PRB 99-18F

LES MARCHÉ DES CHANGES
ET LA TAXE TOBIN

 

Rédaction :
Alexandre Laurin
Division de l'économie
Le 26 janvier 2000


 

TABLE DES MATIÈRES

GLOSSAIRE

INTRODUCTION

LES CAUSES DE L’INSTABILITÉ DES DEVISES ET DES CRISES MONÉTAIRES

   A. Risque de change et régimes de change

   B. Effet déstabilisateur des flux de capitaux, des régimes de change fixe
        mais ajustable et des attaques spéculatives

   C. Opérateurs actifs sur les marchés des changes : à qui la faute?

LA NATURE ET LE FONCTIONNEMENT DES MARCHÉS DES CHANGES

   A. Volume et croissance des opérations internationales

   B. Structure

   C. Volatilité

LA TAXE TOBIN

   A. Proposition initiale de James Tobin

   B. Tendances récentes

   C. Projections des recettes

   D. Arguments contre une taxe Tobin

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE


 

GLOSSAIRE

Contrat à livrer : engagement conclu entre deux parties et portant sur l’échange d’une combinaison particulière de monnaies devant se produire à une date ultérieure donnée. On dit qu’une partie achète par anticipation et que l’autre vend à découvert.

Contrat à terme : engagement d’acheter ou de céder un montant précis d’un actif sous-jacent à une date ultérieure. Il s’agit d’achat sur marge. Par rapport aux contrats à livrer, les contrats à terme ont pour principal avantage qu’ils sont négociables en bourse et donc très liquides (le propriétaire peut donc toujours les vendre).

Contrat d’options : contrat conférant le droit, mais non l’obligation, d’acheter ou de vendre un montant précis de l’actif sous-jacent à une date déterminée ou avant une date précise, contre paiement d’une prime unique. Les produits dérivés de change sont généralement échangés hors bourse.

Facteurs économiques fondamentaux : facteurs économiques qui influent sur la capacité du pays de rembourser le détenteur de sa monnaie à vue, sur le pouvoir d’achat de la monnaie et sur les taux d’intérêt.

Fondamentalistes : se dit de ceux qui estiment que les données fondamentales d’une monnaie nationale sont les principaux déterminants du cours de cette monnaie.

Instruments dérivés : contrats financés par emprunt dont la valeur est calculée par rapport à des titres, des marchandises, des taux d’intérêt ou des taux de change. Il existe un grand nombre de variantes et de combinaisons possibles.

Opérations de couverture : pratique consistant à garantir les paiements ou les comptes débiteurs contre d’éventuelles fluctuations des devises. Une entreprise qui s’est engagée à payer son dû dans une devise étrangère choisira parfois d’acheter cette devise sur le marché au comptant ou sur le marché des changes à terme. Au contraire, si elle s’attend à recevoir un paiement libellé dans une monnaie étrangère, elle pourra chercher à se protéger en vendant à terme cette devise. D’autres opérations de couverture visent des biens tangibles (titres, immobilier, bâtiments industriels ou usines) plutôt que des paiements attendus.

Position acheteur : situation dans laquelle se trouve un investisseur qui achète à l’avance un titre à un prix convenu pour qu’il lui soit livré à une date ultérieure.

Position vendeur nette : situation (nette) dans laquelle se trouve un investisseur qui a vendu un titre d’avance à un prix convenu pour livraison à une date ultérieure.

Spéculation : transaction effectuée non pas pour couvrir une position, mais essentiellement dans l’espoir de réaliser des gains.

Swap : opération consistant dans l’échange effectif de deux monnaies et l’échange inverse des deux mêmes monnaies à une date ultérieure à un taux convenu au moment du contrat. Il s’agit donc de la combinaison d’une transaction au comptant et d’un contrat à livrer.


 

LES MARCHÉS DES CHANGES
ET LA TAXE TOBIN *

INTRODUCTION

Les crises monétaires qui ont ébranlé récemment les économies du Brésil (1999), de la Russie (1998), de certains pays d’Asie (1997) et du Mexique (1995) ont déstabilisé les marchés financiers mondiaux, et un grand nombre de monnaies ont connu des variations d’une amplitude hors de la normale. Le gros des turbulences a été attribué à l’importance des capitaux spéculatifs présents sur les marchés des changes. De nos jours, banques et investisseurs institutionnels placent davantage, en proportion de leurs actifs financiers, sur des marchés illiquides et émergents et s’exposent donc à un risque de change accru.

Pour faire obstacle à la spéculation, il avait été proposé de taxer les transactions sur les marchés des changes. Cette taxe, la taxe Tobin, du nom du professeur qui l’a suggérée pour la première fois en 1972 lors des Janeway Lectures tenues à Princeton, devait à l’origine être prélevée sur toutes les transactions de change au comptant et avait pour objectif d’atténuer la volatilité des taux de change et d’accroître l’efficacité des politiques macroéconomiques. À l’époque, cependant, cette proposition avait été accueillie froidement par les économistes.

Les crises financières récentes ont toutefois ranimé l’intérêt des économistes pour la taxe Tobin. En France, le parti socialiste et M. Laurent Fabius, président de l’Assemblée nationale, ont même récemment appuyé ce concept, qu’ils perçoivent toutefois comme une solution de second ordre, faute d’autres propositions intéressantes. Même si la fonction première de cette taxe était de contenir l’activité spéculative et la volatilité des marchés des changes, elle présente un potentiel énorme pour ce qui est de lever des fonds à l’échelle internationale. L’assiette de cette taxe, estimée en avril 1998 à 1 500 $ milliards de dollars par jour, est si large qu’un prélèvement, même modique, permettrait de réunir des sommes considérables. Il n’est donc pas étonnant que les politiciens et les activistes partisans d’un financement public du développement international aient remis la taxe à l’ordre du jour.

L’assiette fiscale est toutefois très sensible aux variations des coûts des transactions. Certaines transactions, surtout celles qui ne sont pas de nature spéculative, ne seraient plus rentables, si elles étaient assujetties à une telle taxe, même très faible, et cela diminuerait l’assiette fiscale.

En cette ère de mondialisation, l’autonomie des pays en matière monétaire et budgétaire s’érode. La disparité croissante entre les espaces économique et politique incite les gouvernements à redéfinir la portée de leurs interventions. L’essor du commerce international de biens et services mène à une intégration accrue des économies nationales. Cette internationalisation a abouti à une expansion des marchés des changes et a contraint les gouvernements à accepter une certaine perte de contrôle.

Traditionnellement, les flux financiers mondiaux ont pour rôle de financer le commerce international de biens et services et l’investissement direct à l’étranger. Aujourd’hui toutefois, la plupart des transactions financières internationales sont motivées par bien d’autres préoccupations. La libéralisation des flux de capitaux a ouvert la porte à de nouvelles possibilités de placement et à une diversification accrue des portefeuilles. Au cours des dix dernières années, le volume des opérations sur les marchés des changes internationaux a augmenté de 150 p. 100 en raison du changement d’attitude des investisseurs vis-à-vis des nouvelles possibilités d’investissement.

Parmi les flux de capitaux internationaux, la part des investissements de portefeuille a connu une croissance accélérée depuis les années 80 (voir le tableau 1). La première poussée tient à l’effondrement du régime de Bretton Woods, en vertu duquel les taux de change étaient fixes. Ainsi, les pays nantis ont adopté un régime de taux de change flottants et ont assoupli les restrictions concernant les mouvements de capitaux étrangers. Vers le milieu des années 80, la plupart des pays en développement avaient également renoncé à leurs mécanismes de contrôle des capitaux. Cela a ouvert la porte aux investisseurs étrangers et contribué à un bond des investissements internationaux, dont certains sont spéculatifs.

Tableau 1 : Flux de capitaux internationaux,
en milliards de dollars, moyenne annuelle

 

1976-1980

1981-1985

1986-1990

1991

1992

1993

Investissements directs


39,5


43,0


162,8


184,5


173,5


173,4

Investissements de
portefeuille


26,2


76,6


215,4


339,7


325,9


620,5

Source :  Banque des règlements internationaux

Dès 1993 et 1994, le monde de la finance acceptait largement la notion que tout portefeuille de placement était d’autant plus rentable qu’il était diversifié au niveau international. Attirés par les rendements élevés qu’offraient les marchés émergents, les investisseurs sont intervenus massivement dans les pays en développement. Entre 1976 et 1993, les marchés boursiers d’Argentine, du Chili et de Malaisie, en particulier, ont affiché des taux de rendement annualisés dépassant 30 p. 100, et ceux du Mexique, de Taiwan, de Thaïlande et d’Inde, de plus de 20 p. 100. Pour les marchés boursiers des États-Unis, le taux s’est élevé à 14 p. 100 pendant la même période, ce qui était bien moins attrayant.

LES CAUSES DE L’INSTABILITÉ DES DEVISES ET DES CRISES MONÉTAIRES

   A. Risque de change et régimes de change

Outre les risques conventionnels qu’ils présentent comme tout investissement, les placements libellés dans une monnaie étrangère s’assortissent d’un risque de change dû aux fluctuations des monnaies. Tout placement à l’étranger est donc fonction du rendement du marché et de celui de la monnaie. Même si l’investissement international offre la perspective d’une meilleure rentabilité, l’effet net qu’il a sur le risque global auquel s’exposent en général les investisseurs dépend de la diversification du portefeuille de ces derniers et des opérations de couverture qu’ils auront menées. On a donc assisté à un envol des opérations de couverture sur les marchés des changes.

Le risque de change est perçu différemment par les investisseurs selon le type de régime en place. Dans un régime de change flottant, le cours de la monnaie est librement établi par le marché en fonction des transactions privées. Si le marché est efficient, le taux de change est censé refléter la valeur fondamentale de la monnaie telle qu’elle est déterminée par les conditions économiques fondamentales du pays. En pratique, ce sont les autorités monétaires qui administrent les taux de change flottants de certaines monnaies; les banques centrales n’annoncent aucune cible à maintenir, mais elles peuvent intervenir de façon massive sur les marchés des changes, pour stabiliser la monnaie. La Banque du Canada n’intervient pas de la sorte pour influer sur le cours à long terme du dollar.

En Asie de l’Est, de nombreux pays, hormis le Japon, avaient rattaché leur monnaie à une autre devise, les autorités monétaires nationales s’étant engagées à maintenir le cours de la monnaie à l’intérieur d’une fourchette étroite. Dans ce type de régime, les investisseurs, confiants dans la stabilité de ce rattachement, ont un comportement différent en cas de fluctuation de la monnaie. S’ils ne couvrent pas leur position de change, ces investisseurs s’exposent à un risque accru. Les opérations de couverture font appel à des produits dérivés tels que les contrats d’options, les contrats à terme et les contrats à livrer, de manière à ancrer le coût ou le revenu futur à une parité existante.

De nombreuses entreprises asiatiques ne procédaient à aucune opération de couverture relativement à leurs positions de change avant la débâcle financière de l’été 1997, car la majorité des monnaies asiatiques étaient rattachées au dollar américain, et le risque de change semblait négligeable. Lors d’un sondage mené auprès de 110 directeurs financiers dans le cadre du CFO Forum qui s’est tenu à Manille en novembre 1997, 55 p. 100 des répondants ont déclaré ne pas utiliser d’instrument de couverture. Après la dépréciation des monnaies nationales d’Indonésie, de Malaisie, de Thaïlande et de Corée du Sud, de nombreuses compagnies asiatiques ont essuyé des pertes importantes, et d’autres ont dû déclarer faillite. Les multinationales américaines ou européennes ont, en règle générale, moins souffert, car elles recourent depuis longtemps aux opérations de couverture pour se protéger.

   B. Effet déstabilisateur des flux de capitaux, des régimes de change fixe
        mais ajustable et des attaques spéculatives

Les régimes de taux de change fixes mais ajustables suscitent la méfiance pour une autre raison : en effet, tout signe de faiblesse de la monnaie peut donner lieu à de soudains exodes massifs de capitaux aux effets déstabilisateurs. Traditionnellement, les modifications de cours par rapport au taux pivot sont le plus souvent des dévaluations. Lorsqu’une monnaie est faible, mais rattachée à une autre, l’éventualité, même minime, d’une dévaluation peut fortement la déstabiliser. En théorie, une telle situation peut se produire chaque fois que la probabilité d’un ajustement du cours est telle que le rendement attendu est supérieur au coût d’un retrait des fonds. L’économiste Milton Friedman a qualifié cet état de fait de véritable bombe à retardement, compte tenu du niveau très bas des coûts de transaction dans le système monétaire international.

Les opérations de couverture et les opérations spéculatives sont les principaux véhicules des mouvements de capitaux qui ont un effet déstabilisateur. Supposons que le marché s’attende à ce qu’une devise soit dévaluée : les entreprises qui se sont engagées à payer à l’étranger dans cette devise arrêteront de couvrir leurs paiements, mais continueront de couvrir leurs créances dans cette monnaie. Inversement, les entreprises locales qui attendent des paiements en devises étrangères cesseront de couvrir leurs créances, mais continueront de couvrir leurs paiements à l’étranger. La perspective d’une dévaluation peut donc causer d’importants découverts. Qui plus est, si en temps normal les positions n’étaient pas toutes couvertes, les entreprises qui ne couvrent généralement pas leur position internationale pourraient choisir de le faire, entraînant ainsi des opérations abusives de couverture. Les transactions de couverture et les opérations à découvert affaiblissent encore plus une monnaie attaquée. Par ailleurs, les investisseurs peuvent vouloir procéder à des opérations de couverture sur leur position de change en achetant par anticipation, et les spéculateurs peuvent rechercher des rendements excessifs en vendant la devise à découvert. Tous ces mouvements de fonds sont déstabilisateurs et peuvent être à l’origine de crises de change.

Les exemples de crises de change survenant dans un pays dont le taux de change est lié à une autre monnaie, abondent. Lorsqu’un pays a un compte courant déficitaire, il peut puiser dans ses réserves ou emprunter des devises étrangères pour maintenir le cours de sa monnaie. Il peut également relever les taux d’intérêt, à condition que le système bancaire soit suffisamment solide pour appuyer la hausse (faute de quoi il pourrait y avoir faillites d’entreprises et de banques). De telles politiques étaient efficaces à une époque, mais, si les problèmes persistaient, les investisseurs commençaient à craindre une dévaluation et à recourir aux pratiques déstabilisatrices décrites ci-dessus. Si le rattachement était maintenu, investisseurs et entreprises perdaient au pire le coût des transactions, les commissions et les intérêts sur leur capital. Mais, lorsque ce coût était inférieur à la perte potentielle découlant d’une dévaluation, les monnaies faibles faisaient l’objet de pressions intenses. Au Mexique, en Indonésie, en Malaisie, en Thaïlande et en Corée du Sud, cela a abouti à une crise de change et à une dévaluation pure et simple.

En régime de change flottant, la variation du cours de la monnaie permet d’absorber les pressions dont la devise fait l’objet. En cas de dévaluation, le mouvement de baisse graduelle donne à la banque centrale une latitude plus grande pour intervenir. De plus, une fois que la première chute est terminée, la confiance dans la valeur fondamentale de la monnaie peut revenir. Dans ce cas, la spéculation positive sur la monnaie aide à stabiliser cette dernière. En règle générale, les investisseurs doivent spéculer contre le marché, ce qui signifie qu’ils agissent comme si l’évaluation que fait le marché d’une monnaie dont le taux est flottant est temporairement fausse. Les crises de change sont rares en régime de change flottant, mais il peut se produire des crises internes, comme ce fut le cas au Japon. En régime de change fixe, les investisseurs spéculent contre les gouvernements et les banques centrales, lesquels sont plus enclins à tenter de maintenir des taux de change irréalistes.

En cas de mouvements déstabilisateurs importants, il est difficile d’établir les causes premières : spéculation ou couverture. Les portefeuilles internationaux étant devenus plus importants (voir le tableau 1), on devrait toutefois s’attendre à ce qu’il y ait davantage d’opérations spéculatives que d’opérations de couverture. L’objectif de la taxe Tobin est de mettre un terme aux activités spéculatives déstabilisatrices, sans toutefois décourager les mécanismes de précaution comme la couverture. Or, cela ne peut fonctionner que si l’importance relative des flux de capitaux spéculatifs ayant une influence déstabilisatrice est forte.

Il convient de mentionner ici que le volume des opérations mondiales n’est pas nécessairement lié à l’instabilité des cours des devises sur les marchés des changes. Certains mouvements de capitaux à court terme ont un effet stabilisateur. Si la stabilité de la valeur fondamentale de la monnaie est crédible, un léger recul du taux de change — dû à des facteurs saisonniers, cycliques ou autres — pourra inciter les investisseurs à acheter immédiatement la monnaie faible dans l’espoir de réaliser des profits au moment où celle-ci se redressera. De même, les interventions des autorités monétaires sur le marché libre peuvent causer des augmentations à court terme des taux d’intérêt, lesquelles accroissent la demande de la monnaie faible et élèvent le coût des ventes à découvert. De tels mécanismes de régulation des flux de capitaux à court terme ont un effet stabilisateur sur les devises.

Il y a instabilité lorsque le marché craint un changement dans la valeur fondamentale d’une monnaie. Ces craintes sont amplifiées par la vision à court terme des investisseurs et une information asymétrique. Dans les marchés financiers modernes, certains investisseurs évoluent sur des horizons à très court terme. Par ailleurs, la concurrence entre gestionnaires de portefeuille est intense. Les gros investisseurs recherchent des rendements supérieurs à la normale. Si l’on fait appel à des méthodes d’investissement à court terme, il est parfois possible d’obtenir des rendements très supérieurs à la normale; toutefois, à long terme, les rendements se normalisent. En d’autres termes, on ne peut systématiquement ou une fois pour toutes être plus fort que le marché.

Il est évident que les marchés financiers ne peuvent être toujours dans le vrai. Ils doivent décoder de nombreux signaux, souvent contradictoires. Certains intervenants sont mieux informés que d’autres. Cette asymétrie de l’information mène à des distorsions sur les marchés, et les bulles spéculatives apparaissent, c’est à dire que les prix montent (ou descendent) pendant un temps parce que les opérateurs s’y attendent. Les prédictions de ces derniers sont généralement exactes pendant un temps (jusqu’à ce que la bulle éclate) et il est donc possible de battre temporairement les forces du marché. Lorsqu’il y a bulle spéculative, les fluctuations de prix ne sont pas motivées par un changement (réél ou attendu) des facteurs économiques fondamentaux.

Il est toutefois douteux que toutes les déviations du taux de change par rapport au cours fondamental d’une monnaie résultent de bulles spéculatives. Elles tiennent parfois aux attentes des marchés quant à l’évolution des facteurs économiques fondamentaux. Supposons un instant que se présente une nouvelle donnée qui pourrait affecter l’économie réelle, cas rare, et qui aurait peu de chances d’influer sur la valeur fondamentale de la monnaie. Si les investisseurs sont très axés sur le court terme et que le coût des transactions est modique, même une aussi faible probabilité risque fort d’être exploitée. Les investisseurs achètent ou vendent à un cours qui peut être très différent de la valeur fondamentale initiale de cette monnaie. En outre, plus le gain ou la perte potentiel est grand, plus les investisseurs sont enclins à jouer le jeu, d’où des flux déstabilisateurs. Des fluctuations importantes sont souvent attribuées à tort, a posteriori, à des bulles spéculatives, lorsqu’elles s’expliquent en fait par la non-réalisation d’un événement très improbable, mais possible. En fait, le marché ne faisait que refléter des modifications de la valeur fondamentale attendue de la monnaie selon des informations nouvelles.

Parmi les fondamentalistes, on s’entend généralement pour dire que c’est la perception par les marchés d’incohérences dans les politiques monétaires ou budgétaires ou de faiblesses dans les structures financières des pays qui précipite les attaques spéculatives. Selon des travaux récents menés par le FMI sur les facteurs sous-jacents des attaques spéculatives, il semblerait que ces dernières soient plus probables dans les pays aux prises avec un taux de change fortement surévalué, une expansion du crédit et une croissance de l’immobilier incontrôlées, un système financier affaibli, une situation budgétaire problématique, un endettement vis-à-vis de l’étranger essentiellement assorti d’échéances à court terme ou de réserves internationales de change limitées.

Dans une attaque spéculative, le spéculateur doit établir une position vendeur nette à l’égard de la monnaie visée. Les autorités monétaires utilisent traditionnellement trois stratégies de défense pour contrer les spéculations massives contre la monnaie.

En règle générale, les banques commerciales occupant la position inverse (position acheteur) chercheront à vendre la monnaie nationale sur le marché au comptant, pour équilibrer leur position. Elles se trouvent alors face à un problème — un manque de liquidités nationales — auquel elles peuvent remédier en procédant à une opération de swap avec la banque centrale; il s’agit d’un contrat de vente à livrer portant sur la monnaie nationale. En obtenant une position acheteur sur ces ventes, la banque centrale fournit implicitement du crédit aux spéculateurs. Elle peut aussi intervenir activement sur le marché monétaire en achetant des titres d’État. Dans les deux cas, ces interventions neutralisent l’effet des ventes massives de devises en consolidant la base monétaire. Ces mesures de compensation sont toutefois limitées par la quantité de réserves de change, la capacité d’emprunt de la banque centrale sur les marchés étrangers et l’aide financière des autres institutions officielles.

Lorsque ces mesures compensatoires échouent, la banque centrale relève généralement le loyer de l’argent pour ceux qui occupent une position vendeur en haussant les taux du marché monétaire à court terme(1). En théorie, on décourage les ventes à découvert en faisant en sorte que les coûts de financement des spéculateurs soient supérieurs aux gains en capital qu’ils escomptent. Au cours de la récente crise asiatique, les taux d’intérêt ont été relevés à plusieurs reprises comme mesure de défense : les taux d’intérêts interbancaires sont passés du jour au lendemain de 14 à 16 p. 100 en Indonésie, de 7 à 19 p. 100 en Malaisie et de 11 à 20 p. 100 aux Philippines. En Europe de l’Est, les taux sur la couronne tchèque ont atteint 200 p. 100 cinq jours avant l’abandon du régime de change lié. Toutefois, le relèvement des taux du marché monétaire se répercute habituellement sur les autres taux d’intérêt. On ne peut donc maintenir une telle ligne de défense que sur une courte période, si l’on veut que le système financier national survive à la crise. En dernier recours, on peut imposer des taux plus élevés uniquement aux spéculateurs (habituellement des non-résidents), pour éviter tout effet négatif sur le marché national. Le marché de la monnaie nationale est ainsi scindé en marché onshore et en marché offshore. Au plus fort de la crise thaïlandaise, les taux offshore au jour le jour ont atteint 1 300 p. 100 par an, soit plus de 0,7 p. 100 par jour. En d’autres termes, le taux de change est artificiellement maintenu à un niveau supérieur à sa valeur fondamentale et, par voie de conséquence, le rendement attendu des opérations spéculatives est très élevé.

Force est de conclure que les mécanismes existants de défense ne suffisent pas à contrer les attaques spéculatives massives. Il faut donc mettre au point une autre ligne de défense pour composer avec d’éventuels flux de capitaux massifs unilatéraux.

   C. Opérateurs actifs sur les marchés des changes : à qui la faute?

Les principaux acteurs sur les marchés des changes sont les investisseurs institutionnels (sociétés d’assurance-vie, fonds de pension et fonds de placement), les banques (banques commerciales, banques d’investissement et banques centrales) et les multinationales. Ce sont les institutions de ces trois grandes catégories qui sont à l’origine de la vaste majorité des flux de capitaux internationaux, mais leurs pratiques et leurs objectifs en matière d’investissement varient. En règle générale, les multinationales œuvrent sur les marchés des changes pour couvrir leurs paiements à venir, leurs créances et leurs actifs et pour financer leurs investissements directs à l’étranger. Les banques et les investisseurs institutionnels le font, quant à eux, essentiellement pour des raisons de gestion des risques et de spéculation.

Sur ces trois catégories d’intervenants, c’est aux investisseurs institutionnels que l’on impute souvent les turbulences survenues sur les marchés des changes. Entre 1990 et 1996, l’avoir total de ces investisseurs dans l’ensemble des pays de l’OCDE a augmenté de 89 p. 100. En 1996, il était estimé à 26 001,2 milliards de dollars, dont plus de la moitié venaient des seuls États-Unis (voir le tableau 2). Au cours des dix dernières années, le nombre des investisseurs institutionnels a connu un essor considérable (voir le tableau 3).

Tableau 2 : Avoirs financiers des investisseurs institutionnels
et répartition par pays en 1996

 

Pays

Avoirs financiers globaux
(en milliards de dollars)

Proportion de l’ensemble
(en pourcentage)

OCDE

26 001,2

100

États-Unis

13 382,1

51

Japon

3 563,6

14

Royaume-Uni

2 226,9

9

Canada

560,5

2

Autres pays de l’OCDE

6 268,1

24

Source : OCDE

Tableau 3 : Avoirs financiers des investisseurs institutionnels

 

Type d’investisseur

Part du total de l’OCDE en 1996 (en pourcentage)

Taux de croissance annuel moyen entre 1990 et 1996 (en pourcentage)

Sociétés de placement
collectif

25

16

Fonds de pension

26

10

Sociétés d’assurance

34

10

Autres

15

7

Total

100

9

Source : OCDE

En 1993, les institutions avaient investi 10 p. 100 de leur portefeuille sous forme de titres étrangers. Après les forts gains enregistrés par les transactions internationales toutes catégories d’investisseurs confondues, ce type de placement représente aujourd’hui de par le monde de 12 à 20 p. 100 du total (au Canada en 1997, 13 p. 100 de l’ensemble de l’épargne institutionnelle était investie dans des titres étrangers); autrement dit, les placements de portefeuille à l’étranger des institutions se chiffrent à environ 3 billions de dollars. Il s’agit, dans une large mesure, de placements sur les marchés monétaires, sous forme d’obligations étrangères et de bons du Trésor. Des investisseurs institutionnels provient également une vive demande de titres émis par des pays émergents. Compte tenu de la taille des placements de portefeuille institutionnels sous forme de titres étrangers et du fort degré de liquidité que ceux-ci présentent, les transactions sur devises peuvent exercer des pressions considérables sur les taux de change.

Les investisseurs institutionnels sont essentiellement des fonds de pension, des sociétés d’assurance et des sociétés de placement collectif (fonds communs de placement, fonds de couverture et autres fonds de placement gérés). En 1996, ce sont les sociétés d’assurance qui détenaient les portefeuilles de titres les plus importants (voir le tableau 3), mais les sociétés de placement collectif ont affiché la plus forte croissance pour ce qui est des actifs financiers entre 1990 et 1996 (soit 16 p. 100 en moyenne en chiffres annuels).

On prétend souvent que les fonds de couverture, très prisés actuellement des sociétés de placement collectif, précipitent souvent de fortes fluctuations des prix sur les marchés des changes. Ce type de fonds ne répond à aucune définition officielle. Les commissions y sont fonctions du rendement; en règle générale, la direction reçoit 20 p. 100 des profits et 1 p. 100 des frais de gestion. C’est le gestionnaire du fonds qui a l’initiative des stratégies de placement, lesquelles peuvent changer à n’importe quel moment. Les fonds de couverture peuvent prendre part à presque toutes les activités et sont assujettis à bien moins de règlements que les fonds communs de placement traditionnels. Les gestionnaires de ces fonds sont souvent disposés à prendre des risques importants pour livrer à leurs investisseurs le rendement « supérieur à la norme » promis. Même si les fonds de couverture classiques font appel à la fois aux positions acheteur et aux positions vendeur, afin d’être rentables même lorsque le marché est à la baisse, il est désormais plus courant qu’ils prennent des positions unilatérales (non couvertes). Trop souvent, leurs pratiques ne cadrent pas avec l’image de prudence qu’évoque leur nom.

Parce que les fonds de couverture sont soumis à une réglementation légère, sont souvent des centres offshore et font appel à toutes sortes de pratiques commerciales, ils sont fondamentalement différents des autres institutions financières « sophistiquées ». Il reste que leurs pratiques en matière d’opérations ne diffèrent pas radicalement de celles des pupitres de négociation exclusifs des banques commerciales ou des banques d’investissement. Ils œuvrent tous sur le marché des produits dérivés, achètent et vendent des actions et modifient la composition de leur portefeuille de la même façon. Ils font également appel aux mêmes stratégies de négociation, axées sur le court terme pour tirer profit de la volatilité au jour le jour des instruments. Un grand nombre d’autres investisseurs institutionnels suivent également les mêmes pratiques. Certains fonds de dotation universitaires, fonds de pension, fonds communs de placement et banques ont des intérêts dans certains des plus importants fonds de couverture.

Par rapport à d’autres investisseurs institutionnels, la taille des fonds de couverture est relativement limitée. En 1997, on estimait à 5 500 le nombre de fonds de couverture dans le monde, gérant quelque 295 milliards de dollars d’avoirs(2). Par contre, en 1996, il y avait quelque 25 673 fonds communs de placement aux États-Unis, dans l’Union européenne et au Japon, totalisant quelque 4 900 milliards de dollars d’avoirs nets. De toute évidence, le volume des avoirs confiés à des fonds de couverture est modeste par rapport à celui des autres compartiments du marché financier (banques commerciales, banques d’investissement, fonds de pension, sociétés d’assurance, fonds communs de placement, etc.).

De nos jours, la plupart des opérateurs financiers jouent sur l’effet de levier de leurs investissements, afin de multiplier leurs gains. Le fonds de couverture Long Term Capital Management (LCTM), qui s’est effondré, en est sans doute l’exemple le plus spectaculaire. En 1996, ce fonds avait un endettement au bilan de 30 $ pour chaque dollar de fonds propres. Au début de 1998, le ratio emprunts/capitaux propres était tombé à 25 à 1. Avec un ratio de levier financier aussi élevé, il est possible d’obtenir un rendement sur le capital supérieur à 20 p. 100 avec moins de 1 p. 100 de rendement annuel pour chaque dollar misé. Les fonds de couverture ne font cependant pas tous appel à un ratio de levier aussi élevé; selon Van Hedge Fund Advisors, un cabinet de consultants privé américain, seulement 15,6 p. 100 de tous les fonds de couverture ont un ratio de levier supérieur à 2 à 1.

En règle générale, les ratios de levier devraient s’élever à mesure que baissent les risques auxquels sont exposés les portefeuilles. Un bon exemple de cette règle se trouve dans le niveau élevé des ratios de levier dans les autres secteurs financiers où les actifs financiers sous-jacents sont beaucoup moins risqués. Les organes de négociation des banques commerciales actives sur la scène internationale et les pupitres de négociation exclusifs des banques d’investissement ont un ratio actif net/capitaux propres tournant autour de 20 à 1, et les ratios de levier bruts sont beaucoup plus élevés (par exemple, il est de 31,9 à 1 chez Merrill Lynch et de 33,7 à 1 chez Morgan Stanley Dean Witter). Par ailleurs, de nombreuses opérations sur instruments dérivés augmentent indirectement le financement par emprunt des portefeuilles d’investissement, et ces opérations ne sont pas prises en compte dans le calcul des ratios de levier.

Le système bancaire est davantage exposé au risque de crédit en raison du niveau élevé des ratios de levier. La finance internationale se penche actuellement sur les faiblesses du système international de supervision bancaire. Il est arrivé, par le passé, que certaines banques évaluent mal le risque que présentent certains de leurs prêts internationaux (ou intérieurs) à d’autres institutions financières ou autres, mettant ainsi en péril la stabilité des marchés financiers internationaux.

Au départ, il faut bien comprendre qu’il existe sur les marchés des changes un certain nombre d’acteurs de taille différente qui ont souvent des pratiques similaires en matière d’achat et de vente. On dit souvent que les fonds de couverture jouent un rôle de chef de file sur le marché, mais ils sont également sources de liquidités et, par la spéculation, exercent une influence stabilisatrice après qu’une monnaie dépréciée a été sous-évaluée. On estime généralement qu’un déséquilibre dans les facteurs économiques fondamentaux des pays ou qu’un rattachement non viable des monnaies mène à une instabilité et à des crises monétaires, tous les participants étant responsables de « la volatilité extrême » observée sur les marchés des changes. De nos jours, il est difficile pour les autorités monétaires de contrer les attaques spéculatives, compte tenu de l’ampleur des capitaux privés placés dans des titres et de la grande mobilité des capitaux, et ces attaques spéculatives pourraient devenir plus fortes et plus durables.

LA NATURE ET LE FONCTIONNEMENT DES MARCHÉS DES CHANGES

   A. Volume et croissance des opérations internationales

Les derniers chiffres sur le volume des opérations de change à l’échelle internationale remontent à avril 1998, mois pour lequel la BRI a mené un sondage dont elle a publié les résultats en mai 1999. Selon ce sondage, les opérations quotidiennes sur les marchés des changes internationaux résultant d’opérations au comptant, d’opérations à terme sec et de swap de devises totalisaient 1 500 milliards de dollars, contre 1 190 milliards de dollars en avril 1995.

Le sondage révèle que, sur la base des taux de change d’avril 1998, le volume des opérations internationales a considérablement progressé durant la dernière période de référence. En effet, entre 1992 et 1995, l’augmentation s’était établie à 9 p. 100 en chiffres annualisés, alors qu’entre 1995 et 1998 elle s’est chiffrée à 14 p. 100. Selon la BRI, la mondialisation des investissements a certes contribué à cet essor, mais l’accumulation rapide d’opérations de financement par emprunt jusqu’au milieu de 1998 a sans aucun doute joué un grand rôle.

Le plus important marché des changes se trouve à Londres et représente 32 p. 100 du volume mondial des opérations, suivi par ceux des États-Unis (18 p. 100), du Japon (8 p. 100), de Singapour (7 p. 100) et d’Allemagne (5 p. 100). Les opérations de change effectuées aux États-Unis ont accusé une hausse de 44 p. 100 entre 1995 et 1998, et celles menées au Royaume-Uni, de 37 p. 100. Au Japon, elles ont reculé de 8 p. 100 et à Hong Kong, de 13 p. 100, ce qui a permis aux États-Unis et au Royaume-Uni (où a lieu la moitié de toutes les opérations de change) de consolider leurs positions respectives.

   B. Structure

Le marché des changes n’est pas centralisé : il est la somme de tous les échanges qui ont lieu dans les nombreuses places financières de par le monde. Mais tous ces marchés sont reliés, pour former un réseau mondial. Les marchés des changes fonctionnent différemment des marchés boursiers organisés comme la bourse de New York ou celle de Toronto; ils sont pilotés par des cambistes, portent sur des transactions hors cote et sont non transparents.

Les cambistes (essentiellement des banques commerciales, des banques d’investissement et des maisons de courtage) constituent ce que l’on appelle le marché de gros (ou « marché interbancaire »). Ils ont pour rôle d’approvisionner en devises les petits porteurs. Ils établissent les cours acheteur et vendeur auxquels ils sont prêts à échanger diverses devises. Pour la plupart des grosses opérations, l’écart entre ces deux cours est bien inférieur à 10 points de base, ce qui signifie que même un prélèvement très faible pourrait avoir un effet important sur les coûts de transaction. Par ailleurs, les opérations sont décentralisées; le prix (le cours) et la quantité de devises échangées sont confidentiels. Il arrive souvent que les profits des opérateurs soient fonction de leur capacité à cacher ces informations à leurs collègues. Ce sont des spécialistes, et ils fixent les cours selon leurs attentes. À cet égard, les taux de change sont extrêmement sensibles aux nouvelles données — communiqués provenant des autorités monétaires, catastrophes naturelles, rumeurs, etc. — ce qui, selon certaines études récentes, expliquent leur volatilité épisodique(3).

En avril 1998, le marché de gros a généré à lui seul 63 p. 100 de l’ensemble des opérations sur devises (voir le tableau 4). D’après certains, cela tiendrait au fait que les cambistes fondent leurs décisions sur une foule de renseignements et sur des interprétations différentes des nouvelles concernant les facteurs fondamentaux et d’autres données influant sur le cours des monnaies(4).

Selon une autre interprétation, les cambistes ne cherchent pas véritablement à prendre des positions risquées, ce qui revient à dire qu’ils ne font pas de spéculation. Ils échangent des monnaies selon les vœux de leur clientèle. Toutefois, ils cherchent en général à équilibrer leurs positions après avoir conclu des transactions importantes avec leurs clients. Par exemple, il se peut qu’un courtier vende une grande quantité de dollars américains à un client important pour un montant équivalent de yens japonais, mais uniquement dans le but de satisfaire ce client. Après coup, le courtier pourrait choisir de diversifier son portefeuille devises, plutôt que de conserver sa position en yens.

Il choisira peut-être de vendre d’abord le yen contre des pesos mexicains, qu’il cédera ensuite à un autre cambiste contre des dollars. Dans cet exemple, 1 $ échangé sur le marché de détail suscite un volume d’opérations deux fois plus élevé sur le marché de gros. Cet exemple illustre la façon dont les cambistes s’échangent les devises plusieurs fois de manière à équilibrer leurs positions une fois qu’ils ont répondu aux souhaits de leurs clients. Cette tactique ne vient pas de ce qu’ils sont spéculateurs, mais précisément du fait qu’ils n’en sont pas. D’ailleurs, en 1998, une transaction sur devise de 1 $ effectuée pour un client suscitait en moyenne 1,7 $ d’opérations en devises sur le marché interbancaire.

Tableau 4 : Ventilation des opérations sur
devises par participant et par type de
transaction (en pourcentage), avril 1998

 

Participant


Total


Comptant


À terme sec


Swap

Cambistes (banques)

63

60,2

37,8

69,7

Investisseurs institutionnels et autres institutions financières

19,4

20,9

26,6

16,9

Multinationales et clients autres que des institutions financières

17,6

18,9

35,6

13,4

Source : Banque des règlements internationaux

Les cambistes répondent aux besoins des clients sur le marché de détail. Leurs clients sont d’autres institutions financières (essentiellement des investisseurs institutionnels) et des entreprises non financières, comme des multinationales qui se livrent à du commerce extérieur et à des investissements étrangers. En avril 1998, 37 p. 100 seulement des opérations ont eu lieu sur le marché de détail (voir le tableau 4); de ce pourcentage, 19,4 p. 100 ont été conclues avec d’autres institutions financières et 17,6 p. 100 avec des clients autres que des institutions financières. Depuis de nombreuses années, le marché des changes international se caractérise par la faiblesse relative de la part des opérations effectuées pour des clients autres que des institutions financières dans le volume total des transactions. En 1992, cette part était de 12 p. 100, contre 5 p. 100 lors des sondages antérieurs.

La progression de cette proportion reflète l’expansion, pour ce qui est tant de la taille que de l’importance, des multinationales sur les marchés financiers. L’accélération de l’internationalisation de la production, combinée à l’instabilité des devises, a gonflé le niveau d’opérations que les multinationales ont besoin de faire pour maximiser leurs revenus provenant d’activités internationales. Pour chaque transaction portant sur des biens et des services, il y a une suite d’opérations financières dont le but est de gérer le risque de taux d’intérêt et le risque de change. Le recours massif aux opérations financières est désormais un facteur important du chiffre d’affaires des multinationales, qui peut dépasser le PIB de certains pays développés. Les multinationales utilisent souvent leurs propres salles de marché, quand elles ne recourent pas à des services financiers intégrés assurés par l’entremise de banques d’affaires.

Ce sont les banques et les autres institutions financières qui effectuent la plupart des opérations de swap et des opérations au comptant, tandis que le gros des contrats à livrer sont échangés sur le marché de détail et visent une proportion plus importante de clients autres que des institutions financières. De fait, les multinationales sont plus enclines que les autres types d’institution à recourir aux contrats à terme sec. Cette tendance reflète la prudence dont elles font preuve sur les marchés de change (activités de couverture). Toutefois, à l’échelle internationale, les opérations à terme sec représentent seulement 9 p. 100 du volume global, les swaps de devises étant en tête de file, puisqu’ils représentent 51 p. 100 de toutes les transactions, suivis par les opérations au comptant, qui comptent pour 40 p. 100 de l’ensemble.

Entre 1992 et 1998, le montant moyen des transactions au comptant et des transactions à terme menées sur le marché américain a peu varié; il s’établissait à environ 4 millions de dollars. En revanche, la taille moyenne des swaps de devises, qui s’élevait auparavant à quelque 15 millions de dollars, a bondi à 31 millions de dollars pendant la même période. Quatre-vingts pour cent environ de toutes les transactions ont fait l’objet d’un aller-retour de sept jours ou moins, et quelque 40 p. 100 d’un aller-retour de deux jours ou moins. Cela pourrait expliquer que l’on pense en général que la plupart des transactions sur devises s’appuient sur des attentes sur le très court terme.

Il faudrait finalement noter qu’en avril 1998 le dollar américain était de loin la devise la plus activement négociée, remplissant ainsi son rôle de « monnaie véhiculaire ». Le dollar était visé dans 87 p. 100 de toutes les transactions mondiales, contre 83 p. 100 en 1995. Le mark allemand et le yen japonais occupaient respectivement les deuxième et troisième places.

   C. Volatilité

On dit souvent que les taux de change sont fortement volatils, bien qu’il soit pratiquement impossible d’établir l’ampleur de cette volatilité. Certes, depuis l’adoption des régimes de taux de change flottants (et l’abandon des taux de change fixes) par la plupart des pays dans les années 70, il est vrai que les taux de change fluctuent naturellement beaucoup, plus qu’on ne s’y attendait.

Les taux de change fluctuent aussi davantage que les prix des biens et des services — selon la théorie économique, ils devraient permettre de maintenir la parité des prix à l’échelle mondiale — et sont de toute évidence plus volatils que les facteurs monétaires fondamentaux, mais moins que les prix des actions. Certains affirment qu’une toute petite variation des facteurs économiques fondamentaux peut provoquer une variation plus marquée de la devise — qui dépassera sa valeur d’équilibre —, même si elle finit par revenir graduellement à sa valeur fondamentale. Les marchés ont donc tendance à réagir exagérément en anticipation des changements, mais à retrouver les valeurs d’équilibre à long terme.

Le tableau 5 ci-après présente des estimations de la variabilité des taux de change effectifs des monnaies des sept plus grands pays de l’OCDE (moyenne pondérée) pour différentes périodes. Il révèle que la volatilité moyenne des taux de change a été constante au cours des 20 dernières années et n’était pas notablement moindre entre 1970 et 1979, période pendant laquelle la majorité des taux de change étaient fixes.

 

Tableau 5 : Volatilité des taux de change dans les sept plus grands pays de l’OCDE
(moyenne pondérée)

 

1970-1979

1980-1985

1986-1989

1990-1994

Taux de change effectifs*

1,3

1,7

1,7

1,6

* Écart type entre les variations mensuelles en pourcentage
Source : OCDE

Même si le volume des opérations sur les marchés des changes a rapidement évolué, tout comme la composition et l’importance des participants, il ne semble pas à première vue que cela se soit accompagné de variations du même ordre dans la volatilité des taux de change. Selon certains observateurs, l’essor de la spéculation (on cite souvent les investisseurs institutionnels) sur les marchés des changes a donné lieu à une plus grande instabilité des taux de change. Or, rien ne démontre de façon probante que l’accroissement des activités spéculatives se soit accompagné d’une augmentation parallèle de la taille et de l’instabilité des marchés des changes. Cela ne veut pas dire pour autant que ces derniers soient toujours efficients et reflètent toujours parfaitement la situation économique fondamentale; la question continue de diviser les économistes.

En fin de compte, la question qu’il convient de se poser est celle de savoir si les taux de change sont plus volatils qu’il n’est nécessaire et si l’on peut effectivement faire quelque chose à ce sujet. En fait, devons-nous nous soucier de cette volatilité, alors que le commerce international s’intensifie et que l’investissement direct à l’étranger progresse, même si les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont censées aboutir à une internationalisation accrue des marchés financiers— Il ne faut pas confondre volatilité et crises de change.

On en est venu à comprendre que les crises de change peuvent être contenues, si l’on améliore la transparence des marchés financiers et si l’on veille à assurer une supervision prudentielle des banques, et que les gouvernements doivent s’employer à trouver une fourchette de variation pour leur monnaie qui traduise la valeur fondamentale de cette dernière. En théorie, dans un marché complètement libre et transparent, la volatilité n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Les partisans de la taxe Tobin soutiennent que les marchés des changes manquent de transparence et d’efficience; ils estiment donc que la volatilité est nuisible et qu’il est justifié de restreindre les flux de capitaux. Il est cependant difficile de démontrer de façon empirique que des restrictions auraient effectivement pour résultat de réduire la variabilité des taux de change. C’est pour cela, entre autres (voir la section D ci-après), que de nombreux détracteurs de la taxe Tobin seraient en faveur d’une amélioration des conditions du marché plutôt que d’une restriction des mouvements de capitaux.

LA TAXE TOBIN

   A. Proposition initiale de James Tobin

James Tobin a proposé l’idée d’une taxe sur les opérations internationales de change au comptant après l’effondrement du système de Bretton Woods. À l’époque, l’adoption de régimes de change flottants avait accru la variabilité des taux de change, ce qui était inquiétant pour beaucoup. On cherchait aussi par ailleurs un moyen de restaurer l’autonomie sérieusement entamée des États en matière de politique monétaire et de politique macroéconomique.

C’était donc là les deux principaux objectifs visés : réduire la volatilité des cours sur les marchés des changes et rétablir l’indépendance de la politique intérieure. M. Tobin avait initialement proposé une taxe de 1 p. 100, ce qui aurait lourdement pénalisé les opérateurs qui se livrent à de nombreuses transactions aller-retour à court terme sans toucher véritablement les agents qui effectuent des investissements productifs associés à des horizons plus longs.

L’efficacité de la taxe dépendrait de deux facteurs : elle serait efficace à la condition que les mouvements de capitaux à court terme soient effectivement la cause première de l’instabilité des marchés des changes et que les transactions à court terme soient le fait surtout des spéculateurs, les fondamentalistes ayant tendance à faire des investissements à long terme. Ces observations sont bien résumées dans l’extrait suivant :

L’action modératrice des taxes sur les transactions sur la volatilité excessive des cours dépend de la probabilité que les spéculateurs keynésiens aient un horizon et une période de détention plus courts que les agents qui font des placements étrangers à long terme en fonction surtout des facteurs économiques fondamentaux. Si l’hypothèse est juste, c’est sur les spéculateurs que s’exercera le plus l’action dissuasive de la taxe (p. 165)(5).

Comme la taxe atténuerait l’activité spéculative sur les marchés des changes, les transactions sur les facteurs fondamentaux domineraient. C’est ce que le professeur Tobin appelait « jeter du sable dans les rouages de la spéculation financière ». James Tobin s’est inspiré des travaux de John M. Keynes qui, un demi-siècle auparavant, avait prédit que l’expansion des marchés d’investissement risquait d’entraîner la domination de la spéculation au détriment de l’activité économique productive. Keynes avait précisé que la situation deviendrait grave si les activités spéculatives d’une entreprise prenaient le pas sur ses activités productives. Cette conception des choses pose cependant un problème dans la mesure où elle a tendance à exclure des activités légitimes la diversification, l’arbitrage et la couverture.

Un pays peut choisir deux des trois conditions suivantes : (1) un taux de change fixe; (2) la convertibilité non réglementée de sa devise; (3) une politique monétaire propre à la réalisation des objectifs macroéconomiques nationaux(6).

Comme le Canada privilégie la pleine convertibilité de sa monnaie, il ne peut choisir que la première ou la troisième condition. Il a sacrifié la première pour se donner une certaine indépendance en matière de politique monétaire. Cependant, si les variations du taux de change ne reflètent pas des fluctuations de la valeur fondamentale de la monnaie (l’aptitude du pays à rembourser le porteur à vue, le pouvoir d’achat de la monnaie et son taux d’intérêt), l’efficacité de la politique monétaire s’en trouve amoindrie. La taxe Tobin vise entre autres à dissiper dans une certaine mesure le triangle des incompatibilités.

   B. Tendances récentes

Les experts s’entendent pour dire que le taux de la taxe devrait être fixé à un niveau inférieur à ce que le professeur Tobin avait initialement prévu. On propose maintenant un taux très faible, de l’ordre de 0,1 p. 100 ou même de 0,05 p. 100 de façon à ne pas dépasser les très faibles écarts du marché de gros. Il importe cependant de noter que, même à un taux de 0,1 p. 100, la taxe doublerait les coûts de transaction. M. Peter B. Kenen est le premier à avoir élaboré un plan réalisable de perception de la taxe.

  • La taxe serait perçue au lieu même des opérations (salles des marchés). Les banques conserveraient des dossiers sur leurs transactions au lieu même des transactions et les gouvernements percevraient la taxe. On limiterait ainsi le risque de migration des opérations vers des paradis fiscaux. Étant donné que les salles des marchés sont coûteuses, elles sont plus difficiles à relocaliser que les centres de comptabilisation. On pourrait aussi décourager la relocalisation des salles des marchés dans les havres fiscaux en imposant une taxe punitive (de 5 p. 100 par exemple) sur les transactions réglées à partir d’un paradis fiscal. Dans ce cas, le degré de coopération internationale nécessaire au fonctionnement du système serait moindre (Union européenne, États-Unis, Japon, Singapour, Suisse, Hong Kong, Australie, Canada et, peut-être, quelques autres pays).

  • On peut envisager deux modes de perception de la taxe par les gouvernements. Les banques pourraient verser le produit de la taxe (perçue dans tous leurs centres de transactions) au pays où se trouve leur siège social, ou bien la taxe pourrait être perçue dans chaque marché par le gouvernement du pays concerné. La première solution rendrait la coopération internationale plus difficile, car les banques pourraient facilement déplacer leur siège social. Par conséquent, c’est la seconde solution qui est privilégiée : c’est le gouvernement du pays où se trouve le centre de transactions sur devises qui percevrait la taxe auprès des banques.

  • Tous les acteurs seraient assujettis à la taxe, mais le taux de la taxe sur les transactions entre banques sur le marché de gros serait coupé en deux, chacune des parties à la transaction payant une taxe de 2,5 points de base. Autrement, les transactions de gros seraient deux fois plus taxées que les transactions de détail(7).

Plus récemment, Rodney Schmidt a proposé une autre façon de taxer les transactions sur devises. La taxe Tobin pourrait être perçue sur les paiements interbancaires effectués pour régler les transactions qui les sous-tendent(8). L’évolution récente de l’infrastructure des règlements interbancaires et l’avènement éventuel d’un système centralisé de paiements interbancaires contribuent à la faisabilité de la proposition de M. Schmidt. La taxe serait perçue de la façon suivante :

  • De nos jours, les opérations interbancaires sur devises sont réglées surtout par la voie des systèmes de paiement nationaux, des systèmes de compensation offshore ou d’une combinaison des deux. Or, il sera bientôt possible de taxer les paiements individuels et d’imposer la participation aux deux systèmes. D’après Schmidt, trois caractéristiques de l’infrastructure actuelle de règlement sur le marché de gros rendent cela possible :

  1. Les systèmes de paiement nationaux peuvent identifier et taxer les paiements en devises parce qu’ils traitent individuellement chaque paiement. Cela veut dire qu’il est possible de remonter du paiement jusqu’à la transaction initiale. Si un paiement n’est pas associé à une transaction financière intérieure, c’est qu’il s’agit d’un paiement en devises qui, par conséquent, doit être taxé. Au milieu de l’an 2000, les systèmes de paiement nationaux seront en mesure d’identifier directement les paiements en devises en remontant à la transaction sous-jacente.

  2. Les systèmes de compensation offshore traitent aussi individuellement chaque demande de compensation et retrouvent la transaction en devises sous-jacente avant compensation. Ils peuvent donc eux aussi identifier et taxer les paiements en devises.

  3. Les banques centrales ou leurs organes de surveillance réglementent l’activité de compensation offshore et veillent à l’exécution des règlements. Ce même mécanisme pourrait être utilisé pour appliquer une taxe sur les paiements en devises(9).

  • Dans ce régime, seules les transactions de gros seraient taxées, mais la taxe viserait tous les types de transactions sur ce marché (opérations à terme sec, opérations au comptant, swaps, contrats d’options, contrats à terme, etc.).

  • Pour que l’on puisse percevoir cette taxe, il est impératif que les banques centrales collaborent étant donné qu’elles contrôlent les systèmes de paiement intérieurs et, par ricochet, réglementent les systèmes de compensation offshore. Selon des chiffres pour avril 1998, il suffirait de l’agrément d’une poignée de banques centrales (Union monétaire européenne, États-Unis, Royaume-Uni, Japon, Canada et Australie) pour couvrir 85 p. 100 de l’ensemble des transactions.

Comme on l’a dit précédemment, la majorité des opérations sur devises interviennent sur le marché de gros (63 p. 100 du total mondial en avril 1998). Ce segment est composé de banques qui sont teneurs de marchés. Leur rôle consiste à fournir des devises à leurs clients; elles sont donc forcées de constamment rééquilibrer leurs positions dans les devises qui ont fait l’objet de transactions avec leurs clients sur le marché de détail. Ces opérations ne touchent pas les taux de change et pourraient donc être exonérées de la taxe. En 1996, Tobin avait proposé que les banques ne soient taxées que sur leur position nette quotidienne, et non sur la base de leurs nombreuses transactions quotidiennes.

Il serait certes plus efficace de ne taxer que les positions nettes des banques, parce que cela créerait moins de distorsion, mais, concrètement, ce type de régime serait plus difficile à mettre en œuvre. Le problème, c’est que les banques cherchent en général à éviter de prendre des positions ouvertes à un jour, puisque les échanges se poursuivent dans les autres fuseaux horaires. Une banque peut facilement fonctionner dans divers marchés situés dans des fuseaux horaires choisis et peut donc être active virtuellement 24 heures sur 24. Dans ce contexte, il est bien difficile d’évaluer avec précision la nature des échanges « quotidiens » et ce qui constitue une position quotidienne nette.

La taxation des transactions de gros pose, elle, un autre problème. Chaque transaction ne met en cause que quelques couples de devises qui font l’objet d’un échange bilatéral. De nombreuses autres devises sont échangées par l’intermédiaire d’une troisième monnaie (parfois appelée « monnaie véhiculaire »), laquelle est souvent le dollar américain, ou le mark allemand en Europe. Par conséquent, chaque fois que cette devise fait l’objet d’une transaction, la taxe serait payée deux fois, au détriment de ces devises, souvent celles de pays en développement. Pour surmonter ce problème, Kenen suggère d’exonérer les transactions portant sur les devises des pays en développement(10). D’un autre côté, ce problème serait naturellement éliminé dans un système où ne seraient taxées que les positions quotidiennes nettes sur le marché de gros.

Dans la proposition initiale de James Tobin, la taxe ne devait s’appliquer qu’aux transactions au comptant. Or, de nos jours, les marchés des changes ont élaboré un vaste éventail d’instruments qui offrent certaines possibilités de substitution. Par exemple, une transaction au comptant est dénouée en deux jours tandis qu’un achat à terme sec peut être livré au bout de trois jours. On pourrait donc relativement facilement substituer une opération à l’autre. Il s’ensuit donc qu’il faudrait percevoir la taxe aussi sur les contrats à livrer. En outre, étant donné que les swaps combinent une opération au comptant et un contrat à terme, il est logique de ne les taxer qu’une seule fois pour éviter un double prélèvement.

Il est en revanche très difficile de trancher la question de savoir s’il faut taxer les contrats à terme et les contrats d’options. Ces transactions sur instruments dérivés ne sont pas toujours dénouées par la livraison des monnaies en cause. En outre, un contrat d’options ou un contrat à terme n’est un bon substitut d’un contrat à livrer que si le client obtient réellement la devise à l’échéance. L’application de la taxe aux contrats à terme et aux contrats d’options dépend donc des motivations de ceux qui ont recours à des contrats à livrer. S’il s’agit pour la plupart d’activités de spéculation, l’exonération des contrats à terme et des contrats d’options réduirait l’assiette de la taxe.

Enfin, beaucoup de gens estiment que les transactions de faible valeur devraient être exonérées afin de minimiser l’effet de nuisance de la taxe. Kenen propose d’exonérer toutes les transactions de moins d’un million de dollars(11) (ce qui correspond au montant minimal des transactions de gros — ou interbancaires), mais d’autres proposent un seuil beaucoup plus bas, par exemple de 10 000 $. On cherche à éviter que ce prélèvement n’affecte les petits clients. Une taxe de cinq points de base serait vraisemblablement sans grande conséquence pour les petites transactions, lesquelles sont de toute façon assujetties à des écarts plus importants qui sont généralement de l’ordre de 1 à 8 p. 100.

En revanche, pour les gros opérateurs qui procèdent à de nombreux aller-retour, même une taxe de cinq points de base seulement peut s’avérer coûteuse au bout de l’année. Par exemple, pour un client qui effectue un aller-retour mensuel, le coût annuel représenterait 1,2 p. 100 des sommes en cause; si les aller-retour sont hebdomadaires, la proportion passe à 5 p. 100 et pour les aller-retour quotidiens elle s’élèverait à 24 p. 100 (il faut doubler ces chiffres si le taux est de dix points de base, et ainsi de suite). Frankel affirme que la taxe réussirait à décourager les opérations à court terme et ne toucheraient pratiquement pas les transactions associées à une longue période de détention ou fondées sur les facteurs fondamentaux(12).

Beaucoup de gens affirment qu’une taxe sur les transactions interbancaires entraînerait une augmentation de la marge de détail équivalente au montant exact de la taxe, de telle sorte que le fardeau fiscal des banques serait répercuté en totalité sur les clients(13). Cela suppose cependant une correspondance exacte entre le commerce de détail et le commerce de gros (c.-à-d. que l’opérateur fait une opération de 1 $ sur le marché de gros pour fournir 1 $ à son client). La réalité est cependant tout autre (voir le tableau 4 ci-dessus); une opération portant sur 63 $ sur le marché de gros fournit 37 $ aux clients. Ainsi, l’augmentation des marges serait supérieure à cinq points de base et serait sans doute plutôt de l’ordre de huit points de base environ. Par conséquent, le taux total de la taxe acquittée par les clients se chiffrerait en moyenne à 13 points de base en tout. Une taxe sur le marché de gros (qui entraînerait probablement des coûts de transaction plus élevés pour les banques) réduirait vraisemblablement le volume et accroîtrait donc le risque auquel sont exposés les faiseurs de marchés. Dans ce scénario, la taxe aurait un effet proportionnellement plus grand sur les transactions de gros et les transactions de détail que si elle ne s’appliquait qu’à la position nette quotidienne des banquiers.

   C. Projections des recettes

Il est extrêmement difficile de faire une projection exacte des recettes de la taxe. Celles-ci dépendent en effet de nombreux facteurs susceptibles d’influer sur l’assiette de la taxe, tels que le degré d’incitation à l’évasion fiscale et la modification possible du comportement des agents. La taxe pourrait même entraîner un déplacement mondial vers une structure de marché centralisée analogue à ce que l’on observe sur les marchés boursiers du monde entier.

Presque tous les experts prédisent que la taxe ferait baisser le volume quotidien des opérations de change. Il est bien sûr presque impossible de déterminer l’ampleur de cette baisse, mais des études réalisées antérieurement ont mesuré la sensibilité du volume des échanges de titres aux taxes sur les transactions. Selon des estimations fondées sur des données pour 1968, l’élasticité du volume des opérations vis-à-vis des coûts de transaction varie entre -0,26 et -1 si l’on se sert de données suédoises et -1,7 si l’on se sert de données britanniques(14). Ces effets comprennent la migration des échanges offshore, ce qui cependant ne devrait pas se produire dans le cas d’une taxe Tobin. En outre, le rôle et la structure opérationnels des marchés des changes diffèrent de ceux des marchés de valeurs. Selon Frankel, on peut prévoir une élasticité de –0,32(15). Il reste que toute estimation est essentiellement arbitraire.

On trouvera au tableau 6 des estimations approximatives en fonction de divers niveaux d’élasticité constante logarithmique et de deux taux de taxe (cinq et 10 points de base). Les calculs sont fondés sur l’hypothèse que l’écart moyen est de 10 points de base pour les opérations relativement importantes qui constituent le gros des échanges. On a indiqué précédemment que les banques sont actives sur le marché interbancaire surtout pour équilibrer leur position plutôt que pour profiter de petites fluctuations des cours. Si tel est le cas, il est raisonnable de supposer que le marché interbancaire est très inélastique vis-à-vis des coûts de transaction, avec une élasticité inférieure à 1. Les estimations de la diminution du volume des opérations s’échelonnent entre 11,5 p. 100 et 33 p. 100 pour une taxe de cinq points de base et entre 19 p. 100 et 50 p. 100 pour une taxe de 10 points de base.

Tableau 6 : Estimation de la baisse en pourcentage du volume des échanges

Élasticité

Taxe de 0,05 p. 100

Taxe de 0,01 p. 100

-0,3

11,5 p. 100

19 p. 100

-0,5

18 p. 100

29 p. 100

-1

33 p. 100

50 p. 100

Si, comme le propose Schmidt, la taxe sur les opérations de change était calculée au moment du paiement (par la voie des systèmes de paiement nationaux ou des systèmes de compensation offshore), seules les opérations interbancaires seraient taxées. Si l’on tient compte de la réduction de l’assiette de la taxe calculée au tableau 6, ce scénario aurait produit de 73 à 96 milliards de dollars de recettes annuelles brutes avec une taxe de cinq points de base en 1998 et entre 109 et 175 milliards de dollars avec une taxe de 10 points de base.

D’un autre côté, le scénario proposé par Kenen couvrirait les opérations de gros et les opérations de détail parce que la taxe serait calculée au lieu même des opérations sur la base des documents des banques. Compte tenu des réductions en pourcentage estimatives associées à cette assiette plus vaste, la taxe produirait entre 116 et 153 milliards de dollars de recettes annuelles brutes si elle était de cinq points de base, et entre 173 et 280 milliards de dollars si elle était de 10 points de base. Il importe de noter qu’il s’agit là d’estimations très approximatives.

   D. Arguments contre une taxe Tobin

Les économistes admettent de plus en plus que les prix et les conditions générales du marché peuvent vivement stimuler l’innovation et l’élaboration de nouveaux instruments financiers. Les détracteurs de la taxe Tobin signalent souvent que, combinée à l’ingénuité des concepteurs de produits financiers, l’évolution technologique sur les marchés privés de l’information et de la communication pourrait permettre aux tricheurs de contourner presque n’importe quelle taxe ou n’importe quel règlement.

L’histoire ne manque pas d’exemples de cas où un règlement nouveau a précipité des changements organisationnels sur le marché imaginés par des gens soucieux de se soustraire à la nuisance de l’intervention gouvernementale(16). Les restrictions imposées aux marchés provoquent souvent des distorsions qui entraînent davantage d’inefficacités, ce qui aggrave la situation. C’est le type de raisonnement qu’invoquent les économistes qui privilégient le libre jeu des forces du marché plutôt que l’intervention des gouvernements lesquels, disent-ils, n’ont ni le pouvoir ni la capacité de composer avec les conditions macroéconomiques ou de les établir.

On pourrait de même substituer à des actifs taxables d’autres instruments financiers qui ne sont pas taxés. On pourrait par exemple recourir à des instruments dérivés sophistiqués. Certains contrats d’options et contrats à terme étrangers ne se dénouent pas par des livraisons concrètes des devises en question; le paiement relatif à l’avoir sous-jacent — le taux de change — est réglé dans la devise nationale. Ces opérations sont essentiellement considérées comme nationales et pourraient être utilisées à des fins d’évasion fiscale. Il est presque impossible de taxer efficacement toutes les opérations sur produits dérivés. En effet, seule une organisation très vaste et très puissante pourrait espérer ne pas se laisser distancer par les trésors d’invention que déploient les vendeurs de produits dérivés.

Dans le marché financier mondial actuel, les interactions sont constantes entre les marchés nationaux ouverts. Il est donc très probable que les fluctuations de valeur des produits dérivés utilisés pour échapper à la taxe influeraient, par l’effet de l’arbitrage, sur le prix des actifs sous-jacents (taux de change). Cette activité spéculative serait simplement transférée aux autres marchés; si les taux de change s’adaptaient aux fluctuations sur ces marchés des produits dérivés, il n’y aurait pas nécessairement moins de volatilité sur les marchés classiques.

Il reste aussi le problème de savoir comment calculer la taxe sur les transactions entre deux clients sur le marché de détail. Par exemple, si un groupe d’investisseurs institutionnels décide de procéder entre eux à des échanges de devises et d’instruments en devises d’une façon décentralisée, il serait extrêmement difficile pour un organisme externe doté de pouvoirs limités de suivre à la trace le détail de ces transactions. Ni l’un ni l’autre des deux régimes proposés dans le présent document ne couvriraient ces opérations entre clients, car les deux sont fondés sur la documentation des courtiers (banques). Les efforts déployés pour échapper à la taxe pourraient entraîner la formation d’un marché de change souterrain parallèle. Il s’ensuivrait des distorsions et des inefficiences, ce qui forcerait l’élaboration d’autres mesures prudentielles.

Selon la majorité des observateurs, l’aspect qui présente le plus de problèmes, c’est l’obligation de conclure une entente internationale permanente si l’on veut être en mesure de mettre la taxe en œuvre de façon crédible. Kenen s’est penché sur le problème et a suggéré d’imposer une taxe punitive sur les opérations faites à partir des sites réfractaires. D’un autre côté, la proposition de Schmidt pourrait fonctionner même si la participation était limitée aux pays dont les monnaies sont les plus échangées. Les deux régimes limitent le nombre de pays participants nécessaires au fonctionnement du système. Il reste cependant qu’il est toujours difficile d’aboutir à des accords internationaux, même avec un petit nombre de pays.

Il est fort probable que les gouvernements auraient du mal à s’entendre sur l’emploi des recettes fiscales, le partage des coûts et d’autres questions d’ordre politique. Prenons par exemple le cas des marchés des changes. Londres est le plus important du monde et justifie de 32 p. 100 du volume mondial des opérations. Certains endroits, tels que Londres et New York, ont un avantage comparatif au niveau des opérations financières. Le Canada, lui, a un avantage comparatif dans le domaine de la culture du blé. Si l’on forçait le Royaume-Uni à partager sa part des recettes de la taxe Tobin avec le reste du monde, faudrait-il forcer le Canada à en faire autant avec les recettes d’une éventuelle taxe sur le blé? Cet exemple illustre bien la difficulté de conclure des accords fiscaux internationaux.

Les partisans de la taxe Tobin dans la sphère politique et dans le secteur du développement supposent que le produit de la taxe serait redistribué pour financer des activités de développement international. Ses détracteurs s’élèvent aussitôt contre cette éventualité en demandant pourquoi, si cette affectation est si souhaitable, on n’emploie pas déjà ainsi une plus forte proportion des recettes fiscales courantes. Pour en arriver à des ententes internationales, il faut s’entendre à la fois sur l’emploi des recettes et sur leur répartition. L’énorme potentiel de recettes associé à une assiette fiscale aussi vaste pourrait facilement faire perdre de vue les objectifs économiques de la taxe — réduire la volatilité des cours des monnaies et rétablir l’autonomie des États en matière de politique — au profit de la recherche de bénéfices toujours plus élevés. Il importe de mentionner à cet égard qu’une forte volatilité des cours des devises est généralement bien profitable aux spéculateurs et est associée à une augmentation du volume des échanges (17), laquelle produirait évidemment davantage de recettes fiscales. Pourrait-il y avoir une incompatibilité entre ces deux objectifs, générer davantage de recettes et stabiliser les devises?

Michael Dooley a cherché à savoir quels régimes fiscaux sont efficaces. Pour qu’elle fonctionne bien, une taxe doit être considérée comme nécessaire et productive par tous les agents publics et privés. Pour la plupart, les régimes fiscaux les plus efficaces sont « autorégulés ». Selon Dooley, à un certain niveau, le secteur privé doit considérer la taxe comme juste et nécessaire. Les partisans de la taxe oublient parfois le problème suivant, à savoir qu’une taxe ne peut être perçue efficacement que si son équité et sa nécessité sont largement acceptées(18).

La taxe Tobin aurait aussi indirectement pour effet de réduire les recettes fiscales classiques et pourrait même influer sur les rendements des REER et des fonds communs de placement. Il faut bien que les recettes de la taxe viennent de quelque part. Comme n’importe quelle autre forme de taxation, la taxe Tobin ne ferait que redistribuer la richesse internationale. Certains affirment parfois que la taxe pourrait aussi réduire l’activité économique dans certains pays, en particulier parce qu’elle augmenterait les coûts de financement et ralentirait la croissance de la productivité.

En outre, la taxe pourrait avoir des répercussions fâcheuses sur le financement des gouvernements. En effet, ce sont surtout des titres d’État qui sont échangés sur les marchés des changes. À l’instar des bons du Trésor américains, ces titres sont généralement considérés comme de l’« argent comptant » par les opérateurs parce qu’il s’agit d’instruments extrêmement liquides. Si l’on taxe ces échanges, les gouvernements devront offrir aux investisseurs des rendements plus élevés sur leurs titres pour compenser. En conséquence, la taxe Tobin pourrait causer une baisse importante du volume des titres d’État négociés ou une augmentation des coûts de financement du secteur public.

La taxe Tobin aura des répercussions sur les prix des obligations. Lorsque le gouvernement du Canada émet des obligations, elles sont généralement vendues au prix du marché. Celui-ci équivaut à la valeur actualisée des paiements futurs, c’est-à-dire des coupons et du capital escomptés au taux d’intérêt du marché. Des investisseurs étrangers seraient forcés de payer la taxe Tobin à l’achat des obligations et ensuite lorsque le produit des obligations — qu’il s’agisse du produit des coupons, du prix à échéance au moment du remboursement des obligations ou simplement du prix du marché si les obligations sont vendues avant l’échéance — est converti dans une devise étrangère. Cela veut dire que si la taxe Tobin était appliquée, la valeur actualisée des paiements futurs sur une obligation canadienne serait inférieure pour les investisseurs étrangers si bien qu’elle ferait baisser le prix d’émission des nouvelles obligations. À la fin de 1995, les investisseurs étrangers détenaient 40 p. 100 de l’encours total des obligations canadiennes. Par conséquent, les coûts de financement du secteur public pourraient vraisemblablement augmenter si l’on imposait une taxe Tobin(19).

D’un autre côté, avec la mondialisation, les pays ont plus de mal à contrôler et à suivre à la trace le revenu imposable des sociétés. Certains secteurs de l’économie, où la mobilité des facteurs est faible, assument un fardeau fiscal plus lourd qu’ils ne le feraient autrement. Ils doivent compenser les pertes dans d’autres secteurs par une plus grande mobilité du capital. Les partisans de la taxe Tobin tiennent à mentionner que ce prélèvement n’alourdirait pas nécessairement le fardeau fiscal national, mais permettrait une répartition plus équitable de ce fardeau entre tous les segments de la société(20)

Ce qui est peut-être plus important, c’est le fait que la taxe Tobin entraverait le commerce de liquidités à court terme des institutions financières, en particulier sur le marché de gros. En effet, les banques ont beaucoup recours à des séries d’opérations à court terme qui leur servent à couvrir le risque de change et leurs autres risques de placement. Ce faisant, elles sont mieux en mesure de fournir des liquidités en devises aux consommateurs. Or, si à cause de la taxe les banques disposaient de liquidités moindres, cela augmenterait le risque de leurs opérations et entraînerait probablement une plus grande volatilité sur le marché interbancaire, ce qui en bout de ligne neutraliserait les effets souhaités de la taxe.

Les partisans de la taxe partent de l’hypothèse que les opérations à court terme — lesquelles, d’après eux, ont un caractère essentiellement spéculatif — sont la cause sous-jacente de l’instabilité des cours des devises. Par conséquent, ils pensent possible d’éliminer l’excès de volatilité en ciblant les placements à court terme. Cette opinion est cependant contestée. En effet, l’évolution technologique des 20 dernières années a fait considérablement diminuer le coût des opérations. Comme on le voit au tableau 5 (ci-dessus), on n’observe aucun signe apparent d’une diminution globale de la volatilité des taux de change. Des études fondées sur les prix des actions n’ont pas permis non plus de démontrer l’existence d’un rapport étroit entre la volatilité des cours des actions et le coût des transactions. Rien ne permet donc d’affirmer avec certitude que les périodes de détention courtes sont associées à des activités spéculatives ou à d’autres facteurs. D’après Dooley, la conviction que la plupart des fondamentalistes sont des investisseurs à long terme repose sur l’hypothèse erronée que les immobilisations à long terme sont détenues jusqu’à leur échéance ou que l’investissement direct étranger est irréversible parce qu’il repose sur des biens matériels(21). Or, les investisseurs directs disposent de nombreux moyens de couvrir leurs risques; une façon simple consiste à emprunter sur les marchés du crédit locaux. D’autres méthodes, plus sophistiquées, ont été développées sur les marchés des produits dérivés.

De nombreux économistes estiment que les opérations spéculatives à court terme ne sont pas nécessairement mauvaises, et que le problème tient à des asymétries d’information (voir la sous-section intitulée « Volatilité »). Certains mouvements de capitaux à court terme ont un effet stabilisateur, et ceux-ci seraient touchés par la taxe. On admet généralement l’existence d’un rapport entre les crises monétaires et des mouvements massifs unilatéraux de capitaux à court terme. Il reste que la plupart des experts s’entendent aujourd’hui pour dire qu’une taxe Tobin ne permettrait pas d’éliminer ces crises. Plus important encore, on n’a pas encore démontré de façon empirique l’existence d’un lien fondamental implicite entre les mouvements de capitaux à court terme et la volatilité excessive des devises. En revanche, le rapport de cause à effet entre de fortes sorties de capitaux déstabilisatrices et l’adoption des politiques publiques impropres est bien documenté. En dernière analyse, on pourrait affirmer que la taxe Tobin aurait pour unique effet de protéger les gouvernements contre les réactions du marché à de mauvaises politiques publiques.

CONCLUSION

Le problème des variations incontrôlées des taux de change remonte au début des années 60, avec la privatisation des liquidités internationales. Dans le système de Bretton Woods, les autorités monétaires nationales étaient en mesure de fixer les taux de change parce qu’elles étaient les propriétaires exclusifs de liquidités internationales d’un montant égal à la somme de leurs réserves officielles. Cependant, l’objectif de stabilisation des banques centrales était incompatible avec les besoins nouveaux en devises du commerce international, le fait surtout des multinationales. En outre, la suprématie du dollar américain résultant des accords de Bretton Woods était contestée, reflétant la montée des devises fortes du Japon et de l’Europe. L’apparition d’un marché privé de liquidités internationales échappant au contrôle de tout organisme public a créé un « espace international » au-dessus des États-nations existants(22).

Ainsi, le défi du siècle prochain consistera à instituer un système international capable de composer avec les questions de législation, non seulement en ce qui concerne l’argent, mais aussi les échanges, les communications et les technologies nouvelles. Il importe de noter que la coopération internationale est une condition essentielle à la faisabilité d’une taxe Tobin. D’un autre côté, même les partisans de la taxe admettent qu’elle n’est qu’un pis-aller. La question est de savoir si, une fois que le monde aura atteint ce niveau d’harmonisation internationale de la réglementation, il sera préférable d’opter pour des solutions qui ont en fait pour conséquence d’améliorer les flux internationaux de capitaux au lieu de politiques qui favorisent une ségrégation du contrôle des capitaux.

Au rythme actuel des progrès technologiques, les marchés financiers deviennent de plus en plus intégrés. Les banques sont en train de perdre leur identité géographique du fait de l’émergence des nouvelles techniques d’information, comme l’Internet, qui estompent les frontières. À mesure que ce mouvement d’internationalisation prendra de l’ampleur, les autorités monétaires vont inévitablement perdre de leur autonomie. Il est fort probable qu’on a déjà dépassé le moment où l’imposition d’une taxe Tobin aurait pu rétablir l’autonomie nationale de façon crédible. Les réponses au problème de la volatilité des taux de change devront traiter directement de la dimension internationale de la privatisation des liquidités internationales.

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* Nous soulignons certains termes financiers, définis dans le glossaire, la première fois qu’ils apparaissent dans le présent document.

(1) Les spéculateurs non résidents empruntent la monnaie nationale lorsqu’ils prévoient une dévaluation et de manière à livrer la monnaie nationale lorsque les contrats à terme portant sur des ventes de cette monnaie arrivent à échéance.

(2) Van Hedge Fund Advisors, dans OECD Financial Market Trends, no 73.

(3) Pour en savoir plus à ce sujet, voir Dirk Eddelbüttel et Thomas H. McCurdy, « The Impact of News on Foreign Exchange Rates: Evidence from High Frequency Data », document de travail, Rotman School of Management and Institute for Policy Analysis, Université de Toronto, 1998.

(4) Voir Jeffrey Frankel, « How Well Do Foreign Exchange Markets Work: Might a Tobin Tax Help? », dans Isabelle Grunberg et al., The Tobin Tax: Coping with Financial Volatility, Oxford University Press, New York, 1996.

(5) Barry Eichengreen, James Tobin et Charles Wyplosz, « Two Cases for Sand in the Wheels of International Finance », Economic Journal, 105, 1995, p. 162-72. Voir aussi Michael P. Dooley, « The Tobin Tax: Good Theory, Weak Evidence, Questionable Policy », dans Isabelle Grunberg et al. (1996), p. 83-106.

(6) Voir James Tobin, « Financial Re-Globalization », dans Policy Options, juillet-août 1999, p. 19-22. Voir aussi Jeffrey Frankel, « How Well Do Foreign Exchange Markets Work: Might a Tobin Tax Help?», dans Isabelle Grunberg et al., The Tobin Tax: Coping with Financial Volatility, Oxford University Press, New York, 1996, p. 41-81.

(7) Peter B. Kenen, « The Feasibility of Taxing Foreign Exchange Transactions », dans Isabelle Grunberg et al. (1996), p. 109-128.

(8) Rodney Schmidt, « A Feasible Foreign Exchange Transaction Tax », document de discussion, Institut Nord-Sud, mars 1999.

(9)   Ibid.

(10)   Kenen (1996).

(11)   Ibid.

(12)   Frankel (1996).

(13) Selon la théorie microéconomique fondamentale, cela suppose que la demande est totalement inélastique au niveau du détail.

(14) Chiffres tirés de Marion G. Wrobel, Les taxes sur les opérations financières : le pour, le contre, les problèmes conceptuels et les recettes estimatives, BP-418F, Direction de la recherche parlementaire, Bibliothèque du Parlement, Ottawa, juin 1996.

(15) Frankel (1996).

(16) Pensons, par exemple, au développement de l’euromarché à la fin des années 50 et au début des années 60. La croissance de ce marché privé de liquidités internationales, et en particulier de dollars américains, a été accélérée par les restrictions imposées sur le dollar par les autorités américaines. La brusque augmentation de la taille de ce marché parallèle a finalement forcé l’abandon de l’étalon-or en 1973, ce qui a marqué la fin officielle du système monétaire issu des accords de Bretton Woods.

(17) Selon des données empiriques, on observe une augmentation du volume des échanges en période de très forte volatilité des prix sur le marché. Avec le développement des marchés des produits dérivés, les échanges fondés sur une très grande volatilité à court terme se sont révélés fort avantageux pour les fonds d’arbitrage et les autres catégories d’investisseurs.

(18) Dooley (1996).

(19) Pour de plus amples détails sur les prix des obligations au Canada, voir Lucie Laliberté et Réjean Tremblay, « La mesure des placements de portefeuille étrangers en obligations canadiennes », Statistique Canada, Ottawa, 1996.

(20) Isabelle Grunberg et al., The Tobin Tax: Coping with Financial Volatility, Oxford University Press, New York, 1996.

(21) Dooley (1996).

(22) Voir Élie Bernard, Le régime monétaire canadien, Les presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1998.