BP-349F

 

L'AFFAIRE RODRIGUEZ :
EXAMEN DE LA DÉCISION RENDUE
PAR LA COUR SUPRÊME DU CANADA
SUR L'AIDE AU SUICIDE

 

Rédaction :   Margaret Smith
Division du droit et du gouvernement

Octobre 1993

                                      


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

DÉCISION DE LA MAJORITÉ — LE JUGE SOPINKA

   A.  L'article 7

   B.  L'article 12

   C.  Article 15

OPINIONS DISSIDENTES

   A.  Madame le juge McLachlin

   B.  Le juge en chef Lamer

   C.  Le juge Cory

OBSERVATIONS DU JUGE SOPINKA, S'EXPRIMANT AU NOM DE LA MAJORITÉ, AU SUJET DES OPINIONS DISSIDENTES


L'AFFAIRE RODRIGUEZ : EXAMEN LA DÉCISION
RENDUE PAR LA COUR SUPRÊME DU CANADA
SUR L'AIDE AU SUICIDE

INTRODUCTION

Le 30 septembre 1993, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l'affaire Sue Rodriguez. Cette décision était attendue depuis longtemps.

Sue Rodriguez est une femme de 42 ans atteinte de sclérose latérale amyotrophique, une maladie débilitante incurable. Elle demande qu'un médecin qualifié soit autorisé à l'aider à mettre fin à sa vie, au moment de son choix. L'alinéa 241b) du Code criminel(1) interdit l'aide au suicide. Mme Rodriguez a demandé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique une ordonnance déclarant cet alinéa invalide en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »). Sa demande a été rejetée. Mme Rodriguez a porté sa cause en appel devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, qui, à la majorité, a confirmé la décision de la première cour. Mme Rodriguez en a appelé de cette décision devant la Cour suprême du Canada, où elle a soutenu que l'alinéa 241b) violait les articles 7, 12 et 15 de la Charte.

Dans une décision à cinq contre quatre, la Cour suprême du Canada a rejeté l'appel et déclaré que l'alinéa 241b) du Code est constitutionnel. Dans le présent document, nous résumons les opinions majoritaires et dissidentes des juges de la Cour suprême du Canada(2).

DÉCISION DE LA MAJORITÉ — LE JUGE SOPINKA

   A. L'article 7

Pour la majorité des juges de la Cour, la question principale dans ce pourvoi était de déterminer si l'alinéa 241b) du Code criminel porte atteinte à l'article 7 de la Charte.

L'alinéa 241b) du Code Criminel dispose que:

Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, selon le cas:

a) conseille à une personne de se donner la mort;

b) aide ou encourage quelqu'un à se donner la mort, que le suicide s'ensuive ou non.

Pour sa part, l'article 7 de la Charte porte que:

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Mme Rodriguez soutenait qu'en interdisant à quiconque, sous peine de sanction criminelle, de l'aider à mettre fin à sa vie au moment où sa maladie la rendra incapable de le faire sans aide, l'alinéa 241b) la prive de la liberté et de la sécurité de sa personne, droits garantis par l'article 7 de la Charte.

La majorité a d'abord cherché à déterminer si la sécurité de la personne de Mme Rodriguez avait été violée. L'analyse s'est faite en deux temps; dans un premier temps, la majorité a examiné les valeurs concernant l'individu, et dans un deuxième, les restrictions imposées à ces valeurs en regard des principes de justice fondamentale.

Avant d'entamer son analyse, la majorité a laissé entendre que toutes les valeurs protégées par l'article 7, y compris le caractère sacré de la vie, devaient être prises en considération au moment ou l'on établit les principes de justice fondamentale. Le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la majorité, a rejeté l'argument de Mme Rodriguez selon lequel elle voulait choisir le moment et les circonstances de sa mort et non pas la mort elle-même. Il a soutenu qu'elle demandait à choisir la mort plutôt que la vie, et que cette dernière constituait une des valeurs protégées par l'article 7 de la Charte.

La majorité a d'abord commencé par définir la notion de « sécurité de la personne ». S'inspirant de jugements antérieurs de la Cour suprême, elle a fait valoir que la sécurité de la personne comprend « l'autonomie personnelle, du moins en ce qui concerne le droit de faire des choix concernant sa propre personne, le contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale, et la dignité humaine fondamentale, tout au moins l'absence de prohibitions pénales qui y fassent obstacle » (p. 10 des motifs du jugement). Elle a ensuite statué que l'alinéa 241b) porte atteinte à la sécurité de la personne de Sue Rodriguez, du fait qu'il la prive de son autonomie personnelle et lui cause des douleurs physiques, ainsi qu'une tension psychologique.

Ayant statué que la sécurité de la personne est en jeu, la majorité s'est ensuite penchée sur la question de savoir si Mme Rodriguez avait été privée de cette sécurité en conformité avec les principes de justice fondamentale. À cette étape de l'analyse, la Cour devait décider si l'existence d'une prohibition criminelle de l'aide au suicide pour une personne en phase terminale, saine d'esprit mais incapable de se suicider sans aide, est contraire aux principes de justice fondamentale.

Or, quels sont ces principes? D'après le juge Sopinka, les principes de justice fondamentale sont difficiles à cerner; à son avis, ils doivent être le fruit d'un certain consensus, chez les personnes raisonnables, quant à leur importance dans la notion de justice qu'a adoptée la société canadienne. Selon lui, ce ne sont donc pas des principes que seuls les tribunaux jugent essentiels; ils constituent plutôt les préceptes fondamentaux du système juridique du Canada, reposent sur des racines historiques et évoluent en fonction de l'idée que la société se fait de la justice. De plus, pour établir ces principes, il est nécessaire de pondérer les intérêts de l'État et ceux de l'individu.

La majorité a mis l'accent sur l'intérêt de l'État à protéger les personnes vulnérables; l'alinéa 241b) reflète cet intérêt puisqu'il vise à protéger la personne vulnérable qui, dans un moment de faiblesse, pourrait être incitée à se suicider. Toutefois, le principe du caractère sacré de la vie n'est pas absolu et a évolué au fil des ans de manière à englober d'autres notions et valeurs. Cette évolution s'exprime tant dans les lois qu'en common law. La tentative de suicide n'est plus considérée comme un acte criminel. Les tribunaux canadiens et étrangers reconnaissent, par exemple, que les patients ont le droit de refuser un traitement ou d'exiger son interruption, même si la mort s'ensuit.

Malgré ces changements, on hésite à accepter n'importe quelle forme d'intervention active dans le processus de la mort, même s'il s'agit de malades en phase terminale. Cette réticence, selon la majorité, est attribuable à deux facteurs: d'une part, la participation active d'une personne dans la mort d'une autre est blâmable sur les plans moral et juridique et, d'autre part, l'aide au suicide, si elle était autorisée, pourrait donner lieu à des abus.

Le Canada n'est pas le seul à interdire l'aide au suicide. Cela semble être la norme au sein des démocraties occidentales. De plus, cette interdiction n'a pas jusqu'ici été jugée inconstitutionnelle ou contraire aux droits fondamentaux de la personne. Les démocraties occidentales, tout comme le Canada, établissent une distinction entre les formes passive et active d'intervention dans le processus de la mort.

La majorité n'a pu conclure à l'existence d'un consensus en faveur de l'aide au suicide. S'il se dégage un consensus, c'est celui « que la vie humaine doit être respectée », note le juge Sopinka (p. 33 des motifs du jugement). Ce consensus trouve son expression dans le système juridique canadien, qui interdit la peine capitale, dans les diverses dispositions du Code criminel qui proscrivent le meurtre, ainsi que dans la conviction très répandue dans les démocraties occidentales et les associations médicales qu'il faut, pour protéger la vie des personnes vulnérables, maintenir une interdiction générale de l'aide au suicide. Selon le juge Sopinka, permettre l'aide au suicide porterait atteinte au principe du caractère sacré de la vie et indiquerait que l'État approuve le suicide. De plus, les craintes d'abus et la difficulté que pose la formulation de garanties adéquates donnent à penser que l'interdiction générale de l'aide au suicide n'est ni arbitraire ni injuste. La majorité a donc statué que l'alinéa 241b) ne viole pas un principe de justice fondamentale.

   B. L'article 12

La majorité a ensuite examiné la prétention de Mme Rodriguez que l'alinéa 241b) viole l'article 12 de la Charte. Celui-ci porte que:

Chacun a droit à la protection contre tout traitement ou peine cruel et inusité.

Pour démontrer qu'il y a effectivement violation de l'article 12, une personne doit établir que l'État lui inflige une peine ou un traitement cruel et inusité. Mme Rodriguez a laissé soutenu que l'interdiction de l'aide au suicide a pour effet de lui imposer un traitement cruel et inusité aux termes de l'article 12 de la Charte en ce qu'elle prolonge ses souffrances jusqu'au moment de sa mort naturelle ou l'oblige à mettre fin plus tôt à sa vie, c'est-à-dire à un moment où elle peut encore le faire sans aide.

La majorité a statué que la simple interdiction imposée par l'État à l'égard d'une certaine action ne constitue pas un « traitement » au sens de l'article 12, puisqu'il faudrait que l'individu soit d'une certaine façon soumis à un contrôle administratif particulier de l'État. Dans le cas de Sue Rodriguez, la majorité a conclu que le contrôle en question n'existe pas et que l'alinéa 241b) ne viole pas l'article 12 de la Charte.

   C. Article 15

Enfin, la majorité s'est penchée sur la question de savoir si l'alinéa 241b) viole le paragraphe 15(1) de la Charte, qui porte que:

La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou la déficience mentale ou physique.

D'après Mme Rodriguez, l'alinéa 241b) est discriminatoire à l'endroit des handicapés qui sont incapables de se suicider sans aide, au motif qu'elle les prive du droit de choisir le suicide.

Aux fins du présent cas, le juge Sopinka a présumé que les droits à l'égalité de Mme Rodriguez, garantis par l'article 15 de la Charte, avaient été violés. Par conséquent, il fallait déterminer si cette violation était justifiée au sens de l'article premier de la Charte, qui dispose que:

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Le juge Sopinka a statué que l'atteinte à l'article 15 était justifiée en vertu de l'article premier. Selon lui, l'alinéa 241b) protège les personnes contre le contrôle d'autrui sur leur vie et l'introduction d'une exception à cette protection créerait une inégalité et aurait pour effet d'étayer la théorie du "doigt dans l'engrenage" (pratique généralisée de l'euthanasie). Il a estimé que la formulation de garanties destinées à prévenir les abus n'a pas donné de résultats satisfaisants et n'a pas réussi à dissiper les craintes d'abus possibles.

Le juge Sopinka a statué que la portée de l'alinéa 241b) n'était pas excessive. La loi, a-t-il fait remarquer, vise à protéger la vie des malades en phase terminale. Même si l'on pouvait créer une exception pour ces personnes, rien ne permettrait de garantir que l'aide au suicide serait réservée aux personnes qui souhaitent sincèrement mettre fin à leur vie.

OPINIONS DISSIDENTES

   A. Madame le juge McLachlin

Pour madame le juge McLachlin, dont l'opinion dissidente a été appuyée par madame le juge L'Heureux-Dubé, la question doit être étudiée dans le contexte de l'article 7 de la Charte. Bien qu'elle soit d'avis, tout comme le juge Sopinka, que l'alinéa 241b) porte atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti par l'article 7 de la Charte, madame le juge McLachlin rejette l'argument selon lequel cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale. Selon elle, la sécurité de la personne comprend le droit de prendre des décisions concernant son propre corps et l'alinéa 241b) impose une limite à cette autonomie personnelle.

Pour madame le juge McLachlin, la principale question est de savoir si l'alinéa 241b) est arbitraire et donc contraire à l'article 7 de la Charte, puisqu'il prive Sue Rodriguez du droit de se donner la mort en raison de son incapacité physique. Un régime législatif qui restreint le droit d'un individu de disposer de son corps à sa guise peut, selon elle, enfreindre les principes de justice fondamentale, si la restriction est arbitraire. Une restriction est arbitraire lorsqu'elle n'a aucun lien ou est incompatible avec l'objectif visé par la loi.

De l'avis de madame le juge McLachlin, les principes de justice fondamentale exigent que chaque personne soit traitée équitablement par la loi. D'après elle, les craintes d'abus possibles ne devraient pas intervenir à ce stade-ci de l'analyse juridique. Le fait de priver Sue Rodriguez d'un choix qui est accordé aux non-handicapés pour la simple raison que d'autres pourraient être victimes d'abus serait contraire aux principes de justice fondamentale. Madame le juge McLachlin estime que l'on se sert de Sue Rodriguez comme « bouc émissaire » pour protéger les personnes qui pourraient être convaincues, à tort, de se suicider.

L'État a intérêt à interdire à quiconque de donner la mort à d'autres personnes, mais, comme l'a fait remarquer madame le juge McLachlin, cet intérêt n'est pas absolu. L'État ne criminalise pas tous les actes qui entraînent la mort d'autrui. Le droit reconnaît que si, avec une justification valable (par exemple, la légitime défense), une personne cause la mort de quelqu'un, elle n'en sera pas tenue criminellement responsable. Madame le juge rejette l'argument selon lequel l'interdiction de l'aide au suicide est justifiée du fait que l'État a un intérêt à criminaliser absolument tout acte délibéré qui contribue à la mort d'autrui.

Madame le juge McLachlin rejette également la distinction qui est faite entre l'assistance passive et active. « Si est établie la justification de l'assistance apportée à une personne pour se donner la mort, je ne peux accepter de faire une différence entre l'acte « passif », l'interruption de soins nécessaires pour maintenir en vie, et l'acte « actif », la fourniture du moyen qui permettra à une personne saine d'esprit de choisir de mettre fin à sa vie avec dignité » (p. 11 des motifs du jugement).

Madame le juge McLachlin conclut donc que la distinction entre le suicide, qui est autorisé au Canada, et l'aide au suicide, qui ne l'est pas, a pour effet d'empêcher Sue Rodriguez d'exercer sur sa personne l'autonomie dont jouissent les autres. Selon elle, cette distinction est arbitraire et par conséquent, l'alinéa 241b) viole les principes de justice fondamentale et, partant, l'article 7 de la Charte.

L'interdiction prévue à l'alinéa 241b) peut-elle se justifier au sens de l'article premier de la Charte? Madame le juge McLachlin répond à cette question par la négative. Pour arriver à cette conclusion, elle a examiné l'objectif de l'alinéa 241b) et s'est demandée si cet objectif était suffisamment important pour l'emporter sur la violation des libertés individuelles. Elle conclut que cette disposition a pour but d'empêcher que la légalisation de l'aide au suicide ne donne lieu à des abus et ne cause la mort de personnes n'ayant pas véritablement et librement consenti à mourir. À son avis, cette crainte, aussi justifiée soit-elle, n'est pas suffisamment importante pour l'emporter sur le droit de Sue Rodriguez de mettre fin à sa vie, au moment de son choix. D'après elle, on pourrait dissiper les craintes relatives aux abus appliquant les dispositions actuelles du Code criminel et en exigeant une ordonnance d'un tribunal pour autoriser l'aide au suicide dans des cas particuliers.

Madame le juge McLachlin souscrit pour l'essentiel à la réparation proposée ci-dessous par le juge en chef Lamer, bien qu'elle ne soit pas convaincue que certaines conditions énoncées dans ses directives soient indispensables.

   B. Le juge en chef Lamer

L'opinion dissidente du juge en chef Lamer est fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte. Il n'a donc pas examiné la constitutionnalité de l'alinéa 241b) au sens des articles 7 ou 12 de cette dernière.

Le juge en chef a conclu que l'alinéa 241b) « crée une inégalité en ce qu'il empêche des personnes incapables de se suicider sans assistance, de choisir ce geste dans le respect de la légalité, alors que les personnes capables de mettre fin à leurs jours, sans assistance, peuvent décider de se suicider sans contrevenir à la loi au Canada » (p. 25 des motifs du jugement). L'alinéa 241b) crée donc, selon lui, une inégalité dans le cas des personnes handicapées, même si cela n'était pas l'objectif du législateur.

Ayant conclu que l'alinéa 241b) crée une inégalité, le juge en chef s'est penché sur la question de savoir si cette inégalité est discriminatoire. Afin de déterminer si elle l'est, il faut d'abord déterminer si l'alinéa 241b) prive certaines personnes d'un avantage, et ensuite déterminer si cette privation résulte d'une caractéristique personnelle énumérée au paragraphe 15(1) de la Charte. D'après le juge en chef, le fait que les personnes incapables de mettre fin à leur vie ne peuvent choisir le suicide parce qu'elles n'ont pas légalement accès à de l'aide constitue — sur le plan juridique et non moral — un désavantage aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte. À son avis, l'alinéa 241b) du Code criminel porte, par conséquent, atteinte au droit à l'égalité prévu au paragraphe 15(1) de la Charte.

Le juge en chef s'est ensuite demandé si cette violation était justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. Il a statué que l'objectif de la disposition — la protection des personnes vulnérables contre l'intervention d'autrui dans des décisions portant sur la planification et l'exécution de leur suicide — est valide. Toutefois, selon lui, l'abrogation de l'infraction de tentative de suicide révèle que le législateur ne préservera plus la vie humaine aux dépens du droit à l'autodétermination des personnes physiquement capables.

Le juge en chef a dit craindre que la décriminalisation de l'aide au suicide n'accentue le risque que les handicapés physiques soient manipulés par d'autres personnes. Il a toutefois soutenu que ces conjectures, de même que l'argument du « droit dans l'engrenage », ne justifient pas qu'on englobe dans cette disposition les personnes qui ne sont pas vulnérables à la pression des autres et qui consentent librement à se donner la mort. À son avis, une interdiction complète de l'aide au suicide porte atteinte au droit de la personne handicapée et ne peut être justifiée au sens de l'article premier.

Le juge en chef a ensuite décrit la mesure corrective qui, selon lui, devrait être prise tout en déclarant inopérant l'alinéa 241b) du Code criminel, il ne le supprimerait pas immédiatement, puisque, dans un tel cas, les personnes qui ont besoin d'être protégées seraient laissées sans protection aucune. Il suspendrait donc pendant un an l'effet de la déclaration portant que l'alinéa 241b) est inopérant afin de donner au Parlement assez de temps pour le remplacer. Au cours de ce délai, il accorderait à Sue Rodriguez, et à d'autres, une « exemption constitutionnelle » assortie des conditions suivantes:

  1. l'exemption constitutionnelle ne pourrait être demandée que par voie de requête à une cour supérieure;

  2. un médecin traitant et un psychiatre indépendant devrait certifier que le requérant ou la requérante est capable de décider de mettre fin à sa vie; les médecins devraient certifier que la décision a été prise librement et volontairement; et au moins un des médecins devrait être auprès du requérant ou de la requérante au moment où il ou elle se donne la mort avec l'aide requise;

  3. les médecins devraient également certifier: que le requérant ou la requérante est ou deviendra physiquement incapable de se suicider sans assistance; qu'ils l'ont informé, et qu'il ou elle comprend qu'il ou qu'elle continue d'avoir le droit de changer d'avis au sujet de son intention de se donner la mort;

  4. le coroner régional devrait recevoir un avis et être autorisé à être présent;

  5. le requérant ou la requérante devrait être examiné(e) quotidiennement par un des médecins ayant établi le certificat;

  6. personne ne pourrait aider le requérant ou la requérante à se donner la mort après l'expiration du délai de 31 jours à compter de la date de délivrance du certificat; et

  7. le geste causant la mort du requérant ou de la requérante devrait être son propre geste, et non celui d'autrui.

Le juge en chef a ajouté que ces conditions pourraient être utilisées comme lignes directrices pour d'autres requérants.

Au moment d'établir les conditions liées à l'obtention d'une ordonnance autorisant l'aide au suicide, le juge en chef a repris bon nombre des dispositions décrites dans l'opinion dissidente du juge en chef McEachern de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique. Toutefois, le juge en chef Lamer s'est dissocié du juge McEachern sur un point important, à savoir si la réparation devrait être limitée aux personnes en phase terminale. Le juge en chef McEachern aurait uniquement accordé une réparation aux malades en phase terminale; le juge en chef Lamer n'aurait pas inclu une telle restriction dans son ordonnance au motif qu'elle pourrait porter atteinte aux droits à l'égalité.

   C. Le juge Cory

Le juge Cory s'est dit d'accord avec la façon dont le juge en chef Lamer a proposé de trancher le pourvoi, principalement pour les motifs avancés tant par le juge en chef lui-même que par madame le juge McLachlin. À son avis, le droit de mourir dans la dignité devrait être protégé par l'article 7 de la Charte.

Le juge Cory ne voit aucune différence entre le fait de permettre à un malade sain d'esprit de choisir de mourir avec dignité en refusant un traitement et le fait de permettre à un patient de mourir en arrêtant le traitement qui lui permet de survivre, même si, du fait de son incapacité physique, cette mesure doit matériellement être prise par quelqu'un d'autre. Il autoriserait donc les malades en phase terminale à mettre un terme à leur vie avec l'aide d'une autre personne, pourvu que les conditions fixées par le juge en chef Lamer soient suivies.

OBSERVATIONS DU JUGE SOPINKA, S'EXPRIMANT AU NOM DE LA MAJORITÉ, AU SUJET DES OPINIONS DISSIDENTES

Au début de son jugement, le juge Sopinka s'est dit en désaccord avec l'opinion exprimée par ses collèges dissidents et indiqué que les motifs qu'ils ont invoqué pour déclarer inopérant l'alinéa 241b) soulèveraient les graves difficultés indiquées ci-après. Le fait de déclarer inopérante l'interdiction de l'aide au suicide reconnaîtrait, selon lui, un droit constitutionnel au suicide assisté qui irait au-delà de ce qui est reconnu dans tous les pays occidentaux, au-delà de toute proposition sérieuse de réforme dans le monde occidental, et même au-delà de la demande formulée par Sue Rodriguez. Il a ajouté que les motifs de la minorité n'offrent pas les garanties qui sont exigées en vertu des directives hollandaises ou des propositions récentes de réforme soumises dans les États de Washington et de Californie. Le juge Sopinka a statué que les conditions imposées pour obtenir une ordonnance approuvant l'aide au suicide étaient trop vagues et à certains égards impossibles à appliquer. À son avis, elles susciteraient de l'incertitude du fait qu'elles ne serviraient que de directives, ce qui laisserait à chaque juge saisi d'une demande d'aide au suicide la décision de l'accorder ou de la refuser.


(1) L.R.C., 1985, c. C-46.

(2) Au moment de la rédaction du présent document, les motifs du jugement n'avaient pas encore été publiés.