BP-347F
LA PROMOTION D'UN DÉVELOPPEMENT
Rédaction
: Vincent Rigby
TABLE
DES MATIÈRES QU'EST-CE QUE LE DÉVELOPPEMENT? LES DANGERS DE L'AJUSTEMENT STRUCTUREL RESTRUCTURER L'AIDE DANS UNE OPTIQUE DE DÉVELOPPEMENT HUMAIN L'ENVIRONNEMENT ET LA PAUVRETÉ LA
DÉMOCRATIE ET LES DROITS DE LA PERSONNE : L'AUGMENTATION DES BUDGETS D'AIDE L'ÉTERNELLE CRISE DE L'ENDETTEMENT LA MODIFICATION DES RÈGLES DU COMMERCE INTERNATIONAL
LA PROMOTION
D'UN DÉVELOPPEMENT Il est devenu coutumier pour les observateurs internationaux de souligner les changements extraordinaires survenus ces dernières années sur la scène politique mondiale. Même s'il est encore trop tôt pour porter un jugement définitif, il est indiscutable que la libération de l'Europe de l'Est du joug communiste et la dissolution de l'Union soviétique marquent un grand tournant historique. En quatre ans, le monde a assisté à la transformation de la politique internationale et au début d'une nouvelle ère. Nous ne pouvons toutefois vraiment parler de l'existence d'un «nouvel ordre mondial». Même si les spécialistes se réjouissent du triomphe de la démocratie un peu partout dans le monde et de la disparition de la menace de guerre nucléaire, il reste que l'instabilité économique et politique n'a jamais été aussi marquée. Il suffit de se pencher sur la situation du tiers monde pour s'en convaincre. Les disparités entre le Nord et le Sud ne font que s'accentuer et les pays en développement continuent à se débattre avec leurs problèmes économiques. L'écart entre les riches et les pauvres a doublé au cours des 30 dernières années, si bien que 20 p. 100 de la population mondiale accapare à elle seule plus de 80 p. 100 des richesses de la planète. Dans les années 80, le revenu par habitant a diminué dans bien des pays en développement; en Afrique subsaharienne, par exemple, où son niveau était déjà très bas, il a reculé de 25 p. 100. La pauvreté, la famine et la maladie sont toujours aussi répandues. Ironie du sort, les changements survenus en Europe de l'Est et dans l'ex-Union soviétique ont exacerbé le problème, puisque le tiers monde est maintenant en concurrence avec cette région du monde pour l'obtention de l'aide parcimonieuse de l'Occident. Comme le pensent plusieurs autorités en la matière, la «décennie perdue» des années 80 se poursuit dans les années 90(1). La communauté internationale reproche souvent aux pays en développement d'être eux-mêmes responsables de leur retard en matière de développement. Il faudrait, selon elle, que les gouvernements des pays du tiers monde réduisent leur soutien à l'infrastructure militaire et aux entreprises d'État inefficaces pour consacrer plus d'argent à la mise en oeuvre de programmes d'ajustement structurel et à des secteurs prioritaires du développement humain comme les soins de santé de base et l'éducation primaire. Il ne fait cependant pas de doute que le développement conserve une dimension internationale cruciale. Les pays du tiers monde ne peuvent à eux seuls renverser la tendance actuelle; dans un monde de plus en plus interdépendant, ils ont besoin de l'aide des pays industrialisés du Nord. Dans ce document, nous traitons du rôle que les pays développés peuvent jouer pour favoriser un développement équitable entre le Nord et le Sud. Nous tentons également d'expliquer pourquoi, malgré les efforts déployés pour réduire l'écart entre les pays développés et les pays en développement, l'aide internationale n'a jusqu'ici donné que peu de résultats tangibles. QU'EST-CE QUE LE DÉVELOPPEMENT? Jusqu'à récemment, la plupart des spécialistes définissaient le développement du tiers monde exclusivement en termes économiques, par exemple, la croissance du PNB, le revenu et la richesse, la production de biens et l'accumulation de capitaux. Nul ne conteste la pertinence de ces critères, mais ces dernières années, les composantes sociales, politiques et environnementales du développement ont fait l'objet d'un examen plus attentif. Il en est ressorti de nouvelles définitions du développement, dont la portée est beaucoup plus vaste et plus représentative des besoins essentiels des populations du tiers monde. Ces définitions ont presque toutes un thème commun. Ainsi, selon la Fondation Dag Hammarskjold, le développement est un tout; c'est un processus culturel intégral et chargé de valeurs, qui englobe l'environnement naturel, les relations sociales, l'éducation, la production, la consommation et le bien-être(2). La Banque mondiale, dérogeant de façon marquée à sa position habituelle en tant qu'institution financière internationale, a souligné dans son Rapport sur le développement dans le monde 1991, que l'objectif ultime du développement devait être l'amélioration de la qualité de vie. S'il ne fait pas de doute que la productivité économique et le revenu contribuent à la réalisation de cet objectif, le développement suppose aussi «un niveau plus élevé d'instruction, de santé et de nutrition, moins de pauvreté, un environnement plus propre, une plus grande égalité des chances, davantage de liberté individuelle et une vie culturelle plus riche»(3). Enfin, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), dans son premier Rapport mondial sur le développement humain, a poussé l'idée plus loin et proposé la définition qui est peut-être la plus complète de toutes:
Le développement comporte donc deux volets: la poursuite économique d'un modèle de croissance qui permet l'utilisation productive de la ressource la plus abondante d'un pays en développement, en l'occurrence sa main-d'oeuvre, et la prestation à grande échelle de services sociaux de base pour ainsi satisfaire aux besoins humains de la population(5). Malheureusement, la communauté internationale sait d'expérience que le développement économique ne va pas toujours de pair avec le développement humain; en fait, s'ils ne sont pas soigneusement coordonnés, les deux peuvent souvent s'exclure mutuellement. Toute stratégie d'aide élaborée par les pays développés doit tenir compte de ce dilemme central. LES DANGERS DE L'AJUSTEMENT STRUCTUREL Dans les années 80, les pays industrialisés et les organismes internationaux, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont insisté sur la nécessité d'assurer une croissance économique constante pour promouvoir le développement dans les pays du tiers monde. À l'époque, nombreux étaient ceux qui croyaient que seule la mise en oeuvre de «programmes d'ajustement structurel» (PAS) pouvait susciter cette croissance. Seuls les pays en développement prêts à s'astreindre à un régime d'austérité, dont le but principal était de réduire les dépenses gouvernementales et de rendre l'ensemble de l'économie plus compétitive, pouvaient obtenir des prêts du FMI et la Banque mondiale. Ces réformes à long terme et axées sur le marché se fondaient sur une hypothèse simple: moins un gouvernement gouverne, plus il est efficace. Dès la fin des années 80, des études ont démontré l'inefficacité des mesures d'ajustement; en effet, beaucoup de pays bénéficiaires de l'aide du FMI ou de la Banque mondiale n'avaient pas ou guère amélioré leur situation économique. Qui plus est, bon nombre des réformes - comme la diminution de la taille du gouvernement, l'augmentation des taux d'intérêt, la réduction des déficits budgétaires grâce à une compression des subventions, l'abolition du contrôle des prix et le fléchissement des augmentations salariales - avaient exacerbé le problème du chômage et aggravé la situation des pauvres et des groupes vulnérables qui, pour survivre, sont tributaires des subventions alimentaires et des services offerts dans les domaines de l'agriculture, de l'éducation et du bien-être social. Les femmes ont été les plus durement touchées à cet égard. Les plus indigents ont donc été laissés à eux-mêmes, avec les conséquences inévitables que cela suppose. Les programmes d'ajustement structurel continuent cependant d'être mis en oeuvre. Au cours des deux dernières années, la Canada, par exemple, a commencé à participer plus directement à leur formulation initiale et à en faire de plus en plus souvent une condition à l'octroi d'une aide bilatérale. Cette réorientation a suscité un tollé de protestations de la part des ONG ainsi que des milieux ecclésiastiques et universitaires canadiens, parce que les coûts sociaux de l'ajustement structurel continuent d'aggraver sérieusement la situation des segments les plus pauvres de la population dans les pays du tiers monde(6). RESTRUCTURER L'AIDE DANS UNE OPTIQUE DE DÉVELOPPEMENT HUMAIN L'importance accordée à l'ajustement structurel et à la nécessité de stabiliser l'économie et d'en assurer la croissance, dans les années 80 et au début des années 90, a fait passer le développement humain au second plan. Même si rares sont ceux qui remettent en question l'utilité des PAS pour enseigner aux pays en développement comment axer leur économie sur le marché et équilibrer leur budget, il devient de plus en plus évident que l'ajustement ne suffit pas à assurer une croissance économique durable si la population d'un pays est analphabète ou vit dans de piètres conditions d'hygiène. La plupart des spécialistes conviennent maintenant que pour être profitable (et avoir le moins d'effets secondaires possible), l'ajustement structurel doit être davantage axé sur les besoins des plus démunis et le financement du secteur social, en particulier les soins de santé primaires et l'éducation de base. À cet égard, les femmes, qui composent la majorité de la population pauvre du globe, doivent avoir la priorité. La bonne santé d'une population n'est pas simplement une fin en soi; elle peut aussi libérer des ressources susceptibles de servir à la réalisation d'autres objectifs de développement. Ainsi, la productivité accrue d'une main-d'oeuvre en bonne santé procure des avantages économiques durables. Les soins de santé primaires sont, pour bien des pays, la façon la moins chère et la plus rapide d'améliorer la santé de leur population. Selon le Rapport mondial sur le développement humain 1991, il en coûterait entre 100 et 600 $ pour chaque vie additionnelle sauvée grâce aux soins préventifs, alors que le coût en soins curatifs serait de 5 000 $. Pourtant, la plupart des pays en développement consacrent une forte proportion de leur budget de santé aux hôpitaux, même si leur taux de mortalité infantile continue d'être très élevé. En outre, lorsqu'un pays se soumet à un programme d'ajustement économique serré, les soins de santé primaires sont souvent les premières mesures sociales à être sacrifiées(7). De même, l'éducation n'est pas seulement une noble fin en soi et une mesure véritablement destinée à améliorer la qualité de vie; elle favorise aussi la croissance économique et facilite la réalisation d'autres objectifs de développement. L'éducation primaire, en particulier, procure d'énormes retombées économiques, souvent deux fois plus importantes que celles qui découlent de l'enseignement supérieur. De plus, c'est une excellente façon d'orienter les ressources vers les pauvres, puisqu'une proportion beaucoup plus grande des avantages de l'éducation primaire profite aux moins bien nantis. Malheureusement, l'éducation primaire représente moins de la moitié des dépenses totales consacrées à l'éducation dans les pays en développement. Selon certaines estimations, au-delà de 100 millions d'enfants dans le monde ne fréquentent jamais l'école primaire, tandis qu'un autre 200 millions terminent leur scolarité avant l'âge de 12 ans(8). Dans bien des cas, une grande partie des budgets de développement des pays en développement provient de l'aide internationale. Il importe donc de bien acheminer celle-ci. De toute évidence, les pays industrialisés peuvent aider grandement la population pauvre des pays en développement en orientant leur aide vers les secteurs sociaux, en particulier, vers les soins de santé primaires et l'éducation. Malheureusement, les chiffres à cet égard ne sont pas très impressionnants jusqu'ici. M. Mahbub ul Haq, directeur de projet responsable de la préparation du Rapport mondial sur le développement humain, a évalué que seulement 7 p. 100 de l'aide publique au développement (APD) est actuellement consacrée à des priorités d'ordre humain: soins de santé, éducation, planification familiale et nutrition(9). En 1978-1979, cette proportion était de 17 p. 100(10). En outre, seulement 7 p. 100 de l'aide à l'éducation est destinée à l'enseignement primaire; de même, seulement 27 p. 100 de l'aide accordée au secteur de la santé sert à financer les soins primaires. M. ul Haq a déploré le fait que «dans les pays du Tiers-Monde, l'infrastructure humaine cède invariablement le pas à l'infrastructure matérielle»(11). Selon l'Institut Nord-Sud, le Canada suit, à cet égard, la tendance internationale. En 1989, par exemple, seulement 20 p. 100 du budget canadien d'APD était consacré aux secteurs de la santé et de l'éducation. De ces 20 p. 100, environ le quart était destiné aux soins de santé primaires, à l'éducation de base ainsi qu'à l'amélioration de l'alimentation en eau potable et des installations sanitaires. Autrement dit, seulement 5 p. 100 de l'APD accordée par le Canada profite aux secteurs touchant directement les plus démunis(12). À titre de comparaison, indiquons que la Nouvelle-Zélande affecte plus de la moitié de son aide au secteur social(13). La plupart des pays donateurs préfèrent investir dans des projets à fort coefficient de capitaux et nécessitant de leur part un apport de matériel et d'aide technique. Ainsi, l'essentiel des 15 milliards de dollars d'aide technique consentie aux pays en développement sert à payer les salaires et les déplacements des spécialistes étrangers ainsi que le matériel et la technologie provenant des pays industrialisés. Il arrive souvent que de la main-d'oeuvre compétente mais sans travail et des fonctionnaires démotivés par leur faible niveau de rémunération se retrouvent côte-à-côte avec un grand nombre de spécialistes et de consultants étrangers grassement payés(14). Les auteurs du Rapport mondial sur le développement humain 1993 soutiennent que le temps est venu d'inverser cette tendance. Selon eux, au moins 20 p. 100 de l'aide totale devrait être affectée à des priorités en matière de développement humain(15). Dans un rapport antérieur, les responsables du PNUD indiquaient que si seulement le tiers de l'aide actuelle était consacré à des priorités en matière de développement humain, cela quadruplerait l'aide dont bénéficient les secteurs en question(16). Ils y faisaient aussi mention de l'importance de repenser l'aide technique de façon à favoriser l'acquisition de compétences et l'émergence d'institutions dans les pays en développement. Une telle réforme réduirait non seulement le coût de l'aide, mais permettrait l'économie de millions de dollars qui pourraient servir à d'autres fins plus productives. Les pays donateurs pourraient aussi favoriser le développement dans le tiers monde en offrant de nouvelles conditions de coopération - par exemple, en insistant pour que les programmes de développement humain soient les derniers, et non les premiers, à faire l'objet de compressions en période d'ajustement, ou en sensibilisant les pays bénéficiaires à la possibilité qu'ils soient en partie privés de l'aide extérieure si leurs dépenses militaires dépassent leurs dépenses sociales. Enfin, l'aide destinée au secteur social pourrait aussi servir à vaincre la réticence des ministres des Finances à consacrer une plus grande part des ressources intérieures aux dépenses sociales, puisqu'il faut souvent forcer la main des gouvernements du tiers monde pour qu'ils subventionnent l'alimentation et la santé de façon à permettre le transfert de revenus et d'autres avantages économiques aux très démunis. L'existence de semblables mesures de protection ne monopoliserait qu'une infime portion du PNB et préviendrait l'éclatement subséquent de troubles politiques et sociaux plus coûteux. L'ENVIRONNEMENT ET LA PAUVRETÉ Aucune stratégie d'aide axée sur le développement humain dans le tiers monde ne peut faire abstraction des questions relatives à l'environnement, puisqu'il existe finalement un lien fondamental entre la salubrité de l'environnement et la bonne santé d'une société et d'une économie. Ce n'est pas un hasard si la vaste majorité de la population pauvre du globe habite dans les régions d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique où l'écologie est la plus menacée. Ces sociétés ne peuvent choisir entre favoriser une croissance économique rapide et assurer la protection de l'environnement. Dans leur cas, en fait, la croissance n'est pas un choix mais une absolue nécessité. Bien des décisions néfastes pour l'environnement sont inspirées non par un manque de prévoyance de la part de ces pays, mais par la nécessité d'assurer leur survie immédiate. Comme en fait foi le Rapport mondial sur le développement humain 1992, «ce n'est pas la qualité de vie qui est en péril, c'est la vie elle-même»(17). Les pays du Nord et ceux du Sud ont des perceptions différentes du développement durable. Ainsi, les États industrialisés insistent sur les «questions touchant l'évolution de l'ensemble de la planète», comme la diminution de la couche d'ozone et le réchauffement de la température du globe; le tiers monde, par contre, est plus préoccupé par des enjeux précis comme l'appauvrissement des sols et la pollution des eaux. L'accès à de l'eau propre et à de bonnes installations sanitaires, tout comme l'existence d'un apport alimentaire suffisant, est essentiel au développement humain. Toutefois, les besoins des populations pauvres et les contraintes imposées par l'environnement s'opposent souvent. Les pauvres, par exemple, surexploitent leurs terres marginales pour produire du bois de chauffage, des denrées de subsistance ou des cultures commerciales. Ils se trouvent ainsi à mettre en danger leur environnement physique et, du même coup, à aggraver leur situation en plus de compromettre la santé et la vie de leurs enfants. C'est un cercle vicieux. Les pays industrialisés doivent s'efforcer de comprendre le lien existant entre l'environnement, d'une part, et la pauvreté et le développement humain, d'autre part. L'approvisionnement en eau dans les pays en développement coûte environ 10 milliards de dollars par année, mais près de 80 p. 100 de ce montant est destiné aux mieux nantis. Environ 50 p. 100 des ménages ruraux et 20 p. 100 des ménages urbains des pays du tiers monde, dont la plupart sont pauvres, ne disposent d'aucune source sûre d'alimentation en eau(18). Les spécialistes en développement humain insistent pour que les pays industrialisés fournissent des moyens technologiques plus respectueux de l'environnement et consacrent davantage de ressources à la recherche de solutions à ces problèmes fondamentaux. La sécurité écologique de la planète, à quelque niveau qu'elle se situe, peut être perçue comme un motif d'unification plutôt que de division entre le Nord et le Sud. LA
DÉMOCRATIE ET LES DROITS DE LA PERSONNE : Selon Allen Weinstein, du Centre for Democracy de Washington, personne ne peut se passer de la démocratie, parce que celle-ci n'est pas un luxe, mais bien une nécessité(19). Il est évident que les valeurs démocratiques - respect des droits de la personne, responsabilité politique, règle de droit et transparence dans l'exercice du pouvoir - sont essentielles au développement durable. Seul un régime politique qui reconnaît les possibilités que recèle la population peut vraiment prétendre au développement sous ses différentes formes. Ainsi, la plupart des spécialistes conviennent que, compte tenu du temps, un gouvernement démocratique stimulera le développement économique en augmentant la demande et la productivité et en améliorant la répartition du revenu(20). La démocratie crée un climat propice au bon fonctionnement d'un libre marché. Elle contribue aussi à la qualité de vie et solidifie les bases du développement humain. Les responsables du Programme des Nations Unies pour le développement sont catégoriques là-dessus, le développement humain est incomplet s'il fait fi de la liberté(21). De plus en plus de spécialistes insistent sur le lien qui existe entre les libertés politiques et civiles, d'une part, et les progrès en matière de santé, d'éducation et de condition féminine, d'autre part. La démocratie libère les énergies créatrices de la population et offre à celle-ci la plus grande liberté de toutes, celle de faire ses propres choix. En fin de compte, personne n'est mieux placé pour défendre ses intérêts que la population elle-même - lorsqu'il lui est possible de le faire. La meilleure voie à prendre pour les gouvernements en quête de réforme consiste donc souvent à permettre à la population de participer pleinement au bien-être collectif du pays(22). Bref, les politiques de développement d'un gouvernement sont vouées à l'échec si elles n'ont pas l'appui de la population. Encore une fois, les pays qui, comme le Canada sont imprégnés de la tradition démocratique, ont un rôle crucial à jouer dans l'instauration de gouvernements démocratiques stables dans le tiers monde. Toutes les formes d'APD peuvent aider les pays en développement à renforcer leurs institutions démocratiques, mais l'aide technique est sans doute la plus cruciale de toutes à cet égard. Bon nombre de ces pays n'ont absolument aucun héritage démocratique. Il faut donc leur enseigner les principes de base de la démocratie et du respect des droits de la personne. Que ce soit pour rédiger des constitutions, pour participer à l'organisation d'élections ou pour veiller à leur bon déroulement, les pays développés peuvent offrir une aide précieuse. Il leur est aussi possible ainsi d'exclure les pays qui s'obstinent à refuser la démocratie et à passer outre aux droits de la personne. L'ex-premier ministre du Canada, Brian Mulroney, a affirmé sans équivoque que seuls les pays qui respectent les libertés fondamentales auraient droit à l'aide du Canada. Il a en outre précisé que «le Canada ne subventionnera pas la répression et l'étouffement de la démocratie»(23). Comme nous l'avons vu, de plus en plus d'organismes et d'intervenants concernés sont d'avis qu'une part considérable du budget d'aide internationale devrait peut-être être restructurée de façon à privilégier les aspects du développement humain susceptibles d'améliorer le sort des segments les plus pauvres de la population du tiers monde. La première étape consiste à cibler les pays les plus en détresse. Pendant des années, les pays donateurs étaient surtout motivés par la volonté de se faire des alliés dans la guerre froide opposant le capitalisme au communisme. Autrement dit, l'objectif dominant était souvent d'ordre politique. Lorsque la guerre froide a pris fin, on s'attendait à ce que cette tendance disparaisse et à ce que le «besoin» devienne le principal critère. Il n'en a cependant pas été ainsi. Selon le PNUD, la répartition de l'APD bilatérale (qui constitue 70 p. 100 de l'aide internationale totale) continue d'être déficiente. Seulement le quart de l'APD est allouée aux dix pays où vivent les trois quarts des pauvres de la planète, tandis que les 40 p. 100 les plus riches du monde en développement reçoivent plus du double de l'aide par habitant versée aux 40 p. 100 les plus pauvres(24). Selon l'Institut Nord-Sud, seulement 30 p. 100 environ de l'aide canadienne est versée aux pays les plus pauvres de la planète(25). À l'heure actuelle, tout porte à croire que la répartition de l'aide souffre encore des séquelles de la guerre froide (les pays dont les dépenses militaires sont élevées reçoivent deux fois plus d'aide par habitant que ceux dont les dépenses sont plus modérées à cet égard) et témoigne de l'intérêt accordé aux États-nations plutôt qu'aux populations. Les responsables du PNUD croient que l'APD devrait être accordée aux populations plutôt qu'aux pays et devrait être acheminée là où le besoin se fait le plus sentir, c'est-à-dire vers les plus pauvres, là où ceux-ci se trouvent(26). La plupart des spécialistes en développement reconnaissent que tout effort international concerté pour stimuler le développement humain dans le tiers monde devrait d'abord favoriser les pays d'Afrique, en particulier ceux qui sont situés au sud du Sahara. L'Afrique a le niveau d'espérance de vie le plus faible de toutes les régions en développement, le taux de mortalité infantile le plus élevé et le taux d'alphabétisation le plus faible. Son revenu par habitant a diminué du quart dans les années 80 et, d'ici la fin du siècle, plus de 400 millions de personnes sur le continent vivront sous le seuil de la pauvreté(27). Une restructuration du développement à long terme s'impose pour renforcer le potentiel humain de l'Afrique et lui donner l'élan voulu pour entamer sa croissance. La récente décision du Canada de réduire l'aide bilatérale aux pays d'Afrique centrale et d'Afrique de l'Est - dont la Tanzanie, le Rwanda, l'Éthiopie, le Kenya, l'Ouganda, Madagascar et le Burundi - en faveur des pays à revenu moyen a fait sourciller les représentants des milieux concernés au Canada. Depuis le milieu des années 80, l'aide canadienne à l'Afrique a considérablement diminué, même si elle accapare toujours une plus grande part du budget d'APD que celle qui est consentie à toute autre région. L'AUGMENTATION DES BUDGETS D'AIDE S'il est vrai que la prise en considération des questions relatives au développement humain et l'accroissement de l'aide aux pays les plus pauvres devraient être la priorité des pays développés, il reste cependant un problème plus fondamental à régler: tant que le financement extérieur n'augmentera pas, tout effort de développement demeurera laborieux. Les pays industrialisés fournissent actuellement environ 54 milliards de dollars par année en aide internationale, soit l'équivalent d'à peu près 0,35 p. 100 du total de leur PNB. Bon nombre de spécialistes se demandent si ce montant d'APD peut vraiment faire la différence pour le milliard d'indigents qui vivent dans le tiers monde. En comparaison, ces mêmes pays consacrent environ 25 p. 100 de leur PNB à leur population de 1,2 milliard d'habitants, dont seulement 100 millions (moins d'un dixième de leur population) vivent au-dessous du seuil de pauvreté(28). Malgré cela, les budgets d'APD ne cessent d'être réduits, en partie en raison de la conjoncture économique difficile et en partie à cause des demandes concurrentes de l'Europe de l'Est et de l'ex-Union soviétique. Le budget d'APD du Canada a subi d'importantes compressions ces dernières années; il ne représentera plus que 0,4 p. 100 du PNB d'ici 1994-1995, soit le chiffre le plus bas depuis 20 ans. Peu de pays, mis à part ceux de la Scandinavie, respectent l'objectif des Nations Unies en ce qui a trait à l'APD, c'est-à-dire 0,7 p. 100 du PNB. L'argument selon lequel une réduction de 10 p. 100 des dépenses militaires des pays de l'OTAN pourrait probablement permettre de doubler le montant de l'aide internationale ne devrait pas être rejeté d'emblée. L'ÉTERNELLE CRISE DE L'ENDETTEMENT Une restructuration de l'aide, que ce soit à grande échelle ou non, pourrait faire une grande différence pour le tiers monde, mais la promotion du développement équitable doit quand même s'inscrire dans un cadre plus large. Par exemple, les pays développés doivent trouver une solution au problème crucial de l'endettement international. Entre 1983 et 1989, les riches pays créanciers recevaient 242 milliards de dollars en transferts nets sur les prêts à long terme consentis aux pays en développement endettés. La dette étrangère du tiers monde totalise maintenant près de 1,3 billion de dollars, ce qui représente 200 milliards de dollars par année pour le seul service de la dette. Beaucoup de pays consacrent jusqu'au tiers de leurs recettes d'exportation à leur service de la dette ou au remboursement d'autres arriérés accumulés. Selon la Banque mondiale, 20 pays seulement, en tête desquels se trouvent le Brésil, le Mexique, l'Inde et l'Égypte, se partagent plus de la moitié de la dette internationale. C'est toutefois dans les pays les moins développés situés dans des régions comme l'Afrique subsaharienne, que les conséquences sociales et économiques de l'endettement se sont surtout fait sentir. Avec l'accroissement constant de la dette, les difficultés de ces pays persisteront encore longtemps, paralysant les initiatives sur le plan économique et accaparant des fonds pourtant extrêmement nécessaires au développement humain(29). Tout au long des années 80 et au début des années 90, les pays industrialisés ont tenté de mettre au point des programmes de rééchelonnement et de réduction de la dette. Le Plan Brady visant à réduire la dette commerciale et le service de la dette était censé marquer un tournant important, mais il n'a guère aidé les pays les moins développés. Les pays industrialisés du G-7, dont le Canada et la Grande-Bretagne, ont établi leur propre stratégie à Toronto en 1988, tandis que l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a annoncé la mise en oeuvre de mesures pour venir en aide aux pays africains à faible revenu; encore une fois cependant, ces initiatives n'ont pas été très concluantes. Des progrès ont cependant été réalisés récemment. À la réunion de décembre 1991 du Club de Paris, les participants ont en effet permis un certain déblocage en réussissant à s'entendre sur une stratégie pour réduire la valeur actuelle de la dette de 50 p. 100. Le Canada a pris certaines initiatives importantes de son propre chef, notamment en accordant une remise de dette de 1,2 milliard de dollars en APD accumulée depuis 1978; les pays en développement lui doivent cependant encore 3 milliards de dollars(30). La Grande-Bretagne a promis de radier les deux tiers de la dette des pays en développement à faible revenu(31). Il reste encore cependant à trouver une solution d'ensemble. Malgré le peu de succès obtenu jusqu'ici, il est essentiel que les pays développés continuent à chercher une façon de sortir de l'impasse de l'endettement. Si les pays riches ne commencent pas bientôt à transférer des ressources aux pays plus pauvres, le tiers monde n'aura guère d'espoir pour l'avenir. Quelle que soit la voie adoptée, il faut continuer à viser l'allégement de la dette, et les pays développés doivent s'y employer de toutes leurs forces(32). LA MODIFICATION DES RÈGLES DU COMMERCE INTERNATIONAL Outre la réduction de la dette, les pays en développement ont désespérément besoin d'une libéralisation et d'un élargissement du cadre commercial pour favoriser la croissance économique et le développement humain. M. ul Haq a fait remarquer que «ce dont les pauvres ont besoin en fin de compte, c'est, non pas la charité, sauf comme mesure temporaire, mais l'accès aux marchés nationaux et internationaux»(33). Toutefois, les possibilités offertes par la mondialisation des marchés sont extrêmement limitées pour le tiers monde. Les 24 pays de l'OCDE dominent 80 p. 100 du commerce mondial et, au cours de la dernière décennie, 20 d'entre eux sont devenus plus protectionnistes(34). En conséquence, les pays en développement se voient refuser l'accès à des marchés cruciaux. Si le tiers monde avait librement accès aux marchés du Nord, en particulier dans les secteurs fortement subventionnés comme l'agriculture ainsi que les vêtements et les textiles, cela pourrait générer quelque 55 milliards de dollars de plus en recettes d'exportation, soit l'équivalent de l'aide versée aux pays moins développés(35). Selon l'Institut Nord-Sud, le Canada ne fait malheureusement pas exception à la règle à cet égard. En effet, si le Canada a fait d'importantes contributions aux négociations commerciales multilatérales de l'Uruguay Round menées dans le cadre du GATT et a aussi appuyé le groupe Cairns (une coalition de 13 pays préoccupés par les questions touchant l'agriculture), il reste que seulement 12 p. 100 de ses importations proviennent du tiers monde, soit une bien faible proportion, même par rapport aux autres membres de l'OCDE(36). Le Canada impose aussi des droits tarifaires moyens de plus de 10 p. 100 sur les importations industrielles provenant des pays moins développés, alors que les droits tarifaires moyens qu'il impose aux pays développés sont de moins de 5 p. 100. Il existe aussi des quotas très stricts sur les importations de vêtements - la catégorie d'exportations qui occupe à elle seule la plus grande place dans une industrie qui constitue un passeport important vers l'industrialisation(37). La réforme des régimes commerciaux mondiaux exige une action internationale concertée. Les mesures protectionnistes continuent de prendre de l'ampleur à mesure que les négociations de l'Uruguay Round s'étirent et, avec la tendance constante à la formation de blocs commerciaux régionaux - la Communauté européenne et l'Accord de libre-échange nord-américain, par exemple - les marchés risquent de rétrécir encore davantage. À moins que la protection de leurs intérêts commerciaux ne fasse l'objet de négociations sérieuses, les pays en développement risquent de se retrouver sans aucun débouché, avec les conséquences que cela suppose. Il incombe aux pays développés, y compris à ceux du Commonwealth, de faire en sorte que les négociations d'Uruguay n'échouent pas. Les pays industrialisés du monde ont sans contredit beaucoup de pain sur la planche avant de réussir à combler le fossé économique et social qui sépare le Nord et le Sud. Il y a encore énormément à faire pour accroître et réorienter l'aide internationale tout en ouvrant les marchés internationaux et en résolvant le problème de l'endettement. Il est essentiel que les pays développés concentrent immédiatement leur attention sur les questions. L'adoption de nouvelles mesures ne doit pas être uniquement motivée par la compassion mais aussi par l'intérêt personnel. Tous les pays, qu'ils soient du Nord ou du Sud, peuvent tirer profit du développement. D'ici la fin de la décennie, 80 p. 100 de l'humanité vivra dans le monde en développement. Si le tiers monde éclate, il en sera de même de ses problèmes: pauvreté, drogues, pollution, terrorisme et sida. Les frontières politiques seront alors de peu d'utilité.
(1) M. O'Neill et A. Clark, «Canada and International Development: New Agendas», dans Fen Osler Hampson et C.J. Maule (éd.), Canada Among Nations 1991-92: A New World Order?, Ottawa, 1992, p. 219. (2) Cité dans D. Roche, A Bargain for Humanity: Global Security by 2000, Edmonton, 1993, p. 84. (3) Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1991: Le défi du développement, Washington, 1991, p. 4. (4) Programme des Nations Unies pour le développement, Human Development Report 1990, New York, 1990, p. 1 (traduction). (5) Voir Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde en 1990, Washington, 1990, p. 3. (6) Voir O'Neill et Clark (1992), p. 224-225. (7) Rapport mondial sur le développement humain 1991, p. 56. (8) Ibid., p. 57. (9) Procès-verbaux, Comité permanent des affaires étrangères et du commerce extérieur de la Chambre des communes (CPAECE), le 2 février 1993, fascicule 51, p. 13. (10) Human Development Report 1990, p. 80. (11) Procès-verbaux, CPAECE, fascicule 51, p. 14. (12) O'Neill et Clark (1992), p. 225. Voir aussi K. Mundy, «Human Resources Development Assistance in Canada's Overseas Development Assistance Program: A Critical Analysis», Revue canadienne d'études du développement, XIII, n° 3, 1992, p. 385-409. (13) Rapport mondial sur le développement humain 1991, p. 60. (14) Human Development Report 1990, p. 80. Selon un rapport de la Banque mondiale, il y aurait, en Afrique seulement, quelque 80 000 consultants, dont certains reçoivent des honoraires de 1 500 $ par jour, soit plus du revenu annuel de bien des Africains. Voir R. Taylor, «A Rigged Game», Canada and the World, mai 1993, p. 15. (15) Rapport mondial sur le développement humain 1993, p. 8. (16) Rapport mondial sur le développement humain 1991, p. 59. (17) Rapport mondial sur le développement humain 1992, p. 3. (18) Rapport mondial sur le développement humain 1991, p. 58. (19) Time, 10 juin 1991, p. 46-47. (20) Voir, par exemple, Phillipe C. Schmitter et Terry Lynn Karl, «What Democracy Is...and Is Not», Journal of Democracy, vol. II, n° 3, été 1991, p. 85. (21) Rapport mondial sur le développement humain 1991, p. 22. (22) Ibid., p. 79. (23) Allocution prononcée à l'occasion de la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth, Harare (Zimbabwe), le 16 octobre 1991. (24) Rapport mondial sur le développement humain 1992, p. 46. (25) Procès-verbaux, CPAECE, fascicule 51, p. 13. (26) Rapport mondial sur le développement humain 1993, p. 8. (27) Human Development Report 1990, p. 5. (28) Rapport mondial sur le développement humain 1992, p. 45. (29) Rapport mondial sur le développement humain 1992, p. 47. (30) O'Neill et Clark (1992), p. 230-231. (31) Voir Commonwealth Currents, décembre 1991/janvier 1992, p. 6. (32) Voir M. Ahmed et L. Summers, «Le point sur la crise de la dette, dix ans après», Finances et Développement, septembre 1992, p. 2-5. (33) Procès-verbaux, CPAECE, fascicule 51, p. 15. (34) Ibid., fascicule 51, p. 16. (35) Rapport sur le développement dans le monde 1991, p. 12 et 201. Voir aussi Taylor, «A Rigged Game» (1993), p. 16. (36) O'Neill et Clark (1992), p. 231. (37) Ibid., p. 232. |