PRB 00-27F LA PRODUCTIVITÉ ET LE
NIVEAU DE VIE DU CANADA :
HIER, AUJOURD'HUI ET DEMAIN Rédaction : Daniel J. Shaw
Division de l'économie Le 22 novembre 2000 TABLE
DES MATIÈRES LA PRODUCTIVITÉ, AU CANADA ET AILLEURS A. La productivité canadienne jusquà maintenant B. La productivité des pays du G-7 C. Lécart de productivité entre le Canada et les États-Unis LES CAUSES DE LA PIÈTRE PRODUCTIVITÉ DU CANADA A. Linsuffisance de laccumulation de capital B. Le paradoxe informatique-productivité C. Linnovation dans le secteur manufacturier : écart Canada États-Unis D. La mondialisation, linvestissement direct étranger (IDE) et le libre-échange E. La productivité des petites et moyennes sociétés manufacturières LES LIENS ENTRE LA PRODUCTIVITÉ, LA COMPÉTITIVITÉ ET LA PROSPÉRITÉ A. La compétitivité du secteur canadien des entreprises C. Réconcilier la productivité et le niveau de vie LAVENIR DE LA PRODUCTIVITÉ ET DU NIVEAU DE VIE AU CANADA LA PRODUCTIVITÉ
ET LE NIVEAU DE VIE DU CANADA : Pendant la majeure partie du XXe siècle, le niveau de vie du Canada sest amélioré à un rythme régulier et très rapide, et est comparable à celui des États-Unis. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Canada se classait deuxième parmi les pays industrialisés les plus riches. De fait, les statisticiens, ceux des Nations Unies par exemple, qui vont au-delà des seules données économiques pour mesurer le bien-être et qui tiennent compte dindicateurs sociaux comme la santé et léducation, concluent souvent que le Canada est le pays où il fait le meilleur vivre. La qualité de notre union sociale, fondée sur le partage de la réussite économique entre les régions, les provinces et les habitants, y est certainement pour beaucoup. Toutefois, si nous délaissons le volet social pour considérer uniquement les composantes économiques du bien-être (qui, après tout, en sont les éléments essentiels), nous nous trouvons aujourdhui devant un tableau très différent. Le Canada nest plus au sommet de la pyramide économique. Non seulement nest-il plus au deuxième rang des pays riches, mais il ne fait même plus partie des dix premiers pays industrialisés. Depuis les années 1990, le Canada voit son niveau de vie perdre du terrain par rapport à celui dautres pays avancés, tels que les États dEurope de lOuest, certains pays du « tigre asiatique » et, au cours de cette décennie, même les États-Unis, à cause de la croissance déclinante de sa productivité. Au seuil du troisième millénaire, il est en retard sur ses principaux concurrents dans ladaptation de sa structure institutionnelle au nouveau contexte économique, marqué par une mondialisation incessante et la naissance dune économie du savoir. En conséquence, nous dépendons trop de notre dollar à bon marché par rapport à celui des États-Unis pour soutenir la concurrence mondiale (surtout des États-Unis), cest-à-dire que nous avons essentiellement réduit la valeur externe de nos rémunérations et de nos revenus pour acquérir plus dactivités économiques et nous approcher du plein emploi. Toutefois, aucun pays ne sest jamais enrichi en acceptant que sa rémunération nationale soit réduite. Or cest à cela que revient une devise dépréciée. Mais surtout, cette stratégie économique nest pas de bon augure pour lindice social à portée plus large qui mesure le bien-être. Nous risquons de perdre notre vieille aptitude à redistribuer une richesse en voie de diminution. Nous proposons ci-après : 1) un rappel de lévolution récente de la productivité canadienne par rapport à celle des pays du G-7, notamment des États-Unis, 2) quelques explications plausibles de la situation, notamment en ce qui concerne certains déterminants économiques notoires de la productivité; 3) létablissement dun lien entre la productivité et le niveau de vie. Enfin, daprès les tendances observées, nous avancerons une prévision générale pour la première décennie du troisième millénaire. LA PRODUCTIVITÉ, AU CANADA ET AILLEURS A. La productivité canadienne jusquà maintenant Le terme « productivité » nest pas compris de tous. Aussi nest-il pas inutile, en amorçant cette étude, den fournir une définition. On dit que la « productivité » est lun des principaux indicateurs de la vigueur et de la force dune économie, et peut-être le déterminant le plus essentiel de la croissance économique à long terme. Elle traduit le rapport entre le volume des biens et services produits et les ressources utilisées dans les processus de production et de transaction de léconomie en question(1). La productivité est la mesure de lefficience avec laquelle les gens, le capital, les ressources et les idées sont combinés dans léconomie. Le pays qui réunit le meilleur cocktail capital-talent est donc un leader économique mondial. Il y a deux façons reconnues de mesurer la productivité. La plus facile à comprendre est la productivité du travail, à savoir la production totale dune économie divisée par la quantité de travail (nombre de travailleurs ou nombre dheures ouvrées) utilisée. Toutefois, comme il sagit dune mesure partielle, elle peut être influencée par une utilisation plus intensive dautres intrants, le capital surtout, ou encore les ressources naturelles (au détriment peut-être de lenvironnement, si lon ny prend pas garde). La deuxième façon renvoie à une notion plus large dite productivité multifactorielle ou productivité totale des facteurs, qui réunit les facteurs de production que sont le travail, le capital et les intrants intermédiaires (stocks, énergie, matériaux et fournitures) en une seule statistique. Elle peut être observée non pas directement mais indirectement, en retraçant la croissance des extrants et des intrants et en attribuant toute croissance résiduelle des extrants qui na pas été expliquée par une croissance des intrants à une amélioration de la productivité multifactorielle(2). Cela étant posé, nous sommes prêts à évaluer la productivité canadienne. La productivité du travail exprimée par le produit intérieur brut (PIB) en dollars constants de 1992 par heure ouvrée sélevait à 26,40 $ en 1976 et à 34,06 $ en 1999. À première vue, ces chiffres traduisent une progression au cours des 25 années en cause, mais en fait la croissance annuelle qui la sous-tend na rien de spectaculaire; son taux de croissance annuel composé a seulement été de 1,1 p. 100. Par comparaison, la productivité du travail dans le secteur manufacturier est passée de 20,52 $ en 1976 à 31,36 $ en 1999. Le secteur manufacturier a donc affiché une croissance beaucoup plus forte de sa productivité au cours de la période 1976-1999 (1,9 p. 100 par an) que léconomie dans son ensemble. Le resserrement de lécart peut être attribué en partie à la libéralisation des échanges, comme nous le verrons lorsque nous tenterons dexpliquer la performance récente du Canada. On trouvera une bonne illustration de cette évolution dans le graphique de la figure 1, qui présente les taux de croissance des deux mesures de la productivité dans le secteur des entreprises depuis 1996. Les données sont réparties en quatre stades, qui correspondent aux cycles économiques du Canada pour cette période, de manière à éliminer les biais à caractère cyclique. Les tendances des deux mesures sont voisines. Entre 1966 et 1973, le Canada a enregistré une progression satisfaisante de sa productivité, sapprochant des 4 p. 100 par année pour la productivité du travail et dépassant les 2 p. 100 pour la productivité multifactorielle. Depuis lors toutefois, la croissance de la productivité stagne juste au-dessus de 1 p. 100 pour ce qui est de la productivité du travail et juste au-dessous de 1 p. 100 pour la productivité multifactorielle. Figure 1 Source : Statistique Canada Même si lévolution de la productivité canadienne depuis 1973 est un peu décevante, on peut difficilement cerner la nature et lampleur du problème sans effectuer dabord des comparaisons internationales. Sans elles, en effet, il est tout bonnement impossible de savoir si cette piètre performance a été propre au Canada ou si elle était répandue dans le monde industrialisé, échappant par conséquent à notre contrôle. B. La productivité des pays du G-7 Pour le Canada, les points de comparaison les plus évidents sont bien entendu ses partenaires du G-7. Toutefois, comme ces pays définissent leurs données différemment et que leurs méthodes statistiques ne sont pas les mêmes(3), il est impossible détablir une comparaison détaillée de leurs productivités avec la nôtre. On observe, par exemple, des différences notables dans la manière dont ils calculent la productivité multifactorielle, particulièrement au niveau de lestimation des stocks de capital. Dailleurs, de nombreux statisticiens ont des difficultés même avec les estimations des stocks de capital canadiens, parce quelles semblent excessivement fluctuantes. De plus, comme ces estimations ne tiennent pas compte des terres et des stocks qui tendent à saccroître à un rythme plus lent, alors que les données américaines le font, la mesure de la productivité multifactorielle canadienne se trouve à surévaluer la part de laccumulation de capital. Aussi la présente analyse se limitera-t-elle aux niveaux et aux taux de croissance de la productivité du travail. Il reste que, même à ce sujet, un compromis simpose. En effet, le meilleur indicateur de la productivité du travail repose sur la quantité dheures ouvrées, mais les seules statistiques disponibles dans les pays du G-7 portent sur le nombre de travailleurs. Figure 2
Source : Organisation de coopération et de développement économiques La figure 2 illustre lévolution du taux de croissance de la productivité du travail dans les pays du G-7 entre 1960 et 1997. Durant cette période, seuls les États-Unis affichent des chiffres inférieurs à ceux du Canada, dont les taux sont bien en-dessous de la moyenne des pays du G-7. Toutefois, on obtient une illustration plus complète de la productivité du travail en évaluant les niveaux de productivité, et non pas seulement leurs taux de croissance. La figure 3 illustre les niveaux de la productivité du travail dans les pays du G-7 en 1999. Toutefois, avant de nous avancer trop loin, il serait bon de rappeler que les États-Unis et le Canada étaient, de loin, les pays les plus productifs du monde à la fin de la Seconde Guerre mondiale(4). Létat deffondrement des industries européennes à lissue de cette guerre allait donner un avantage initial à lAmérique du Nord. Toutefois, cette situation ne pouvait que seffriter avec le temps, à mesure que ces pays retrouveraient leur situation davant-guerre. Les données de la figure 3 le confirment. Les niveaux de productivité de lEurope et du Japon ont convergé vers ceux de lAmérique du Nord; leurs industries ont constamment augmenté leurs capacités de production en développant et en important du monde entier les meilleures technologies. Figure 3 Source : Organisation de coopération et de développement économiques Étant donné que la figure 3 mesure la productivité en fonction des personnes occupées, lécart entre le Canada et les États-Unis est quelque peu exagéré, lorsquon le compare à la productivité mesurée en fonction des heures ouvrées. Dun autre côté, le rendement du Canada par rapport à celui des membres européens du G-7 est légèrement gonflé(5). Néanmoins, les chiffres sont clairs et sans équivoque : les États-Unis demeurent le pays le plus productif, tandis que le Canada a perdu la deuxième place. Ce sont lItalie et la France qui occupent la seconde et la troisième positions parmi les pays du G-7. Le Canada est au quatrième rang, quoique cela peut nêtre que temporaire, car lAllemagne est en train de se réunifier et dintégrer la partie orientale du pays, moribonde, à la partie occidentale, très productive. C. Lécart de productivité entre le Canada et les États-Unis Jusquici, la présente étude sur la productivité du Canada na rien révélé de nouveau ou de surprenant. Il nous faut maintenant vérifier si lagrégat de ces données sur la productivité ne masque pas légèrement les performances de certains secteurs précis qui mériteraient que lopinion sen préoccupe. En loccurrence, la comparaison entre le Canada et les États-Unis devrait suffire, car les secteurs des entreprises de ces deux pays sont ceux qui se comparent le mieux; nous sommes lun pour lautre le premier partenaire commercial et le principal concurrent sur les marchés mondiaux pour un certain nombre de marchandises et de produits. La figure 4 illustre lécart de productivité entre le Canada et les États-Unis de 1977 à 1999. La productivité du travail du Canada par rapport à celle des États-Unis a été inférieure pendant cette période. Le travailleur canadien moyen produisait en 1977 juste un peu moins de 90 p. 100 de ce que produisait un Américain; en 1999, cette proportion était tombée à un peu plus de 80 p. 100. De même, le travailleur canadien moyen employé dans le secteur manufacturier produisait 90 p. 100 de ce que produisait son homologue américain en 1977, contre 67 p. 100 en 1999(6). Figure 4 Source : Statistique Canada et U.S. Bureau of Labor Statistics Lécart de productivité entre les secteurs manufacturiers du Canada et des États-Unis semble se manifester davantage dans les petites et moyennes entreprises (PME).
Ce phénomène est particulièrement troublant, car les PME sont grandement responsables de laccroissement des démarrages dentreprise et du nombre demplois au Canada au cours des trois dernières décennies. De fait, cette tendance, combinée à un taux plus faible dinvestissement dans le capital physique, pourrait bien être la première cause de la faible productivité de lindustrie manufacturière canadienne, quand on sait que les PME affichent un ratio du capital à la main-duvre plus faible que les grandes sociétés, la composition ou la structure du secteur manufacturier canadien semble immédiatement suspect. Il se pourrait bien que la petite taille des sociétés manufacturières canadiennes explique en grande partie lécart de productivité entre le Canada et les États-Unis dans ce secteur. LES CAUSES DE LA PIÈTRE PRODUCTIVITÉ DU CANADA Trois aspects de la médiocrité de la productivité canadienne méritent explication. Le premier concerne lensemble des facteurs qui ont contribué au ralentissement de la croissance de la productivité survenu dans le monde industrialisé depuis 1973. Ce sont entre autres des taux inférieurs dinvestissement dans le capital physique, notamment dans le matériel et loutillage (M etO) et les gains de productivité non réalisés (pour linstant) qui découleraient des lourds investissements dans linformatique, cest-à-dire dans les technologies de linformation et des communications (TCI). Le Canada partage probablement ces facteurs déterminants avec certains autres pays du monde industrialisé. Le deuxième aspect concerne les facteurs en raison desquels le secteur manufacturier canadien sest laissé distancer par son homologue américain depuis la fin des années 1970, creusant ainsi lécart de productivité existant entre ces deux pays. Les experts canadiens semblent sentendre pour dire que ce nest pas la totalité du secteur manufacturier qui est responsable de la situation, mais surtout deux sous-secteurs : celui du matériel électrique et électronique et celui des machines industrielles et commerciales. Les causes probables de cet écart sont : une R-D insuffisante; le défaut par les Canadiens dacquérir des connaissances sur les processus de production et sur les produits américains en temps opportun; et enfin la lenteur à adopter les nouvelles technologies. Une autre cause de lécart en matière dinnovation, plus controversée celle-là, serait la perte relative des investissements étrangers directs (IED), un facteur important sur lequel le Canada a toujours compté pour ce qui est dobtenir et de diffuser des technologies et des produits propres à améliorer sa productivité. En revanche, du côté positif, lAccord de libre-échange Canada-États-Unis (ALÉ) est reconnu pour avoir amélioré la croissance de la productivité du secteur manufacturier canadien. Enfin, le troisième aspect touche les PME, notamment celles qui appartiennent à des intérêts canadiens, et le rôle quelles ont joué dans lélargissement de lécart de productivité dans le secteur manufacturier. Les facteurs déterminants de ces deux derniers aspects sont probablement exclusifs au Canada. Nous examinerons toutes ces explications à tour de rôle. A. Linsuffisance de laccumulation de capital La lenteur de linvestissement en capital semble avoir abouti à un ralentissement du taux de croissance de la productivité du travail dans lensemble du monde industrialisé. Cela peut sembler évident; en effet, comme la main-duvre est plus productive lorsquelle est équipée de meilleurs outils, une décélération de la croissance du ratio du capital à la main-duvre résultant dune baisse de linvestissement en capital se traduit par un essoufflement de la productivité. Mais il se pourrait bien que cela ne soit pas tout. Selon les estimations, environ 80 p. 100 de tout progrès technique provient de nouveaux matériels et outillages(8). Donc, quelle que soit lévolution du ratio du capital à la main-duvre, un amenuisement sensible et prolongé de linvestissement en capital physique peut se solder par une décélération de la croissance de la productivité, amenée par une stagnation du taux de progrès technique dans léconomie. Il est également possible denvisager la situation sous langle de lâge moyen du stock de capital. On reconnaît généralement que les nouvelles immobilisations, surtout celles entrant dans la catégorie du Met O, sont plus susceptibles que les autres de se traduire par ladoption de techniques nouvelles et exemplaires. Un stock de capital vieillissant (pouvant résulter dun taux dinvestissements en capital plus faible) peut donc ralentir la progression de la productivité, pour la simple raison que les progrès techniques (dans une proportion dau moins 80 p. 100) sont dans le même temps entravés(9). Un déclin moins rapide de lâge moyen du M etO (ce qui diffère du vieillissement) peut suffire à ralentir le rythme du progrès technique et la croissance de la productivité dans léconomie. Les chercheurs ont confirmé lexistence de ce phénomène, que lon appelle souvent effet de génération, et ont effectué une estimation préliminaire de son action néfaste sur léconomie(10). Enfin, comme le capital physique neuf suppose souvent une formation complémentaire, tout recul de linvestissement en capital peut également saccompagner dune réduction dans linvestissement en capital humain, autre concept corrélé directement à la productivité. Donc, les effets directs et indirects dun ralentissement de la formation de capital fixe peuvent freiner la croissance de la productivité. LOrganisation de coopération et de développement économiques (OCDÉ) est la meilleure source de renseignements sur linvestissement net. Selon elle, linvestissement net, cest-à-dire dont on a défalqué lamortissement, de ses pays membres a tourné autour de 12 p. 100 dans les années 1970, de 10 p. 100 dans les années 1980 et de 5 p. 100 dans les années 1990. Ces données indiquent la même tendance que la croissance de la productivité dans le monde industrialisé, ce qui permet de supposer que le retard dans linvestissement constitue un facteur. B. Le paradoxe informatique-productivité Du point de vue des entreprises, les années 1990 ont été particulièrement notables pour ce qui est des investissements dans la technologie de linformation et des communications (TCI). Presque tous les secteurs et branches dactivités au Canada ont considérablement investi en TCI au cours des années 1990 dans lespoir de moderniser leurs activités et leurs installations, car il était généralement admis que cela permettrait de hausser les niveaux de productivité. Les entreprises des autres pays industrialisés ont suivi la même voie. Le Centre détude du niveau de vie décrit le cas du Canada de façon suivante :
Le tableau 1 présente dautres éléments de preuve, ventilés par sous-secteur. Comme cette piètre tenue de la productivité par rapport aux investissements en TCI se retrouve un peu partout dans léconomie canadienne et que les données concernant les autres pays industrialisés semblent pour le moins contradictoires, on ne peut que remettre en question les avantages promis par ceux qui voyaient dans la TCI le moteur de léconomie(12). Comme la dit M. Robert Solow , expert renommé de la productivité : « Les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques sur la productivité ». Cette évolution inattendue, que certains chercheurs en économie ont appelée le paradoxe informatique-productivité, peut sexpliquer de la façon suivante. Il faut beaucoup de temps pour que les grandes nouveautés techniques (ordinateurs, technologies des communications et périphériques) puissent être mises en place dans les milieux de travail de lensemble de léconomie et fonctionner avec efficience et efficacité. Une analogie simpose ici avec lélectricité, qui a demandé plus de 40 ans, soit jusquaux années 1920, avant de savérer être à lorigine dune amélioration appréciable de la productivité(13). Tableau 1
Source : Centre détude du niveau de vie, Productivity : Key to Economic Success, tableau 8, p. 35. Ce décalage entre linvestissement dans la TCI et lamélioration de la productivité sexplique par les difficultés, souvent institutionnelles, que pose la mise en place des nouvelles techniques à usages généraux, par rapport à une technologie qui saméliore constamment. De fait, si ces difficultés nallaient pas au-delà de labordabilité et de la formation des travailleurs, elles auraient été annulées en large mesure par la puissance des ordinateurs qui augmente à pas de géant, et par la baisse rapide des prix intervenue au cours des deux dernières décennies. Mais les changements institutionnels ne peuvent se faire du jour au lendemain : ils nécessitent parfois lintervention de générations plus jeunes. La nature humaine nest tout simplement pas aussi adaptable, quant aux changements radicaux, ni même en mesure de les subir, que ne lexigeraient les nouvelles technologies, et toute adaptation humaine prend beaucoup de temps. Les éventuels changements de nature institutionnelle sont :
Rares sont, dans lhistoire de lhumanité, les changements aussi radicaux, sur lesquels on puisse fonder des prévisions ou des comparaisons. En gros, nous pouvons conclure que la révolution industrielle a transformé léconomie, les activités artisanales disparaissant au profit de vastes complexes industriels et le lieu de production passant du domicile à lusine. La mécanisation accrue des méthodes de production a signifié perte de liberté pour ce qui est de déterminer lintensité, la régularité et la durée de son effort et laffectation des ouvriers à des activités hautement spécialisées, de manière à assurer une production continue et concertée(14). Les économies déchelle et les gains de productivité que nous connaissons aujourdhui nauraient pu être réalisés autrement(15). Même si la main-duvre a été récompensée de cette perte de souveraineté et de son affectation à des activités souvent abrutissantes, on a néanmoins vu naître une classe de négociateurs professionnels veillant à ce que les méthodes adoptées à lusine cadrent avec les impératifs de productivité. Les règles du travail en usine, aujourdhui institutionnalisées, sont suivies partout, mais cela a demandé un siècle voire plus. Par contre, les méthodes actuelles permettent aux employés de travailler à la maison et de communiquer à distance avec leur employeur, tandis que les gestionnaires impartissent différentes activités à des organismes satellites plus petits, lentreprise pouvant ainsi mieux centrer son attention sur ses activités principales. La révolution de linformation semble donc avoir réduit lenvergure des activités des entreprises et restauré le domicile comme lieu de travail. Lapparition de techniques de fabrication souples, sans gaspillage, a permis dorchestrer le démantèlement des méthodes rigides et leur remplacement par une participation accrue des travailleurs, qui ont pu tirer parti de la nouvelle dimension humaine de leur travail(16). Les entreprises accordent également des incitatifs financiers aux travailleurs, pour les motiver et accroître leur productivité, ainsi que pour sattacher ce capital de connaissances, intangible et très mobile. Bien que la TCI entraîne des changements inéluctables dans le milieu de travail, il faudra sans doute attendre longtemps avant que cela ne soit chose faite. Certains pensent que nous assisterons bientôt à un bond de la productivité et que les débuts de la révolution de linformation devraient être aussi décisifs que lont été ceux de la révolution industrielle. Nous ne pouvons que le souhaiter. C. Linnovation dans le secteur manufacturier : écart Canada États-Unis Il est frappant de constater que, globalement, lévolution de la productivité des entreprises a été à peu près la même au Canada et aux États-Unis dans les 30 dernières années. Toutefois, il est un secteur important la fabrication qui affiche des résultats consternants. Or, la valeur de la production manufacturière représente environ 20 p. 100 de la production totale de léconomie dans les deux pays. Toutes choses égales par ailleurs, comme ces deux économies présentent de grandes similitudes, il ne devrait pas y avoir de si fortes divergences de productivité au niveau du secteur manufacturier(17). Ce qui saute aux yeux immédiatement, ce sont les disparités au niveau des sous-secteurs « équipement électrique et électronique » et « machines industrielles et commerciales », où les États-Unis ont une nette avance(18). Sur une vingtaine dannées, cette différence peut avoir un impact important sur les structures respectives des deux économies. Une seule conclusion significative peut être tirée de ces résultats. Si lon part du principe que le secteur de la haute technologie alimente une bonne partie de la progression de lactivité économique et de la productivité et quil amène léconomie vers une société fondée sur le savoir, force est de conclure que les États-Unis ont une bonne longueur davance sur le Canada. Dans ce contexte étroit, le secteur manufacturier américain semble mieux préparé que celui du Canada à affronter les défis et à profiter de la prospérité que la révolution de linformation nous réserve sans doute. La fabrication doutillage et de matériel relève en grande partie du secteur de la haute technologie et se distingue de la plupart des autres activités manufacturières par le fait que linnovation sy exerce davantage au niveau des produits quau niveau des procédés. Il serait donc avisé de chercher des solutions à la piètre performance relative de la productivité de lindustrie manufacturière canadienne en agissant sur linnovation côté produits. Pour confirmer la valeur de cette piste, il faut étudier : les dépenses de R-D; les indicateurs de laccès aux sources de connaissances étrangères (pour le Canada, en particulier américaines); les taux dadoption des techniques de pointe. Daprès les chiffres de lOCDÉ, le pourcentage des dépenses brutes du Canada en R-D en proportion du PIB sélevait à 1,6 p. 100 en 1998, ce qui est bien inférieur à la moyenne de 2,2 p. 100 pour lensemble de lOCDÉ. Parmi les pays qui dépensent beaucoup en R-D, mentionnons le Japon (2,9 p. 100), la Corée du Sud (2,9 p. 100) la Finlande (2,8 p. 100) et les États-Unis (2,7 p. 100)(19). Ces pays dépensent jusquà 80 p. 100 de plus par dollar de PIB que le Canada. Par rapport aux pays qui nous servent de point de comparaison, le Canada est avant dernier dans les pays du G-7 en matière de R-D exprimée en pourcentage du PIB. Cette situation, toutefois, dépend peut-être en partie de facteurs qui échappent à notre volonté. Les petites entreprises font proportionnellement moins de R-D, et leur pourcentage est plus élevé au Canada quaux États-Unis. Lautre aspect de la structure de léconomie canadienne qui échappe partiellement à notre volonté, cest le degré élevé de propriétés étrangères. Les entreprises ont tendance à effectuer leur R-D, au même titre que les autres fonctions administratives centrales, dans leurs pays dorigine. Et cela est particulièrement vrai des sociétés américaines qui exercent des activités au Canada. Si lon ajoute à cela le fait que la propriété étrangère au Canada est particulièrement marquée dans les industries à forte teneur en technologie, en partie parce que les Américains sont des chefs de file dans ce domaine, il sensuit que le Canada souffre dune R-D déficiente en dépit des très généreux incitatifs fiscaux associés à ces activités novatrices. Bien sûr, il nest pas nécessaire de faire soi-même de la R-D pour jouir des avantages quelle procure; on peut toujours profiter de celle des autres. On peut en effet importer des innovations en les achetant, en passant un contrat de concession de licence ou en bénéficiant dinvestissements étrangers directs (IED). On rappelle souvent que le Canada représente moins de 1 p. 100 de la population mondiale et quil est probablement à lorigine de 2 p. 100 seulement environ des idées originales pouvant trouver une application dans lindustrie. Par conséquent, les chiffres sur la R-D effectuée au Canada sous-estiment considérablement la disponibilité de techniques de pointe dans lindustrie canadienne, ce qui a par ailleurs des implications encore plus importantes quand on tient compte du coût de cette disponibilité (les techniques étrangères sont souvent moins coûteuses)(20). Il est certes difficile dévaluer laccès des entreprises canadiennes aux connaissances étrangères. Néanmoins, M. Manuel Trajtenberg, de lInstitut canadien de recherches avancées, a réussi à mettre au point une méthodologie plutôt novatrice pour ce faire.
Ce désavantage sur le plan du savoir satténue cependant avec le temps. Des preuves sérieuses montrant que le taux dadoption des technologies nouvelles est insuffisant ont été apportées dans une étude de Statistique Canada en 1998 :
Encore une fois donc le Canada est victime de sa petite taille. D. La mondialisation, linvestissement direct étranger (IDE) et le libre-échange On entend par « mondialisation » lintégration et linterdépendance accrues des pays aux niveaux économique et politique, par suite des échanges commerciaux, des flux dinvestissements, des mouvements de personnes et de la diffusion des connaissances. Les multinationales se trouvent au cur de ce phénomène. Encouragées par les progrès plus récents des transports et des communications, ces sociétés à première vue sans nationalité et sans frontière se mettent à confier à des filiales et à des alliés stratégiques disséminés autour du globe la fabrication et lassemblage de certains éléments (non fondamentaux), profitant ainsi du nouveau contexte commercial qui gagne tout le globe. Autrement dit, la localisation des activités essentielles de fabrication et dassemblage est déterminée de manière à exploiter pleinement les avantages concurrentiels où quils soient, quil sagisse déconomies déchelle, déconomies de gamme ou dune plus grande spécialisation des facteurs. Ainsi, les entreprises de la plupart des pays industrialisés ont internationalisé leurs activités tissant une toile complexe tout autour de la planète. Les conséquences économiques de ces nouvelles stratégies mondiales vont bien au-delà de la compétitivité et de la rentabilité des entreprises. Les investissements directs à létranger et les investissements directs étrangers comportent tous deux des retombées avantageuses sous la forme des gains de productivité qui résultent de la spécialisation accrue des facteurs, de la diffusion plus rapide des technologies et produits dans les pays hôtes et de laccroissement de la concurrence pour les entreprises nationales. LIDE revêt une importance croissante pour le Canada en tant que pays hôte, mais nos propres investissements directs à létranger en ont encore davantage. Ceux-ci ont plus que septuplé entre 1980 et 1998, passant de 22,6 milliards de dollars américains à 156,6 milliards de dollars américains, tandis que les influx dIDE se sont multipliés par deux et demi, passant de 54,2 milliards de dollars américains à 141,8 milliards de dollars américains durant la même période. En fait, le Canada est devenu un exportateur net dIDE en 1997(23). En outre, lintégration mondiale de léconomie canadienne que cet investissement suppose a également déclenché une spécialisation accrue dans la production des biens et services pour lesquels léconomie canadienne jouit dun avantage comparatif. Ce processus de mondialisation, qui est combiné à une baisse des coûts des transports et des communications, semble avoir commencé au début des années 1980, mais on ne sait trop que penser de la diminution relative concomitante des apports dIDE au Canada par rapport au reste du monde. Un autre des aspects les plus connus de la mondialisation, les flux commerciaux mondiaux accrus, seraient bénéfiques à la productivité canadienne, dit-on.
Ce qui étonne, cependant, cest que lALÉ nait pas entraîné une plus grande prospérité pour le Canada. Avant la signature de lALÉ, les économistes et les experts en commerce international prédisaient une convergence des niveaux de productivité du Canada et des États-Unis. Manifestement, dautres facteurs ont joué, et il faut pousser lenquête plus loin. E. La productivité des petites et moyennes sociétés manufacturières Le fait que les PME aient affiché un taux de croissance de lemploi plus élevé et un rendement financier plus faible que les grandes entreprises au cours de cette période laisse supposer que leur ratio capital-travail croît plus lentement, ce qui semble indiquer que leur main-duvre nest pas très productive. Certains travaux récents (voir Daly et Helfinger cités plus haut) indiquent que les niveaux relatifs de valeur ajoutée par employé dans les grandes et les petites usines affichent un écart important entre le début des années 1970 et le milieu des années 1990. De plus, par rapport aux États-Unis, il y a eu un léger gain dans les grandes usines canadiennes par rapport à la moyenne nationale américaine, mais, dans les petites usines canadiennes, une baisse spectaculaire a été enregistrée. Cette plus faible productivité dans les petits établissements se manifeste aussi par des salaires plus bas, des profits inférieurs en moyenne, etc. Nous avons donc ici un problème dans les petites entreprises pour ce qui concerne le niveau de productivité, surtout quand lon songe que le nombre demplois a tellement augmenté. Les données des chercheurs indiquent que les faibles niveaux de productivité sont largement concentrés dans les petites usines appartenant à des intérêts canadiens. La productivité des grandes usines canadiennes appartenant à des intérêts nationaux est comparable à celle des grandes usines canadiennes détenues par des intérêts étrangers, alors que le taux de productivité des petites usines canadiennes appartenant à des intérêts nationaux ne représentait que les deux tiers à peu près de celui de leurs homologues appartenant à des intérêts étrangers. Selon certains, cette différence tiendrait notamment à la difficulté relative de laccès à la R-D et aux technologies étrangères. Les petites entreprises appartenant à des Canadiens sont à cet égard désavantagées par rapport aux petites entreprises appartenant à des intérêts américains.
LES LIENS ENTRE LA PRODUCTIVITÉ, LA COMPÉTITIVITÉ ET LA PROSPÉRITÉ Les termes « productivité », « compétitivité » et « prospérité » peuvent sappliquer à la fois aux personnes, aux entreprises, aux marchés et même à la société. Dans une économie moderne, par souci de commodité le concept de la productivité est réservé à lentreprise, celui de la compétitivité, aux marchés, et la notion de prospérité, à lÉtat-nation. En effet, la productivité dun individu se concrétise en règle générale dans les produits de lentreprise qui lemploie; la compétitivité de lentreprise a de nombreuses retombées dans le secteur auquel elle appartient et peut refléter la mise en commun de ressources ainsi que les cadres de réglementation et les politiques en matière de concurrence; la prospérité, enfin, est généralement répartie dans lensemble du pays, grâce à une intervention de lÉtat. Il existe aussi un lien hiérarchique entre ces termes. La productivité est une notion liée au lieu de travail, car elle est le fondement de la compétitivité. Cette dernière se rattache au marché, lorsquil sagit des coûts relatifs qui déterminent si les opérations dune entreprise sont soutenables sur la durée. Cette hiérarchie productivité-compétitivité-prospérité signifie que la productivité ne doit pas être considérée comme une fin en soi, mais comme un moyen dacquérir la prospérité, alors que cette dernière doit être vue comme plus que le simple PIB par habitant. A. La compétitivité du secteur canadien des entreprises Le lien entre la productivité et la compétitivité du secteur des entreprises, du moins pour ce qui est des coûts, est clair. Avec un minimum de données sur le salaire moyen et les taux de change, il est possible de convertir, par une équation mathématique, la productivité du travail en « coûts unitaires de main-duvre » étalon servant habituellement à comparer la compétitivité des entreprises de pays rivaux. Lévolution des coûts unitaires de main-duvre exprimée dans une monnaie commune pendant une période relativement longue reflète avec une assez grande exactitude les tendances de la compétitivité relative de concurrents proches, comme le Canada et les États-Unis. La figure 5 illustre la compétitivité relative des secteurs des entreprises canadien et américain au cours des deux périodes : le cycle conjoncturel actuel, soit de 1989 à 1998 (court terme) et les quatre cycles antérieurs, soit de 1966 à 1998 (long terme). Les années de base, pour lesquelles lindice est établi à 100 dans chaque période, sont 1966 et 1989. Bien que le dollar canadien se soit déprécié vis-à-vis du dollar américain au cours des deux périodes, rendant le Canada plus concurrentiel que son voisin, à tous les autres égards la performance des deux secteurs a différé. On peut dire quil y a eu renversement de la tenue des deux pays au chapitre de la productivité du travail, des salaires et des coûts unitaires de main-duvre exprimés dans la monnaie du pays pendant ces périodes. Figure 5 1989-1998 1966-1998 Source : Statistique Canada Au cours des 40 dernières années, la productivité du travail au Canada a progressé de 73,6 points de pourcentage, soit de 10 points de plus quaux États-Unis. Toutefois, la rémunération de la main-duvre a explosé pendant cette période, donnant aux entreprises américaines un avantage denviron 150 points de pourcentage. Les coûts unitaires de main-duvre exprimés dans la monnaie du pays ont augmenté de 372,8 points de pourcentage au Canada, soit de 63,8 points de pourcentage de plus quaux États-Unis. Toutefois, comme le dollar canadien sest déprécié de 25,2 p. 100 au cours de la période, cela sest traduit pour le Canada par un avantage de 55,1 points de pourcentage, après conversion en dollars américains. Autrement dit, entre 1966 et 1998, la compétitivité des entreprises du Canada sest améliorée de 13,5 p. 100 par rapport à celle des États-Unis. En revanche, entre 1989 et 1998, la compétitivité des deux économies a affiché un profil un peu divergent, la croissance de la productivité ayant été plus marquée dun point de pourcentage (12,3 contre 11,3) aux États-Unis. Pendant cette période la progression de la rémunération du travail a été plus limitée au Canada, permettant au secteur canadien des entreprises denregistrer un avantage de 8,3 points de pourcentage (31,6 contre 39,9). Les coûts unitaires de main-duvre exprimés dans la monnaie de chaque pays ont donc progressé de 18,2 points de pourcentage, soit de 6,4 points de pourcentage de moins quaux États-Unis. Ici encore, comme le dollar canadien a perdu 18,4 p. 100 de sa valeur au cours de la période, les coûts unitaires de main-duvre ont gagné 21,7 points de pourcentage une fois convertis en dollars américains. En dautres termes, la compétitivité du secteur canadien des entreprises par rapport à celui des États-Unis sest améliorée de 28,1 p. 100 entre 1989 et 1998 par suite des compressions dans les accords salariaux et de la dépréciation de la monnaie; ces deux phénomènes sexpliquent par la stagnation de la demande intérieure et la dégradation des termes de léchange attribuable au recul des cours mondiaux des matières premières enregistrées dans les années 1990. Le dollar canadien sest déprécié de 18,4 p. 100 vis-à-vis de son homologue américain entre 1989 et 1998, expliquant plus de 77 p. 100 de lamélioration de la compétitivité, au niveau des coûts des entreprises canadiennes comparativement à leurs pendants américains au cours de la période. Une monnaie faible constitue donc un moyen extrêmement efficace de stimuler la compétitivité à court et à long termes, mais surtout à court terme. Les hausses de productivité, accompagnées daugmentations de salaires équivalentes mais sans plus (dans un contexte non inflationniste), constituent cependant la stratégie la plus efficace, car elles ne supposent aucun fléchissement de la valeur externe des salaires, ce qui est compatible avec lobjectif de prospérité et damélioration du niveau de vie. Le niveau de vie se mesure daprès le PIB par habitant; au Canada il était estimé en 1999 à 31 454 $. Par contre, le niveau de vie de lAméricain moyen est évalué à 50 816 $, si lon calcule 67 ¢ américains par dollar canadien, ou à 40 516 $, si lon choisit le taux de 84 ¢ américains, comme le fait lOCDÉ dans sa formule de calcul de la parité du pouvoir dachat. Celle-ci vise à rajuster le taux de change daprès un calcul du pouvoir dachat de certaines devises par rapport à un panier de produits représentatifs. Daprès cette formule, la différence du revenu par habitant entre le Canada et les États-Unis dépasse 9 000 $ par année par personne. Si lon applique le taux de change en vigueur, cest-à-dire 67 ¢, cette différence sétablit à plus de 19 000 $. Par conséquent, lécart du niveau de vie entre le Canada et les États-Unis est de 22 p. 100 ou de 38 p. 100, selon la méthode de calcul utilisée. Figure 6 Source : Organisation pour la coopération et le développement économiques La figure 6, dun autre côté, nous offre une comparaison plus large, en illustrant les niveaux de vie des pays du G-7 pour 1998(26). Comme les États-Unis ont enregistré la productivité la plus élevée des pays du G-7, il nest pas étonnant que ce pays affiche le plus haut niveau de vie du monde. Même si le Canada se situait en seconde place des pays du G-7 au début des années 1990, il se trouve maintenant en troisième position à égalité avec le Japon, sétant fait dépasser par lAllemagne. Lécart de niveau de vie (en dollars américains constants de 1992) entre le Canada et les États-Unis sest également élargi au cours de la période de huit points de pourcentage. C. Réconcilier la productivité et le niveau de vie Si lon compare le rang du Canada dans le G-7 pour le niveau de vie en 1989 et en 1996 et son rang pour la productivité en 1989 et en 1997, la similitude est frappante. Dans le premier cas, le Canada est passé de la seconde à la troisième place, et dans le second, de la seconde à laquatrième place. Qui plus est, lécart de niveau de vie entre le Canada et les États-Unis, qui sétablissait à 20 p. 100 en 1989, avait augmenté de trois points de pourcentage en 1999, tandis que lécart de productivité ne sétait accru que dun point de pourcentage. Bien quil y ait un lien évident entre la productivité et le niveau de vie, ce lien nest pas direct. Il existe cependant une formule mathématique précise qui sapplique ici. Le niveau de vie, ou la production par habitant (PIB), est égal à la production par heures travaillées multipliées par le nombre dheures travaillées et divisées par le nombre de personnes dans léconomie, puis multipliées par le taux de participation à la population active :
Les deux facteurs, soit la production par habitant et la production par heures travaillées, devraient être très proches, à moins que quelque chose arrive au deuxième et au troisième termes de léquation. Figure 7 Source : Statistique Canada La figure 7 illustre la productivité et le niveau de vie au Canada au cours des deux derniers cycles économiques calculés selon cette formule mathématique. Elle peut expliquer le déclin des niveaux de vie au Canada au cours des années 1990. Ce nest pas la productivité qui a diminué. En fait, si vous considérez le PIB par travailleur, il ny a eu aucune diminution dans les années 1990 par rapport aux années 1980. Lexplication tient dans la chute du nombre dheures ouvrées, qui est attribuable à un chômage plus important et à un déplacement du travail à temps plein vers un travail à temps partiel, mais aussi, et surtout, à la très grande baisse du taux de participation de notre main-duvre. Daprès la figure 7, entre 1989 et 1998, le taux de croissance du PIB par habitant a été inférieur à celui de la productivité du travail, dans une proportion qui représente exactement la somme des reculs du taux de participation, du taux demploi et du nombre dheures par emploi au cours de cette période. Cette évolution est exactement linverse de celle qui a été enregistrée de 1981 à 1989, au cours de laquelle la croissance du PIB par habitant a été plus forte que celle de la productivité du travail. À cette époque, la participation de la main-duvre, lemploi et le nombre dheures ouvrées par travailleur étaient tous positifs. La tenue du niveau de vie du Canada au cours des années 1990 par rapport à celui des États-Unis sexplique également par ces relations économiques. Si le Canada a eu un niveau de vie inférieur à celui des États-Unis au cours des années 1990, cela tient au rendement moindre de son marché du travail, et non pas à la faiblesse relative de sa productivité. En fait, le Canada sest presque maintenu au niveau des États-Unis en ce qui concerne les taux de croissance de la productivité au cours des années 1990, mais il ne la pas suivi sur le plan des taux de croissance du niveau de vie. Plus que tout, cest peut-être la détérioration des termes de léchange au cours de la période (cest-à-dire, les prix des exportations divisés par les prix des importations) qui est à lorigine de ce phénomène. Le déclin des termes de léchange entraîne un ralentissement des revenus et une dégradation des perspectives demploi, deux facteurs qui se traduisent dans les données. Pour ce qui est des niveaux, toutefois, plus de 95 p. 100 de lécart des niveaux de vie peut sexpliquer par lécart des niveaux de productivité entre les deux pays; les piètres conditions du marché du travail ne peuvent justifier que les 5 p. 100 qui restent. LAVENIR DE LA PRODUCTIVITÉ ET DU NIVEAU DE VIE AU CANADA Dans le présent document, nous sommes revenus sur le passé pour mieux comprendre la situation actuelle sur les plans de la productivité, de la compétitivité et du niveau de vie. Il reste maintenant à prévoir ce que sera lévolution future de ces indicateurs sociaux. À prime abord, il est tentant dextrapoler le passé du Canada sur une décennie ou deux, sans plus. Cest la façon la plus facile de résoudre le problème. M. John McCallum, ancien économiste en chef à la Banque Royale du Canada, a justement choisi cette voie et propose la prévision conditionnelle suivante : si les tendances des années 1990 sont extrapolées sur la période allant jusquà 2010, le niveau de vie des Canadiens natteindra plus que 50 p. 100 de celui des Américains(27). Cette conclusion assez explicite lance aux Canadiens un cri dalarme qui devrait stimuler le débat public en vue de modifier les politiques de manière à stopper et à renverser ce déclin funeste. Certes, on ne peut guère trouver à redire sur les motifs et les objectifs de cette marche à suivre, mais nous préférons emprunter ici une autre avenue. La présente étude, si courte soit-elle, nous donne visiblement des raisons suffisantes de penser que cette prévision na guère de chances de se produire. Il est en effet peu probable que les tendances économiques enregistrées au cours des années 1990 se poursuivent tout au long de la première décennie du XXIe siècle. De fait, les tendances de certains indicateurs économiques essentiels (productivité et niveau de vie) se sont révélées différentes durant la deuxième moitié des années 1990 que pendant la première. Elles sont en fait meilleures et plus encourageantes. Les termes de léchange se sont améliorés remarquablement en 1999 et en 2000. Linvestissement dans le capital physique, notamment dans le matériel et loutillage, sest considérablement accru depuis le début des années 1990. Le marché du travail prend de lexpansion sur les plans du taux dactivité aussi bien que du déclin du chômage. Par conséquent, cette évolution récente du marché du travail devrait normalement entraîner un réalignement de la croissance du niveau de vie sur la croissance de la productivité, ce qui devrait suffire à stopper lélargissement de lécart entre les niveaux de vie du Canada et des États-Unis. Reste une question capitale en ce qui concerne la politique publique : la reprise de la croissance de la productivité au Canada lannée dernière (2,2 p. 100 au cours de la première moitié de 2000) est-elle le début dune tendance ou simplement leffet dune évolution cyclique? Si nous retenons la deuxième réponse, nous donnerons sans doute raison aux pessimistes. Par contre, si nous choisissons la première, il est probable que le Canada augmentera sa productivité au regard des États-Unis. Cette éventualité a plus de chances de se produire si la reprise de la productivité américaine, laquelle est liée à la lenteur avec laquelle les investissements en informatique apportent leurs effets sur le secteur des entreprises, se concrétise jamais au Canada. En effet, les investissements des entreprises dans les technologies de linformation et des communications se sont faits au Canada avec un décalage par rapport aux États-Unis. On peut donc supposer que leur rendement, sous forme de hausse des niveaux de productivité et des taux de croissance liés à la révolution de linformation sont sur le point de se produire. Enfin, le présent document demeure restreint, en ce sens quil jette un regard rapide sur les raisons possibles de la tenue du Canada en matière de productivité. Il napprofondit pas tous les facteurs déterminants à cet égard, omettant notamment ceux qui sont dune façon ou dune autre liés aux politiques publiques. Nous avons néanmoins évoqué lapport de la politique commerciale du Canada à la productivité du secteur manufacturier, particulièrement grâce à lALÉ. Une évolution positive des autres politiques gouvernementales touchant la fiscalité, la réglementation, la R-D et le perfectionnement du capital humain à condition dêtre assez ample et stable à long terme pourrait probablement amenuiser les écarts déjà anciens entre le Canada et les États-Unis sur les plans de linnovation, de la productivité et du niveau de vie. (1) Son point faible, sil faut lui en attribuer un, cest quelle ne tient pas bien compte de lamélioration qualitative des produits et quelle ne reflète pas assez les progrès technologiques. Elle sous-estime donc la véritable croissance à long terme de la productivité canadienne. (2) Le choix entre les deux dépend habituellement de lusage quon veut en faire. La productivité du travail est préférable lorsquon mesure la productivité sous langle des niveaux de vie, à cause de la relation étroite entre les deux notions. Par contre, la productivité multifactorielle convient mieux à létude et à lévaluation des décisions relatives à lallocation des ressources, prises à léchelle des sociétés, des industries, des secteurs ou des économies. (3) Il existe plusieurs problèmes de mesure : le premier tient à lindépendance des mesures concernant les extrants et les intrants problème particulier aux industries de services qui construisent les indices dextrants en fonction des mesures de leurs intrants; le deuxième problème concerne le recours à des indices-chaînes, ou à pondération fixe, pour comparer des prix ou des quantités appartenant à deux périodes différentes. La plupart des économistes-statisticiens préfèrent lindice-chaîne pondéré, car il permet de mieux saisir lévolution des structures de prix. À ce jour, seuls les États-Unis ont adopté des indices-chaînes pondérés. (4) Ce chiffre se fonde sur un indice des niveaux de productivité selon lequel les États-Unis équivalent à 100. Pour les fins des comparaisons directes, tous les chiffres sur la productivité des pays du G-7 sont convertis en dollars américains au moyen de la formule de la parité du pouvoir dachat (PPA) de 1999. (5) Les Américains travaillent plus dheures chaque semaine que les Canadiens. En moyenne, les salariés des industries manufacturières travaillent 37,5 heures par semaine au Canada, contre 42 aux États-Unis. De plus, le travailleur nord-américain moyen travaille un plus grand nombre dheures par semaine et un plus grand nombre de semaines par année que son homologue européen. Cela implique, en ce qui concerne les données ci-dessus sur la productivité, que si vous prenez un nombre donné demployés et que vous leur faites faire des heures plus longues (à lintérieur de certaines limites), vous obtiendrez des gains de productivité. (6) Les États-Unis ont récemment révisé leurs données afin que les investissements dans les logiciels soient traités comme des dépenses détablissement amortis sur leur durée de vie prévue plutôt que des dépenses de consommation. Le Canada na pas procédé à une telle révision. Cela a exercé un effet négatif sur les niveaux de productivité américaine pendant la période allant de 1950 à 1980, et un effet positif pendant la période allant de 1980 à 1999, ce qui permet de supposer que le meilleur rendement des États-Unis pour la période visée est en partie une aberration statistique. (7) Donald Daly et Michael Helfinger, Small Business in Canada U.S. Manufacturing Productivity and Cost Comparisons, Centre détude des niveaux de vie, conférence sur lécart de productivité dans les secteurs manufacturiers Canada-États-Unis, 2000 page 14. (8) J.B. DeLong et L.H. Summers, « Equipment Investment and Economic Growth », Quarterly Journal of Economics, 106, 1991, p. 445-502. (9) Qui plus est, un stock de capital vieillissant suppose des frais dentretien et de réparation plus élevés par unité de production, et laffectation de ressources provenant dautres activités productives aux réparations et à lentretien ne peut certainement pas se solder par un essor de la productivité. (10) Voir S. Gera, W. Gu et F.C. Lee, Progrès technique incorporé au capital et ralentissement de la croissance de la productivité au Canada, Industrie Canada, document de travail no 21, 1998, p. 13. (11) Centre détude du niveau de vie, Productivity : Key to Economic Success, mars 1998, p. 32. (12) Pour en savoir plus sur les études internationales concernant la TCI et la productivité, voir S. Gera, W. Gu et F.C. Lee, Technologie de linformation et croissance de la productivité du travail : analyse empirique de la situation au Canada et aux États-Unis, Industrie Canada, document de travail no 20, mars 1998. (13) Grâce à lamélioration de la distribution et du transport de lélectricité, les usines ont pu : a) être situées plus loin des voies navigables; b) adopter une forme plus allongée et rectangulaire mieux adaptée aux chaînes de montage (comme celles de la Ford); et c) délaisser les centres-villes pour sinstaller dans les banlieues industrielles, de manière à pouvoir sétendre sur une superficie plus grande. Toutefois, les manufacturiers nétaient pas disposés à abandonner sur-le-champ leurs usines ni leur équipement. Mais ce nest quune fois leurs installations suffisamment amorties et désuètes quil leur est devenu financièrement possible de tirer pleinement parti des avantages de lélectricité sur le plan de la productivité en procédant à des restructurations. (14) La productivité de chacun étant devenue fortement dépendante de celle dautrui dans un tel cadre, on peut supposer que le fait dabandonner la prise de décisions à un chef datelier visait à faire en sorte que personne ne se dérobe à ses obligations. Ainsi, lautorité directe a remplacé les liens contractuels comme mécanisme principal de régie. (15) Les principes clés qui sous-tendent les techniques de production de masse sont la normalisation du produit et des pièces, la spécialisation de léquipement et lélimination de la main-duvre spécialisée sur la chaîne de montage. (16) Les principes clés derrière les techniques de production maigres sont la disponibilité « juste à temps » des pièces, qui permet déconomiser sur les stocks; le contrôle autonome des défauts; la possibilité pour les travailleurs des chaînes de montage darrêter le processus lorsquils découvrent un défaut, jusquà ce que la source du problème soit trouvée et corrigée, de manière à économiser au niveau du travail de reprise et des rappels de fabricants, qui sont onéreux; et le remplacement des travailleurs non spécialisés et spécialisés par des équipes multidisciplinaires qui contribueraient davantage, par lentremise des « cercles de qualité », à lamélioration de la production. (17) On verra dans la prochaine section que, en fait, les choses ne sont pas vraiment égales par ailleurs. Cest à partir de la fin des années 1970 que les divergences ont commencé à se faire sentir entre les deux secteurs, sans doute à cause des forces irrépressibles de la mondialisation et de la spécialisation qui sest ensuivie, mais lALÉ a peut-être forcé une spécialisation encore plus grande des deux économies. (18) Dans le calcul de la productivité du secteur de lélectronique, le Bureau de la statistique des États-Unis corrige les prix réels des produits (p. ex., les ordinateurs) pour tenir compte des différences de qualité (puissance de calcul et autres caractéristiques), ajustement inexistant au Canada. Il sensuit que lindice des prix de ces produits croît plus rapidement au Canada quaux États-Unis (en fait daprès cet indice, les prix ont progressé de 9 p. 100 au Canada mais reculé de 51 p. 100 aux États-Unis entre 1992 et 1995), ce qui aboutit à un taux de croissance de la productivité supérieure aux États-Unis. Lécart de productivité entre le Canada et les États-Unis dans cette branche dactivité est donc essentiellement, mais pas totalement, une aberration statistique. Il faut se garder daccorder une trop grande importance à cette disparité et de voir dans cette branche dactivité une des causes de lécart de productivité entre le Canada et les États-Unis. (19) Organisation pour la coopération et le développement économiques, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, 1, 1999, tableau 5. (20) Certains affirment que, avant 1973, la R-D américaine comptait pour environ 0,9 point de pourcentage dans laccroissement de la productivité des facteurs au Canada, et que cet effet de coup de pouce a été ramené entre 0,3 et 0,4 point avec la baisse de la R-D aux États-Unis depuis 1973. Voir J. Bernstein et T. Mamuneas, The Contribution of U.S. Spending to Manufacturing Productivity Growth in Canada, document présenté lors de la conférence de janvier 2000 du Centre détude du niveau de vie. Il faut cependant faire une réserve ici. Curieusement, les auteurs de ce document ne se servent pas de variables de contrôle pour tenir compte des autres facteurs qui contribuent au ralentissement de la croissance de la productivité comme la baisse de la demande globale au Canada dans les années 1990 ou la possibilité que les gestionnaires canadiens aient moins bien réussi quavant à exploiter le potentiel de la R-D américaine et ne distinguent donc pas suffisamment le capital R-D en tant quexplication potentielle. (21) Daniel Treffler, « Does Canada Need A Productivity Budget? », Policy Options, 20 juillet 1999, p. 68. (22) J.R. Baldwin et D. Sabourin, Technology Adoption : A Comparison Between Canada and the United States, août 1998, p. ix et p. 27. (23) Organisation des Nations Unies, World Investment Report 1999 : Trends and Determinants, 1999. (24) Daniel Treffler, « Does Canada Need a Productivity Budget? », (1999), p. 69. (25) J.R. Baldwin, E. Rama et D. Sabourin, Croissance de lutilisation des technologies de pointe dans le secteur canadien de la fabrication durant les années 1990, Statistique Canada, 11F0019MPE no 105, 2000 p. 30. (26) Ce graphique est fondé sur un indice où les États-Unis équivalent à 100. Aux fins de la comparaison directe, les valeurs du PIB par habitant de tous les pays du G-7 ont été converties en dollars américains. (27) John McCallum, « Le Canada comptera-t-il pour quelque chose en 2020? », Conjonctures, Banque Royale du Canada, février 2000. |