BP-346F

 

LES SANCTIONS :  L'ARME ÉCONOMIQUE
DANS LE NOUVEL ORDRE MONDIAL

 

Rédaction  Michel Rossignol
Division des affaires politiques et sociales

Octobre 1993
Révisé en janvier 1996

                                      


 

TABLE DES MATIÈRES

 

INTRODUCTION

DÉFINITION

HISTORIQUE JUSQU'EN 1990

   A. Désillusion rapide

   B. Sanctions contre la Rhodésie

   C. Sanctions contre l'Afrique du Sud
      1. Débat au sein de la communauté internationale
      2. Levée des sanctions
      3. Degré d'efficacité

   D. Sanctions contre l'Iraq

LE RECOURS AUX SANCTIONS DEPUIS LA GUERRE DU GOLFE PERSIQUE

   A. Moindre hésitation à recourir aux sanctions

   B. Sanctions obligatoires récentes
      1. Libye
      2. Ex-Yougoslavie
      3. Libéria
      4. Angola
      5. Haïti

   C. Maintien des sanctions contre l'Iraq

LES RÉFORMES DES NATIONS UNIES

LE NIGÉRIA, LE DERNIER ESSAI À CE JOUR

LE CANADA ET LES SANCTIONS

   A. Solide appui à l’égard des sanctions

   B. La Loi sur les mesures économiques spéciales

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE


 

LES SANCTIONS : L'ARME ÉCONOMIQUE
DANS LE NOUVEL ORDRE MONDIAL

 

INTRODUCTION

À la fin de la Première Guerre mondiale, les gens croyaient vraiment que, comme le voulait l'expression populaire, cette guerre serait la «der des ders». Les chefs de gouvernement estimaient que si les horreurs de la guerre ne suffisaient pas à dissuader les pays de se lancer dans de nouveaux conflits, l'imposition de sanctions économiques à l'échelle internationale allait ramener à l'ordre les États contrevenants. Le président Woodrow Wilson, des États-Unis, fut l'un des principaux partisans du recours aux sanctions économiques («l'arme économique») plutôt qu'à la force pour décourager les pays de commettre des actes d'agression. En 1919, il déclara ce qui suit :

Un pays qui fait l'objet d'un boycott n'est pas loin de capituler. Avec ce remède économique, pacifique, silencieux et implacable, le recours à la force devient inutile(1).

La suite des événements a montré que le président Wilson et d'autres avaient péché par optimisme lorsqu'ils avaient cru que les seules sanctions suffiraient à mettre un pays à genoux. Les sanctions n'en demeurent pas moins un élément important des relations internationales modernes, bien qu'on ne s'entende pas sur leur efficacité à persuader des États de mettre fin à des actes agressifs ou de modifier des politiques que l'opinion publique mondiale réprouve. Dans la présente étude, nous traçons un historique des sanctions, puis nous examinons leur rôle dans le nouvel ordre mondial ainsi que la position du Canada à leur égard. Nous mettons l'accent sur le recours collectif à des sanctions par des membres de la communauté internationale, plutôt que sur des cas isolés d'imposition de sanctions par un pays par suite d'un différend commercial ou frontalier avec un autre.

DÉFINITION

Les sanctions prennent habituellement la forme d'une interdiction touchant la vente et l'expédition de produits à un pays, ainsi que l'achat de ses exportations. Toutefois, elles comprennent maintenant souvent d'autres éléments qui ne sont pas directement liés aux échanges commerciaux, comme la culture et les sports. On voit ainsi des interdictions des liens économiques, sportifs et culturels entre pays et des sanctions «axées sur les personnes», comme le refus de visas ou d'autres documents diplomatiques aux citoyens d'un autre État.

Normalement, les sanctions économiques sont les plus importantes des sanctions imposées à un pays. Elles supposent «l'annulation délibérée ou la menace d'annulation, à l'initiative du gouvernement, des relations commerciales et financières habituelles»(2). Essentiellement, les sanctions sont des mesures appliquées en réaction aux actes condamnables d'un État, par exemple un acte d'agression contre un autre État ou la poursuite d'une politique raciale jugée injuste selon la perspective du droit international ou de la morale.

Bien qu'elles pénalisent les pays fautifs pour des actes passés, les sanctions visent avant tout à les persuader de rectifier la situation dans l'avenir. Par exemple, on a décrit ainsi les sanctions imposées à l'Afrique du Sud:

L'objectif principal des sanctions n'est pas de punir l'Afrique du Sud blanche pour les fautes de l'apartheid, mais plutôt de l'amener à négocier la remise du pouvoir à la majorité et le régime d'«une personne, un vote»(3).

Les sanctions servent d'outil pour forcer des gouvernements à adopter certains comportements(4) mais le succès n'est pas assuré; c'est là une éventualité que n'avaient pas envisagée le Président Wilson et d'autres. Un pays peut résister longtemps à des sanctions, en particulier si certains pays passent outre aux interdits et si la communauté internationale ne s'entend pas sur leur ampleur. Étant donné que les sanctions ne produisent pas toujours le résultat escompté, on a montré plus ou moins d'empressement à y recourir comme instruments coercitifs depuis la fin de la Première Guerre mondiale.

HISTORIQUE JUSQU'EN 1990

   A. Désillusion rapide

Après la Première Guerre mondiale, la première véritable mise à l'essai des sanctions a fait ressortir les lacunes de ces dernières. En effet, la Société des Nations décréta des sanctions contre l'Italie après que ce pays eut envahi l'Éthiopie, en 1935, mais elle fut incapable de persuader le régime de Mussolini de mettre fin à son agression. Les sanctions échouèrent parce qu'elles étaient de portée trop limitée et qu'elles n'interdisaient pas les exportations vitales de pétrole vers l'Italie, et aussi parce que les pays non membres de la Société n'en tinrent pas compte. Des sanctions plus exhaustives auraient-elles produit des résultats différents? Nous pourrions discuter longtemps de la question, mais toujours est-il que cette expérience a convaincu l'opinion publique que les sanctions n'étaient guère utiles(5).

Néanmoins, au moment de la création des Nations Unies, en 1945, les sanctions étaient considérées comme un instrument diplomatique utile; la guerre froide vint toutefois rapidement anéantir les espoirs que l'organisme mondial puisse travailler efficacement et décréter des mesures collectives comme l'imposition de sanctions obligatoires. En effet, les membres de l'ONU avaient souvent de la difficulté à s'accorder sur le fait que les actes ou les politiques d'un pays menaçaient la paix internationale; même lorsqu'ils s'entendaient sur ce plan, ils n'étaient pas nécessairement d'accord pour dire que les sanctions constituaient la meilleure solution au problème. De nombreux autres facteurs entraient en ligne de compte, y compris la «réalité des relations internationales, où la perception des délits peut varier énormément et où des considérations de politique extérieure — et interne — interdisent souvent des mesures hostiles à l'endroit d'un autre État»(6). Par conséquent, même si, depuis 1945, les représentants de divers pays à l'Assemblée générale ont souvent réclamé l'imposition de sanctions, peu de mesures concrètes ont été prises jusqu'à tout récemment, soit parce qu'il n'y avait pas consensus, soit parce que des membres permanents du Conseil de sécurité opposaient leur veto.

   B. Sanctions contre la Rhodésie

Jusqu'à l'envahissement du Koweït par l'Iraq, en 1990, le seul événement pour lequel les Nations Unies avaient pu convenir de sanctions économiques obligatoires avait été la crise rhodésienne, qui s'étendit de 1965 à 1979. En 1965, le gouvernement rhodésien émit unilatéralement une déclaration d'indépendance; le Conseil de sécurité de l'ONU appela immédiatement tous les membres de l'organisme à imposer des sanctions volontaires contre ce pays. Un an plus tard, les sanctions devinrent obligatoires pour les pays signataires de la Charte des Nations Unies, dont l'article 25 stipule que tous les membres de l'ONU conviennent d'accepter et d'exécuter les décisions du Conseil de sécurité.

Dans les premiers temps, les sanctions eurent un effet marqué sur l'économie rhodésienne mais, en 1969, le pays se trouva en plein boom économique parce qu'il remplaça ses importations et bénéficia d'investissements sud-africains accrus et du non-respect des sanctions par de nombreux pays. Dans les années 70, le fait que la Rhodésie pouvait résister aux sanctions provoqua un grand désenchantement au sein de la communauté internationale. Toutefois, une guérilla menée avec succès par des groupes de Noirs et une application plus rigoureuse des sanctions eurent pour effet de renverser la situation économique. Le régime blanc de Rhodésie se rendit finalement compte qu'il devait céder lorsque son plus grand allié, l'Afrique du Sud, décida à la fin de la décennie que ses propres intérêts seraient mieux servis si la majorité noire, plutôt qu'une minorité blanche empêtrée dans toutes sortes de difficultés, exerçait le pouvoir en Rhodésie(7).

Il est difficile d'évaluer dans quelle mesure les sanctions ont contribué au changement d'attitude du régime blanc. Cependant, le fait que la Rhodésie ait pu résister aux sanctions pendant près de 15 ans met en cause leur efficacité comme moyen de provoquer une réorientation de vues. On pourrait soutenir que la guérilla, plus intense dans les années 70, a constitué un facteur au moins tout aussi important que les sanctions, ou que la Rhodésie n'aurait certainement pas pu résister si longtemps sans les approvisionnements et les investissements en provenance d'Afrique du Sud. Même sans ces apports, il aurait vraisemblablement fallu un certain nombre d'années pour que les sanctions produisent l'effet escompté.

   C. Sanctions contre l'Afrique du Sud

      1. Débat au sein de la communauté internationale

Lorsque la Rhodésie est devenue le Zimbabwe, l'Afrique du Sud a perdu un allié dans sa résistance aux pressions internationales de plus en plus fortes en vue du démantèlement de l'apartheid. Sur le plan des sanctions, peu de pays pouvaient accomplir pour l'Afrique du Sud ce que cette dernière avait fait pour la Rhodésie. Toutefois, jusqu'au milieu des années 80, l'Afrique du Sud n'a guère eu à souffrir des sanctions parce que les Nations Unies ne pouvaient dégager de consensus sur la question.

En 1973, les pressions de l'opinion publique s'accentuant toujours davantage, les pays exportateurs de pétrole s'entendirent pour interrompre leurs exportations vers l'Afrique du Sud, mais cette mesure fut décrétée à l'extérieur des Nations Unies. Au sein de l'ONU, le Conseil de sécurité adopta en 1977 la résolution 418, qui prévoyait un embargo obligatoire sur la vente d'armes et de matériels connexes à l'Afrique du Sud. Pourtant, en février 1985, le gouvernement canadien, à l'instar de nombreux gouvernements occidentaux, soutenait encore que les sanctions seraient inefficaces et nuiraient à la situation socio-économique de la majorité noire qu'elles étaient censées aider. Ce n'est qu'au milieu des années 80 que la communauté internationale réussit à convenir d'un large éventail de sanctions économiques contre l'Afrique du Sud. Même alors, la résolution 569 de 1985 ne faisait qu'exhorter les membres de l'ONU à imposer volontairement des sanctions. La résolution recommandait un embargo sur les investissements et sur la vente des pièces d'or Krugerrand, la restriction des relations culturelles et sportives ainsi que l'interdiction de conclure des contrats dans le domaine nucléaire et de vendre des ordinateurs, que risqueraient d’utiliser les forces de sécurité d’Afrique du Sud.

Les Nations Unies furent incapables d'imposer des sanctions obligatoires du fait des tensions de la guerre froide ainsi que de l'opposition, pour des raisons stratégiques et économiques, de certains membres permanents du Conseil de sécurité, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni. Les pays industrialisés imposèrent finalement des sanctions en 1985 lorsque des groupes d'intérêt, des politiciens et d'importants segments de l'opinion publique l'exigèrent après que le gouvernement sud-africain eut brutalement réprimé les manifestations contre des propositions constitutionnelles faisant fi des revendications des Noirs. De fait, les reportages télévisés sur les confrontations entre la police sud-africaine et les Noirs eurent pour effet de galvaniser la communauté internationale.

Des éléments tendent à démontrer que les gouvernements décidèrent d'agir à ce moment non seulement parce que la situation les préoccupait, mais également parce qu'ils anticipaient une intensification des pressions du public en cas d'inaction. En ce qui concerne le Canada, cependant, les sondages effectués après l'imposition des sanctions donnent à penser que l'opinion publique suivait la voie tracée par le gouvernement, et non l'inverse(8). Bref, au milieu des années 80, la communauté internationale parvint à un consensus sur la nécessité d'imposer des sanctions à l'Afrique du Sud sans que les Nations Unies n'aient donné le ton.

      2. Levée des sanctions

La communauté internationale a eu également de la difficulté à décider du moment opportun pour la levée des sanctions après que le gouvernement sud-africain se fut engagé à démanteler l'apartheid et à mettre en oeuvre des réformes constitutionnelles. La façon désordonnée dont les différents pays et groupes multinationaux ont levé leurs sanctions par suite de la libération de Nelson Mandela, en 1990, et de l'abolition des lois sur l'apartheid, en 1991, témoignent de cette indécision. Par exemple, les États-Unis ont abrogé bon nombre de leurs sanctions en juillet 1991, y compris certaines qu'ils avaient imposées en vertu de la Comprehensive Anti-Apartheid Act de 1986, alors que le Royaume-Uni avait commencé à annuler de nombreuses sanctions en février, dès la libération de Mandela.

L'empressement relatif avec lequel la Communauté européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis ont aboli leurs principales sanctions a mis en évidence le fait qu'ils se préoccupaient davantage de l'élimination de l'apartheid que d'une transformation en profondeur du système politique de l'Afrique du Sud. Pour sa part, le Comité olympique international a fait également bon accueil au progrès que représentait l'abolition de l'apartheid; en juillet 1991, il a reconnu le Comité olympique national d'Afrique du Sud, ce qui a ouvert la voie à la participation de ce pays aux Jeux Olympiques de 1992. Cette mesure a marqué ni plus ni moins la fin du boycott sportif à l'égard de l'Afrique du Sud, ce que même l'ANC a accueilli favorablement.

Toutefois, la plupart des pays du Commonwealth, y compris le Canada, considéraient les sanctions davantage comme un instrument pouvant aider les Noirs à obtenir le gouvernement de la majorité que comme une méthode de protestation contre l'apartheid. Par conséquent, en reconnaissance des progrès accomplis, les chefs de gouvernement du Commonwealth ont décidé, à leur sommet de 1991, de ne lever que quelques-unes des sanctions, notamment celles interdisant les contacts scientifiques et culturels et restreignant la promotion touristique. Ils ont accepté les recommandations du Comité des ministres des Affaires étrangères du Commonwealth sur l'Afrique du Sud, appuyées par le Congrès national africain (ANC) et d'autres groupes, qui visaient le maintien de la plupart des sanctions commerciales et financières et la poursuite des pressions sur le gouvernement sud-africain pendant les négociations constitutionnelles avec la majorité noire. En septembre 1993, après l'établissement d'un Conseil exécutif de transition devant permettre aux Noirs de participer aux décisions gouvernementales en attendant les élections démocratiques d’avril 1994, le Commonwealth et divers États ont annoncé que la plupart des autres sanctions contre l'Afrique du Sud seraient levées. La Communauté européenne a, au début d’octobre, aboli les sanctions qu'elle imposait encore.

Toutefois, l’ONU a attendu quelques semaines après les élections et l’inauguration du nouveau gouvernement pour lever officiellement toutes les sanctions contre l’Afrique du Sud. Le 25 mai 1994, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 919 abolissant l’embargo obligatoire sur la vente d’armes et toutes les autres mesures contre l’Afrique du Sud.

      3. Degré d'efficacité

Il est difficile d'évaluer l'efficacité des sanctions contre l'Afrique du Sud étant donné que les divers membres de la communtuaé internationale les ont imposées pour des motifs différents. Faut-il définir le succès comme correspondant à l'élimination des lois de l'apartheid ou plutôt à l'établissement d'un gouvernement de la majorité noire? Si l'on choisit la première possibilité, on peut dire que les sanctions ont été couronnées de succès puisque les lois de l'apartheid ont été abrogées en 1991; si l'on retient la deuxième, force est de constater que c'est beaucoup plus tard que les sanctions ont été fructueuses. Toutefois, on reconnaît généralement que les sanctions ont influé sur la décision du gouvernement sud-africain d'entreprendre des négociations constitutionnelles. Dans une étude parrainée par le Bureau international du travail (BIT) sur l'incidence des sanctions financières en Afrique du Sud, on signale que «l'espoir de voir se normaliser les liaisons financières internationales, une fois que des réformes complètes du système politique auraient été mises en place, était également un facteur important qui a encouragé le Gouvernement sud-africain à maintenir une orientation réformiste»(9). Toutefois, le rapport indique également que les initiatives du gouvernement ont été motivées par plusieurs facteurs(10).

Ces facteurs englobaient la menace d'une explosion de violence, voire de guerre civile, par suite de la colère inassouvie des Noirs, l'élimination des menaces extérieures à la sécurité de l'Afrique du Sud par suite de la résolution pacifique des conflits dans des pays voisins comme la Namibie et l'Angola, ainsi que la chute du prix de l'or, une importante exportation sud-africaine, au fil des ans. Il serait plus exact de conclure que les sanctions, quoique importantes, n'ont pas constitué le facteur déterminant dans le cheminement de l'Afrique du Sud de l'apartheid vers la véritable démocratie.

Il est donc impossible de déterminer, à partir de l'expérience concernant l'Afrique du Sud, le temps nécessaire pour que les sanctions produisent leur effet. Environ six années se sont écoulées entre l'imposition des principales sanctions économiques et juin 1991, date d'abolition des lois sur l'apartheid. Si l'on tient compte des effets des embargos sur les livraisons de pétrole et d'armes décrétés dans les années 70, les résultats imputables aux sanctions sont encore moins impressionnants.

Les sanctions contre l'Afrique du Sud ont bien fonctionné dans la mesure où elles ont contribué à persuader ce pays de modifier des politiques inacceptables aux yeux de la communauté internationale; elles ont cependant été impuissantes à provoquer une exécution immédiate. Il ne s'ensuit pas que les sanctions ne peuvent jamais donner de résultats immédiats; de toute évidence, elles pourraient paralyser les économies de petits pays pauvres beaucoup plus rapidement que celles de pays riches en ressources comme l'Afrique du Sud. Mais même là, il n'existe aucune garantie de succès, comme en témoigne le fait que le régime militaire haïtien ait pu refuser pendant de longs mois de remettre le pouvoir à Jean-Bertrand Aristide, le président démocratiquement élu, malgré les nombreuses sanctions imposées par l'Organisation des États américains.

En fait, les sanctions, tout comme le bombardement de villes en temps de guerre, suscitent souvent chez les dirigeants gouvernementaux ou la population en général une attitude encore plus hostile, en particulier si les gens sont ralliés à la cause par une propagande judicieuse. Le fait que les Noirs, notamment les partisans de l'ANC, semblaient prêts à subir le chômage et les autres effets des sanctions a aidé les gouvernements étrangers à les imposer, tout comme l'a fait le soutien accordé par les voisins de l'Afrique du Sud malgré le tort inévitable qui devait en résulter pour leur propre économie. Dans d'autres situations, cependant, la communauté internationale ne doit pas perdre de vue les effets des sanctions sur la santé et le bien-être économique des citoyens du pays-cible et de ses voisins.

Lorsqu'un État commet un acte préjudiciable ou poursuit une politique inacceptable, les sanctions peuvent apparaître comme la seule voie appropriée parce que «les leaders mondiaux jugent souvent insuffisantes les solutions de rechange les plus évidentes aux sanctions économiques — l'intervention militaire serait excessive, les représentations diplomatiques, pas suffisamment convaincantes. Les sanctions peuvent constituer une manifestation satisfaisante de mécontentement, sans pour autant occasionner les coûts élevés de la guerre»(11). Une intervention militaire de l'ONU ou de membres de la communauté internationale pourrait peut-être mettre fin rapidement à une situation déplorable, mais les pertes éventuelles en vies humaines et sur le plan matériel, ou la possibilité qu'un conflit s'éternise, découragent habituellement les gouvernements. Rien ne garantit qu'une intervention militaire en Afrique du Sud aurait éliminé plus rapidement l'apartheid et, compte tenu de la puissance militaire du régime blanc, les coûts sur les plans humain et financier auraient été exorbitants. Le fait que le gouvernement sud-africain ait entrepris des négociations constitutionnelles visant à remettre le pouvoir à la majorité noire montre que les sanctions, quoique symboliques dans une certaine mesure, peuvent provoquer d'importants changements sans intervention militaire.

   D. Sanctions contre l'Iraq

L'ONU a imposé des sanctions contre l'Iraq après que ce pays a envahi et occupé le Koweït au début d'août 1990; toutefois, malgré leur envergure et les mesures prises pour les mettre à exécution, les sanctions n'ont pas empêché l'éclatement de la guerre du golfe Persique. Seuls quelques États ont passé outre aux sanctions, le consensus ayant été assez ferme au sein de la communauté internationale, et, sauf pour les approvisionnements humanitaires, peu de produits purent être expédiés en Iraq pendant de nombreux mois; malgré tout, on ne réussit pas à convaincre l'Iraq de se retirer. Peu disposé à laisser la situation se maintenir indéfiniment, le Conseil de sécurité de l'ONU fixa la date du 15 janvier 1991 comme échéance pour le retrait des troupes irakiennes. L'échéance n'ayant pas été respectée, l'intervention militaire se déclencha.

La communauté internationale, qui avait attendu pendant de nombreuses années que les sanctions influent sur l'Afrique du Sud, se montra beaucoup moins patiente dans le cas de l'Iraq. En effet, les sanctions furent imposées en août 1990 et l'action militaire débuta en janvier 1991; cependant, il s'agissait de deux situations très différentes dans la mesure où le conflit était interne en Afrique du Sud, alors qu'au Moyen Orient la souveraineté d'un pays voisin était en jeu. L'intervention dans la situation politique interne d'un pays constitue toujours une question délicate, car tous les pays sont jaloux de leur prérogative de mener leurs propres affaires comme ils l'entendent, sans ingérence de l'extérieur.

Depuis la signature de la Charte des Nations Unies, en 1945, la violation des droits de la personne fait généralement partie des préoccupations légitimes de la communauté internationale. Toutefois, la Charte a été conçue essentiellement en fonction de conflits entre pays, notamment l'invasion, qui contreviennent sérieusement au droit international. Il existe de nombreux précédents de réactions internationales à de tels incidents sous forme de sanctions ou d'intervention militaire. Par contre, s'agissant de conflits internes, la pertinence de la Charte est moins évidente; il est alors plus difficile de dégager un consensus international sur la nécessité d'une intervention militaire, comme on a pu le constater dans le cas de l'Afrique du Sud et celui de l'ex-Yougoslavie.

L'invasion du Koweït constituait une violation flagrante de la paix internationale, tant du point de vue de la diplomatie que de celui du droit. Si l'ONU et les grandes puissances n'avaient pas répondu avec fermeté, les tensions auraient fort bien pu s'accentuer partout dans le monde, car les petits pays auraient commencé à craindre des invasions semblables de la part de leurs voisins plus puissants. Cela aurait été de mauvais augure pour le nouvel ordre international qui commençait à pointer par suite de la fin de la guerre froide. De fait, le relâchement des tensions entre les États-Unis et l'Union soviétique a facilité pour le Conseil de sécurité de l'ONU la tâche d'instaurer une situation internationale plus pacifique et plus stable en contenant les actes d'agression.

Le Conseil de sécurité a agi sans délai: le 2 août 1990, il a adopté la résolution 660, qui exigeait le retrait des troupes irakiennes, puis, le 6 août, la résolution 661, qui imposait des sanctions obligatoires à l’égard de l'Iraq tout en autorisant l'envoi de fournitures médicales et d'aide alimentaire humanitaire. Le 25 août, il adoptait la résolution 665, qui demandait aux membres de l'ONU ayant des forces navales dans la région de prendre les mesures nécessaires pour intercepter et inspecter les navires susceptibles de livrer à l'Iraq des produits interdits, puis, le 25 septembre, la résolution 670, qui étendait l'embargo au trafic aérien. Par la suite, le 29 novembre, il a adopté la résolution 678, qui autorisait les États membres de l'ONU à utiliser tous les moyens nécessaires pour mettre en oeuvre la résolution 660 si l'Iraq n'avait pas obtempéré le 15 janvier 1991. Le terrain était alors prêt pour une intervention militaire.

On ne saura jamais avec certitude si les sanctions à elles seules auraient fini par persuader l'Iraq de retirer ses troupes du Koweït. Le fait demeure que, malgré l'imposition de lourdes sanctions et la menace d'une intervention militaire, l'Iraq n'a pas retiré ses troupes. En accordant plus de temps pour que les sanctions produisent leur effet, on aurait peut-être tout simplement reporté l'inévitable.

Cela ne revient pas à dire que les sanctions n'ont eu aucun effet sur l'Iraq; presque invariablement, les sanctions rendent la vie difficile aux simples citoyens, même si elles ne persuadent pas les dirigeants de modifier leur conduite. L'ONU et ses membres faisaient face à une alternative peu attrayante : laisser la population irakienne supporter pendant des mois ou des années les répercussions de sanctions importantes tout en laissant se perpétuer une violation de la paix internationale, ou bien entreprendre sans tarder une action militaire. La dernière solution ne pouvait manquer de causer des souffrances humaines et des dommages matériels, mais elle mit fin plus rapidement à l'occupation d'un pays souverain et renforça la paix et la sécurité internationales. La question de savoir si l'ONU aurait dû se montrer plus patiente et recourir davantage à la diplomatie fera sans doute couler encore beaucoup d'encre. Rien ne garantit, toutefois, que les sanctions auraient fini par produire l'effet escompté.

LE RECOURS AUX SANCTIONS DEPUIS LA GUERRE DU GOLFE PERSIQUE

   A. Moindre hésitation à recourir aux sanctions

Les limites des sanctions, de même que leur utilité, se sont manifestées dans les événements survenus depuis la fin de la guerre du Golfe. Les Nations Unies ont imposé des sanctions à l'égard de l'ex-Yougoslavie, de la Libye et d'Haïti, tout en maintenant celles qu'elle avait imposées dans le cas de l'Iraq. Ces mesures n'ont pas eu pour effet de provoquer un acquiescement immédiat aux volontés de la communauté internationale, mais elles ont réussi à faire valoir la désapprobation de celle-ci face à des situations répréhensibles et, avec le temps, à persuader les régimes des pays-cibles de modifier leurs politiques ou de venir s'asseoir à la table de négociation.

Le Conseil de sécurité des Nations Unies s'est montré plus disposé qu'auparavant à imposer des sanctions obligatoires au début des années 90 en raison de la nouvelle conjoncture internationale qui règne depuis la fin de la guerre froide. Il ne fait aucun doute que l'évolution de la situation en Afrique du Sud a amélioré la perception de la valeur des sanctions en tant qu'outil diplomatique, mais par-dessus tout l'amélioration découle du nouvel esprit de coopération parmi les membres permanents du Conseil de sécurité. Certains d'entre eux, notamment la Chine, ont peut-être encore des réserves au sujet des sanctions imposées par le Conseil, mais ils n'ont pas opposé leur veto à l'utilisation de ces dernières.

   B. Sanctions obligatoires récentes

      1. Libye

Dans la résolution 748, adoptée le 31 mars 1992, le Conseil de sécurité a décrété des sanctions obligatoires contre la Libye par suite du refus de ce pays d'extrader vers les É.-U. ou l'Allemagne deux agents de renseignements libyens soupçonnés de l'attentat à la bombe contre un avion de ligne au-dessus de Lockerbie, en Écosse. Tout en exigeant du gouvernement libyen qu'il cesse de participer à des actes terroristes, la résolution a interdit les liaisons aériennes et les ventes d'armes à la Libye. Elle a demandé également que tous les pays réduisent leurs liens diplomatiques avec ce pays. Le 11 novembre 1993, le Conseil de sécurité a voté le resserrement des sanctions en décrétant un gel des comptes bancaires libyens à l'étranger et en interdisant les envois de certains équipements pétroliers à ce pays.

Malgré les sanctions, la Libye a refusé d’extrader les deux agents libyens, ce qui a incité le président américain, vers la fin de 1995, à réclamer des sanctions encore plus sévères pouvant aller jusqu’à un embargo pétrolier. La majeure partie de la communauté internationale ne semble pas toutefois disposée à imposer un tel embargo et, comme bon nombre de pays sont très dépendants du pétrole libyen, l’imposition de sanctions supplémentaires semble peu probable pour l’instant. Les sanctions existantes restent néanmoins en place, le Conseil de sécurité de l’ONU les ayant prolongées de 120 jours à la fin de novembre 1995.

      2. Ex-Yougoslavie

L'aggravation de la situation dans l'ex-Yougoslavie a également incité le Conseil de sécurité à imposer des sanctions. La résolution 713 prise le 25 septembre 1991 prévoyait un embargo sur la livraison d’armes et d’équipement militaire, tandis que la résolution 757 du 30 mai 1992 décrétait un embargo aérien et commercial à l'égard de la Serbie et du Monténégro, deux anciennes républiques yougoslaves, qui continuaient à l'époque d'utiliser le nom de République fédérale de Yougoslavie. L'embargo commercial comportait une interdiction touchant les transactions financières et les livraisons de pétrole et visait à faire cesser l'agression serbe contre d'autres anciennes républiques yougoslaves, à savoir la Bosnie et l'Herzégovine. À l'automne de 1992, une résolution a autorisé les forces navales de différents pays, y compris le Canada, à renforcer un blocus maritime en vertu duquel on pouvait intercepter et inspecter les navires soupçonnés de transporter des produits interdits à destination et en provenance de l'ex-Yougoslavie. Le 17 avril 1993, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 820, dans laquelle il décrétait, entre autres, l’accroissement de l'embargo commercial existant, le gel des avoirs de la République fédérale de Yougoslavie et la saisie de tous ses navires, aéronefs et véhicules ainsi qu'une restriction encore plus grande des échanges de biens et services de part et d'autre de la frontière du pays.

Les limites des sanctions transparaissent dans le fait qu'elles n'ont pu amener un dénouement rapide des hostilités dans les anciennes républiques yougoslaves. Plus d'un an après l'imposition des sanctions contre la Serbie et le Monténégro, la région était toujours en proie à des combats et à des violations des droits de la personne. Lorsque les camps opposés sont déterminés à défendre leur cause jusqu'au bout, les sanctions à elles seules, même si leurs effets sont considérables, ont peu de chances d'amener les ennemis à se réconcilier, du moins à court terme. À cause des sanctions, les simples citoyens de la Serbie ont éprouvé de nombreuses difficultés; en mai 1993, l’inflation à Belgrade, dépassait 200 p. 100 et la plupart des stations-service de la ville n'avaient plus d'essence. Malgré tout, on trouvait encore de nombreux produits en abondance en raison d’une réduction de la demande des consommateurs, de la non-dépendance de la Serbie sur le commerce avec l'étranger, de l’accumulation d'importantes réserves par le gouvernement(12) et d’une certaine désobéissance aux sanctions.

Ainsi, la Roumanie permettait aux avions de ligne yougoslaves de prendre plus de carburant qu’il n’était nécessaire pour parvenir à destination et il est probable que les surplus aient servi au ravitaillement des forces de combat. Les responsables de l’ONU notaient la pratique et distribuaient des réprimandes, mais ils ne pouvaient faire guère plus pour stopper cette violation flagrante des sanctions(13). Ainsi, malgré les efforts des forces navales multinationales dans la mer Adriatique et des observateurs de l’ONU dans les États voisins, il s’est avéré impossible de couper complètement les ravitaillements essentiels pour ainsi appliquer le maximum de pression au pays.

Vers la fin de 1995, toutefois, le président Milosevic de Serbie semblait déterminé à aider à mettre fin au conflit, en partie pour ouvrir la voie à la levée des sanctions et ainsi redonner espoir à un peuple lassé de la rhétorique nationaliste et des effusions de sang(14). Les sanctions ont sans doute eu une incidence sur le processus qui a mené à la signature du traité de paix de Dayton (Ohio) le 21 novembre 1995 mais, étant donné la nature du conflit et tous les aspects en cause, ce ne fut pas – et de loin – le facteur déterminant.

Le lendemain de la signature, le Conseil de sécurité a sans délai adopté la résolution 1021 : l’embargo devait rester en place pendant les 90 premiers jours, après quoi la plupart des restrictions sur l’envoi d’armes au pays pouvait disparaître pour autant que les engagements pris au moyen de l’entente soient respectés; quelque 180 jours après la signature, le reste des restrictions sur les armes lourdes devait être levé.

Le Conseil de sécurité a également emprunté une approche prudente à l’égard des sanctions économiques. Ainsi, la résolution 1022 du 22 novembre 1995 a suspendu indéfiniment les diverses mesures économiques adoptées depuis 1992, sans toutefois y mettre fin officiellement. La résolution précisait que toutes les sanctions économiques réapparaîtraient si le Conseil de sécurité apprenait que les parties au traité de paix ne respectaient pas leurs engagements. En ne faisant que suspendre les sanctions, l’ONU pouvait encore exercer une certaine pression sur les belligérants.

      3. Libéria

Le 19 novembre 1992, le Conseil de sérucité a adopté la résolution 788 pour imposer un embargo obligatoire sur les expéditions d’armes et de pétrole à destination du Libéria, en proie à la guerre civile. Les efforts diplomatiques de l’ONU et des pays voisins ont mené à un accord de cessez-le-feu, mais les tensions ont persisté dans le pays. Dans sa résolution 1001 du 30 juin 1995, le Conseil de sécurité a noté les progrès accomplis dans le processus de paix, mais rappelé à tous les États qu’ils devaient continuer d’appliquer rigoureusement l’embargo sur toutes les livraisons d’armes et d’équipements militaires au Libéria.

      4. Angola

La situation en Angola s’aggravant malgré la tenue d’élections parrainées par l’ONU en vue de mettre fin à une guerre civile de dix années, le Conseil de sécurité a adopté, le 15 septembre 1993, la résolution 864 imposant un embargo obligatoire sur les livraisons d’armes et de pétrole aux rebelles de l’UNITA, en lutte contre les forces gouvernementales. En 1995, le processus de paix avait fait des progrès marqués mais, par sa résolution 976 du 8 février 1995, le Conseil de sécurité a rappelé à tous les pays qu’ils devaient continuer de respecter l’embargo.

      5. Haïti

Le Conseil de sécurité a réagi également au coup d'État militaire du 30 septembre 1991 en Haïti, qui a forcé le président démocratiquement élu, Jean-Bertrand Aristide, à quitter le pays; toutefois, le Conseil n'a pas imposé immédiatement des sanctions, préférant en laisser l’initiative à un organisme régional, l'Organisation des États américains (OÉA). L'OÉA a fait savoir clairement que les sanctions visaient uniquement à persuader le gouvernement militaire de dissoudre son régime illégal et elle a encouragé ses membres, y compris le Canada, à envoyer de la nourriture et des fournitures médicales à la population, déjà en situation économique précaire.

C'est en partie parce qu'elle reconnaissait que les pauvres d'Haïti se retrouveraient dans une situation encore plus difficile que l'ONU a hésité à imposer des sanctions obligatoires. Puisque la plupart des échanges commerciaux d'Haïti s'effectuent avec des pays de l'OÉA, les sanctions de l'organisme régional avaient déjà un impact important, que des sanctions mondiales auraient simplement renforcé. Toutefois, devant l'attitude intraitable du régime militaire, la communauté internationale est devenue de plus en plus impatiente et, le 17 juin 1993, le Conseil de sécurité a adopté une résolution menaçant l'imposition de sanctions obligatoires si, le 23 juin, on n'avait pas accompli de progrès en vue de la réinstallation du gouvernement légitime du pays.

La menace produisit les résultats souhaités; le régime militaire accepta de négocier avant l'échéance et l’on parvint, le 3 juillet, à une entente qui prévoyait un nouveau gouvernement de réconciliation nationale et le retour du président Aristide dans le pays le 30 octobre. C'est à la menace des sanctions de l'ONU qu'on attribue cette évolution de la situation(15). Toutefois, lorsqu'on évalue l'incidence de ces sanctions, il faut se rappeler qu'Haïti est un petit pays doté d'une économie faible. Le seul fait que le régime d'un pays aussi petit ait réussi à tenir tête à la communauté internationale pendant presque deux ans illustre bien les limites des sanctions et prouve que d'autres facteurs doivent entrer en jeu pour que cessent des conflits ou des périodes de tension.

L'agitation qui a secoué Haïti après la levée des sanctions de l'OEA, en août, montre avec quelle rapidité la menace de sanctions peut perdre de sa force lorsque les factions ne peuvent concilier leurs divergences. En octobre 1993, les gardiens de la paix canadiens et américains n’ayant pu débarquer pour entreprendre leur mission, il est devenu évident que le régime haïtien ne voulait pas se conformer à l'entente de juillet. Le 13 octobre, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 873 qui réimposait des sanctions obligatoires à compter du 18 octobre, afin d’essayer de convaincre le régime d'honorer ses engagements. Les livraisons de pétrole, d'armes et d'autres matériels militaires ont été interdites, tandis que les avoirs haïtiens à l'étranger ont été gelés. Les États-Unis, le Canada et de nombreux autres pays ont déployé des navires au large des côtes du pays afin de donner force exécutoire aux sanctions.

Les sanctions ont eu une incidence sur l’économie du pays, mais c’est la menace d’une invasion par les États-Unis et d’autres forces, invasion autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui a fini par persuader le gouvernement militaire de mettre un terme à sa situation illégale. Le 18 septembre 1994, juste avant le moment prévu de l’invasion, une entente a été conclue entre une délégation dirigée par l’ancien président américain Jimmy Carter et le gouvernement militaire; elle a permis aux troupes américains de débarquer en Haïti sans essuyer d’opposition de la part des forces militaires et policières haïtiennes.

En plus d’ouvrir la voie au retour du président Aristide et d’éviter les effusions de sang probables d’une invasion en règle, l’accord Carter prévoyait la levée rapide des sanctions internationales de façon à ne pas porter indûment préjudice à l’économie haïtienne. Le 29 septembre, trois jours après l’annonce faite par le président Clinton de la levée de la majorité des sanctions américaines unilatérales contre Haïti, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 944 prévoyant l’abolition de toutes les sanctions de l’ONU le jour du retour du président Aristide.

   C. Maintien des sanctions contre l'Iraq

Dans le cadre de l'accord de cessez-le-feu, l'Iraq a accepté d'observer les résolutions 707 et 715 du Conseil de sécurité et de démanteler son arsenal d'armes nucléaires, chimiques et biologiques ainsi que les installations servant à leur production. Sauf pour les fournitures humanitaires, la capacité d'importer du pays est demeurée assujettie aux modalités de la résolution 661 du mois d'août 1990 en attendant que le pays se soumette à un certain nombre de conditions, dont l'acceptation d'une nouvelle frontière avec le Koweït et la fin des violations des droits de la personne. Tout en restreignant la plupart des importations du pays en 1991, le Conseil de sécurité, en vertu des résolutions 706 et 712, a permis à l'Iraq d'exporter pour 1,6 milliard de dollars U.S. de pétrole afin d'acquitter les coûts de l'aide humanitaire.

En 1996, les sanctions n'ont toujours pas été levées parce que l'Iraq ne s’est guère empressé de satisfaire aux conditions, entre autres en retardant à maintes reprises l'inspection des installations d'armement par des responsables de l'ONU. À un certain nombre d'occasions, la tension a été très vive parce que l'Iraq a refusé de laisser les inspecteurs de l'ONU accomplir leur travail, notamment la destruction d'armes chimiques. L'Iraq a également refusé de tirer parti des résolutions 706 et 712, qui autorisaient la vente de pétrole irakien pour payer les fournitures humanitaires, et les envois de nourriture et de médicaments à l'Iraq ont par conséquent ralenti. Le gouvernement irakien a dépensé des milliards de dollars par année pour acheter et distribuer de la nourriture à sa population, mais les simples citoyens, de plus en plus pauvres en raison de la faiblesse de l'économie, éprouvent souvent de la difficulté à payer des prix élevés pour obtenir d'autres aliments. Les effets de la guerre et des sanctions sur les services médicaux et les systèmes d'assainissement, ainsi que les retards dans la livraison de fournitures médicales, ont accru la mortalité infantile et la vulnérabilité de la population en général aux maladies(16).

Malgré les souffrances subies par la population irakienne, le régime de Saddam Hussein a pu se maintenir au pouvoir et il continue de défier l'ONU, cédant à certaines de ses exigences avec beaucoup de réticence et à la dernière minute. Ces événements offrent un exemple classique de l'effet dévastateur que peuvent avoir des mesures économiques sur les citoyens ordinaires d'un pays-cible, tout en n'inquiétant pas directement l'élite politique responsable de lignes de conduite aberrantes. En outre, un régime comme celui de Saddam Hussein, dont le parcours est marqué de nombreuses violations des droits de la personne et d'agressions contre des États voisins, n'éprouve aucun scrupule à exploiter la rigueur des sanctions pour détourner la colère de la population vers la communauté internationale.

Il ne s'ensuit pas que les sanctions contre l'Iraq n'ont eu aucune incidence sur les politiques gouvernementales. En l'absence de sanctions, le régime aurait pu poursuivre ses agressions ou continuer d'élargir son arsenal sans limite aucune. Les mesures prises contre l'Iraq sont devenues en fait «un instrument utile pour le contrôle à long terme de la situation dans le Golfe»(17), et elles ont peut-être empêché l'éclatement de nouveaux conflits. Cet aspect positif des sanctions pourrait l'emporter sur leurs répercussions négatives.

Ces dernières peuvent comprendre des pertes d'emplois dans les pays qui les imposent parce que leurs produits ne peuvent plus être exportés vers un client important ou parce que des éléments de production essentiels ne peuvent plus être importés. Les sanctions qui causent plus de tort aux États qui les imposent qu'à l'État-cible risquent de perdre l'appui du public. Les effets des sanctions sur les simples citoyens d'un pays-cible peuvent également miner l'appui de la communauté internationale, en particulier si la situation se détériore sur une longue période et que le régime contrevenant refuse de faire marche arrière.

D'un autre côté, les sanctions seraient de peu d'utilité si on les levait dès qu'elles commencent à causer du tort aux gens ordinaires. Une certaine détermination à agir sans merci est donc nécessaire de la part de la communauté internationale; il faut également une volonté ferme de maintenir les sanctions en place pour que celles-ci soient efficaces.

La communauté internationale s’inquiète néanmoins de la situation de la population irakienne pour ce qui est de l’alimentation et des soins de santé. C’est pourquoi le Conseil de sécurité a de nouveau offert à l’Iraq la possibilité de vendre du pétrole pour acquérir les revenus nécessaires à l’achat de fournitures d’aide humanitaire. Par sa résolution 986 datée du 14 avril 1995, le Conseil de sécurité a autorisé l’Iraq à vendre jusqu’à concurrence d’un million de dollars U.S. en produits pétroliers tous les 90 jours et prévu l’examen du processus après les deux premières périodes de 90 jours. La résolution énonce un certain nombre de conditions pour la vente des produits et précise que les revenus ne peuvent servir qu’à l’achat de médicaments, de fournitures de soins de santé, d’aliments et d’autre matériel destiné à répondre aux besoins des civils.

Le gouvernement irakien avait déjà rejeté de semblables propositions mais, en janvier 1996, tout en affirmant que la résolution était malveillante et injuste, il a accepté d’en discuter avec les responsables de l’ONU. Rien ne semblait indiquer, toutefois, que les discussions seraient faciles et produiraient des résultats positifs, vu l’insistance de l’Iraq en ce qui a trait au retrait des conditions sur la vente du pétrole et à la distribution des fournitures humanitaires et l’apparente détermination du Conseil de sécurité à les maintenir.

On a supposé que, si un accord devait intervenir entre l’Iraq et l’ONU, le retour, même limité, des produits pétroliers irakiens aurait un impact sur le marché mondial du pétrole. Par exemple, les États de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), dont l’Iraq fait partie, risquent de devoir couper leur production. Or, ces États ne verront sûrement pas d’un bon oeil l’éventualité d’une réduction des ventes de pétrole alors qu’ils sont encore à se battre avec les conséquences économiques de la chute des prix et de la guerre du Golfe(18). Vu l’effet potentiel d’un retour, même partiel, du pétrole irakien, on peut s’attendre à de fortes répercussions économiques si les dernières sanctions contre l’Iraq étaient levées, ce qui montre combien les sanctions peuvent altérer les structures commerciales et combien la décision de les maintenir ou de les lever peut facilement être influencée par divers facteurs économiques.

D’autres sanctions contre l’Iraq resteront probablement en vigueur tant que la collectivité internationale continuera d’en vouloir au pays de ne pas s’être plié à l’obligation de démanteler ses arsenaux d’armes chimiques, biologiques et nucléaires et de mettre fin à ses programmes de recherche. Au mois d’août 1995, voulant convaincre la communauté internationale de lever ou d’atténuer les sanctions, l’Iraq a admis avoir équipé des missiles et des bombes d’ogives bactériologiques et d’avoir entrepris une recherche sur les armes nucléaires. Cette confession n’a toutefois guère modifié l’attitude internationale à l’égard du gouvernement irakien, puisque l’Iraq avait si longtemps nié ces mêmes faits. Le Conseil de sécurité examine la situation tous les 60 jours et, même s’il y a certains désaccords entre les principaux partisans des sanctions contre l’Iraq, soit les États-Unis et d’autres membres du Conseil, il est probable qu’il maintiendra le statu quo pendant quelque temps à moins d’un changement marqué dans les politiques irakiennes.

LES RÉFORMES DES NATIONS UNIES

La situation irakienne, de même que certains problèmes survenus dans les opérations de maintien de la paix au début des années 90, ont incité l’ONU à réexaminer son rôle comme gardien de la paix dans le monde. Dans son rapport de 1992, Agenda pour la paix, le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali a demandé qu’on mette davantage l’accent sur la prévention des conflits et l’amélioration des opérations de maintien de la paix. La seule référence qu’il a fait aux sanctions concerne les dommages indirects subis par les pays voisins ou les grands partenaires économiques d’un État-cible par suite de perturbations dans les structures commerciales normales et d’engagement de coûts supplémentaires. Il maintient que les États affectés doivent pouvoir consulter le Conseil de sécurité et avoir au moins quelque chance d’être indemnisés, peut-être par une aide économique. Ainsi, non seulement tous les membres de l’ONU partageraient équitablement les coûts découlant de l’application des sanctions, mais cette façon de procéder encouragerait également les États voisins à les respecter pleinement celles-ci(19).

Dans le Supplément à l’Agenda pour la paix, publié en janvier 1995, le secrétaire général rend compte des discussions sur les propositions énoncées dans Agenda pour la paix, dont celles qui concernent les dommages de guerre attribuables aux sanctions. Il note que tout en reconnaissant la réalité des dommages indirects, les chefs des institutions financières internationales ont proposé d’y remédier dans le cadre des mandats existants qui prévoient le soutien des États affectés, plutôt que de créer de nouvelles dispositions. Le secrétaire général propose quand même la mise en place, au sein du Secrétariat de l’ONU, d’un mécanisme susceptible de remplir cinq fonctions : évaluer l’impact potentiel des sanctions avant leur imposition, en contrôler l’application, en mesurer les effets, assurer la fourniture d’une assistance humanitaire et étudier les moyens d’aider les États victimes de dommages indirects(20).

Dans le Supplément à l’Agenda pour la paix, le secrétaire général précise également que les objectifs liés à l’imposition de sanctions n’ont pas toujours été clairement définis; il souligne aussi que, parce qu’il s’agit d’un instrument peu raffiné faisant souffrir sans discernement l’État-cible, les sanctions soulèvent des questions d’éthique. En perturbant le travail des organismes humanitaires et les économies des pays voisins, les sanctions de l’ONU semblent souvent être en contradiction avec l’objectif que se sont fixé les Nations Unies d’améliorer les conditions humanitaires et de promouvoir le développement économique. Le secrétaire général demande donc aux membres de l’ONU de trouver des moyens de faciliter le travail des organismes humanitaires lors de l’imposition de sanctions. Il suggère qu’on évite d’interdire des importations dont les industries locales de la santé ont besoin et qu’on traite rapidement les demandes d’exemption à l’égard des fournitures humanitaires.

Les rapports du secrétaire général ont surtout porté sur le rôle de l’ONU dans le maintien de la paix mondiale, mais d’autres réformes proposées par les Nations Unies pourraient influer sur l’application de sanctions. Le 50anniversaire des Nations Unies en 1995 a donné un nouveau souffle à la demande de réformes dans les structures politiques et administratives de l’organisation. L’un des projets de réforme qui a beaucoup gagné en popularité au cours des années est l’augmentation du nombre de membres permanents du Conseil de sécurité ainsi de grandes puissances économiques comme l’Allemagne et le Japon et un certain nombre de pays en développement pourraient faire partie de ce Conseil de façon permanente. Ainsi, le Conseil pourrait mieux représenter toutes les régions du monde. De tels changements dans la structure décisionnaire de l’ONU influeraient, entre autres choses, sur l’utilisation et l’efficacité des sanctions.

Un nombre accru de membres permanents au sein du Conseil de sécurité pourrait rendre encore plus difficile l’atteinte d’un consensus sur l’imposition de sanctions. Par contre, un Conseil plus représentatif aurait peut-être davantage de facilité à convaincre tous les membres des Nations Unies de la nécessité de recourir à des sanctions et de les mettre en vigueur. En effet, selon une récente étude du groupe de travail indépendant sur l’avenir des Nations  le Conseil de sécurité doit devenir plus représentatif des diverses perspectives mondiales s’il veut que ses décisions suscitent un respect international(21). Malheureusement, comme dans le cas d’autres projets de réforme des Nations Unies, il peut s’écouler plusieurs années avant que l’organisation ne procède à l’élargissement recommandé. Qui plus est, surtout en raison des problèmes qu’ont connus les opérations de maintien de la paix en Somalie et dans l’ex-Yougoslavie, l’opinion publique mondiale manifeste de plus en plus de désillusion à l’égard de l’ONU; cet état de fait pourrait rendre le consensus sur les sanctions encore plus difficile à obtenir.

LE NIGÉRIA, LE DERNIER ESSAI À CE JOUR

Le Nigeria est la plus récente tentative de la communauté internationale en matière d’imposition de sanctions. À la fin de 1995 et au début de 1996, des demandes croissantes affluaient de par le monde pour que des sanctions soient imposées à l’égard du Nigéria en guise de protestation contre les politiques de son régime militaire, spécialement à la suite de l’exécution de l’auteur Ken Saro-Wiwa et d’autres militants politiques en novembre 1995. Vu l’importance de la production pétrolière pour l’économie du pays et la fortune personnelle des dirigeants militaires, la plupart des demandes de sanctions ont proposé un embargo complet sur les exportations de pétrole du Nigéria.

La collectivité internationale, cependant, hésite encore, préférant imposer d’autres types de sanctions. En novembre 1995, par exemple, les membres de l’Union européenne ont interdit la vente d’armes au Nigéria, imposé des restrictions plus sévères sur la délivrance de visas pour les dirigeants nigérians et leur famille et suspendu toute l’aide bilatérale et multilatérale sauf pour les projets humanitaires. Toutefois, deux membres de l’Union, soit le Royaume-Uni et les Pays-Bas, se sont opposés aux propositions d’embargo pétrolier complet, principalement en raison de son impact sur la société Royal Dutch Shell, important protagoniste dans la production du pétrole au Nigéria.

Par ailleurs, le président Nelson Mandela d’Afrique du Sud a été le premier à réclamer un embargo pétrolier complet, révolté comme beaucoup d’autres par l’attitude provocante affichée par le régime nigérian, qui a procédé à l’exécution de Saro-Wiwa, alors même que les chefs de gouvernement du Commonwealth étaient assemblés. Les dirigeants du Commonwealth ont plutôt choisi de menacer le Nigéria d’expulsion s’il ne modifiait pas ses politiques d’ici deux ans. Un groupe d’action composé de ministres étrangers de certains pays dont le Canada s’est réuni à Londres en décembre 1995 pour revoir les politiques de pays comme le Nigéria, qui bloquent ou retardent l’avènement de la démocratie. Tout en applaudissant aux mesures de l’Union européenne, le groupe d’action a demandé au secrétaire général du Commonwealth d’instituer une étude sur des mesures supplémentaires possibles à appliquer d’une façon graduelle, dont le gel des nouveaux investissements, l’interdiction d’envois de matériel pour l’industrie pétrolière et des embargos commerciaux partiels comme des sanctions à l’égard du pétrole(22). Le groupe d’action est censé réexaminer la question en avril 1996.

La décision du Commonwealth de mettre certaines sanctions en veilleuse et de continuer à évaluer la situation au Nigéria porte à croire que l’embargo complet sur les exportations de pétrole nigérian sera peut-être utilisé en dernier ressort, en admettant qu’il le soit jamais. Il faut dire qu’un tel embargo perturberait le marché mondial du pétrole. Or, comme il en a été question plus haut au sujet de l’Iraq, c’est là une situation que certains membres clés du Conseil de sécurité, pour ne parler que d’eux, ne veulent pas voir se produire, particulièrement en ce moment. L’ONU impose des sanctions surtout par suite d’atteintes sérieuses à la paix et la sécurité internationale, et, à moins qu’on s’entende au sein du Conseil de sécurité pour dire que c’est le cas au Nigéria, un embargo pétrolier total est peu probable. Les États-Unis ont déjà indiqué que, tout en déplorant les politiques du régime nigérian, ils ne considèrent pas la situation comme une menace à la paix et à la sécurité internationales et ne consentiraient pas à l’imposition d’un embargo pétrolier total(23).

Paradoxalement, les États-Unis ont imposé des sanctions unilatérales contre l’Iran, alléguant que le soutien de la cause terroriste par ce pays menace la paix internationale; le Conseil de sécurité n’a pas emboîté le pas. C’est là un autre exemple de la difficulté pour les pays, pris individuellement, et le Conseil de sécurité d’en venir à un consensus sur la question des sanctions. Lorsqu’une situation concerne les politiques internes d’un pays, quelque déplorables qu’elles soient, il est encore plus difficile d’atteindre un consensus international sur le besoin de sanctions sévères, en particulier lorsque certains États décideurs ont eux-mêmes des politiques presque aussi douteuses que l’État-cible.

La situation qui existe au Nigéria peut inciter certains pays et certaines organisations internationales à imposer des interdictions à l’égard des nouveaux investissements ou de l’exportation de matériel de production pétrolière; de telles mesures pourraient avoir une incidence marquée sur l’économie du Nigéria sans pour autant perturber gravement le commerce international. Toutefois, la collectivité internationale ne semble pas disposée à accepter les coûts qu’entraîneraient l’imposition et la surveillance d’un embargo pétrolier complet, même si l’on maintient dans certains milieux que c’est là le seul moyen efficace de faire pression sur le régime militaire. Dans ce cas comme dans d’autres, les sanctions peuvent se résumer à rien de plus qu’une manifestation de la préoccupation de la collectivité internationale à l’égard de la situation, au lieu d’être un réel instrument de changement politique.

LE CANADA ET LES SANCTIONS

   A. Solide appui à l’égard des sanctions

Ces dernières années, le Canada a suivi la tendance générale de la communauté internationale à recourir collectivement aux sanctions contre des pays qui troublent la paix mondiale ou poursuivent des politiques inacceptables(24). À l'instar d'autres pays signataires de la Charte des Nations Unies, le Canada a, outre le maintien des mesures contre de l'Iraq, imposé récemment des sanctions contre la Libye, la Serbie, le Monténégro, Haïti, le Libéria et l'Angola.

Afin de satisfaire aux résolutions du Conseil de sécurité visant des sanctions obligatoires, le gouvernement du Canada peut invoquer la Loi sur les Nations Unies, qui l'autorise à prendre tous les décrets et règlements nécessaires pour limiter ou restreindre le commerce, les transactions financières, les liaisons aériennes ou tout autre lien entre le Canada et un pays-cible. Fervent partisan de l'ONU, le Canada a participé activement à la mise en vigueur de certaines mesures; par exemple, des navires et aéronefs canadiens ont été dépêchés sur place afin d'aider à l'application des sanctions contre l'Iraq, la Serbie et le Monténégro.

Si le Conseil de sécurité décide de ne pas imposer de sanctions obligatoires, le Canada peut quand même le faire en association avec d'autres États. De fait, le Canada a plaidé en faveur de l'imposition de sanctions contre l'Afrique du Sud après que celles-ci eurent fait l'objet d'un consensus international, et ce, malgré le fait que le Conseil de sécurité ne réussissait pas à s'entendre à leur sujet. Avant 1985, le Canada avait été réticent à imposer des sanctions commerciales contre ce pays, en partie parce qu'il ne voulait pas perturber sérieusement les échanges internationaux de biens non militaires, qui revêtent une telle importance pour l'économie canadienne(25). On reconnaissait également que les sanctions n'auraient que peu d'impact sur la situation sud-africaine si les grandes puissances économiques ayant des relations commerciales étroites avec l'Afrique du Sud, comme les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne, refusaient de les appliquer. Lorsqu'en 1985 ces pays et d'autres acceptèrent finalement d'imposer des sanctions, en réaction à la détérioration de la situation en Afrique du Sud, le Canada emboîta le pas et encouragea les autres pays, en particulier ceux du Commonwealth, à maintenir leurs propres mesures. Par ailleurs, le Canada a présidé le Comité des ministres des Affaires étrangères du Commonwealth, chargé d'évaluer l'efficacité des sanctions et de décider du moment où les membres du Commonwealth allaient les lever. Enfin, le 24 septembre 1993, date de l'établissement du Conseil exécutif de transition en vue des premières élections vraiment démocratiques devant avoir lieu le 27 avril 1994, le Canada, comme d'autres États du Commonwealth, a levé ses dernières sanctions sur le commerce, l'investissement et les transactions financières, mais maintenu ses restrictions sur les ventes d'armes.

Lorsque les militaires haïtiens ont forcé le président Aristide à quitter le pays, en 1991, le Canada s'est joint aux autres pays de l'OEA pour imposer des sanctions à Haïti. En 1993, le régime militaire du pays continuant d'empêcher le retour à la démocratie malgré l'impact des sanctions de l'OEA sur l'économie, le Canada a appuyé l'imposition de sanctions obligatoires par le Conseil de sécurité, lesquelles ont semblé tout d'abord donner les résultats escomptés. En octobre 1993, lorsque le régime est revenu sur sa promesse de restaurer la démocratie, le Conseil de sécurité a imposé de nouveau des sanctions obligatoires. Le Canada a alors déployé des navires pour contribuer à mettre en vigueur l'embargo sur les expéditions d'armes et de pétrole.

   B. La Loi sur les mesures économiques spéciales

Constatant que les organismes étaient disposés à recourir aux sanctions et que l'instabilité consécutive à la guerre froide créerait de nouvelles situations appelant des mesures urgentes, le gouvernement du Canada a décidé d'élargir son pouvoir législatif d'imposer des sanctions rigoureuses pour les cas où il serait impossible d'invoquer la Loi sur les Nations Unies. En juin 1992, le Parlement a adopté la Loi sur les mesures économiques spéciales, qui autorise le gouvernement à imposer des sanctions lorsque surgit une menace sérieuse à la paix et à la sécurité internationales ou lorsqu'un organisme international dont le Canada fait partie décrète que de telles mesures sont nécessaires pour faire pression sur un État contrevenant(26). L’organisme international peut être l’ONU ou encore une organisation régionale ou transnationale comme l’OÉA et le Commonwealth.

Auparavant, le gouvernement disposait d'un pouvoir législatif limité pour interdire les liaisons aériennes et maritimes, et il ne pouvait empêcher des entreprises canadiennes de fournir des services financiers et autres à l'État-cible sauf par l'adoption d'une loi spéciale comme la Loi sur les sanctions économiques contre l'Iran de 1980, qui a imposé des sanctions contre ce pays pendant la prise en otage du personnel de l'ambassade des États-Unis. Toutefois, un retard à adopter de telles mesures spéciales, en particulier pendant les périodes d'intersession parlementaire, pouvait réduire l'impact des sanctions canadiennes, voire rendre impossible leur utilisation. La nouvelle Loi donne au gouvernement tous les pouvoirs requis pour limiter les échanges commerciaux et autres rapports avec un pays, tout en lui permettant de réagir rapidement à une crise internationale, que le Parlement soit ou non en session. La Loi prévoit cependant le dépôt dans les deux Chambres du Parlement, dans les cinq premiers jours de séance, de tous les décrets et règlements pris pour la mettre en application, ainsi que la tenue d'un débat sur les mesures adoptées.

Presque immédiatement après l'adoption de la Loi, le gouvernement a invoqué cette dernière pour geler les avoirs du gouvernement d'Haïti au Canada tant et aussi longtemps que le régime militaire s'opposerait à la restauration de la démocratie. Il a pris d'autres mesures contre Haïti en juillet 1992 lorsque, en vertu d'un règlement d'application de la nouvelle Loi, il a interdit l'accès des ports canadiens aux navires haïtiens et autres qui ne respectaient pas l'embargo. Si l'on avait pu invoquer la Loi sur les mesures économiques spéciales au milieu des années 80, il aurait été beaucoup plus facile pour le Canada d'imposer des sanctions à l’égard de l'Afrique du Sud.

CONCLUSION

En tant que solution de rechange à l'action militaire, les sanctions ne se sont pas révélées aussi efficaces que le président Woodrow Wilson et d'autres l'avaient espéré après la Première Guerre mondiale. Dans la plupart des cas, les sanctions ont mis des mois, sinon des années, à produire les résultats escomptés; dans d'autres cas, elles n'ont pas empêché le recours à la force militaire. De fait, même là où on a obtenu des résultats positifs, par exemple en Rhodésie et en Afrique du Sud, il serait difficile de déterminer dans quelle mesure ceux-ci ont été imputables aux sanctions car de nombreux autres facteurs étaient en jeu.

Bien que «l'arme économique» n'ait jamais entièrement satisfait les fortes attentes de ses partisans, on ne peut non plus la taxer d'instrument démodé de diplomatie. Les sanctions peuvent encore jouer un rôle pour ce qui est de persuader des États contrevenants de modifier des lignes de conduite fautives, ou à tout le moins de faire valoir la désapprobation de la communauté mondiale à l'égard de telles politiques. Éviter de recourir aux sanctions parce qu'elles ne sont guère susceptibles de produire des résultats immédiats ne ferait qu'encourager les États contrevenants à se moquer davantage de l'opinion mondiale. Puisque les sanctions sont au moins en partie à l'origine des changements en Afrique du Sud et ailleurs, elles en valent certainement la peine, en particulier si leur utilisation aide à éviter une intervention militaire.

Aux prises avec les réalités de l'après-guerre froide, la communauté internationale semble reconnaître plus que jamais la valeur des sanctions. Par suite d'une amélioration des rapports entre les membres permanents du Conseil de sécurité après l'effondrement de l'Union soviétique et la fin de la guerre froide, on s'est tourné davantage vers les sanctions obligatoires au début des années 90. Même lorsque des tensions entre des membres du Conseil de sécurité rendent difficile l'imposition de telles sanctions, des organismes régionaux ou d'autres groupements d'États peuvent imposer des sanctions collectivement. L'imposition de sanctions contre l'Afrique du Sud par le Commonwealth montre que des résultats sont possibles même si seulement une partie de la communauté internationale y est partie.

D'un autre côté, les sanctions créent inévitablement des souffrances pour les simples citoyens des pays-cibles; à toutes fins utiles, elles sont l'équivalent au XXe siècle du siège long et cruel des villes au Moyen Âge. Elles ne sont justifiables que dans la mesure où leurs effets positifs sur la paix et la sécurité internationales et sur la situation des droits de la personne l'emportent sur les problèmes qu'elles créent pour les simples citoyens. On ne peut jamais prendre à la légère la décision d'imposer des sanctions; l'utilisation irresponsable de cette mesure peut réduire son efficacité comme solution de rechange à la force.

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(1) Cité dans G.C. Hufbauer, J.J. Schott, K.A Elliott, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy, Deuxième édition, Washington, Institute for International Economics, 1990, p. 9 (traduction).

(2) Ibid., p. 2 (traduction).

(3) J. Hanlon et R. Omond, The Sanctions Handbook, Harmondsworth, Penguin Books, 1987, p. 12 (traduction).

(4) Hufbauer (1990), p. 10.

(5) Ibid.

(6) Margaret Doxey, «International Sanctions», D. Haglunds et M. Hawes (éd.), World Politics, Power Interdependence and Dependence, Toronto, Harcourt Brace Jovanovich, p. 246 (traduction).

(7) Hanlon (1987), p. 209.

(8) K.R. Nossal, «Canadian Sanctions against South Africa: Explaining the Mulroney Initiatives, 1985-1986», Revue d'études canadiennes, vol. 25, no 4, hiver 1990-1991, p. 25.

(9) Groupe d'experts indépendants, Sanctions financières contre l'Afrique du Sud, Bureau international du travail, Genève, 1991, p. 59.

(10) Ibid.

(11) Hufbauer (1990), p. 13 (traduction).

(12) René Holtschi, «Belgrave Under the Blockade», Swiss Review of World Affairs, août 1993, p. 28-29.

(13) Jane Perlez, «U.N. Watches Romania Violate Sanctions», New York Times, 30 juillet 1995, p.8.

(14) Chris Hedges, «In Belgrade, View is Still ‘Hands Off’», New York Times, 21 septembre 1995, p. 14.

(15) «Sanctions Work», The Economist, 4 septembre 1993, p. 41.

(16) Victor Kocher, «The Sanctions Against Iraq», Swiss Review of World Affairs, août 1993, p. 14. Voir également Louise Crosby, «Sanctions Hurting Civilians, Canadian Doctor Says», The Ottawa Citizen, 2 décembre 1991, p. A8, et Tom Harpur, «Harsh Sanctions Against Iraq Hit the Wrong Target», Toronto Star, 21 janvier 1996, p. C4.

(17) Ibid., p. 13 (traduction).

(18) «Hussein Big Winner Under UN Oil Plan», The Globe and Mail (Toronto), 25 janvier 1996, p. A11.

(19) Nations Unies, Rapport du secrétaire général, Agenda pour la paix, 17 juin 1992, alinéa 41.

(20) Nations Unies, Rapport du secrétaire général, Supplément à l’Agenda pour la paix, 3 janvier 1995, alinéas 74, 75.

(21) Groupe de travail indépendant sur l’avenir des Nations Unies, The United Nations in Its Second Half-Century, 1995, p. 15.

(22) Première rencontre du Commonwealth Ministerial Action Group on the Harare Declaration Concluding Statement, Londres, 19 et 20 décembre 1995, alinéa 12.

(23) Bob Drogin, «Mandela Calls on the World to Slap Embargo on Nigeria», The Gazette (Montréal), 16 novembre 1995, p. D8.

(24) Voir Jean Prévost, Pour des sanctions efficaces et appropriées, Document du Groupe de la planification des politiques, no 93/4, ministère des Affaires extérieures et du Commerce extérieur, mars 1993.

(25) Voir par exemple Margaret Doxey, «Do Sanctions Work?», International Perspectives, juillet-août 1982, p. 13; John Schlegel, «Twenty Years of Policy Evolution. Canada, the USA and South Africa», The Round Table, janvier 1987, p. 40-45.

(26) Voir Ministère des Affaires extérieures, «Mme McDougall annonce un projet de loi sur les sanctions économiques», Communiqué, no 282, 12 décembre 1991; «Déclaration de l’honorable Barbara McDougall, secrétaire d’État aux Affaires extérieures, lors de la deuxième lecture du projet de loi C-53 intitulé Loi sur les mesures économiques spéciales, devant la Chambre des communes», Déclaration, no 92/6, 20 février 1992. Voir également Prévost (1993), p. 7.