BP-279F

 

LES DROITS DE LA PERSONNE ET
LES TRIBUNAUX

 

Rédaction :
Nancy Holmes
Division du droit et du gouvernement
Novembre 1991
Révisé en octobre 2001


 

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

DE LA CONFÉDÉRATION À LA DÉCLARATION DES DROITS

L'ÈRE DE LA DÉCLARATION DES DROITS

L'AVÈNEMENT DE LA CHARTE

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE


LES DROITS DE LA PERSONNE ET LES TRIBUNAUX

INTRODUCTION

Universellement reconnue en principe, la notion de « droits de la personne » est difficile à définir et il n’y a pas de consensus quant à la façon de l’aborder.  Le terme « droit » lui-même prête à confusion.  Parfois perçu comme quelque chose de naturel ou d’inaliénable (comme appartenant naturellement à l’être humain), il est aussi pris dans son sens juridique le plus strict, comme étant une fabrication et – de ce fait – susceptible d’être éliminé ou modifié (par un contrat ou une loi, par exemple).  Le détenteur aurait droit à quelque chose qu’un autre doit, en contrepartie, lui fournir.

La notion contemporaine des « droits de la personne » qui l’emporte aujourd’hui découle de la doctrine des « droits naturels » exposée par des philosophes libéraux comme John Locke.  Il peut être utile de faire quelques généralisations à cet égard.   Les droits de la personne correspondent en gros aux revendications individuelles et collectives en vue d’accéder au pouvoir et aux richesses et d’obtenir le respect d’autrui.  Ces droits sont justifiables tant sur le plan juridique que sur le plan moral, et tout être humain y a droit du seul fait de sa nature.  La plupart des droits font l’objet de limites ou de réserves, habituellement en raison du fait que tout privilège découlant d’un droit entraîne l’obligation de reconnaître les droits d’autrui.

Malgré ces généralisations, il y a des divergences d’opinion sur la nature précise des droits de la personne.  La question de la primauté des droits civils et politiques sur les droits économiques, sociaux et culturels demeure(1).  Et le débat se poursuit entre ceux pour qui les droits de la personne sont purement personnels et ceux qui y voient des droits collectifs.  Certains prétendent également qu’on attacherait trop d’importance aux droits individuels et pas assez aux rapports avec les autres ou aux devoirs de chacun au sein de la société.  Enfin, il y a aussi la question de savoir si les droits sont transculturels ou s’ils varient d’une culture à l’autre.  Il va de soi qu’aucune de ces questions ne sera jamais tranchée à la satisfaction de tous, ce qui risque de freiner la promotion des droits de la personne.  Mais il n’est pas forcé qu’il en soit ainsi.  Les tensions entre l’« éthique universelle » et les cultures locales existeront sans doute toujours, mais cela n’est pas nécessairement négatif.  Reconnaître le fait que les principes universels des droits de la personne découlent souvent d’expériences, de croyances et de coutumes locales pourrait être une façon positive d’aborder la question(2).

Promouvoir, protéger et faire respecter les droits de la personne sont la responsabilité de l’État.  Les controverses autour de ces droits, comme celles dont nous venons de parler, se règlent rarement par l’application des principes traditionnels du droit.  Les États tendent à répartir ces droits en quatre grandes catégories : 1) les droits politiques, qui englobent habituellement la liberté d’association, de réunion et d’expression, la liberté de la presse, et la liberté de conscience et de religion; 2) les droits juridiques, soit l’égalité devant la loi, l’application régulière de la loi, la protection contre l’arrestation arbitraire, le droit à un procès équitable et le droit aux services d’un avocat; 3) les droits économiques, tels que le droit à la propriété et le droit de contracter; et 4) les droits à l’égalité, comme le droit au travail, à l’éducation, au logement et aux services sans distinction de race, d’origine, d’âge ou de sexe.  Les États ont généralement tendance à hiérarchiser les différentes catégories de droits, voire les différents droits d’une même catégorie.  Une distinction s’établit habituellement entre les droits fondamentaux et ceux qui ne le sont pas.

Notre perception des droits de la personne est dans une large mesure modulée par notre époque et notre culture.  Au XVIIIe siècle, par exemple, des textes comme le Bill of Rights en Angleterre, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en France et le Bill of Rights aux États-Unis assuraient la protection de la liberté, de la sécurité et de la propriété.  Ces « droits négatifs » – résistance à l’intervention ou à l’oppression par l’État – ont été qualifiés de « droits de première génération ».  Au XXe siècle, l’accent est mis sur les droits économiques, sociaux et culturels – les « droits de deuxième génération » – comme le droit à l’autodétermination, le droit de travailler, de se nourrir, de se vêtir et de se loger.   Ces droits dits positifs, parce que leur exercice exige l’intervention de l’État, sont des droits collectifs qui visent l’égalité sociale.  Si les droits de première et de deuxième génération sont bien reconnus dans les instruments nationaux et internationaux des droits de la personne, ils ne sont ni acceptés ni appliqués universellement.  Avec la forte mondialisation que nous connaissons, on peut dire qu’une troisième génération de droits est en train de prendre forme, qu’on pourrait appeler les droits de la solidarité planétaire.  Ces droits – à un environnement sain, à la paix et au développement, et à une répartition équitable des richesses – vont au-delà des droits de première et de deuxième génération.  L’exercice des droits de troisième génération exige la participation et la coopération de tous les acteurs de la société : particuliers, groupes sociaux, associations culturelles, milieux industriels et économiques, municipalités, gouvernements provinciaux et nationaux, et l’ensemble de la communauté internationale(3).

Au Canada, l’évolution du régime des droits s’est inspirée d’une part, de la tradition libérale britannique, qui se fonde sur les lois générales et les parlements élus et, d’autre part, sur la tradition libérale américaine, qui s’appuie sur une constitution écrite et sur les tribunaux.  Pour bien analyser les différents mécanismes de protection des droits de la personne au Canada, il est utile d’établir trois périodes distinctes.

Dans la première, qui va de la Confédération à 1960, les législateurs fédéraux et provinciaux étaient les premiers responsables de la sauvegarde des droits et principes hérités du Royaume-Uni.  Les tribunaux ne jouaient alors qu’un rôle mineur en préservant les principes de common law qui s’étaient développés pour protéger ces droits.  Malgré l’existence de bases juridiques permettant d’agir, les tribunaux et les législateurs préféraient en général éviter d’aborder les questions liées aux droits de la personne, sauf comme points périphériques.  La deuxième période a commencé avec l’avènement de la Déclaration canadienne des droits et l’adoption de codes de droits de la personne aux niveaux fédéral et provincial.  Les assemblées législatives ont alors expressément invité les tribunaux à jouer un plus grand rôle dans le règlement des litiges liés aux droits de la personne, mais leur initiative n’a en pratique produit aucun résultat.  Il a fallu attende l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, soit au début de la troisième période, pour que les tribunaux obtiennent le mandat constitutionnel dont ils estimaient avoir besoin pour se prononcer sur la validité des mesures législatives, comme ils le font maintenant afin de s’assurer qu’elles respectent les droits et libertés conférés par la Charte.

DE LA CONFÉDÉRATION À LA DÉCLARATION DES DROITS

Il a été décidé, au moment de la Confédération, que le Canada adopterait la forme de gouvernement parlementaire qui s’était développée au Royaume-Uni et dont l’un des principes dominants était la doctrine de la suprématie parlementaire, en vertu de laquelle le pouvoir législatif était habilité à déterminer les attributions des pouvoirs exécutif et judiciaire.  Le Canada a adopté ce principe dans le préambule de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, maintenant connu sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867, où il est précisé que le pays doit se doter d’une constitution « reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ».  Cela signifie donc que la constitution canadienne comprend implicitement les éléments non écrits de la constitution britannique, y compris les notions de primauté du droit et de suprématie parlementaire.  Cette dernière notion ne pouvait cependant pas s’appliquer au Canada exactement de la même façon qu’au Royaume-Uni : le Canada étant un État fédéral, aucune assemblée législative n’y possédait l’autorité suprême dans tous les domaines.  Le Parlement fédéral et les assemblées provinciales ne détenaient le pouvoir que dans les champs de compétence que la Constitution leur attribuait.

La Loi constitutionnelle de 1867 prévoyait également l’établissement, par le gouvernement fédéral, d’un pouvoir judiciaire chargé non seulement des fonctions traditionnelles de règlement des litiges entre les individus et d’interprétation des lois en fonction de l’intention des législateurs, mais aussi d’une troisième fonction découlant du régime fédéral du nouveau pays : le règlement des litiges relatifs à la division constitutionnelle des pouvoirs entre le Parlement fédéral et les assemblées législatives provinciales.  Ainsi, au moment de la Confédération, les relations entre les tribunaux et les autres organes du gouvernement étaient clairement définies.  Le Parlement fédéral et les assemblées provinciales faisaient les lois, l’exécutif les appliquait et le judiciaire n’avait d’autre fonction que d’interpréter ces lois établies et administrées par les autres organes du gouvernement.   De plus, jusqu’en 1949, c’était le Comité judiciaire du Conseil privé d’Angleterre plutôt que la Cour suprême qui constituait le tribunal de dernière instance du Canada.

La Loi constitutionnelle de 1867 ne fait aucune mention précise de droits de la personne ou de libertés fondamentales.  Bien que le paragraphe 92(13) confère aux assemblées provinciales le pouvoir de légiférer en matière de propriété et de droits civils, la Loi ne mentionne aucun droit civil individuel.   Elle confère certains droits collectifs relatifs à l’établissement et à l’exploitation d’écoles confessionnelles (catholiques et protestantes) et à l’utilisation de l’anglais et du français, mais il faut bien admettre que les tribunaux n’ont pas fait grand-chose pour assurer le respect de ces garanties avant tout récemment.  Vers le début du XXe siècle, certains juristes étaient d’avis que le préambule de la loi constitutionnelle transmettait aux Canadiens la tradition des libertés civiles qui s’était développée au Royaume-Uni avant 1867 et qui faisait partie de la constitution non écrite de ce pays.  Comme nous le verrons, cependant, les tribunaux rejetaient cette interprétation de la Constitution lorsqu’il n’était pas clair que telle avait été l’intention de ses auteurs, surtout à un moment où le principe de la suprématie parlementaire était devenu quasi sacré.

Durant cette période, les juges ont en général estimé qu’il ne leur appartenait pas d’empêcher les violations législatives des droits de la personne, sauf si les lois sur lesquelles ces violations se fondaient étaient contraires à la division constitutionnelle des pouvoirs.  En 1899, par exemple, le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres a infirmé une loi de la Colombie-Britannique interdisant aux personnes d’origine chinoise de travailler dans les mines parce qu’elle empiétait sur les pouvoirs fédéraux en matière de naturalisation et d’étrangers.  Par ailleurs, le Comité judiciaire a confirmé une autre loi de la Colombie-Britannique qui privait du droit de vote les Canadiens d’origine asiatique, estimant qu’elle s’inscrivait dans le cadre des compétences provinciales.  Dans les deux cas, le Comité, s’appuyant sur le principe de la suprématie parlementaire, avait noté que les juges n’avaient pas à se prononcer sur le bien-fondé des mesures législatives en cause.

Les tribunaux laissaient donc toutes les décisions de nature politique aux législateurs, même dans les domaines dits de common law que le Parlement n’avait jamais abordés et qui n’avaient fait l’objet que de décisions strictement judiciaires.  Sans instructions législatives explicites, les juges n’étaient pas disposés à déclarer immorales ou illégales les violations des droits de la personne.  Ainsi, dans le domaine de la discrimination raciale, la Cour suprême du Canada a toujours appuyé les principes de la liberté du commerce et des contrats, indépendamment du caractère flagrant de la discrimination qui en résultait.  Dans l’affaire Christie c. York Corporation, [1940] R.C.S. 139, un Noir qu’on avait refusé de servir dans une taverne a réclamé des dommages-intérêts pour l’humiliation subie, en se fondant sur le principe de la responsabilité délictuelle de la common law.  La Cour suprême l’a débouté, estimant qu’en vertu du principe de la liberté du commerce, les marchands sont libres de traiter comme ils l’entendent un membre du public.  La même année, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a également jugé que toute personne pouvait mener ses affaires au mieux de ses propres intérêts, même si cela l’amenait à agir d’une manière discriminatoire à l’égard de certains clients, exclusivement en fonction de leur race ou de la couleur de leur peau.

Cependant, à partir des années 30, quelques juges ont essayé de se servir du préambule de la Constitution pour trouver, en sus des principes de la common law, de nouveaux moyens de protéger les droits de la personne au Canada.  Dans l’affaire de l’Alberta Press Bill, le gouvernement fédéral a demandé à la Cour suprême du Canada de se prononcer sur la constitutionnalité d’un ensemble de mesures législatives adoptées par le gouvernement du Crédit social en Alberta pour tenter de sortir la province de la crise économique de 1929.  L’une de ces mesures conférait à un organisme provincial, le Social Credit Board, le pouvoir d’interdire la publication d’un journal, de l’obliger à imprimer des corrections à des articles jugés inexacts et de l’empêcher de publier des articles de personnes portées sur une « liste noire ».  Le gouvernement de l’Alberta justifiait ces dispositions en affirmant que les réformes monétaires qu’il cherchait à mettre en oeuvre ne pouvaient être efficaces que si la population y croyait.  La Cour suprême a jugé unanimement, en se fondant sur la division constitutionnelle des pouvoirs, que les mesures en cause étaient inconstitutionnelles parce qu’elles empiétaient sur les pouvoirs fédéraux en matière de banques, d’intérêt et de monnaie légale.  Cependant, ce jugement se distinguait par le fait que trois des juges estimaient également que les mesures législatives étaient contraires au principe, garanti par la Constitution, de la liberté de la presse.

Le juge en chef Duff a basé son opinion à cet égard sur le fait que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 transmettait au Canada les libertés civiles du Royaume-Uni, y compris la liberté de la presse et la liberté d’expression.  De plus, il était d’avis que la Constitution établissait la Chambre des communes à titre de corps représentatif élu, devant donc nécessairement agir sous l’influence de l’opinion publique, et que la liberté de la presse était par conséquent un élément essentiel de la démocratie.

La « doctrine Duff » n’était cependant pas conciliable avec le principe de la suprématie parlementaire et elle a, de ce fait, été rejetée par la majorité des juges de la Cour suprême.  Pour admettre l’existence d’une déclaration de droits implicite pouvant être mise en vigueur par les tribunaux, il aurait fallu restructurer en profondeur le régime politique canadien et reconnaître les principes constitutionnels appliqués par les juges britanniques.  En faisant respecter les libertés civiles par voie judiciaire, on aurait en définitive limité les pouvoirs du Parlement et des assemblées législatives et remis en question toute la notion de la suprématie parlementaire.  De plus, parce qu’une déclaration de droits implicite aurait consisté en principes abstraits et en jugements portant sur la nature de tels principes, elle aurait été encore moins claire qu’une déclaration écrite.  Par conséquent, le pouvoir judiciaire canadien de l’époque a naturellement préféré s’abstenir d’emprunter cette voie aussi audacieuse qu’inconnue.  De ce fait, la Cour suprême du Canada, même lorsqu’elle est devenue la dernière instance judiciaire du pays après 1949, n’a rendu de jugements favorables aux libertés civiles qu’en fonction de la division constitutionnelle des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces.

L’ÈRE DE LA DÉCLARATION DES DROITS

Après la Seconde Guerre mondiale, la question des droits de la personne a pris une place de premier plan parmi les préoccupations tant nationales qu’internationales.  Non seulement les Canadiens avaient-ils été témoins d’atrocités commises dans d’autres pays, mais la suspension des droits des Canadiens d’origine japonaise, la confiscation de leurs biens et leur internement pendant la guerre avaient profondément sensibilisé la population à la question des droits de la personne.  Il convient ici d’examiner brièvement les documents internationaux les plus importants relatifs aux droits de la personne qui ont été adoptés après la guerre, car il ne faudrait pas sous-estimer leurs effets sur les lois et les pratiques nationales.

La révélation des crimes commis par les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale a joué le rôle de catalyseur dans l’adoption par les Nations Unies, en 1948, de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.  Le principal objectif de ce document était d’énoncer, en termes généraux, les droits fondamentaux de tous les êtres humains : le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, le droit à la vie privée, le droit à la propriété ainsi que la liberté d’expression, de religion, de circulation, de conscience et de réunion pacifique.   Même si, comme son titre l’indique, la Déclaration universelle ne constitue qu’un document déclaratoire ne liant pas les pays membres des Nations Unies, elle a pris sa place dans le droit coutumier international et, de ce fait, inspiré les nombreux documents internationaux sur les droits de la personne qui ont suivi.

En 1966, l’Assemblée générale des Nations Unies a ajouté trois documents à la Déclaration universelle : le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole facultatif du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.   Ces documents sont désignés collectivement sous le titre de Charte internationale des droits de l’Homme.  Le principal effet des documents de 1966 a été de préciser et d’étendre les droits énoncés dans la Déclaration universelle et d’établir des mécanismes de mise en vigueur par l’entremise des Nations Unies.  Le Canada a joué un rôle actif à cet égard et a depuis déployé d’importants efforts pour protéger ces droits à l’échelle nationale.

Par suite de la prise de conscience, par le public canadien, de la nécessité de protéger les droits de la personne au Canada et en raison de la réticence évidente du pouvoir judiciaire à prendre position sur cette question, il incombait au Parlement fédéral et aux assemblées législatives provinciales d’adapter les lois du pays aux engagements que ce dernier avait pris à l’échelle internationale.  Comme nous l’avons noté plus haut, la Loi constitutionnelle de 1867 ne mentionne pas directement le domaine des droits de la personne dans sa répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces.  Les dispositions les plus susceptibles d’être rattachées à ce domaine concernent le pouvoir fédéral « de faire des lois pour la paix, l’ordre et de bon gouvernement » (art. 91) et le pouvoir provincial en matière de propriété et de droits civils (art. 92).  En raison de ce chevauchement de compétences, les deux paliers de gouvernement se sont intéressés aux droits de la personne, mais ce sont les provinces qui ont le plus souvent pris l’initiative.

La première loi contemporaine sur les droits de la personne a été adoptée en Ontario en 1944; il s’agit de la Racial Discrimination Act, qui interdisait la publication, l’affichage et la diffusion de tout matériel reflétant une intention de discrimination fondée sur la race ou la croyance.  Cette mesure revêtait une importance particulière parce que, pour la première fois, une assemblée législative provinciale y déclarait explicitement que la discrimination raciale et religieuse était contraire à la politique du gouvernement et, par conséquent, que l’appareil judiciaire ne pouvait plus simplement subordonner les droits de la personne à des intérêts commerciaux, contractuels ou relatifs à des biens.  En 1947, la Saskatchewan a adopté la première déclaration des droits au Canada qui, en sus de ses dispositions anti-discrimination, proclamait des droits politiques tels que le droit de vote, la liberté de religion et d’expression, la liberté de la presse, la liberté de réunion et d’association, et la protection contre l’arrestation et la détention arbitraires.  Cette mesure ambitieuse avait cependant le grand inconvénient de manquer d’une procédure efficace de mise en vigueur.  Elle a été suivie par l’adoption, dans diverses provinces, de mesures législatives portant sur l’emploi et d’autres pratiques, qui comprenaient des mécanismes de mise en vigueur, mais n’établissaient pas d’organismes ayant un personnel à temps plein chargé de les appliquer.  Ces lois ont servi de prototypes pour les codes provinciaux modernes des droits de la personne.

Au niveau fédéral, le premier ministre John Diefenbaker, fervent partisan des libertés civiles, était convaincu que le Canada avait besoin d’une déclaration nationale des droits ayant priorité sur les autres lois.  Malheureusement, n’ayant pas réussi à obtenir le large consensus provincial nécessaire pour faire inscrire une telle déclaration dans la Constitution, il a dû se contenter d’une simple loi dont l’application se limitait au champ de compétence fédéral.  M. Diefenbaker croyait cependant qu’à cause de la nature de cette loi, les tribunaux s’en serviraient pour infirmer les lois fédérales contraires à ses dispositions.

La Déclaration canadienne des droits adoptée en 1960 est un document relativement simple.  L’article 1 garantit le droit à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne et à la jouissance de ses biens, à moins qu’une personne en soit privée par l’application régulière de la loi; le droit à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi; ainsi que la liberté de religion, de parole, de réunion et d’association et la liberté de la presse.  De plus, la Déclaration proclame que ces droits et libertés sont acquis à toute personne au Canada, indépendamment de sa race, de son origine nationale, de sa couleur, de sa religion ou de son sexe.

L’article 2 de la Déclaration canadienne des droits garantit un certain nombre de droits établis par les juges, dans le cadre de la common law, afin de protéger les libertés civiles individuelles face au système judiciaire.  Par exemple, tous les Canadiens sont protégés contre la détention et l’emprisonnement arbitraires.  Nul ne peut être arrêté ou détenu sans en connaître la raison et toute personne arrêtée a le droit de recourir sans délai à l’assistance d’un avocat.  L’article 2 confirme également le droit de quiconque à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale.  Enfin, l’article renferme une clause de dérogation prévoyant que toute loi du Canada doit, à moins de dispositions explicites à l’effet contraire, être interprétée et appliquée de façon à ne pas porter atteinte aux droits et libertés reconnus dans la Déclaration.

La Déclaration canadienne des droits posait un problème au système judiciaire : comment, dans un régime de suprématie parlementaire, une loi ordinaire pouvait-elle avoir priorité sur d’autres lois ordinaires, surtout si celles-ci lui étaient postérieures?  Les tribunaux ont clairement montré qu’ils hésitaient beaucoup à appliquer la Déclaration parce qu’elle ne leur conférait pas le mandat constitutionnel de prononcer des jugements pouvant limiter la souveraineté traditionnelle du Parlement.  En fait, sauf une seule exception digne de mention, les juges ont constamment refusé de se servir de la Déclaration canadienne des droits pour promouvoir et protéger les droits de la personne au Canada.  Ils ont souvent jugé qu’elle ne s’appliquait pas dans un cas particulier parce que les droits qu’elle protégeait se limitaient à ceux qui existaient au moment de son adoption.  Autrement dit, les tribunaux ont donné une interprétation extrêmement étroite aux droits énoncés dans la Déclaration canadienne des droits (concept des « droits gelés »).  Dans d’autres cas, ils ont tout simplement refusé de déclarer des dispositions discriminatoires de lois fédérales incompatibles avec la Déclaration, surtout que ces lois se fondaient ordinairement sur des objectifs fédéraux valides sur lesquels les tribunaux n’avaient aucun droit de regard.

Il n’est donc pas surprenant de constater que, devant cette attitude des tribunaux, les provinces aient adopté durant cette période une foule de lois sur les droits de la personne dont l’application échappait en pratique aux tribunaux et était confiée à des organismes administratifs appelés commissions ou tribunaux des droits de la personne.  L’Ontario a été la première province à adopter, en 1962, un code de droits regroupant ses diverses mesures anti-discrimination et interdisant les distinctions fondées sur la race, la croyance, la couleur, la nationalité, l’ascendance ou le lieu d’origine.  L’Ontario a en outre créé une commission dotée d’un personnel à plein temps, chargée d’administrer le code.  Peu de temps après, les neuf autres provinces et les deux territoires ont adopté des mesures semblables et, en 1977, le gouvernement fédéral a adopté la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui ne s’appliquait que dans le champ de compétence fédéral.

Bien qu’il existe aujourd’hui des différences entre les codes de droits appliqués au Canada, les principes et les mécanismes de mise en vigueur de ces codes sont essentiellement les mêmes.  Chacun interdit la discrimination fondée sur des motifs particuliers, comme la race, le sexe, l’âge et la religion, dans les domaines de l’emploi, du logement et des services offerts au public.  Le système se base sur des plaintes présentées à une commission des droits de la personne soit par une personne estimant avoir été victime de discrimination, soit par la commission elle-même en fonction de ses propres enquêtes.  Si une plainte est jugée fondée, la commission essaie en général d’en arriver à une entente à l’amiable entre le plaignant et l’intimé.  Si ses efforts de conciliation n’aboutissent pas, un tribunal peut être constitué pour étudier le cas et rendre une décision exécutoire.

Malgré les succès remportés par les commissions des droits de la personne dans la lutte contre la discrimination, on s’inquiète de la capacité du système à s’occuper efficacement des enjeux actuels en matière de droits de la personne.  Par exemple, les institutions des droits de la personne ont été créées sur le principe que la discrimination est le résultat direct d’actes individuels de sectarisme.  Par conséquent, la procédure prévue par la loi est fonction du dépôt d’une plainte et est axée sur la résolution de différends individuels.  Cela a pour effet d’imposer un lourd fardeau non seulement au particulier, qui doit formuler et défendre une allégation de discrimination – processus qui peut s’étendre sur des années et s’avérer très difficile émotionnellement –, mais aussi aux commissions, qui croulent sous le nombre croissant de cas à régler.  Ce qui est plus important toutefois, c’est l’allégation que ce mécanisme individualisé de traitement des plaintes est mal conçu pour s’attaquer à une forme de discrimination qu’on perçoit comme largement répandue et possiblement plus préjudiciable, une discrimination qui est la conséquence indirecte d’habitudes et de pratiques « systémiques ».  Dans ce sens, les commissions devraient adopter une approche radicalement différente, plus proactive, pour lutter contre la discrimination.

Le champ de compétence des commissions demeure extrêmement limité au moins à deux égards.  En premier lieu, les dispositions législatives en matière de droits de la personne touchent uniquement l’iniquité en milieu de travail et dans la prestation de biens et de services publics, tandis que les instruments internationaux dont le Canada est signataire ne circonscrivent pas les garanties d’égalité à des domaines d’activités particuliers.  On s’inquiète donc de la capacité des commissions d’assurer la pleine réalisation des droits et libertés auxquels nous souscrivons en tant que société.  Soulignons en outre que la législation nationale touchant les droits de la personne ne tient pas compte du fait qu’il peut y avoir violation de ces droits quand les besoins essentiels, par exemple, la nourriture, le logement, la sécurité sociale et les soins de santé, ne sont pas satisfaits.

En deuxième lieu, les commissions des droits de la personne ont des pouvoirs restreints puisqu’ils ne peuvent s’exercer que par voie de procédures et de mesures spéciales explicitement énoncées dans leur loi organique et qu’un plaignant ne peut faire valoir ses droits par un simple recours aux tribunaux.  Jusqu’en 1981, la Cour suprême du Canada, toujours aussi déterminée à laisser aux assemblées législatives la réponse ultime à toutes les questions, a réaffirmé la nature restrictive des codes des droits de la personne et la responsabilité exclusive des législateurs en matière de définition des politiques.  Dans l’affaire du Board of Governors of Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria (1981), 124 D.L.R. (3d) 193, la Cour a jugé que l’intention des auteurs du Code ontarien était de limiter l’application de ses dispositions anti-discrimination aux mesures explicitement énoncées dans le Code et non d’attribuer aux tribunaux des responsabilités supplémentaires de mise en vigueur de ces dispositions.  Ce jugement invalidait de fait l’argument selon lequel l’existence même d’une loi anti-discrimination permettait d’invoquer la discrimination, en soi, comme base de poursuites civiles en dommages et intérêts devant les tribunaux.

Ainsi, malgré l’intense activité législative dans le domaine de la violation des droits de la personne, le système des lois portant sur ces droits s’est développé au Canada d’une manière singulièrement décentralisée.   Même après l’adoption de la Déclaration canadienne des droits, le refus général des tribunaux d’affaiblir de quelque façon que ce soit le principe politique de la suprématie parlementaire a en pratique privé les Canadiens des avantages d’une loi d’application universelle sur les droits de la personne.

L’AVÈNEMENT DE LA CHARTE

La Loi constitutionnelle de 1982 a enlevé au Parlement britannique le pouvoir de légiférer au nom du Canada.  Cependant, l’élément le plus important de ce document historique est sans doute la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit aux Canadiens leurs droits et libertés fondamentaux.  Bien que la Charte représente le point culminant du mouvement tendant à s’écarter de la tradition britannique de protection des libertés fondamentales au Canada au moyen de dispositions constitutionnelles non écrites, mouvement qui s’était amorcé avec l’adoption de la Déclaration canadienne des droits, il ne faut pas perdre de vue que la plupart des droits énumérés dans la Charte étaient déjà protégés par des lois écrites ou par la common law avant 1982.  L’aspect le plus significatif de la Charte est donc le fait qu’elle accorde à ces droits un statut juridique privilégié en les inscrivant dans une constitution écrite.  De plus, l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 stipule expressément ce qui suit : « La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ».  Par conséquent, la Charte substitue explicitement le principe de la suprématie de la Constitution à la tradition de la suprématie parlementaire, ouvrant donc la voie à une toute nouvelle ère de révision judiciaire.

Ainsi, les tribunaux canadiens ont finalement obtenu en 1982 un mandat clair les chargeant non seulement de déterminer si les lois fédérales et provinciales violent les droits et libertés garantis par la Charte, mais aussi d’infirmer les lois non conformes aux préceptes de cette dernière.  On peut cependant se demander dans quelle mesure les tribunaux se serviront de ce mandat pour modifier la doctrine de la suprématie parlementaire et même la structure du fédéralisme canadien.  Pour répondre à cette question d’une manière appropriée, il est utile d’examiner les jugements de la Cour suprême, puisque c’est ce tribunal qui donne ordinairement le ton à l’ensemble du système judiciaire.

Durant les premières années d’application de la Charte, la Cour suprême a clairement indiqué qu’il convenait de lui donner une interprétation aussi large que libérale, en insistant sur le fait que l’interprétation d’une constitution est une tâche très différente de l’interprétation d’une loi telle que la Déclaration canadienne des droits.  Dans l’affaire Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, le juge en chef Dickson a exhorté ses collègues à « ne pas lire les dispositions de la Constitution comme s’il s’agissait des clauses d’un testament » s’ils ne voulaient pas la voir se transformer en un tel document.  D’après le juge en chef de la Cour suprême, l’interprétation de la Charte doit être généreuse plutôt que légaliste.  Durant cette période, les jugements de la Cour ont reflété la même audace que ces paroles.  Ainsi, même si l’article 32 de la Charte déclare que ses dispositions s’appliquent à tous les domaines relevant du Parlement et des assemblées législatives provinciales, la Cour a, dans l’affaire Operation Dismantle, adopté un large concept de révision judiciaire dans son examen de la décision du Cabinet fédéral de permettre des essais du missile de croisière au-dessus du territoire canadien.  Bien que la Cour ait soutenu que le pouvoir exécutif est tenu d’agir conformément aux préceptes de la Charte, elle a décidé qu’il n’y avait pas de violation des droits protégés par cette dernière dans ce cas.  De même, dans le domaine des droits juridiques, la Cour s’est basée sur la Charte pour modifier le système canadien de justice pénale, en l’écartant du modèle de « lutte contre le crime » pour le rapprocher de plus en plus d’un modèle fondé sur la règle de droit, qui protège les droits de l’accusé.

Cette approche élargie, que la Cour suprême a adoptée dans les premières années de la Charte, a probablement atteint son apogée dans l’affaire du Renvoi concernant l’article 94(2) de la Loi sur la sécurité des véhicules automobiles, [1985] 2 R.C.S. 486.  Dans son jugement, la Cour a estimé que l’article 7 de la Charte, qui garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale, comprend une obligation d’application régulière de la loi tant sur le plan des principes que sur celui de la procédure.  Par conséquent, il est nécessaire, d’après la Constitution, d’établir une intention mentale pour déclarer une personne coupable d’un délit punissable d’emprisonnement.  Autrement dit, un délit basé exclusivement sur un acte, sans qu’il y ait preuve d’intention, est inconstitutionnel.  Ce jugement a eu d’importantes répercussions sur le meurtre, qui a toujours compris des actes dont l’auteur doit ou devrait avoir prévu qu’ils causeraient probablement, même de façon non intentionnelle, la mort d’une personne.

Enfin, il est utile de noter que la Cour suprême, se basant sur la Charte, a, dans une première période, infirmé 19 lois, ce qui contraste singulièrement avec l’extrême prudence dont elle avait fait preuve après l’adoption de la Déclaration canadienne des droits.  En effet, elle n’avait alors invalidé qu’une seule disposition législative, qui n’était en réalité qu’un article obscur et relativement sans conséquence de la Loi sur les Indiens.  De plus, non seulement les juges de la Cour suprême ont adopté une attitude fortement activiste dans les premières années qui ont suivi l’adoption de la Charte, mais ils ont, dans presque tous les cas, rendu des jugements unanimes.

Après 1985, la Cour a semblé se diviser en deux groupes, soit un groupe activiste qui a continué à interpréter les droits accordés par la Charte de façon large et libérale et un groupe qui a accepté la compétence des législateurs et qui, par conséquent, a eu tendance à limiter la portée d’ensemble de la Charte.  Par suite des importants changements de juges qui se sont produits après 1989, la Cour dans son ensemble semble faire de plus en plus preuve de prudence et de retenue sur le plan judiciaire.   Sa décision de 1992 dans Sa Majesté La Reine et La Commission de l’Emploi et de l’Immigration c. Schachter illustre fort bien cette nouvelle tendance.  Dans cette affaire, la Cour devait décider dans quelle mesure les tribunaux sont habilités à réécrire des lois discriminatoires afin de les rendre conformes aux exigences de la Charte.  Jusqu’en novembre 1990, la Loi sur l’assurance-chômage prévoyait le versement de prestations parentales aux hommes qui adoptaient un enfant mais non aux pères naturels.  L’un de ces derniers, M. Schachter, a contesté la loi comme étant contraire aux dispositions sur l’égalité de l’article 15.  La Section de première instance de la Cour fédérale s’est penchée sur le degré de complétude de la loi en analysant l’expression « parent naturel » dans le contexte de l’article en cause de la loi.  Elle a estimé que déclarer inconstitutionnelle la disposition incriminée et, partant la rendre nulle, retirerait un avantage à certaines personnes, mais ne garantirait pas le droit à l’égalité qu’énonce l’article 15 de la Charte.

En appel, la Cour suprême a analysé le bien-fondé du pouvoir législatif de l’appareil judiciaire.  Elle a clairement indiqué que les juges qui décident que des lois violent les garanties de la Charte doivent veiller à ne pas outrepasser leur pouvoir et à empiéter sur le pouvoir législatif.  À son avis, les tribunaux peuvent certes apporter des recours dans le cas de lois qui ne sont pas complètes, mais seulement si la nature du programme social en cause ne s’en trouvera pas sérieusement altérée.  Selon elle, il est cependant préférable la plupart du temps d’autoriser le Parlement ou les assemblées provinciales à résoudre ces problèmes constitutionnels surtout si, comme c’était le cas dans cette affaire, il y a allocation de crédits publics.   La Cour a donc décidé qu’en l’absence d’un mandat basé sur un objectif législatif précis, il ne convenait pas de modifier la catégorie des personnes exclues aux termes de la Loi sur l’assurance-chômage.  Elle a indiqué que la meilleure attitude à adopter consistait à invalider la disposition mais à réserver sa décision afin que l’assemblée législative concernée puisse étudier tous les facteurs en cause avant de modifier la loi et de la rendre constitutionnelle.  Une telle déclaration était en l’occurrence superflue, puisque le Parlement avait modifié la loi en 1990 en vue d’accorder des avantages égaux aux pères naturels avant que la Cour suprême n’ait rendu sa décision.

Pour évaluer l’évolution récente de l’attitude de la Cour suprême, il ne faut pas perdre de vue la nature de la définition judiciaire de la politique gouvernementale qu’implique la Charte.  Les tribunaux établissent la politique des droits de la personne essentiellement de deux façons.  La première consiste à définir le contenu précis des droits et libertés inscrits dans la Charte, en déterminant par exemple si le « droit à la vie » s’étend au foetus et si le « droit à l’égalité » comprend des droits économiques et sociaux.  En second lieu, les tribunaux doivent décider si un objectif du gouvernement qui viole un droit peut, une fois défini, être considéré comme justifié en vertu de l’article 1 de la Charte.  L’article 1 s’applique à tous les droits et libertés, qui « peuvent être restreints [...] par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».  Par conséquent, l’application de cet article impose de porter un jugement hautement discrétionnaire sur l’équilibre à réaliser entre les intérêts politiques du gouvernement et les intérêts des personnes qui se prévalent de la Charte pour faire reconnaître un droit.   Il est important de se souvenir que l’article 1 ne constitue que l’une des deux concessions faites à la souveraineté parlementaire en vertu de la Charte.  La seconde concession figure à l’article 33, qui permet au Parlement fédéral et aux assemblées législatives provinciales d’appliquer des lois contraires à certains, mais pas à tous les droits et libertés énumérés dans la Charte, pendant une période maximale de cinq ans.

C’est en ce qui a trait au critère de l’équilibre dans l’application de l’article 1 de la Charte que les plus grands changements se sont produits dans l’idéologie judiciaire de la Cour.  Celle-ci d’abord appliqué ce critère de façon plutôt stricte, en obligeant le gouvernement à prouver que la disposition législative ou la mesure gouvernementale en litige était suffisamment importante pour l’emporter sur un droit prévu par la Charte et que les moyens choisis pour réaliser l’objectif visé étaient raisonnables et leur justification démontrable.  Maintenant, les juges de la Cour ont tendance à faire preuve d’une souplesse de plus en plus grande, allant jusqu’à appliquer parfois l’article 1 de façon moins stricte.  Selon certains, dans des causes récentes touchant l’égalité, la Cour s’est même montrée moins activiste dans son interprétation du contenu précis des droits garantis par la Charte  Il semble même que certains juges invoquent une analyse aux termes de l’article 1 lorsqu’ils veulent déterminer si d’autres droits prévus par la Charte ont été violés.  Certains disent par conséquent que les droits et libertés garantis par la Charte perdent de leur portée et que le gouvernement a été partiellement libéré de l’obligation de défendre ses actions.

Un certain nombre de raisons ont été avancées pour expliquer pourquoi la Cour fait preuve d’un plus grand laxisme dans l’application de la Charte.  Certains affirment que la Cour ne veut tout simplement pas empiéter sur ce qui est clairement le produit de l’exercice de pouvoirs législatifs.  Selon eux, les changements innovateurs et créatifs, principalement dans les domaines sociaux et économiques, devraient venir non pas de la magistrature, mais bien des législateurs élus qui sont plus à même d’évaluer le plein éventail des politiques possibles  C’est peut-être ce qui explique que la Cour se montre plus stricte dans l’application de la Charte dans les domaines où elle se sent plus à l’aise, par exemple dans les causes criminelles.  Cependant, selon d’autres, la réalisation d’un juste équilibre entre les intérêts individuels et sociaux dans un monde en rapide évolution se prête mal à l’application de principes judiciaires neutres.  Chaque juge doit donc se fier à son propre raisonnement plutôt que de recourir à la sagesse judiciaire traditionnelle(4)

L’activisme de la Cour depuis l’adoption de la Charte en a amené certains à prétendre que d’importantes décisions en matière de politiques sont prises par des juges non élus, ce qui a donné lieu à des allégations concernant la nature antidémocratique des décisions des tribunaux et à des questions sur le mode de nomination des juges à la Cour suprême.  On signale à cet égard les récentes décisions de la Cour suprême dans les affaires Vriend c. Alberta (Procureur général) [1998] 1 R.C.S. 493, M. c. H. [1998] 1 R.C.S. 493, Degamuukw c. Colombie-Britannique [1997] 3 R.C.S. 1010, et Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général) [1997] 3 R.C.S. 624.  Dans l’arrêt Vriend, par exemple, la Cour a statué que l’omission, dans la Individual Rights Protection Act de l’Alberta, de l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite privait les homosexuels de leurs droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte.  Pour remédier à cette lacune, la Cour a tenu l’expression « orientation sexuelle » pour incluse dans les dispositions pertinentes de la loi.  Dans l’affaire Eldridge, la Cour a statué, encore une fois sur la base des droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte, que le gouvernement de la Colombie-Britannique était tenu de fournir des interprètes gestuels aux personnes sourdes recevant des services médicaux.  Les critiques ont même réclamé que les gouvernements invoquent la disposition d’exemption de la Charte pour casser sur le plan législatif ces décisions controversées.

On s’inquiète également du fait que les gouvernements encouragent eux-mêmes l’activisme judiciaire en renvoyant aux tribunaux des questions qu’ils jugent trop controversées.  En outre, de plus en plus de Canadiens, désillusionnés par l’apparente incapacité des gouvernements à régler divers problèmes se rapportant à la Charte, s’adressent aux tribunaux pour obtenir des changements sociaux et économiques.  Selon F.L. Morton et Rainer Knopff, auteurs de The Charter Revolution and the Court Party(5), des groupes d’intérêts comme l’Association canadienne des libertés civiles et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes ont été particulièrement actifs dans la constitutionnalisation de leurs préférences en intervenant dans les causes de la Cour suprême ayant trait à la Charte.  Morton et Knopff prétendent que la Cour a été en fait « prise en otage » par ces groupes d’intérêts(6).

On peut répondre à ces inquiétudes en soulignant qu’en rendant des décisions liées à la Charte la Cour ne fait qu’exercer son pouvoir de contrôle judiciaire.  Jusqu’ici, les juges n’ont pas été tentés de revoir ou modifier les priorités du gouvernement.  Ils ont plutôt mis en place un ensemble de principes qu’ils appliquent en vertu de l’article premier de la Charte pour établir si les politiques ou règlements contestés empiètent sur la vie des citoyens plus qu’il ne le faut pour l’application de la loi.  Pour ce faire, il leur faut parfois examiner des lois déjà adoptées et les replacer dans le contexte.   Une interprétation plus large des droits de la personne garantis par la Constitution ne veut donc pas nécessairement dire que la Cour s’est soudainement « politisée »(7).

Par ailleurs, on a fait valoir que le contrôle judiciaire en vertu de la Charte ne constitue pas un veto à l’égard de la politique du pays, mais plutôt le début d’un dialogue entre les tribunaux et les corps législatifs sur la meilleure façon de concilier les valeurs individuelles garanties par la Charte et les politiques socio-économiques nécessaires au bien-être de la société dans son ensemble.  Les décisions qui annulent des dispositions législatives en se fondant sur la Charte ouvrent généralement la voie à l’adoption d’une mesure de rechange qui permet l’exercice de la volonté démocratique mais avec de nouvelles protections des droits et libertés individuels(8).  La juge en chef de la Cour suprême du Canada a récemment dit souscrire à cette théorie du dialogue concernant la relation entre les tribunaux et l’organe législatif dans le contexte de la Charte.  Elle a déclaré : « Nous n’avons pas le fin mot sur tout.  Nous tranchons la question juridique dont nous sommes saisis, puis le dossier retourne au Parlement où les autorités législatives prennent la relève.  Habituellement, elles modifieront la loi ou la réédicteront ou prendront d’autres mesures, afin de corriger le défaut constitutionnel »(9).

Enfin, l’avènement de la Charte a également modifié le rôle du gouvernement et des législateurs.  Conformément à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice, le ministre de la Justice doit maintenant examiner tous les projets de loi déposés par le gouvernement à la Chambre des communes afin de s’assurer qu’ils sont conformes à la Charte.  En outre, avant même que les projets de loi ne soient déposés, soit à l’étape législative de l’élaboration de politique, les avocats gouvernementaux sont couramment appelés à déterminer et à évaluer l’incidence de la Charte sur toutes les dispositions législatives proposées.  Celles qui semblent enfreindre les droits et les libertés garantis par la Charte doivent être soigneusement justifiées et étayées par des arguments irréfutables et des preuves solides.  Ainsi, l’apprentissage se poursuit dans le domaine tant judiciaire que législatif quant aux façons de peser et mettre en équilibre les divers intérêts.

CONCLUSION

À cause de la structure fédérale qui répartit les pouvoirs législatifs entre le Parlement et les assemblées provinciales et par suite de la réforme constitutionnelle de 1982, les droits de la personne au Canada sont à la fois inscrits dans la Constitution et protégés par des lois fédérales, provinciales et territoriales.  L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés n’a ni annulé les mesures législatives concernant les droits de la personne ni réduit leur importance.  Bien au contraire, la Charte elle-même garantit à l’article 26 le maintien des autres droits et libertés qui existent au Canada.  De plus, son adoption a eu pour principal résultat de libérer les tribunaux des restrictions que leur imposait la doctrine de la suprématie parlementaire dans l’interprétation et la mise en vigueur des lois portant sur les droits de la personne.   Après 1982, la Cour suprême a accordé un statut « quasi constitutionnel » tant à la Déclaration canadienne des droits qu’aux lois fédérales et provinciales relatives aux droits de la personne, ce qui a finalement permis à ces mesures d’avoir priorité sur les lois ordinaires.

Par conséquent, la Déclaration canadienne des droits demeure en vigueur au Canada.  Elle reste importante parce que certaines de ses dispositions, comme le droit de jouissance de ses biens (alinéa 1a)), ne figurent pas dans la Charte.  Les lois relatives aux droits de la personne adoptées par le gouvernement fédéral et les provinces continuent également à jouer un rôle significatif dans la promotion et la protection des droits parce qu’ils s’étendent aux actes privés de discrimination, tandis que la Charte ne s’applique qu’à l’activité gouvernementale.  Cependant, ces codes étant des mesures législatives, il est possible que l’application de la Charte s’étende aux actes privés de discrimination par voie d’interprétation judiciaire des motifs interdits de discrimination et des exceptions prévues dans les codes.  De plus, tout comme les jugements rendus en vertu de la Charte seront utilisés dans les auditions concernant les droits de la personne, les décisions découlant de ces dernières contribueront à l’interprétation de la Charte.  Il peut sembler étrange de parler ainsi des effets qu’une loi fédérale ou provinciale pourrait avoir sur un acte constitutif tel que la Charte, mais il n’en demeure pas moins qu’il existe un grand nombre de précédents concernant les lois relatives aux droits de la personne au Canada qui se sont révélés utiles dans l’interprétation de la Charte.

La Charte, la Déclaration canadienne des droits et les lois fédérales et provinciales sur les droits de la personne, de concert avec le devoir des législateurs de se conformer à la Charte et le rôle des tribunaux qui veillent à cette conformité, forment un tout qui assure aux Canadiens un régime global de promotion et de protection des droits de la personne.  Mais comme nous l’avons dit au début, les régimes des droits de la personne sont largement modulés en fonction de facteurs liés à une période et une culture données.  Certes, le Canada est un pays bien différent de ce qu’il était à l’époque de la Confédération.  À une époque marquée par la mondialisation et les progrès technologiques rapides, le cynisme du public et un sentiment individuel et communautaire d’insécurité, il faudra sans aucun doute, au cours des prochaines années, réexaminer et réévaluer le régime canadien des droits de la personne.  Parallèlement, l’activisme judiciaire continuera d’être ardemment débattu, les tribunaux cherchant à définir leur rôle par rapport à celui des organes exécutif et législatif.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Cholewinski, Ryszard I. (dir.).  Human Rights in Canada:   Into the 1990s and Beyond.  Ottawa, Centre des droits de la personne, Université d’Ottawa, 1990.

Dawson, Mary.  « The Impact of the Charter on the Public Policy Process and the Department of Justice ».  Osgoode Hall Law Journal, vol. 30, no 3, automne 1992, p. 595.

Greene, Ian.  The Charter of Rights.  Toronto, James Lorimer & Company, 1989.

Mandel, Michael.  The Charter of Rights and the Legalization of Politics in Canada.  Toronto, Wall & Thompson, 1989.

McLachlin, Beverly M.  « The Role of the Court in the Post-Charter Era:  Policy-Maker or Adjucator ».  University of New Brunswick Law Journal, vol. 39, no 43, 1989.

Morton, F.L., Russel, P.H. et Whithey, M.J.   « The Supreme Court’s First One Hundred Charter of Rights Decisions:  A. Statistical Analysis ».  Osgoode Hall Law Journal, vol. 30, no 1, printemps 1992, p. 1.

Pentney, William F.  Discrimination and the Law.  Don Mills, De Boo Publishers, 1990.


(1)  L’ONU n’étant pas parvenue, après la Seconde Guerre mondiale, à concilier ces droits en un seul pacte global sur les droits de l’homme, deux pactes ont donc été adoptés : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

(2)  À ce sujet, voir notamment Wolfgang Koerner, Les droits de la personne, pour une perspective commune, Étude générale BP-322F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 1996.

(3)  Pour en savoir plus sur la théorie des générations de droits, voir Pierre Arsenault, Droits humains et solidarité canadienne, communication faite à la Conférence nationale Droits humains et Solidarité canadienne, Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne, Ottawa, décembre 1990.

(4)  Le lecteur trouvera dans les ouvrages suivants un examen plus approfondi des tendances dans les décisions de la Cour suprême sur l’application de la Charte : Errol P. Mendes « The Crucible of the Charter:  Judicial Principles v. Judicial Deference in the Context of Section 1 », l’honorable Gerald-A. Beaudoin et Errol Mendes (dir.), The Canadian Charter of Rights and Freedoms, 3e éd., Toronto, Carswell, 1996; Tom Denholm, « Heart of Oakes:  The Supreme Court of Canada and the Charter », Gravitas, vol. 2, printemps 1995, p. 27-32; et Leon E. Trakman, « Section 15 :  Equality?  Where? », Constitutional Forum, vol. 6, 1995, p. 112-126.

(5)  Broadview Press, 2000.

(6)  S’il est vrai que la Cour suprême du Canada a nié avoir été prise en otage par des groupes d’intérêts particuliers, des dispositions ont été adoptées récemment pour réduire les possibilités d’accès des intervenants.  On estime que la Cour a acquis une expertise suffisante sur les implications systémiques de la Charte (voir « Rein In Lobby Groups, Senior Judges Suggest », National Post, 6 avril 2000).

(7)  Pour en savoir plus sur la question, voir Gail J. Cohan « Cory Urges Respect, Tolerance at Gay Lawyers’ Meeting », Law Times, vol. 11, no 5, 7 février 2000, p. 4; David Beatty, « The Canadian Charter of Rights:  Lessons and Laments », The Modern Law Review, vol. 60, juillet 1997; Susan Lightstone, « Seismic Shocks or Healthy Tension:  The Charter of Rights and Freedoms 15 Years Later », National, vol. 6, no 5, août-septembre 1997; F.L. Morton, « The Charter Revolution and the Court Party », Osgoode Hall Law Journal, vol. 30, 1992; juge en chef Brian Dickson (à la retraite), « The Canadian Charter of Rights and Freedoms:  Dawn of a New Era? », Review of Constitutional Studies, vol. 2, no 1, 1994; et Robert E. Hawkins et Robert Martin, « Democracy, Judging and Bertha Wilson », McGill Law Journal, vol. 41, 1995.

(8)  P. Hogg et A. Bushell, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures », Osgoode Hall Law Journal, vol. 35, 1977, p. 105.

(9)  « Rein In Lobby Groups, Senior Judges Suggest », National Post, 6 avril 2000 (traduction).