PRB 00-08F

LE PROJET GÉNOME HUMAIN ET SES ASPECTS ÉTHIQUES, JURIDIQUES ET SOCIAUX

Rédaction :

Tim Williams
Division des sciences et de la technologie
Le 26 juillet 2000

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

   A. La science du génome humain
      1. Les gènes et les génomes
      2. Les gènes et les maladies

   B. Le projet Génome humain

   C. Les projets connexes
      1. L’initiative de la structure protéique
      2. Le consortium sur l’épigénome humain
      3. Le projet Diversité du génome humain

   D. Les aspects éthiques, juridiques et sociaux du projet Génome humain
      1. L’existence de l’information génétique
      2. Propriété et commercialisation
      3. Thérapie génique
      4. Discrimination

 CONCLUSION


LE PROJET GÉNOME HUMAIN ET SES
ASPECTS ÉTHIQUES, JURIDIQUES ET SOCIAUX

INTRODUCTION

Le 26 juin 2000, le président des États-Unis, Bill Clinton, et le premier ministre du Royaume-Uni, Tony Blair, annonçaient l’achèvement de la première étape du séquençage du génome humain, résultat des efforts tant d’organismes publics que de sociétés privées. Le génome humain est en quelque sorte le schéma des êtres humains. Nombreux sont ceux qui soutiennent que la connaissance de ce schéma est un premier pas vers une meilleure façon de prévenir, diagnostiquer, traiter et guérir les maladies(1). Si certains ont surtout dénoncé la publicité tapageuse qui a entouré l’annonce(2), d’autres pensent que la connaissance du génome humain aura une incidence dont on ne peut encore bien juger sur la science médicale, et qu’on n’a pas encore compris toute la portée du projet Génome humain(3). D’autres encore sont d’avis que c’est la perception que nous avons des autres et de nous-mêmes qui en sera le plus fortement influencée(4).

On ne connaît pas encore les retombées du projet Génome humain. Les conséquences de la connaissance du génome humain dépendront de la façon dont nous déciderons d’utiliser l’information. À cet égard, il faut examiner le plus à fond possible les aspects éthiques, juridiques et sociaux de la question, afin que les législateurs puissent en arriver à un consensus éclairé(5). Le projet Génome humain et certaines des conséquences éthiques, juridiques et sociales de la connaissance du génome humain font l’objet du présent document.

   A. La science du génome humain

      1. Les gènes et les génomes

Le génome est l’ensemble de l’information moléculaire qui code les instructions nécessaires à la fabrication d’un organisme. Le génome de la plupart des organismes (à l’exception de certains virus) est constitué d’acide désoxyribonucléique (ADN). Les propriétés de l’ADN permettent de coder l’information nécessaire à la fabrication d’un ensemble de protéines qui déterminent la physiologie et la structure des cellules et des organes d’un organisme et assurent la transmission de cette information à la génération suivante. Chez l’être humain, chaque cellule, sauf celles de la reproduction, possède deux exemplaires du génome complet, un provenant de chaque parent.

Quatre molécules plus petites – connues sous le nom de nucléotides et représentées par les lettres G, T, C et A(6) – forment la molécule d’ADN lorsqu’elles sont enfilées le long de brins. L’ADN est la plupart du temps formé de deux brins enroulés en forme d’échelle torsadée, dont les barreaux sont formés par les nucléotides complémentaires, A étant toujours associé à T, et C à G. Le génome humain est constitué d’environ trois milliards de ces paires de nucléotides, qu’on appelle souvent « paires de bases » en raison de la partie des nucléotides où a lieu l’interaction.

Pour former les protéines, la molécule d’ADN est décodée comme une série de mots de trois lettres appelés codons. Chaque codon est associé à un des acides aminés qui sont les unités élémentaires de la structure des protéines. Les quatre lettres permettent de former 64 mots de trois lettres différents, alors qu’il n’existe qu’une vingtaine d’acides aminés C’est pourquoi la plupart des acides aminés ont plus d’un codon. L’enchaînement de nucléotides qui contient l’information associée à tous les acides aminés d’une protéine particulière est appelé un gène. Cependant, ce n’est pas toute la molécule d’ADN qui sert à coder les gènes. De fait, on pense que seulement à peu près 5 p. 100 du génome humain servirait à coder l’information nécessaire à la fabrication des protéines, et on ne connaît pas encore la fonction d’une bonne partie du 95 p. 100 restant. On estime que le nombre de gènes dont est formé le génome humain se situe entre 30 000 et 150 000.

La fabrication d’une protéine comporte deux étapes. Dans un premier temps, l’échelle d’ADN se déroule localement et les deux brins se séparent. Un côté de la molécule d’ADN, qu’on appelle le brin matrice, est ensuite utilisé pour la formation d’une molécule messagère formée de molécules d’acide ribonucléique (ARN) qui correspondent rigoureusement, de façon complémentaire, aux nucléotides de l’ADN. Les acides aminés suivent ces instructions transmises par l’ARN suivant l’ordre dicté par la position de leurs codons de trois lettres respectifs. C’est l’ordre des acides aminés dans une protéine qui en détermine la fonction, par exemple une unité élémentaire de la structure d’une cellule ou un enzyme qui intervient dans le métabolisme. Le gène ne détermine pas d’une manière absolue l’agencement définitif des acides aminés dans une protéine, étant donné que l’ARN messager aussi bien que la protéine elle-même peuvent être modifiés séparément. Comme chaque cellule possède tous les gènes nécessaires à la fabrication d’un organisme, la nature particulière d’une cellule est déterminée par la mesure dans laquelle chaque gène est activé ainsi que la mesure dans laquelle l’ARN et la protéine sont par la suite modifiés.

La nature rigoureusement complémentaire des nucléotides de la molécule d’ADN assure en outre la transmission de l’information génétique d’une génération à l’autre. Avant qu’une nouvelle cellule ne se forme, l’échelle d’ADN se divise et les nucléotides complémentaires respectifs s’ajoutent pour former deux molécules d’ADN identiques à la première, ce qui donne une cellule possédant quatre exemplaires du génome complet. Peu de temps après, l’ADN se retrouve dans les 23 paires de structures visibles au microscope qu’on appelle les chromosomes, pour ensuite se fractionner en deux; la cellule se divise à son tour en deux cellules identiques, chacune possédant deux exemplaires du génome. Dans le cas de la reproduction sexuelle, il se produit une division cellulaire supplémentaire, sans l’étape de la reproduction de l’ADN. C’est pourquoi les cellules qui en résultent – ovule ou spermatozoïde – possèdent un seul exemplaire du génome. La fusion d’un ovule et d’un spermatozoïde produit une cellule qui possède deux exemplaires du génome, un de chaque parent.

      2. Les gènes et les maladies

On estime actuellement à environ 5 000 le nombre des maladies humaines dans lesquelles les gènes interviendraient d’une façon ou d’une autre. Les causes fondamentales de certaines de ces maladies sont faciles à déterminer. Dans le cas du syndrome de Down, par exemple, on observe un exemplaire supplémentaire du chromosome 21, lequel est visible sous un microscope optique. D’autres maladies étroitement liées à un gène unique ont aussi été relativement faciles à identifier. Dans le cas de la drépanocytose, un changement dans un seul nucléotide d’un gène modifie un codon, de telle manière qu’un acide aminé différent est incorporé dans l’hémoglobine, la protéine qui assure le transport de l’oxygène dans le sang. Un tel changement, appelé polymorphisme nucléotidique simple, peut provoquer, dans un acide aminé, un changement qui peut avoir toutes sortes d’effets, selon l’endroit où l’acide aminé se trouve dans la protéine et la nature du changement dans l’acide aminé. Un tel polymorphisme peut aussi ne pas entraîner la modification de l’acide aminé, étant donné que beaucoup d’acides aminés ont plus d’un codon. Dans le cas de la chorée de Huntington, une autre maladie largement génétique, un seul gène possède un enchaînement de nucléotides répété de nombreuses fois.

Le gène associé à la drépanocytose est qualifié de « récessif » parce qu’il en faut deux exemplaires (un provenant de chaque parent) pour que la maladie soit transmise à la progéniture. Si un seul parent transmet le gène de la maladie, l’enfant n’aura pas la maladie(7). Le gène associé à la chorée de Huntington est, quant à lui, « dominant », c’est-à-dire que si le gène est présent chez un des parents, la moitié de ses spermatozoïdes ou de ses ovules seront porteurs de la maladie; un enfant qui recevra le gène en question aura la maladie. C’est ainsi qu’un enfant dont un parent est atteint de la chorée de Huntington a une chance sur deux d’avoir la maladie.

Le contrôle monogénique étroit de certaines maladies a permis d’identifier près d’un millier de gènes qui entrent en jeu dans diverses maladies et de les rattacher à un chromosome par une analyse de la transmission des caractères héréditaires Les gènes associés aux maladies multigéniques telles que le cancer, les maladies du cœur et les maladies mentales, sont plus difficiles à identifier parce que ces maladies sont dues à l’altération de plusieurs gènes résultant dans une large mesure de facteurs environnementaux(8). L’environnement n’est qu’un des nombreux facteurs qui déterminent la mesure dans laquelle l’altération d’un ou de plusieurs gènes peut entraîner des problèmes de santé. Une telle altération peut rester sans conséquence dans les cas ci-dessous.

  • Les facteurs environnementaux présents n’activent pas les gènes.

  • L’agencement de gènes associé à une maladie est incomplet.

  • Le ou les gènes en cause ne s’expriment que faiblement.

  • L’altération ne provoque qu’une forme bénigne de la maladie.

  • Le gène est récessif et il n’est présent qu’en un seul exemplaire.

  • Le dommage génétique n’est pas dû à des substances environnementales ou au vieillissement(9).

C’est pourquoi il est très difficile de savoir dans quelle mesure certains problèmes de santé pourraient être le résultat d’altérations de gènes. D’une part, nous savons que des maladies comme la chorée de Huntington et la drépanocytose sont le plus souvent dues à l’altération d’un seul gène. Cependant, lorsqu’il y a altération de plusieurs gènes et que des facteurs environnementaux entrent en jeu, la prédisposition héréditaire à une maladie est beaucoup plus difficile à établir. Les maladies étroitement liées aux facteurs environnementaux et à l’interaction entre différents gènes sont vraisemblablement beaucoup plus fréquentes que les maladies d’origine largement génétique. Même les gènes fortement déterministes comme ceux de la chorée de Huntington ont différents effets. Certaines personnes qui ont le gène de cette maladie vivent en effet beaucoup plus longtemps que d’autres(10).

   B. Le projet Génome humain

Le projet Génome humain est une initiative internationale, coordonnée par le ministère de l’Énergie des États-Unis et les National Institutes of Health, dont le but est de déterminer la séquence de chaque nucléotide du génome humain et d’identifier tous les gènes que contient le génome. Lorsque le projet a été lancé officiellement en 1990, on se donnait jusqu’à 2005 pour établir le génome de référence (« de travail »), mais les progrès techniques ont permis de ramener le délai prévu à treize ans.

Le séquençage du génome lui-même, qui contient six milliards de nucléotides, représente une tâche par trop gigantesque. On a donc entrepris, dans un premier temps, de diviser le génome en portions plus petites, d’établir l’ordre de ces portions, puis de déterminer la « séquence » des nucléotides dans chacune de ces portions. Cependant, une entreprise privée s’est retirée du projet public et a commencé à séquencer des segments d’ADN, en vue de les faire breveter. Cela a forcé des responsables du projet à adopter une démarche semblable à celle de l’entreprise privée et à déterminer la séquence des nucléotides des portions du génome avant d’avoir établi l’ordre de ces portions(11). Le 26 juin 2000, le président Clinton et le premier ministre Blair ont annoncé non seulement que le séquençage des différentes portions du génome était presque terminé, mais aussi qu’on avait conclu une « trêve » entre les projets des secteurs privé et public. Il faudra encore à peu près trois ans pour obtenir un exemplaire du génome humain qui sera exact à 99,99 p. 100 et dont toutes les portions seront en ordre. Différents groupes un peu partout dans le monde ont concentré leurs efforts sur certains chromosomes et leurs travaux de séquençage ne sont pas tous rendus au même point. Le chromosome 21, à l’exception de trois « trous » de 30 000 nucléotides, a déjà été séquencé de façon définitive(12). Comme ce chromosome est associé au syndrome de Down, certains chercheurs en avaient entrepris le séquençage avant le début du projet Génome humain.

Contrairement à d’autres pays comme le Royaume-Uni et le Japon, le Canada n’a pas mis en œuvre de programme national officiel portant sur le génome humain. C’est pourquoi la contribution du Canada n’a pas été mentionnée dans l’annonce du 26 juin. Les chercheurs canadiens ont quand même participé au projet Génome humain, par exemple en séquençant des gènes et en étudiant les aspects éthiques du projet (13). Le gouvernement du Canada a aussi contribué à la recherche : dans le budget de 2000, une somme de 160 millions de dollars a été affectée à Génome Canada pour la création et l’exploitation de cinq centres de recherche scientifique sur le génome au Canada.

Une des principales particularités du projet Génome humain est le fait qu’on procède à l’inverse des protocoles scientifiques habituels. D’ordinaire, les chercheurs s’efforcent de bien cerner un phénomène particulier, avant d’essayer d’en découvrir les causes – par exemple la séquence d’ADN dans un ou plusieurs gènes. Le projet Génome humain permettra d’établir l’ordre des nucléotides dans le génome humain et d’identifier les gènes présumés, mais non d’en déterminer les fonctions. Il faudra encore des années et peut-être même des décennies avant qu’on détermine le « produit » ou l’effet des gènes, et beaucoup plus de temps encore pour qu’on comprenne la façon dont ces produits réagissent entre eux et avec l’environnement dans le processus de croissance ainsi que dans les processus biochimiques et physiologiques.

Le projet Génome humain comportait en outre l’établissement de la séquence des nucléotides des génomes d’autres organismes. Plusieurs d’entre eux ont été utilisés pour des expériences en laboratoire, ce qui fait que certains de leurs mécanismes biochimiques et certaines de leurs fonctions physiologiques sont très bien connus. Comme le génome de ces organismes présente de nombreuses ressemblances avec le génome humain, la connaissance de leurs séquences aidera à l’identification de gènes humains et à l’établissement de la fonction de ces derniers.

   C. Les projets connexes

      1. L’initiative de la structure protéique

Une des façons de comprendre les fonctions des gènes est de comprendre la structure des protéines qu’ils produisent. Ce genre d’étude, qu’on appelle la génomique des structures, exige toutefois des efforts et des ressources considérables. Dans l’état actuel de la technologie, il faut des semaines et il peut en coûter des dizaines de milliers de dollars pour établir la structure d’une seule protéine. Qui plus est, les méthodes utilisées ne permettent d’analyser qu’un nombre limité de protéines. Beaucoup d’autres protéines, par exemple celles des membranes, sont très difficiles et parfois impossibles à cristalliser, une étape essentielle à leur analyse par radiocristallographie. Par conséquent, l’information obtenue restera largement incomplète, étant donné que plusieurs protéines membranaires sont justement celles sur lesquelles les médicaments doivent agir. Alors qu’il pourrait exister une centaine de milliers de gènes, il existe vraisemblablement plusieurs centaines de milliers de protéines en raison des modifications que subissent l’ARN messager et les protéines. De fait, si on tient compte de celles des plantes et des micro-organismes, il existe des millions de protéines différentes. Les National Institutes of Health sont en voie d’entreprendre un projet d’étude des familles de structures protéiques, des différentes façons dont les protéines sont repliées ainsi que de la relation entre la structure et la fonction des protéines. Différents groupes privés se sont engagés dans des entreprises analogues, en concentrant leurs efforts sur les protéines qu’ils considèrent utiles du point de vue médical(14).

      2. Le consortium sur l’épigénome humain

Il ne suffit pas de comprendre les produits génomiques, mais il faut aussi savoir à quel moment et dans quels tissus s’activent les gènes. Certains ont émis l’hypothèse que cette activation résultait de l’ajout d’un groupement méthyle à la cytidine (le nucléotide C). Un consortium formé du Sanger Centre, au Royaume-Uni, de l’institut Max Plank de génétique moléculaire, à Berlin (Allemagne), et d’une entreprise appelée Epigenomics a entrepris une étude visant à déterminer chaque site de méthylation du génome humain. Le projet pourrait atteindre une envergure égale à celle du projet Génome humain lui-même(15).

      3. Le projet Diversité du génome humain

Le projet Diversité du génome humain, qui en est encore à l’étape de la planification, a pour objectif la compréhension de la diversité et de l’unité de l’espèce humaine dans sa totalité. Ses résultats devraient permettre de mieux comprendre la biohistoire de l’espèce humaine, les rapports biologiques entre différents groupes humains ainsi que les causes et les traitements de certaines maladies humaines. Des recherches de ce genre sont actuellement menées par des chercheurs individuels, mais aucun échantillon de tissus humains n’a encore été prélevé pour le comité nord-américain du projet Diversité du génome humain et aucun ne le sera avant que le programme n’ait été planifié comme il se doit et qu’on ait établi les garanties appropriées du point de vue de l’éthique(16).

   D. Les aspects éthiques, juridiques et sociaux du projet Génome humain

On sait depuis le début que le projet Génome humain aura des conséquences très importantes du point de vue éthique, juridique et social. C’est pourquoi entre 3 et 5 p. 100 du budget du projet ont été réservés à l’étude de ces conséquences. On définit généralement les questions éthiques comme étant les questions qui soulèvent des préoccupations concernant ce qui est conforme à la morale. Les questions juridiques concernent la protection que les lois et les règlements devraient offrir. Les questions sociales concernent les répercussions que les événements peuvent avoir sur toute la société et les personnes qui la composent (17). De toute évidence, ces aspects du projet Génome humain et leurs conséquences possibles ne sont pas indépendants les uns des autres.

Plusieurs questions éthiques, juridiques et sociales soulevées par le projet Génome humain ne sont pas nouvelles. Par exemple, le gène de la chorée de Huntington a été découvert en 1993, à la suite d’une recherche de dix ans entreprise après la localisation du gène sur le chromosome 4. Un test de détection de la maladie a été mis au point peu de temps après. Ainsi, les familles aux prises avec la chorée de Huntington se posent depuis de nombreuses années des questions éthiques, juridiques et sociales découlant de la connaissance du génome humaine. Avec le projet Génome humain, toutefois, toute la société devra faire face beaucoup plus fréquemment à ce genre de questions. De plus, les implications d’une connaissance accrue du génome pourraient être plus difficiles à cerner dans le cas des maladies étroitement liées à l’environnement et résultant d’une interaction entre de nombreux gènes.

      1. L’existence de l’information génétique

L’existence d’une information génétique concernant les personnes et la population humaine dans son ensemble influera de façon considérable sur notre vie quotidienne et pourrait bien changer la perception que nous avons de nous-mêmes aussi bien que celle que nous avons les uns des autres.

La connaissance de la prédisposition à certaines maladies et la capacité de mettre au point des thérapies « faites sur mesure » peuvent être d’une grande utilité pour le traitement des maladies. Déjà, en Grande-Bretagne, une entreprise a demandé un brevet pour un instrument qui peut apparemment détecter différentes formes de plus de 2 500 gènes qui seraient associés à des traits psychologiques, notamment au comportement et à l’intelligence(18).

Certains pensent toutefois que ce n’est pas une bonne idée, particulièrement à ce moment de l’histoire, de mener des recherches dans un tel domaine. On a fait observer, par exemple, qu’on s’est souvent servi de la science pour accentuer les différences raciales et justifier des mesures racistes Étant donné que l’humanité est encore loin d’avoir trouvé une solution aux problèmes raciaux, on craint que l’information issue du projet Génome humain, de même que de projets complémentaires comme le projet Diversité du génome humain, n’exacerbe le racisme dans un monde où il est déjà beaucoup trop répandu(19).

D’autres soutiennent que si le projet Génome humain a pour but de prévenir les incapacités et les maladies, d’augmenter la longévité, de réduire la mortalité infantile et d’accroître l’intelligence, il serait beaucoup plus sage de dépenser l’argent autrement(20). Étant donné que nous savons déjà que des facteurs environnementaux et sociaux interviennent dans des maladies comme le diabète dans les populations autochtones et la toxicomanie chez les marginaux sociaux, certains considèrent qu’il est déraisonnable d’affecter des ressources limitées à la recherche des causes génétiques de telles maladies (21).

Par ailleurs, les aspects juridiques de la connaissance du génome humain sont d’une portée considérable. Les éléments de preuve provenant de l’analyse de l’ADN sont déjà devenus des éléments de première importance de l’appareil judiciaire, particulièrement pour prouver l’innocence de personnes accusées à tort de certains crimes. Doit-on en conclure qu’on devrait permettre au système judiciaire de constituer une banque de données d’ADN sur quiconque est accusé ou reconnu coupable d’un crime? Une telle banque de données pourrait-elle servir à autre chose qu’à simplement identifier et éliminer des suspects? Une banque de données d’ADN pourrait contenir beaucoup plus de renseignements sur des personnes, qu’ils soient coupables ou innocents, que n’en contient le système actuel d’identification par les empreintes digitales.

D’une manière plus hypothétique, si on découvrait que des gènes peuvent pousser des personnes à commettre des actes criminels, cette propension pourrait-elle être utilisée par la poursuite ou par la défense dans un procès? Par exemple, un suspect qui sait qu’il a une propension génétique à la criminalité et qui ne fait rien pour éviter de passer à l’acte serait-il coupable d’un crime plus grave qu’un suspect qui ne sait pas qu’il a une telle propension? Ou au contraire, la prédisposition génétique ne pourrait-elle pas devenir un argument de la défense, qui ferait valoir que c’est le gène, et non pas la personne, qui est le véritable responsable du crime?

Lorsqu’un gène associé à un risque de maladie est décelé chez une personne, le médecin (ou la personne concernée) devrait-il être tenu par la loi de prévenir les membres de la famille de cette personne des risques qu’ils courent eux-mêmes? Supposons qu’une personne découvre qu’elle a une prédisposition génétique au cancer du sein, mais que ni elle ni son médecin n’en informent les membres de sa famille. Un membre de la famille qui souffrirait plus tard de cette forme de cancer pourrait-il engager des poursuites pour non-divulgation d’information génétique?

Un autre problème auquel le système juridique devra faire face, sera celui de s’assurer que les juges et les jurés à un procès possèdent des connaissances suffisantes pour se prononcer sur des affaires liées à la génétique.

Dans une perspective sociale plus vaste, la connaissance du génome humain pourrait servir à mettre en évidence les ressemblances entre tous les être humains. Il a déjà été démontré qu’il existait des différences génétiques plus marquées entre les membres d’un groupe ethnique donné qu’entre les groupes ethniques eux-mêmes. Autrement dit, les personnes qui appartiennent à un groupe ethnique particulier sont plus différentes les unes des autres que le groupe pris dans son ensemble n’est différent des autres groupes (22). Il y a toutefois peu de chances pour que cette réalité n’incite ceux qui sont constamment à la recherche des moindres différences ethniques à adopter une attitude plus positive.

Sur un plan plus personnel, les résultats du projet Génome humain pourraient inciter des gens à se considérer comme étant sous l’entière domination de leurs gènes. Ce qu’on tenait traditionnellement pour l’esprit humain pourrait à l’avenir être considéré comme limité par la préprogrammation des êtres à la naissance. Ainsi, même si nous ne pouvons pas prévoir les effets précis de la connaissance du génome humain sur la société, nous pouvons sans risque de nous tromper affirmer que ces effets seront probablement importants(23).

Les décisions personnelles, comme le choix du conjoint ou de la conjointe ou celui d’avoir ou non des enfants, pourraient aussi être influencées par la connaissance des caractéristiques génétiques. Des personnes sachant qu’elles diffèrent génétiquement de ce qu’elles croient être la normale pourraient se faire de fausses idées et éprouver de la crainte concernant le risque de développer une maladie, surtout si elles ne consultent pas un professionnel compétent. L’analyse génétique peut révéler une foule de défauts génétiques, qui peuvent ou non aboutir à une maladie, selon leur nature et selon leur interaction avec l’environnement. Que feront les personnes devant les choix démoralisants d’habitudes de vie qui leur seront offerts, sachant que les résultats d’aucun de ces choix ne sont certains? Comme on l’a déjà dit, l’analyse des caractéristiques génétiques d’une personne peut fournir des renseignements sur les caractéristiques génétiques de ses parents et de ses frères et sœurs, y compris, par exemple, des renseignements insoupçonnés concernant la paternité. Dans quelle mesure les personnes concernées seraient-elles d’accord pour que de tels renseignements soient divulgués et, si elles décident de ne pas les divulguer, dans quelle mesure leur vie risquerait-elle d’être perturbée par le poids de leur secret?

      2. Propriété et commercialisation

Le 11 novembre 1997, l’UNESCO adoptait sa Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’Homme. L’article 4 prévoit que « le génome humain en son état naturel ne peut donner lieu à des gains pécuniaires ». Dans la plupart des pays, toutefois, l’ADN, une fois isolé d’une personne, n’est plus considéré comme étant dans son état naturel et peut, par conséquent, donner lieu à un gain pécuniaire. Ainsi, parmi d’autres avantages, on s’attend à ce que le projet Génome humain et la recherche génomique en général engendrent une industrie des biotechnologies florissante, dont les produits, aux États-Unis seulement, pourraient atteindre 45 milliards de dollars américains d’ici 2009. Dans la plupart des industries technologiques, on encourage traditionnellement l’innovation en accordant des brevets pour les inventions.

On accorde aux chercheurs qui font une invention à la fois utile, nouvelle et non évidente un titre qui leur en confère le droit d’exploitation pour une vingtaine d’années. Seules les découvertes qui exigent une intervention humaine et font appel à l’inventivité humaine peuvent être brevetées(24). En contrepartie du droit qu’on lui accorde, l’inventeur doit faire connaître publiquement son invention, afin que d’autres puissent, contre versement d’une certaine somme d’argent, l’utiliser pour faire progresser leurs recherches.

Cela fait déjà une vingtaine d’années qu’on demande des brevets pour des séquences d’ADN qui correspondent aux gènes humains. Théoriquement, la chaîne de molécules d’ADN n’est pas différente, sur ce plan, des autres produits chimiques isolés des organismes vivants – la pénicilline, par exemple – pourvu qu’elle respecte les trois critères régissant l’octroi d’un brevet (nouveauté, utilité et inventivité).

Pour un certain nombre de raisons, certains pensent que les séquences de gènes humains ne devraient pas être brevetables. Une de ces raisons fondamentales, d’ordre philosophique, est la conviction que le génome humain, qui fait intrinsèquement partie de chaque personne, constitue un patrimoine commun que tous les êtres humains devraient se partager. Ce raisonnement a poussé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à recommander aux pays de l’Union européenne de renégocier la directive agréée qui autorise l’octroi de brevets pour des gènes humains isolés de l’organisme pour lesquels il existe des applications industrielles, et d’interdire explicitement que des gènes humains puissent être brevetés(25).

L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce de l’Organisation mondiale du commerce fournit certaines indications concernant ce que les pays membres peuvent exclure de l’attribution de brevets Au paragraphe 27(2) de l’Accord, il est disposé que tout ce qui est nécessaire à la protection de « l’ordre public ou de la moralité » peut être exclu, à condition qu’une telle exclusion ne résulte pas d’une simple interdiction prévue dans la loi. L’alinéa 27(3)a) du même Accord stipule que les pays membres peuvent en outre exclure les méthodes diagnostiques, thérapeutiques et chirurgicales applicables aux êtres humains et aux animaux. Apparemment, aucune clause de l’Accord n’empêcherait un pays membre de rendre les gènes humains non brevetables. La Loi sur les brevets du Canada ne contient pas de disposition relative à l’ordre public.

Certains ont aussi des raisons pratiques de s’opposer à l’octroi de brevets pour des séquences d’ADN. Ils soutiennent que les brevets, surtout s’ils s’appliquent à des séquences partielles de gènes, constitueront un frein à l’innovation plutôt que de l’encourager, ainsi que le système des brevets est censé le faire. Cela pourrait se produire dans une situation où de nombreuses personnes et organisations détiendront des brevets pour différentes séquences d’ADN régissant un mécanisme biochimique général susceptible de faire l’objet d’un traitement médical. Tout chercheur s’intéressant à un tel traitement devrait négocier les droits à l’égard de toutes les séquences d’ADN avec tous les propriétaires de ces droits. Compte tenu des coûts que cela pourrait représenter, il est possible qu’une telle éventualité constitue un grave obstacle à la poursuite des recherches. Les chercheurs fondamentaux, qui n’auraient pas l’argent, le temps ou les compétences nécessaires pour mener une telle suite complexe de transactions, seraient les plus durement touchés. D’autres réfutent toutefois cet argument, en donnant l’exemple de l’industrie de l’informatique. De toute évidence, les brevets accordés pour les différents éléments des ordinateurs ne semblent pas avoir nui à la croissance de cette industrie, bien que certains pourraient soutenir qu’ils ont fait obstacle à l’innovation. D’autre sont d’avis que la libre circulation de l’information dans le secteur de l’informatique a permis des innovations comme le système d’exploitation GNU-Linux(26).

Certains ont également soutenu que l’ADN ne pouvait pas être breveté parce qu’il existe dans la nature et que la connaissance qu’on en a résulte d’une simple découverte, plutôt que d’une invention. Ainsi, si les médicaments devraient pouvoir être brevetés, les séquences d’ADN qui ont servi à la mise au point des médicaments ne devraient pas pouvoir l’être(27). On avance en outre l’argument que les techniques appliquées pour isoler et manipuler l’ADN sont maintenant courantes, et que les inventions auxquelles elles mènent font donc trop peu appel à l’inventivité pour être brevetables.

En Amérique du Nord, le débat est axé davantage sur le degré d’utilité nécessaire pour que les gènes puissent être brevetés que sur leur brevetabilité elle-même. On considère depuis longtemps que la Loi sur les brevets du Canada, dans sa forme actuelle, permet qu’on brevette les gènes. Un problème a surgi lorsque de nombreuses entreprises privées se sont mises à séquencer des gènes dans l’espoir d’obtenir des brevets pour un gène qui pourrait un jour être utile. Comme on ne connaît pas encore les fonctions de la plupart des gènes séquencés dans le cadre du projet Génome humain et par les entreprises privées, on demande des brevets pour des séquences d’ADN qui n’ont aucune utilité véritable. Et comme les séquences d’ADN codent effectivement une protéine, certaines entreprises ont même soutenu qu’à tout le moins la protéine pourrait être utilisée pour l’alimentation des animaux ou dans une technique de biologie moléculaire comme celle de la sonde nucléaire. On a beaucoup parlé aux États-Unis du cas de l’entreprise Human Genome Sciences, qui avait obtenu un brevet pour un gène dont on a découvert par la suite, grâce aux travaux d’un autre chercheur, qu’il était une des voies qu’utilisait le virus du sida pour infecter les cellules. Tout traitement futur de ces cellules infectées modifiant cette voie d’accès exigera le versement de redevances à Human Genome Sciences(28). Bien que la Loi sur les brevets du Canada soit semblable à la loi équivalente aux États-Unis, les procédures d’obtention de brevets appliquées au Canada sont, d’une manière générale, plus rigoureuses par rapport à l’utilité de l’invention que celles appliquées aux États-Unis, le pays où la controverse est la plus vive. Le bureau des brevets des États-Unis a récemment annoncé qu’il appliquera des règles plus rigoureuses à l’égard du critère d’utilité pour le brevetage de séquences d’ADN.

La recherche portant sur des gènes médicalement utiles et, par conséquent, potentiellement rentables, soulève en outre de nombreuses questions éthiques. On observe parfois des concentrations de maladies héréditaires dans les populations qui se sont développées en vase relativement clos. Pour cette raison, des entreprises privées font de l’exploration génétique dans des régions relativement isolées, telles que Terre-Neuve, l’Islande et certaines îles des tropiques. En Islande, une entreprise du nom de « deCODE » a reçu l’autorisation de constituer une base de données pour le secteur de la santé, qui contiendra des renseignements sur la généalogie, l’environnement et la génétique moléculaire, ainsi que les dossiers médicaux anonymes combinés des patients du pays. À Terre-Neuve, les dirigeants politiques en sont apparemment venus à la conclusion que les Terre-Neuviens devaient rester maîtres de leur génome unique (29). La nécessité de trouver un moyen d’imposer des règles aux « chasseurs de gènes » sans faire fuir les investissements est un problème auquel les gouvernements ont déjà été confrontés lorsqu’ils ont dû imposer des redevances et assurer un encadrement à l’égard des activités d’exploitation des ressources naturelles. Les entreprises « d’exploitation » des gènes, toutefois, soulèvent un ensemble de questions éthiques qui sont beaucoup plus complexes et qui suscitent beaucoup plus d’émotion.

      3. Thérapie génique

Depuis le début, un des objectifs fondamentaux du projet Génome humain concerne les possibilités d’application de ses résultats en médecine moléculaire. En effet, une fois qu’on connaîtra les fonctions des gènes et qu’on comprendra les effets des gènes défectueux, on sera en mesure de corriger un problème, soit en administrant aux personnes des médicaments sur mesure, soit en remplaçant le gène défectueux. C’est cette dernière solution qui a soulevé le plus de controverses.

Il existe deux façons de remplacer un gène défectueux. La première est la thérapie des cellules germinales, qui consiste à remplacer, dans un ovule fertilisé, un gène défectueux par un gène fonctionnant normalement, lequel sera transmis aux générations futures. L’autre méthode, la thérapie génique somatique, consiste à remplacer le gène dans les organes ou les tissus cibles d’un adulte, afin de le guérir des symptômes de la maladie chez le sujet visé, mais sans transmettre la modification à la génération suivante. Les questions éthiques, juridiques et sociales soulevées par la thérapie des cellules germinales sont les plus importantes.

Dans l’état actuel des connaissances, la thérapie des cellules germinales n’est pas applicable aux êtres humains et certains soutiennent qu’elle ne le sera pas avant encore longtemps. Quoi qu’il en soit, cette forme de thérapie contient à la fois l’espoir de faire disparaître certaines maladies héréditaires et le spectre de l’eugénisme.

À première vue, l’éradication de maladies grâce à la thérapie des cellules germinales ne semble pas soulever beaucoup de questions éthiques. Après tout, l’humanité a fait disparaître le virus de la variole de la surface de la planète. Pourquoi ne pourrait-on faire de même pour des maladies génétiques? Les médecins n’ont-ils pas l’obligation de fournir le meilleur traitement possible à leurs patients, et ne serait-il pas plus rentable, à long terme, d’éradiquer la maladie, plutôt que de traiter continuellement des adultes au moyen de thérapies géniques somatiques? Le principal problème éthique est lié à la définition d’une maladie « traitable ».

Pour certains, il faut essayer par tous les moyens possibles d’éradiquer une maladie génétique contre laquelle il n’existe aucun traitement et qui est toujours mortelle. Pour d’autres, c’est s’engager sur une pente dangereuse, qui risque de déboucher sur le traitement de maladies moins évidentes, pour aboutir à l’amélioration génétique. Certains soutiennent que la technologie mise au point pour éradiquer certaines maladies serait inévitablement utilisée par des parents souhaitant « améliorer » leurs enfants, en leur donnant les gènes leur permettant, par exemple, d’avoir les cheveux noirs comme du jais et les yeux bleus ou de réaliser des prouesses athlétiques. Ce sont de graves préoccupations éthiques au sujet de l’amélioration génétique qui ont poussé le Conseil de l’Europe à adopter la Convention pour la protection des droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine : Convention sur les droits de l’Homme et la biomédecine. Selon l’article 13 de la Convention, « une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance ». L’article 11 de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur le génome humain et les droits de l’Homme énonce en outre que « des pratiques qui sont contraires à la dignité humaine, telles que le clonage à des fins de reproduction d’êtres humains, ne doivent pas être permises ». On laisse toutefois aux États le soin de définir exactement les pratiques visées en l’occurrence. Ainsi, certains pays, comme ceux qui ont signé la Convention européenne, interdisent la thérapie des cellules germinales, tandis que d’autres l’autorisent. C’est parce que la réglementation en matière de recherche sur les embryons humains varie d’un pays à l’autre que des travaux controversés ont pu être menés, notamment à Singapour. La réglementation a ainsi pu ralentir les progrès de la recherche, sans toutefois y mettre un terme(30).

Une autre considération éthique associée à la thérapie des cellules germinales est la définition de ce qui est normal, de ce qu’est une incapacité et de ce qu’est une maladie. Quelles variations génétiques au sein d’une population faudrait-il éliminer, le cas échéant? Et en tentant d’éliminer une certaine variation, ne risque-t-on pas de déconsidérer les membres de la population qui sont déjà porteurs du gène visé?

La thérapie génique somatique a aussi certaines conséquences éthiques, juridiques et sociales, même si elles sont moins controversées. Ces conséquences sont peut-être moins inquiétantes que l’eugénisme, mais les préoccupations qu’elles soulèvent sont peut-être aussi plus immédiates, étant donné que la technologie progresse plus rapidement dans ce domaine. Avec la thérapie génique, on introduit un gène normal dans des tissus, dans l’espoir qu’il en résultera une protéine qui fonctionnera normalement et qui palliera les carences de la protéine défectueuse. Le nouveau gène est souvent placé dans un virus modifié, qu’on introduit ensuite dans un patient, en espérant qu’il pénétrera dans un tissu et qu’il s’exprimera correctement.

Cette forme de thérapie, après avoir été longuement mise à l’essai sur des animaux de laboratoire, en est maintenant à l’étape des essais cliniques Malheureusement, ce qui fonctionne avec une souris ne fonctionne pas nécessairement avec un être humain. On a beaucoup parlé du cas de Jesse Gelsinger, ce patient dans le foie duquel on a tenté d’introduire une protéine en lui injectant un virus. Les essais sur des souris avaient montré que le foie des petits rongeurs absorbait bien le gène. Cependant, les récepteurs viraux sont beaucoup plus concentrés dans les cellules hépatiques de la souris que dans celles de l’être humain. Le virus n’a pas été bien absorbé dans l’organisme du patient humain et, pour des raisons qu’on ignore encore, a provoqué une réponse immunitaire massive, qui a entraîné la mort du patient(31). Le plan de mise à l’essai initial prévoyait qu’on allait injecter le virus uniquement aux enfants qui étaient dans un coma provoqué par le manque d’une enzyme du foie. Cependant, à la suite d’un examen des aspects éthiques et des questions de sécurité en cause, les chercheurs ont décidé de n’utiliser que des adultes pour leurs essais. On se pose maintenant beaucoup de questions concernant la probité professionnelle et le jugement scientifique des chercheurs qui mènent de tels essais cliniques. Les patients « volontaires » sont-ils bien informés des risques et des avantages possibles? Dans quelle mesure les chercheurs qui ont une participation dans les sociétés qui financent les essais sont-ils objectifs(32)? Un des risques à l’étape actuelle de la recherche sur la thérapie génique est lié aux attentes exagérées de la population – situation dont certains chercheurs sont en partie responsables – à l’égard de ce nouveau mode de traitement. Si ces attentes sont déçues et que des problèmes comme ceux qui ont surgi dans le cas de Jesse Gelsinger continuent de se produire, les gens risquent de devenir méfiants à l’égard de la science. Certains essais cliniques ont donné des résultats positifs(33); on peut donc encore espérer que la thérapie génique somatique deviendra un jour un important mode de traitement des maladies.

      4. Discrimination

Une des grandes craintes de certains, c’est que la connaissance du génome humain s’accompagne de la marginalisation de toute une tranche de la population, incapable de trouver un emploi, de fonder une famille, de prendre une assurance ou d’obtenir des soins de santé et stigmatisée par le reste de la société. Dans le cas de la chorée de Huntington, les compagnies d’assurances insistent déjà pour que les personnes considérées à risque se soumettent à un test génétique. Lorsque les résultats du test sont positifs, ces compagnies refusent souvent d’assurer les intéressés. Les compagnies d’assurances ont aussi déclaré publiquement que si elles avaient accès à de l’information génétique, elles l’utiliseraient dans leur évaluation des risques(34). Au Canada, le refus d’assurer une personne atteinte de la chorée de Huntington n’a pas de graves conséquences. En règle générale, l’assurance gouvernementale couvre une bonne part des soins de santé, même si le niveau des soins varie d’une région à l’autre du pays et que la situation est moins claire en ce qui a trait à la couverture des produits pharmaceutiques. Dans les pays où il n’y a pas de régime gouvernemental d’assurance-maladie, toutefois, la situation de ces personnes incapables de s’assurer peut virer au cauchemar(35). Même lorsque les soins existent, ils sont très difficiles à trouver. Au fur et à mesure que de nouveaux tests génétiques seront mis au point, les personnes porteuses de ce que les compagnies d’assurances considèrent comme des gènes « à risque » devront vraisemblablement payer de plus en plus cher pour s’assurer. De même dans le cas des régimes d’assurance gouvernementale, les pressions pour qu’on ait recours aux tests génétiques pourraient commencer à se faire sentir, forçant les responsables à prendre des décisions d’orientation en fonction des fonds disponibles et de la connaissance de la prédisposition génétique aux maladies dans les populations. La thérapie génique en est encore au stade expérimental, mais elle sera certainement très coûteuse lorsqu’on commencera à l’utiliser de façon régulière. Qui assumera ces coûts? Si ce n’est pas l’État, ce mode de traitement ne risque-t-il pas d’être réservé aux riches, ce qui élargirait encore davantage le fossé entre les groupes qui composent la société, sur la base tant de l’argent que de l’hérédité génétique?

Les employeurs pourraient aussi réclamer l’accès à l’information génétique. On pourrait découvrir que certains gènes sont associés à une vulnérabilité à des atteintes environnementales incompatible avec certains milieux de travail. Les employeurs pourraient alors décider de ne pas engager les personnes porteuses du gène en question, plutôt que d’essayer d’améliorer le milieu de travail. Les personnes porteuses de gènes associés à certaines caractéristiques de comportement pourraient aussi se trouver privées de travail.

Certaines mesures destinées à contrer la discrimination génétique ont déjà été prises. C’est ainsi que le président Bill Clinton a signé un décret interdisant aux ministères et organismes fédéraux d’utiliser de l’information génétique pour prendre des décisions en matière de recrutement ou d’avancement. Le président des États-Unis a aussi approuvé une loi (présentée en 1999 par un sénateur et un membre du Congrès) visant à étendre cette interdiction au secteur privé(36).

CONCLUSION

Plusieurs des préoccupations éthiques, juridiques et sociales que soulève le projet Génome humain ne sont pas nouvelles. Il existe déjà des tests génétiques permettant de déceler diverses maladies, et le débat au sujet des conséquences éthiques et pratiques de ces tests est déjà bien engagé dans certains milieux. Ce qui changera au cours des quelques prochaines années, à la suite du projet Génome humain, c’est l’étendue des préoccupations et la façon dont la société devra faire face aux zones d’incertitudes liées aux maladies et aux incapacités génétiques. C’est une chose d’avoir affaire à un gène unique qui provoque la mort ou une incapacité chronique; c’en est une autre d’avoir affaire à tout un groupe de gènes dont les effets varient suivant les interactions environnementales. D’une manière générale, la recherche scientifique a progressé à un rythme plus rapide que la capacité des gouvernements à adopter la réglementation requise pour bien l’encadrer, et il y a eu un battage exagéré dans les médias autour de la recherche génétique et de ce qu’on peut en attendre pour le traitement des maladies. Il faudra encore des années avant que bon nombre de tests génétiques puissent être utilisés et que les maladies génétiques puissent être traitées. La société dans son ensemble doit profiter de ce délai pour discuter de la façon dont l’information génétique devrait être utilisée et pour prendre une décision à ce sujet, avant que certains ne la prennent à sa place. Ce débat, les personnes qui ont des prédispositions génétiques à certaines maladies comme la chorée de Huntington l’espèrent depuis longtemps.


(1) Communiqué de la Maison-Blanche, President Clinton Announces the Completion of the First Survey of the Entire Human Genome: Hails Public and Private Efforts Leading to This Historic Achievement, 26 juin 2000.

(2) Gabor Mate, « The Human Genome: Decoding the Hype », Globe and Mail, Toronto, 6 juillet 2000.

(3) Mike Schultz, cité par Doug Beazely, « Gene Project’s Answers Come with Risks », Edmonton Sun, 3 juillet 2000.

(4) Eric Landers et Robert Weinberg, « Genomics: Journey to the Center of Biology », Science, vol. 287, 10 mars 2000.

(5) Stephen Scherer et Lap-Chee Tsui, « The Unwritten Story of the Human Genome Project », The Toronto Star, 6 juillet 2000.

(6) A (adénosine), T (thymidine), C (cytidine) et G (guanosine).

(7) Certains pensent que cette transmission de gènes sans développement de la maladie serait la cause d’une plus grande tolérance à la malaria.

(8) Scherer et Tsui (2000).

(9) Catherine Baker, Your Genes, Your Choices, chapitre 3.

(10) Mate (2000).

(11) Scherer et Tsui (2000).

(12) Hattori et coll., « The DNA Sequence of Human Chromosome 21 », Nature, 405, 18 mai 2000.

(13) Scherer et Tsui (2000).

(14) Andrew Pollack, « The Next Chapter in the Book of Life: Structural Genomics », The New York Times, 4 juillet 2000.

(15) Michael Hagman, « Mapping a Subtext in our Genetic Book », Science, 288, 12 mai 2000.

(16) Projet Diversité du génome humain, foire aux questions,
http://www.stanford.edu/group/morrinst/HGDP.html

(17) Catherine Baker, Your Genes, Your Choices, glossaire.

(18) Andy Coghlan, « Nowhere to Hide », New Scientist, 11 mars 2000.

(19) Barabara Katz Rothman, « Genetic Maps and Human Imaginations: The Limits of Science in Understanding Who We Are, » cité par Gail Vines, dans « Why Map a Human? », New Scientist, 29 janvier 2000.

(20) Ibid.

(21) Mate (2000).

(22) Projet Diversité du génome humain, comité nord-américain, foire aux questions,
http://www.stanford.edu/group/morrinst/hgdp/faq.html#Q6.

(23) Lander et Weinberg (2000).

(24) Le juge Nadon, President and Fellows of Harvard College c. Canada, Commissaire aux brevets, 1re inst., 21 avril 1998.

(25) « Human Genes Cannot Be Patented, Says Assembly », 29 juin 2000, http://stars.coe.fr/index_e.htm.

(26) Andreas Russ et coll., « Open-Source Work Even More Vital to Genome Project Than to Software », Nature, 404, 20 avril 2000.

(27) John Sulston, « Forever Free », New Scientist, 1er avril 2000.

(28) Andrew Pollack, « U.S. Hopes to Stem Rush toward Patenting of Genes », The New York Times, 28 juin 2000.

(29) John Greenwood, « The Business of Genes: Newfoundland Hopes to Reap the Benefits after Its Genetic Heritage Has Helped Decode the Human Genome », The Globe and Mail, Toronto, 24 juin 2000.

(30) Rachel Nowak, « Decision Time », New Scientist, 8 avril 2000.

(31) Eliot Marshall, « Gene Therapy on Trial », Science, 288, 12 mai 2000.

(32) Leon Rosenburg et Alan Schecter, « Gene Therapist Heal Thyself », Science, 287, 10 mars 2000.

(33) Marina Cavazzana-Calvo et coll., « Gene Therapy of Human Severe Combined Immunodeficiency (SCID)-X1 Disease », Science, 288, 28 avril 2000.

(34) Laura Landon, « Insurance Giant Wants Your Gene Map: ‘If the Information Is There, We Would Like to Be Able to Use It’  », Ottawa Citizen, 6 juillet 2000.

(35) Société Huntington du Canada, entrevue, juillet 2000.

(36) La Maison-Blanche, Office of the Press Secretary, « President Clinton Takes Historic Action to Ban Genetic Discrimination in the Federal Workplace », 8 février 2000.