitutionnelle de 1867 prévoyait également létablissement, par le gouvernement fédéral, dun pouvoir judiciaire chargé non seulement des fonctions traditionnelles de règlement des litiges entre les individus et dinterprétation des lois en fonction de lintention des législateurs, mais aussi dune troisième fonction découlant du régime fédéral du nouveau pays : le règlement des litiges relatifs à la division constitutionnelle des pouvoirs entre le Parlement fédéral et les assemblées législatives provinciales. Ainsi, au moment de la Confédération, les relations entre les tribunaux et les autres organes du gouvernement étaient clairement définies. Le Parlement fédéral et les assemblées provinciales faisaient les lois, lexécutif les appliquait et le judiciaire navait dautre fonction que dinterpréter ces lois établies et administrées par les autres organes du gouvernement. De plus, jusquen 1949, cétait le Comité judiciaire du Conseil privé dAngleterre plutôt que la Cour suprême qui constituait le tribunal de dernière instance du Canada. La Loi constitutionnelle de 1867 ne fait aucune mention précise de droits de la personne ou de libertés fondamentales. Bien que le paragraphe 92(13) confère aux assemblées provinciales le pouvoir de légiférer en matière de propriété et de droits civils, la Loi ne mentionne aucun droit civil individuel. Elle confère certains droits collectifs relatifs à létablissement et à lexploitation décoles confessionnelles (catholiques et protestantes) et à lutilisation de langlais et du français, mais il faut bien admettre que les tribunaux nont pas fait grand-chose pour assurer le respect de ces garanties avant tout récemment. Vers le début du XXe siècle, certains juristes étaient davis que le préambule de la loi constitutionnelle transmettait aux Canadiens la tradition des libertés civiles qui sétait développée au Royaume-Uni avant 1867 et qui faisait partie de la constitution non écrite de ce pays. Comme nous le verrons, cependant, les tribunaux rejetaient cette interprétation de la Constitution lorsquil nétait pas clair que telle avait été lintention de ses auteurs, surtout à un moment où le principe de la suprématie parlementaire était devenu quasi sacré. Durant cette période, les juges ont en général estimé quil ne leur appartenait pas dempêcher les violations législatives des droits de la personne, sauf si les lois sur lesquelles ces violations se fondaient étaient contraires à la division constitutionnelle des pouvoirs. En 1899, par exemple, le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres a infirmé une loi de la Colombie-Britannique interdisant aux personnes dorigine chinoise de travailler dans les mines parce quelle empiétait sur les pouvoirs fédéraux en matière de naturalisation et détrangers. Par ailleurs, le Comité judiciaire a confirmé une autre loi de la Colombie-Britannique qui privait du droit de vote les Canadiens dorigine asiatique, estimant quelle sinscrivait dans le cadre des compétences provinciales. Dans les deux cas, le Comité, sappuyant sur le principe de la suprématie parlementaire, avait noté que les juges navaient pas à se prononcer sur le bien-fondé des mesures législatives en cause. Les tribunaux laissaient donc toutes les décisions de nature politique aux législateurs, même dans les domaines dits de common law que le Parlement navait jamais abordés et qui navaient fait lobjet que de décisions strictement judiciaires. Sans instructions législatives explicites, les juges nétaient pas disposés à déclarer immorales ou illégales les violations des droits de la personne. Ainsi, dans le domaine de la discrimination raciale, la Cour suprême du Canada a toujours appuyé les principes de la liberté du commerce et des contrats, indépendamment du caractère flagrant de la discrimination qui en résultait. Dans laffaire Christie c. York Corporation, [1940] R.C.S. 139, un Noir quon avait refusé de servir dans une taverne a réclamé des dommages-intérêts pour lhumiliation subie, en se fondant sur le principe de la responsabilité délictuelle de la common law. La Cour suprême la débouté, estimant quen vertu du principe de la liberté du commerce, les marchands sont libres de traiter comme ils lentendent un membre du public. La même année, la Cour dappel de la Colombie-Britannique a également jugé que toute personne pouvait mener ses affaires au mieux de ses propres intérêts, même si cela lamenait à agir dune manière discriminatoire à légard de certains clients, exclusivement en fonction de leur race ou de la couleur de leur peau. Cependant, à partir des années 30, quelques juges ont essayé de se servir du préambule de la Constitution pour trouver, en sus des principes de la common law, de nouveaux moyens de protéger les droits de la personne au Canada. Dans laffaire de lAlberta Press Bill, le gouvernement fédéral a demandé à la Cour suprême du Canada de se prononcer sur la constitutionnalité dun ensemble de mesures législatives adoptées par le gouvernement du Crédit social en Alberta pour tenter de sortir la province de la crise économique de 1929. Lune de ces mesures conférait à un organisme provincial, le Social Credit Board, le pouvoir dinterdire la publication dun journal, de lobliger à imprimer des corrections à des articles jugés inexacts et de lempêcher de publier des articles de personnes portées sur une « liste noire ». Le gouvernement de lAlberta justifiait ces dispositions en affirmant que les réformes monétaires quil cherchait à mettre en oeuvre ne pouvaient être efficaces que si la population y croyait. La Cour suprême a jugé unanimement, en se fondant sur la division constitutionnelle des pouvoirs, que les mesures en cause étaient inconstitutionnelles parce quelles empiétaient sur les pouvoirs fédéraux en matière de banques, dintérêt et de monnaie légale. Cependant, ce jugement se distinguait par le fait que trois des juges estimaient également que les mesures législatives étaient contraires au principe, garanti par la Constitution, de la liberté de la presse. Le juge en chef Duff a basé son opinion à cet égard sur le fait que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 transmettait au Canada les libertés civiles du Royaume-Uni, y compris la liberté de la presse et la liberté dexpression. De plus, il était davis que la Constitution établissait la Chambre des communes à titre de corps représentatif élu, devant donc nécessairement agir sous linfluence de lopinion publique, et que la liberté de la presse était par conséquent un élément essentiel de la démocratie. La « doctrine Duff » nétait cependant pas conciliable avec le principe de la suprématie parlementaire et elle a, de ce fait, été rejetée par la majorité des juges de la Cour suprême. Pour admettre lexistence dune déclaration de droits implicite pouvant être mise en vigueur par les tribunaux, il aurait fallu restructurer en profondeur le régime politique canadien et reconnaître les principes constitutionnels appliqués par les juges britanniques. En faisant respecter les libertés civiles par voie judiciaire, on aurait en définitive limité les pouvoirs du Parlement et des assemblées législatives et remis en question toute la notion de la suprématie parlementaire. De plus, parce quune déclaration de droits implicite aurait consisté en principes abstraits et en jugements portant sur la nature de tels principes, elle aurait été encore moins claire quune déclaration écrite. Par conséquent, le pouvoir judiciaire canadien de lépoque a naturellement préféré sabstenir demprunter cette voie aussi audacieuse quinconnue. De ce fait, la Cour suprême du Canada, même lorsquelle est devenue la dernière instance judiciaire du pays après 1949, na rendu de jugements favorables aux libertés civiles quen fonction de la division constitutionnelle des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces. LÈRE DE LA DÉCLARATION DES DROITS Après la Seconde Guerre mondiale, la question des droits de la personne a pris une place de premier plan parmi les préoccupations tant nationales quinternationales. Non seulement les Canadiens avaient-ils été témoins datrocités commises dans dautres pays, mais la suspension des droits des Canadiens dorigine japonaise, la confiscation de leurs biens et leur internement pendant la guerre avaient profondément sensibilisé la population à la question des droits de la personne. Il convient ici dexaminer brièvement les documents internationaux les plus importants relatifs aux droits de la personne qui ont été adoptés après la guerre, car il ne faudrait pas sous-estimer leurs effets sur les lois et les pratiques nationales. La révélation des crimes commis par les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale a joué le rôle de catalyseur dans ladoption par les Nations Unies, en 1948, de la Déclaration universelle des droits de lHomme. Le principal objectif de ce document était dénoncer, en termes généraux, les droits fondamentaux de tous les êtres humains : le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, le droit à la vie privée, le droit à la propriété ainsi que la liberté dexpression, de religion, de circulation, de conscience et de réunion pacifique. Même si, comme son titre lindique, la Déclaration universelle ne constitue quun document déclaratoire ne liant pas les pays membres des Nations Unies, elle a pris sa place dans le droit coutumier international et, de ce fait, inspiré les nombreux documents internationaux sur les droits de la personne qui ont suivi. En 1966, lAssemblée générale des Nations Unies a ajouté trois documents à la Déclaration universelle : le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole facultatif du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces documents sont désignés collectivement sous le titre de Charte internationale des droits de lHomme. Le principal effet des documents de 1966 a été de préciser et détendre les droits énoncés dans la Déclaration universelle et détablir des mécanismes de mise en vigueur par lentremise des Nations Unies. Le Canada a joué un rôle actif à cet égard et a depuis déployé dimportants efforts pour protéger ces droits à léchelle nationale. Par suite de la prise de conscience, par le public canadien, de la nécessité de protéger les droits de la personne au Canada et en raison de la réticence évidente du pouvoir judiciaire à prendre position sur cette question, il incombait au Parlement fédéral et aux assemblées législatives provinciales dadapter les lois du pays aux engagements que ce dernier avait pris à léchelle internationale. Comme nous lavons noté plus haut, la Loi constitutionnelle de 1867 ne mentionne pas directement le domaine des droits de la personne dans sa répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces. Les dispositions les plus susceptibles dêtre rattachées à ce domaine concernent le pouvoir fédéral « de faire des lois pour la paix, lordre et de bon gouvernement » (art. 91) et le pouvoir provincial en matière de propriété et de droits civils (art. 92). En raison de ce chevauchement de compétences, les deux paliers de gouvernement se sont intéressés aux droits de la personne, mais ce sont les provinces qui ont le plus souvent pris linitiative. La première loi contemporaine sur les droits de la personne a été adoptée en Ontario en 1944; il sagit de la Racial Discrimination Act, qui interdisait la publication, laffichage et la diffusion de tout matériel reflétant une intention de discrimination fondée sur la race ou la croyance. Cette mesure revêtait une importance particulière parce que, pour la première fois, une assemblée législative provinciale y déclarait explicitement que la discrimination raciale et religieuse était contraire à la politique du gouvernement et, par conséquent, que lappareil judiciaire ne pouvait plus simplement subordonner les droits de la personne à des intérêts commerciaux, contractuels ou relatifs à des biens. En 1947, la Saskatchewan a adopté la première déclaration des droits au Canada qui, en sus de ses dispositions anti-discrimination, proclamait des droits politiques tels que le droit de vote, la liberté de religion et dexpression, la liberté de la presse, la liberté de réunion et dassociation, et la protection contre larrestation et la détention arbitraires. Cette mesure ambitieuse avait cependant le grand inconvénient de manquer dune procédure efficace de mise en vigueur. Elle a été suivie par ladoption, dans diverses provinces, de mesures législatives portant sur lemploi et dautres pratiques, qui comprenaient des mécanismes de mise en vigueur, mais nétablissaient pas dorganismes ayant un personnel à temps plein chargé de les appliquer. Ces lois ont servi de prototypes pour les codes provinciaux modernes des droits de la personne. Au niveau fédéral, le premier ministre John Diefenbaker, fervent partisan des libertés civiles, était convaincu que le Canada avait besoin dune déclaration nationale des droits ayant priorité sur les autres lois. Malheureusement, nayant pas réussi à obtenir le large consensus provincial nécessaire pour faire inscrire une telle déclaration dans la Constitution, il a dû se contenter dune simple loi dont lapplication se limitait au champ de compétence fédéral. M. Diefenbaker croyait cependant quà cause de la nature de cette loi, les tribunaux sen serviraient pour infirmer les lois fédérales contraires à ses dispositions. La Déclaration canadienne des droits adoptée en 1960 est un document relativement simple. Larticle 1 garantit le droit à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne et à la jouissance de ses biens, à moins quune personne en soit privée par lapplication régulière de la loi; le droit à légalité devant la loi et à la protection de la loi; ainsi que la liberté de religion, de parole, de réunion et dassociation et la liberté de la presse. De plus, la Déclaration proclame que ces droits et libertés sont acquis à toute personne au Canada, indépendamment de sa race, de son origine nationale, de sa couleur, de sa religion ou de son sexe. Larticle 2 de la Déclaration canadienne des droits garantit un certain nombre de droits établis par les juges, dans le cadre de la common law, afin de protéger les libertés civiles individuelles face au système judiciaire. Par exemple, tous les Canadiens sont protégés contre la détention et lemprisonnement arbitraires. Nul ne peut être arrêté ou détenu sans en connaître la raison et toute personne arrêtée a le droit de recourir sans délai à lassistance dun avocat. Larticle 2 confirme également le droit de quiconque à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale. Enfin, larticle renferme une clause de dérogation prévoyant que toute loi du Canada doit, à moins de dispositions explicites à leffet contraire, être interprétée et appliquée de façon à ne pas porter atteinte aux droits et libertés reconnus dans la Déclaration. La Déclaration canadienne des droits posait un problème au système judiciaire : comment, dans un régime de suprématie parlementaire, une loi ordinaire pouvait-elle avoir priorité sur dautres lois ordinaires, surtout si celles-ci lui étaient postérieures? Les tribunaux ont clairement montré quils hésitaient beaucoup à appliquer la Déclaration parce quelle ne leur conférait pas le mandat constitutionnel de prononcer des jugements pouvant limiter la souveraineté traditionnelle du Parlement. En fait, sauf une seule exception digne de mention, les juges ont constamment refusé de se servir de la Déclaration canadienne des droits pour promouvoir et protéger les droits de la personne au Canada. Ils ont souvent jugé quelle ne sappliquait pas dans un cas particulier parce que les droits quelle protégeait se limitaient à ceux qui existaient au moment de son adoption. Autrement dit, les tribunaux ont donné une interprétation extrêmement étroite aux droits énoncés dans la Déclaration canadienne des droits (concept des « droits gelés »). Dans dautres cas, ils ont tout simplement refusé de déclarer des dispositions discriminatoires de lois fédérales incompatibles avec la Déclaration, surtout que ces lois se fondaient ordinairement sur des objectifs fédéraux valides sur lesquels les tribunaux navaient aucun droit de regard. Il nest donc pas surprenant de constater que, devant cette attitude des tribunaux, les provinces aient adopté durant cette période une foule de lois sur les droits de la personne dont lapplication échappait en pratique aux tribunaux et était confiée à des organismes administratifs appelés commissions ou tribunaux des droits de la personne. LOntario a été la première province à adopter, en 1962, un code de droits regroupant ses diverses mesures anti-discrimination et interdisant les distinctions fondées sur la race, la croyance, la couleur, la nationalité, lascendance ou le lieu dorigine. LOntario a en outre créé une commission dotée dun personnel à plein temps, chargée dadministrer le code. Peu de temps après, les neuf autres provinces et les deux territoires ont adopté des mesures semblables et, en 1977, le gouvernement fédéral a adopté la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui ne sappliquait que dans le champ de compétence fédéral. Bien quil existe aujourdhui des différences entre les codes de droits appliqués au Canada, les principes et les mécanismes de mise en vigueur de ces codes sont essentiellement les mêmes. Chacun interdit la discrimination fondée sur des motifs particuliers, comme la race, le sexe, lâge et la religion, dans les domaines de lemploi, du logement et des services offerts au public. Le système se base sur des plaintes présentées à une commission des droits de la personne soit par une personne estimant avoir été victime de discrimination, soit par la commission elle-même en fonction de ses propres enquêtes. Si une plainte est jugée fondée, la commission essaie en général den arriver à une entente à lamiable entre le plaignant et lintimé. Si ses efforts de conciliation naboutissent pas, un tribunal peut être constitué pour étudier le cas et rendre une décision exécutoire. Malgré les succès remportés par les commissions des droits de la personne dans la lutte contre la discrimination, on sinquiète de la capacité du système à soccuper efficacement des enjeux actuels en matière de droits de la personne. Par exemple, les institutions des droits de la personne ont été créées sur le principe que la discrimination est le résultat direct dactes individuels de sectarisme. Par conséquent, la procédure prévue par la loi est fonction du dépôt dune plainte et est axée sur la résolution de différends individuels. Cela a pour effet dimposer un lourd fardeau non seulement au particulier, qui doit formuler et défendre une allégation de discrimination processus qui peut sétendre sur des années et savérer très difficile émotionnellement , mais aussi aux commissions, qui croulent sous le nombre croissant de cas à régler. Ce qui est plus important toutefois, cest lallégation que ce mécanisme individualisé de traitement des plaintes est mal conçu pour sattaquer à une forme de discrimination quon perçoit comme largement répandue et possiblement plus préjudiciable, une discrimination qui est la conséquence indirecte dhabitudes et de pratiques « systémiques ». Dans ce sens, les commissions devraient adopter une approche radicalement différente, plus proactive, pour lutter contre la discrimination. Le champ de compétence des commissions demeure extrêmement limité au moins à deux égards. En premier lieu, les dispositions législatives en matière de droits de la personne touchent uniquement liniquité en milieu de travail et dans la prestation de biens et de services publics, tandis que les instruments internationaux dont le Canada est signataire ne circonscrivent pas les garanties dégalité à des domaines dactivités particuliers. On sinquiète donc de la capacité des commissions dassurer la pleine réalisation des droits et libertés auxquels nous souscrivons en tant que société. Soulignons en outre que la législation nationale touchant les droits de la personne ne tient pas compte du fait quil peut y avoir violation de ces droits quand les besoins essentiels, par exemple, la nourriture, le logement, la sécurité sociale et les soins de santé, ne sont pas satisfaits. En deuxième lieu, les commissions des droits de la personne ont des pouvoirs restreints puisquils ne peuvent sexercer que par voie de procédures et de mesures spéciales explicitement énoncées dans leur loi organique et quun plaignant ne peut faire valoir ses droits par un simple recours aux tribunaux. Jusquen 1981, la Cour suprême du Canada, toujours aussi déterminée à laisser aux assemblées législatives la réponse ultime à toutes les questions, a réaffirmé la nature restrictive des codes des droits de la personne et la responsabilité exclusive des législateurs en matière de définition des politiques. Dans laffaire du Board of Governors of Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria (1981), 124 D.L.R. (3d) 193, la Cour a jugé que lintention des auteurs du Code ontarien était de limiter lapplication de ses dispositions anti-discrimination aux mesures explicitement énoncées dans le Code et non dattribuer aux tribunaux des responsabilités supplémentaires de mise en vigueur de ces dispositions. Ce jugement invalidait de fait largument selon lequel lexistence même dune loi anti-discrimination permettait dinvoquer la discrimination, en soi, comme base de poursuites civiles en dommages et intérêts devant les tribunaux. Ainsi, malgré lintense activité législative dans le domaine de la violation des droits de la personne, le système des lois portant sur ces droits sest développé au Canada dune manière singulièrement décentralisée. Même après ladoption de la Déclaration canadienne des droits, le refus général des tribunaux daffaiblir de quelque façon que ce soit le principe politique de la suprématie parlementaire a en pratique privé les Canadiens des avantages dune loi dapplication universelle sur les droits de la personne. La Loi constitutionnelle de 1982 a enlevé au Parlement britannique le pouvoir de légiférer au nom du Canada. Cependant, lélément le plus important de ce document historique est sans doute la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit aux Canadiens leurs droits et libertés fondamentaux. Bien que la Charte représente le point culminant du mouvement tendant à sécarter de la tradition britannique de protection des libertés fondamentales au Canada au moyen de dispositions constitutionnelles non écrites, mouvement qui sétait amorcé avec ladoption de la Déclaration canadienne des droits, il ne faut pas perdre de vue que la plupart des droits énumérés dans la Charte étaient déjà protégés par des lois écrites ou par la common law avant 1982. Laspect le plus significatif de la Charte est donc le fait quelle accorde à ces droits un statut juridique privilégié en les inscrivant dans une constitution écrite. De plus, larticle 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 stipule expressément ce qui suit : « La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». Par conséquent, la Charte substitue explicitement le principe de la suprématie de la Constitution à la tradition de la suprématie parlementaire, ouvrant donc la voie à une toute nouvelle ère de révision judiciaire. Ainsi, les tribunaux canadiens ont finalement obtenu en 1982 un mandat clair les chargeant non seulement de déterminer si les lois fédérales et provinciales violent les droits et libertés garantis par la Charte, mais aussi dinfirmer les lois non conformes aux préceptes de cette dernière. On peut cependant se demander dans quelle mesure les tribunaux se serviront de ce mandat pour modifier la doctrine de la suprématie parlementaire et même la structure du fédéralisme canadien. Pour répondre à cette question dune manière appropriée, il est utile dexaminer les jugements de la Cour suprême, puisque cest ce tribunal qui donne ordinairement le ton à lensemble du système judiciaire. Durant les premières années dapplication de la Charte, la Cour suprême a clairement indiqué quil convenait de lui donner une interprétation aussi large que libérale, en insistant sur le fait que linterprétation dune constitution est une tâche très différente de linterprétation dune loi telle que la Déclaration canadienne des droits. Dans laffaire Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, le juge en chef Dickson a exhorté ses collègues à « ne pas lire les dispositions de la Constitution comme sil sagissait des clauses dun testament » sils ne voulaient pas la voir se transformer en un tel document. Daprès le juge en chef de la Cour suprême, linterprétation de la Charte doit être généreuse plutôt que légaliste. Durant cette période, les jugements de la Cour ont reflété la même audace que ces paroles. Ainsi, même si larticle 32 de la Charte déclare que ses dispositions sappliquent à tous les domaines relevant du Parlement et des assemblées législatives provinciales, la Cour a, dans laffaire Operation Dismantle, adopté un large concept de révision judiciaire dans son examen de la décision du Cabinet fédéral de permettre des essais du missile de croisière au-dessus du territoire canadien. Bien que la Cour ait soutenu que le pouvoir exécutif est tenu dagir conformément aux préceptes de la Charte, elle a décidé quil ny avait pas de violation des droits protégés par cette dernière dans ce cas. De même, dans le domaine des droits juridiques, la Cour sest basée sur la Charte pour modifier le système canadien de justice pénale, en lécartant du modèle de « lutte contre le crime » pour le rapprocher de plus en plus dun modèle fondé sur la règle de droit, qui protège les droits de laccusé. Cette approche élargie, que la Cour suprême a adoptée dans les premières années de la Charte, a probablement atteint son apogée dans laffaire du Renvoi concernant larticle 94(2) de la Loi sur la sécurité des véhicules automobiles, [1985] 2 R.C.S. 486. Dans son jugement, la Cour a estimé que larticle 7 de la Charte, qui garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale, comprend une obligation dapplication régulière de la loi tant sur le plan des principes que sur celui de la procédure. Par conséquent, il est nécessaire, daprès la Constitution, détablir une intention mentale pour déclarer une personne coupable dun délit punissable demprisonnement. Autrement dit, un délit basé exclusivement sur un acte, sans quil y ait preuve dintention, est inconstitutionnel. Ce jugement a eu dimportantes répercussions sur le meurtre, qui a toujours compris des actes dont lauteur doit ou devrait avoir prévu quils causeraient probablement, même de façon non intentionnelle, la mort dune personne. Enfin, il est utile de noter que la Cour suprême, se basant sur la Charte, a, dans une première période, infirmé 19 lois, ce qui contraste singulièrement avec lextrême prudence dont elle avait fait preuve après ladoption de la Déclaration canadienne des droits. En effet, elle navait alors invalidé quune seule disposition législative, qui nétait en réalité quun article obscur et relativement sans conséquence de la Loi sur les Indiens. De plus, non seulement les juges de la Cour suprême ont adopté une attitude fortement activiste dans les premières années qui ont suivi ladoption de la Charte, mais ils ont, dans presque tous les cas, rendu des jugements unanimes. Après 1985, la Cour a semblé se diviser en deux groupes, soit un groupe activiste qui a continué à interpréter les droits accordés par la Charte de façon large et libérale et un groupe qui a accepté la compétence des législateurs et qui, par conséquent, a eu tendance à limiter la portée densemble de la Charte. Par suite des importants changements de juges qui se sont produits après 1989, la Cour dans son ensemble semble faire de plus en plus preuve de prudence et de retenue sur le plan judiciaire. Sa décision de 1992 dans Sa Majesté La Reine et La Commission de lEmploi et de lImmigration c. Schachter illustre fort bien cette nouvelle tendance. Dans cette affaire, la Cour devait décider dans quelle mesure les tribunaux sont habilités à réécrire des lois discriminatoires afin de les rendre conformes aux exigences de la Charte. Jusquen novembre 1990, la Loi sur lassurance-chômage prévoyait le versement de prestations parentales aux hommes qui adoptaient un enfant mais non aux pères naturels. Lun de ces derniers, M. Schachter, a contesté la loi comme étant contraire aux dispositions sur légalité de larticle 15. La Section de première instance de la Cour fédérale sest penchée sur le degré de complétude de la loi en analysant lexpression « parent naturel » dans le contexte de larticle en cause de la loi. Elle a estimé que déclarer inconstitutionnelle la disposition incriminée et, partant la rendre nulle, retirerait un avantage à certaines personnes, mais ne garantirait pas le droit à légalité quénonce larticle 15 de la Charte. En appel, la Cour suprême a analysé le bien-fondé du pouvoir législatif de lappareil judiciaire. Elle a clairement indiqué que les juges qui décident que des lois violent les garanties de la Charte doivent veiller à ne pas outrepasser leur pouvoir et à empiéter sur le pouvoir législatif. À son avis, les tribunaux peuvent certes apporter des recours dans le cas de lois qui ne sont pas complètes, mais seulement si la nature du programme social en cause ne sen trouvera pas sérieusement altérée. Selon elle, il est cependant préférable la plupart du temps dautoriser le Parlement ou les assemblées provinciales à résoudre ces problèmes constitutionnels surtout si, comme cétait le cas dans cette affaire, il y a allocation de crédits publics. La Cour a donc décidé quen labsence dun mandat basé sur un objectif législatif précis, il ne convenait pas de modifier la catégorie des personnes exclues aux termes de la Loi sur lassurance-chômage. Elle a indiqué que la meilleure attitude à adopter consistait à invalider la disposition mais à réserver sa décision afin que lassemblée législative concernée puisse étudier tous les facteurs en cause avant de modifier la loi et de la rendre constitutionnelle. Une telle déclaration était en loccurrence superflue, puisque le Parlement avait modifié la loi en 1990 en vue daccorder des avantages égaux aux pères naturels avant que la Cour suprême nait rendu sa décision. Pour évaluer lévolution récente de lattitude de la Cour suprême, il ne faut pas perdre de vue la nature de la définition judiciaire de la politique gouvernementale quimplique la Charte. Les tribunaux établissent la politique des droits de la personne essentiellement de deux façons. La première consiste à définir le contenu précis des droits et libertés inscrits dans la Charte, en déterminant par exemple si le « droit à la vie » sétend au foetus et si le « droit à légalité » comprend des droits économiques et sociaux. En second lieu, les tribunaux doivent décider si un objectif du gouvernement qui viole un droit peut, une fois défini, être considéré comme justifié en vertu de larticle 1 de la Charte. Larticle 1 sapplique à tous les droits et libertés, qui « peuvent être restreints [...] par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre dune société libre et démocratique ». Par conséquent, lapplication de cet article impose de porter un jugement hautement discrétionnaire sur léquilibre à réaliser entre les intérêts politiques du gouvernement et les intérêts des personnes qui se prévalent de la Charte pour faire reconnaître un droit. Il est important de se souvenir que larticle 1 ne constitue que lune des deux concessions faites à la souveraineté parlementaire en vertu de la Charte. La seconde concession figure à larticle 33, qui permet au Parlement fédéral et aux assemblées législatives provinciales dappliquer des lois contraires à certains, mais pas à tous les droits et libertés énumérés dans la Charte, pendant une période maximale de cinq ans. Cest en ce qui a trait au critère de léquilibre dans lapplication de larticle 1 de la Charte que les plus grands changements se sont produits dans lidéologie judiciaire de la Cour. Celle-ci dabord appliqué ce critère de façon plutôt stricte, en obligeant le gouvernement à prouver que la disposition législative ou la mesure gouvernementale en litige était suffisamment importante pour lemporter sur un droit prévu par la Charte et que les moyens choisis pour réaliser lobjectif visé étaient raisonnables et leur justification démontrable. Maintenant, les juges de la Cour ont tendance à faire preuve dune souplesse de plus en plus grande, allant jusquà appliquer parfois larticle 1 de façon moins stricte. Selon certains, dans des causes récentes touchant légalité, la Cour sest même montrée moins activiste dans son interprétation du contenu précis des droits garantis par la Charte Il semble même que certains juges invoquent une analyse aux termes de larticle 1 lorsquils veulent déterminer si dautres droits prévus par la Charte ont été violés. Certains disent par conséquent que les droits et libertés garantis par la Charte perdent de leur portée et que le gouvernement a été partiellement libéré de lobligation de défendre ses actions. Un certain nombre de raisons ont été avancées pour expliquer pourquoi la Cour fait preuve dun plus grand laxisme dans lapplication de la Charte. Certains affirment que la Cour ne veut tout simplement pas empiéter sur ce qui est clairement le produit de lexercice de pouvoirs législatifs. Selon eux, les changements innovateurs et créatifs, principalement dans les domaines sociaux et économiques, devraient venir non pas de la magistrature, mais bien des législateurs élus qui sont plus à même dévaluer le plein éventail des politiques possibles Cest peut-être ce qui explique que la Cour se montre plus stricte dans lapplication de la Charte dans les domaines où elle se sent plus à laise, par exemple dans les causes criminelles. Cependant, selon dautres, la réalisation dun juste équilibre entre les intérêts individuels et sociaux dans un monde en rapide évolution se prête mal à lapplication de principes judiciaires neutres. Chaque juge doit donc se fier à son propre raisonnement plutôt que de recourir à la sagesse judiciaire traditionnelle(4). Lactivisme de la Cour depuis ladoption de la Charte en a amené certains à prétendre que dimportantes décisions en matière de politiques sont prises par des juges non élus, ce qui a donné lieu à des allégations concernant la nature antidémocratique des décisions des tribunaux et à des questions sur le mode de nomination des juges à la Cour suprême. On signale à cet égard les récentes décisions de la Cour suprême dans les affaires Vriend c. Alberta (Procureur général) [1998] 1 R.C.S. 493, M. c. H. [1998] 1 R.C.S. 493, Degamuukw c. Colombie-Britannique [1997] 3 R.C.S. 1010, et Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général) [1997] 3 R.C.S. 624. Dans larrêt Vriend, par exemple, la Cour a statué que lomission, dans la Individual Rights Protection Act de lAlberta, de lorientation sexuelle comme motif de distinction illicite privait les homosexuels de leurs droits à légalité garantis par larticle 15 de la Charte. Pour remédier à cette lacune, la Cour a tenu lexpression « orientation sexuelle » pour incluse dans les dispositions pertinentes de la loi. Dans laffaire Eldridge, la Cour a statué, encore une fois sur la base des droits à légalité garantis par larticle 15 de la Charte, que le gouvernement de la Colombie-Britannique était tenu de fournir des interprètes gestuels aux personnes sourdes recevant des services médicaux. Les critiques ont même réclamé que les gouvernements invoquent la disposition dexemption de la Charte pour casser sur le plan législatif ces décisions controversées. On sinquiète également du fait que les gouvernements encouragent eux-mêmes lactivisme judiciaire en renvoyant aux tribunaux des questions quils jugent trop controversées. En outre, de plus en plus de Canadiens, désillusionnés par lapparente incapacité des gouvernements à régler divers problèmes se rapportant à la Charte, sadressent aux tribunaux pour obtenir des changements sociaux et économiques. Selon F.L. Morton et Rainer Knopff, auteurs de The Charter Revolution and the Court Party(5), des groupes dintérêts comme lAssociation canadienne des libertés civiles et le Fonds daction et déducation juridiques pour les femmes ont été particulièrement actifs dans la constitutionnalisation de leurs préférences en intervenant dans les causes de la Cour suprême ayant trait à la Charte. Morton et Knopff prétendent que la Cour a été en fait « prise en otage » par ces groupes dintérêts(6). On peut répondre à ces inquiétudes en soulignant quen rendant des décisions liées à la Charte la Cour ne fait quexercer son pouvoir de contrôle judiciaire. Jusquici, les juges nont pas été tentés de revoir ou modifier les priorités du gouvernement. Ils ont plutôt mis en place un ensemble de principes quils appliquent en vertu de larticle premier de la Charte pour établir si les politiques ou règlements contestés empiètent sur la vie des citoyens plus quil ne le faut pour lapplication de la loi. Pour ce faire, il leur faut parfois examiner des lois déjà adoptées et les replacer dans le contexte. Une interprétation plus large des droits de la personne garantis par la Constitution ne veut donc pas nécessairement dire que la Cour sest soudainement « politisée »(7). Par ailleurs, on a fait valoir que le contrôle judiciaire en vertu de la Charte ne constitue pas un veto à légard de la politique du pays, mais plutôt le début dun dialogue entre les tribunaux et les corps législatifs sur la meilleure façon de concilier les valeurs individuelles garanties par la Charte et les politiques socio-économiques nécessaires au bien-être de la société dans son ensemble. Les décisions qui annulent des dispositions législatives en se fondant sur la Charte ouvrent généralement la voie à ladoption dune mesure de rechange qui permet lexercice de la volonté démocratique mais avec de nouvelles protections des droits et libertés individuels(8). La juge en chef de la Cour suprême du Canada a récemment dit souscrire à cette théorie du dialogue concernant la relation entre les tribunaux et lorgane législatif dans le contexte de la Charte. Elle a déclaré : « Nous navons pas le fin mot sur tout. Nous tranchons la question juridique dont nous sommes saisis, puis le dossier retourne au Parlement où les autorités législatives prennent la relève. Habituellement, elles modifieront la loi ou la réédicteront ou prendront dautres mesures, afin de corriger le défaut constitutionnel »(9). Enfin, lavènement de la Charte a également modifié le rôle du gouvernement et des législateurs. Conformément à larticle 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice, le ministre de la Justice doit maintenant examiner tous les projets de loi déposés par le gouvernement à la Chambre des communes afin de sassurer quils sont conformes à la Charte. En outre, avant même que les projets de loi ne soient déposés, soit à létape législative de lélaboration de politique, les avocats gouvernementaux sont couramment appelés à déterminer et à évaluer lincidence de la Charte sur toutes les dispositions législatives proposées. Celles qui semblent enfreindre les droits et les libertés garantis par la Charte doivent être soigneusement justifiées et étayées par des arguments irréfutables et des preuves solides. Ainsi, lapprentissage se poursuit dans le domaine tant judiciaire que législatif quant aux façons de peser et mettre en équilibre les divers intérêts. À cause de la structure fédérale qui répartit les pouvoirs législatifs entre le Parlement et les assemblées provinciales et par suite de la réforme constitutionnelle de 1982, les droits de la personne au Canada sont à la fois inscrits dans la Constitution et protégés par des lois fédérales, provinciales et territoriales. Ladoption de la Charte canadienne des droits et libertés na ni annulé les mesures législatives concernant les droits de la personne ni réduit leur importance. Bien au contraire, la Charte elle-même garantit à larticle 26 le maintien des autres droits et libertés qui existent au Canada. De plus, son adoption a eu pour principal résultat de libérer les tribunaux des restrictions que leur imposait la doctrine de la suprématie parlementaire dans linterprétation et la mise en vigueur des lois portant sur les droits de la personne. Après 1982, la Cour suprême a accordé un statut « quasi constitutionnel » tant à la Déclaration canadienne des droits quaux lois fédérales et provinciales relatives aux droits de la personne, ce qui a finalement permis à ces mesures davoir priorité sur les lois ordinaires. Par conséquent, la Déclaration canadienne des droits demeure en vigueur au Canada. Elle reste importante parce que certaines de ses dispositions, comme le droit de jouissance de ses biens (alinéa 1a)), ne figurent pas dans la Charte. Les lois relatives aux droits de la personne adoptées par le gouvernement fédéral et les provinces continuent également à jouer un rôle significatif dans la promotion et la protection des droits parce quils sétendent aux actes privés de discrimination, tandis que la Charte ne sapplique quà lactivité gouvernementale. Cependant, ces codes étant des mesures législatives, il est possible que lapplication de la Charte sétende aux actes privés de discrimination par voie dinterprétation judiciaire des motifs interdits de discrimination et des exceptions prévues dans les codes. De plus, tout comme les jugements rendus en vertu de la Charte seront utilisés dans les auditions concernant les droits de la personne, les décisions découlant de ces dernières contribueront à linterprétation de la Charte. Il peut sembler étrange de parler ainsi des effets quune loi fédérale ou provinciale pourrait avoir sur un acte constitutif tel que la Charte, mais il nen demeure pas moins quil existe un grand nombre de précédents concernant les lois relatives aux droits de la personne au Canada qui se sont révélés utiles dans linterprétation de la Charte. La Charte, la Déclaration canadienne des droits et les lois fédérales et provinciales sur les droits de la personne, de concert avec le devoir des législateurs de se conformer à la Charte et le rôle des tribunaux qui veillent à cette conformité, forment un tout qui assure aux Canadiens un régime global de promotion et de protection des droits de la personne. Mais comme nous lavons dit au début, les régimes des droits de la personne sont largement modulés en fonction de facteurs liés à une période et une culture données. Certes, le Canada est un pays bien différent de ce quil était à lépoque de la Confédération. À une époque marquée par la mondialisation et les progrès technologiques rapides, le cynisme du public et un sentiment individuel et communautaire dinsécurité, il faudra sans aucun doute, au cours des prochaines années, réexaminer et réévaluer le régime canadien des droits de la personne. Parallèlement, lactivisme judiciaire continuera dêtre ardemment débattu, les tribunaux cherchant à définir leur rôle par rapport à celui des organes exécutif et législatif. Cholewinski, Ryszard I. (dir.). Human Rights in Canada: Into the 1990s and Beyond. Ottawa, Centre des droits de la personne, Université dOttawa, 1990. Dawson, Mary. « The Impact of the Charter on the Public Policy Process and the Department of Justice ». Osgoode Hall Law Journal, vol. 30, no 3, automne 1992, p. 595. Greene, Ian. The Charter of Rights. Toronto, James Lorimer & Company, 1989. Mandel, Michael. The Charter of Rights and the Legalization of Politics in Canada. Toronto, Wall & Thompson, 1989. McLachlin, Beverly M. « The Role of the Court in the Post-Charter Era: Policy-Maker or Adjucator ». University of New Brunswick Law Journal, vol. 39, no 43, 1989. Morton, F.L., Russel, P.H. et Whithey, M.J. « The Supreme Courts First One Hundred Charter of Rights Decisions: A. Statistical Analysis ». Osgoode Hall Law Journal, vol. 30, no 1, printemps 1992, p. 1. Pentney, William F. Discrimination and the Law. Don Mills, De Boo Publishers, 1990. (1) LONU nétant pas parvenue, après la Seconde Guerre mondiale, à concilier ces droits en un seul pacte global sur les droits de lhomme, deux pactes ont donc été adoptés : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. (2) À ce sujet, voir notamment Wolfgang Koerner, Les droits de la personne, pour une perspective commune, Étude générale BP-322F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 1996. (3) Pour en savoir plus sur la théorie des générations de droits, voir Pierre Arsenault, Droits humains et solidarité canadienne, communication faite à la Conférence nationale Droits humains et Solidarité canadienne, Centre de recherche et denseignement sur les droits de la personne, Ottawa, décembre 1990. (4) Le lecteur trouvera dans les ouvrages suivants un examen plus approfondi des tendances dans les décisions de la Cour suprême sur lapplication de la Charte : Errol P. Mendes « The Crucible of the Charter: Judicial Principles v. Judicial Deference in the Context of Section 1 », lhonorable Gerald-A. Beaudoin et Errol Mendes (dir.), The Canadian Charter of Rights and Freedoms, 3e éd., Toronto, Carswell, 1996; Tom Denholm, « Heart of Oakes: The Supreme Court of Canada and the Charter », Gravitas, vol. 2, printemps 1995, p. 27-32; et Leon E. Trakman, « Section 15 : Equality? Where? », Constitutional Forum, vol. 6, 1995, p. 112-126. (6) Sil est vrai que la Cour suprême du Canada a nié avoir été prise en otage par des groupes dintérêts particuliers, des dispositions ont été adoptées récemment pour réduire les possibilités daccès des intervenants. On estime que la Cour a acquis une expertise suffisante sur les implications systémiques de la Charte (voir « Rein In Lobby Groups, Senior Judges Suggest », National Post, 6 avril 2000). (7) Pour en savoir plus sur la question, voir Gail J. Cohan « Cory Urges Respect, Tolerance at Gay Lawyers Meeting », Law Times, vol. 11, no 5, 7 février 2000, p. 4; David Beatty, « The Canadian Charter of Rights: Lessons and Laments », The Modern Law Review, vol. 60, juillet 1997; Susan Lightstone, « Seismic Shocks or Healthy Tension: The Charter of Rights and Freedoms 15 Years Later », National, vol. 6, no 5, août-septembre 1997; F.L. Morton, « The Charter Revolution and the Court Party », Osgoode Hall Law Journal, vol. 30, 1992; juge en chef Brian Dickson (à la retraite), « The Canadian Charter of Rights and Freedoms: Dawn of a New Era? », Review of Constitutional Studies, vol. 2, no 1, 1994; et Robert E. Hawkins et Robert Martin, « Democracy, Judging and Bertha Wilson », McGill Law Journal, vol. 41, 1995. (8) P. Hogg et A. Bushell, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures », Osgoode Hall Law Journal, vol. 35, 1977, p. 105. (9) « Rein In Lobby Groups, Senior Judges Suggest », National Post, 6 avril 2000 (traduction). |