Direction de la recherche parlementaire


MR-60F

 

LA FEMME BATTUE COMME MOYEN DE DÉFENSE :
L'AFFAIRE LAVALLEE

 

Rédaction :
Christopher Morris
Marilyn Pilon
Division du droit et du gouvernement
Le 11 mai 1990
Révisé le 5 novembre 1992

                                      


 

TABLE DES MATIÈRES

 

GÉNÉRALITÉS

ANALYSE


 

LA FEMME BATTUE COMME MOYEN DE DÉFENSE :
L'AFFFAIRE LAVALLEE

GÉNÉRALITÉS

Angélique Lyn Lavallee a été pendant trois ou quatre ans la conjointe de fait de Kevin (« Rooster ») Rust. Leur relation était souvent ponctuée de disputes et d'actes de violence et leurs différends pouvaient durer deux ou trois jours et parfois même plusieurs semaines. Mme Lavallee a souvent fait l'objet d'agressions physiques de la part de M. Rust, et entre 1983 et 1986, elle a dû se rendre plusieurs fois à l'hôpital à cause de blessures, dont de graves contusions, des ecchymoses multiples, une fracture au nez et un oeil au beurre noir.

Au moins un ami a vu ou entendu M. Rust battre Mme Lavallee et a vu à deux reprises cette dernière pointer une arme à feu vers son conjoint, le menaçant de l'abattre si jamais il la touchait de nouveau. Le témoin a également vu Mme Lavallee avec un oeil au beurre noir et il ne l'a pas crue lorsqu'elle lui a dit que cette blessure était due à un accident. Une autre connaissance a dit avoir vu Mme Lavallee avec la lèvre fendue.

Dans la soirée du 30 août 1986, le couple a donné une réception qui est devenue plutôt bruyante. À un moment donné, un ami commun du couple a vu M. Rust poursuivre Mme Lavallee à l'extérieur de la maison. Tout en demandant à M. Rust de « me laisser tranquille », Mme Lavallee se cachait derrière leur ami. Plus tard, un voisin a entendu, entre un premier et un second coup de feu, les bruits produits par « quelqu'un... qui battait quelqu'un d'autre«  et les cris d'une femme. Un autre voisin a entendu des bruits semblables à des coups de feu, suivis de la voix d'une femme qui disait « il m'a donnée un coup de poing au visage. Il m'a donnée un coup de poing au visage ». Trois autres invités ont dit avoir entendu des cris, une bousculade et des coups, puis des coups de feu.

Mme Lavallee avait effectivement tiré deux coups de feu en direction de M. Rust avec une carabine; la première balle a raté M. Rust, mais la seconde l'a atteint derrière la tête, le tuant au moment où il allait sortir de la pièce. Mme Lavallee, visiblement ébranlée et perturbée, aurait déclaré: « Rooster me battait et c'est pourquoi j'ai tiré sur lui... vous savez comment il me traitait, il faut que vous m'aidiez ». En route vers le poste de police, l'agent qui avait arrêté Mme Lavallee l'a entendue dire: « Il a dit que si je ne le tuais pas avant, il me tuerait. J'espère qu'il va vivre. Je l'aime vraiment [...] il m'a dit qu'il me tuerait lorsque les invités seraient partis ».

Un agent de police et un médecin ont par la suite observé des marques et des blessures sur le corps de Mme Lavallee, ce qui confirmait sa déclaration selon laquelle elle avait dû se défendre. Le coroner qui a effectué l’autopsie sur le corps de M. Rust a remarqué sur sa main gauche des marques révélant qu’il avait frappé quelqu’un.

Pendant le procès pour meurtre au second degré de Mme Lavallee, un psychiatre spécialisé dans le traitement des femmes battues a déclaré dans son témoignage que la terreur que M. Rust exerçait sur Mme Lavallee l’avait plongée dans un sentiment de vulnérabilité, et qu’elle se sentait dévalorisée et piégée dans une relation dont, malgré la violence, elle ne réussissait pas à sortir. Le psychiatre a également déclaré que la violence permanente dont Mme Lavallee faisait l’objet constituait une menace pour sa vie et qu’elle avait utilisé une arme à feu en désespoir de cause, estimant que M. Rust avait l’intention de la tuer.

Mme Lavallee, qui n’a pas témoigné, a été acquittée par le jury. La Couronne en a appelé de cette décision à la Cour d’appel du Manitoba, qui a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Essentiellement, le tribunal a estimé que, sans le témoignage du psychiatre, le jury n’aurait pas accepté l’argument de légitime défense de Mme Lavallee. La cour a également estimé que le juge de première instance n’avait pas bien informé les jurés quant à l’utilisation qu’ils devaient faire du témoignage du psychiatre. Pour cette raison, la Cour d’appel a déclaré que le témoignage du psychiatre n’aurait pas dû être entendu par le jury.

La Cour suprême du Canada a ultérieurement été saisie de l’affaire. Mme le juge Bertha Wilson, prononçant le jugement unanime de la Cour, a rejeté la décision de la Cour d’appel du Manitoba et confirmé l’acquittement, reconnaissant ainsi la validité du « syndrome de la femme battue » comme moyen de défense dans un procès pour meurtre.

Par cette décision, Mme le juge Wilson a modifié fondamentalement la règle de droit régissant la légitime défense, en l’adaptant à la situation des femmes battues qui, si la loi était appliquée rigoureusement, ne pourraient invoquer leur situation comme moyen de défense. Jusqu’à ce jugement, quiconque causait intentionnellement la mort ou des lésions corporelles graves en repoussant une agression était légalement justifié « s’il avait des motifs raisonnables pour appréhender [...] la mort ou des lésions corporelles graves ». Bien que l’article pertinent du Code criminel n’exige pas qu’un accusé ait appréhendé un danger imminent lorsqu’il a agi, cette exigence a été intégrée par interprétation judiciaire dans une suite d’affaires.

Mme le juge Wilson a fait observer que l’exigence de l’imminence « évoque l’image du  »couteau levé«  ou d’une arme à feu pointée ». Selon elle, le fondement de la règle d’imminence semble aller de soi [...] [et] [...] a pour objet de faire en sorte que l’utilisation de la force défensive soit vraiment nécessaire. Cette règle justifie l’acte de légitime défense parce que le défendeur croyait raisonnablement qu’il n’avait d’autre solution que d’enlever la vie à son agresseur. S’il s’écoule suffisamment de temps entre le moment initial de l’agression et la réaction de l’accusé, ce dernier peut être soupçonné d’avoir été motivé par un esprit de vengeance plutôt que par la légitime défense ».

D’ordinaire, cet argument est pertinent. Toutefois, Mme le juge Wilson a déclaré que des règles particulières de légitime défense s’appliquent dans le cas des femmes battues, et qu’un spécialiste comme le psychiatre appelé dans l’affaire Lavallee peut aider un jury à mieux comprendre ces règles. Le témoignage de ce spécialiste peut également permettre de jeter le doute sur la présomption selon laquelle si l’agression n’a pas un caractère actuel -- comme dans le cas de M. Rust qui, après avoir proféré des menaces de mort, a tourné le dos à l’accusée pour quitter la pièce -- la violence utilisée par l’accusée est inacceptable.

Mme le juge Wilson a déclaré que sans le témoignage d’un spécialiste sur les effets psychologiques que peut avoir la violence dont sont victimes les épouses et les conjointes de fait, le jury n’était pas en mesure d’apprécier l’état mental de Mme Lavallee et d’autres femmes dans sa situation. Dans le cas d’une femme battue, il n’est pas indiqué de se demander pourquoi cette dernière a accepté de subir un tel traitement, pourquoi elle a continué de vivre avec son conjoint, bref pourquoi elle ne l’a pas quitté. Citant des revues américaines de droit jurisprudentiel et d’études de comportement, Mme le juge Wilson a souligné qu’un spécialiste peut aider les jurés à ne pas raisonner selon la logique de leur propre expérience, afin d’éviter de tirer des conclusions totalement erronées. De déclarer le juge, le jury doit réaliser dans ce cas qu’« étant donné le contexte relationnel dans lequel se produit la violence, l’état mental de l’accusée au moment critique où elle presse la gachette ne peut être compris si on fait abstraction de l’effet cumulatif de mois ou même d’années de brutalité [qui] [...] ont amené un sentiment de terreur grandissante chez l’appelante ». En outre, seul le témoignage d’un spécialiste, comme celui utilisé au procès de la défense, peut permettre au jury de comprendre « qu’une femme battue peut être en mesure de prévoir exactement le moment où la violence va éclater, avant même que le premier coup ne soit porté, ce que ne pourrait faire une personne étrangère au contexte ».

Mme le juge Wilson a reconnu que certains, tout en reconnaissant qu’une femme battue « est mieux placée que quiconque pour sentir le danger de la part de son conjoint », soutiendront tout de même que « la loi exige d’attendre que le couteau soit levé, l’arme à feu pintée ou que l’agresseur montre les poings, pour que l’appréhension d’une agression puisse être jugée raisonnable ». Le juge répond que le fait d’exiger qu’une femme battue attende, comme toute autre personne attaquée, que l’agression se concrétise « pour que ses appréhensions puissent être justifiées en droit équivaudrait [...] à la condamner au meurtre à petit feu puisque, « compte tenu de leur taille, de leur force, de l’état des rapports sociaux et du manque d’entraînement, une femme n’est pas de taille à lutter physiquement contre un homme ».

Outre la « règle de l’imminence » (p. ex., une arme pointée) qui s’appliquait lorsqu’une femme battue invoquait la légitime défense, le Code criminel dispose que l’accusé doit croire « pour des motifs raisonnables, qu’il ne peut autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves ».

Mme le juge Wilson a rappelé que la personne moyenne - y compris un juré - pourra demander « pourquoi, si la violence était aussi intolérable, l’appelante n’a pas depuis longtemps quitté son conjoint? » Là encore, un expert pourrait expliquer que si une femme hésite à quitter son conjoint, ce n’est pas parce qu’elle est moins maltraitée qu’elle le prétend ou parce qu’elle aime être battue. Le spécialiste expliquerait « l’impuissance consciente » dans laquelle se trouve une femme battue, dont l’estime de soi est tellement diminuée par des mauvais traitements prolongés qu’elle en arrive à pardonner rapidement et systématiquement à son agresseur, pour peu qu’il lui fasse des excuses et lui exprime son amour à la fin de chaque cycle de violence.

Mme le juge Wilson a soutenu que « le jury n’a pas à porter de jugement sur le fait qu’une femme battue accusée ait poursuivi sa relation, et il a encore moins le droit de conclure qu’en agissant ainsi elle a perdu son droit de légitime défense ». Si, après avoir entendu tous les témoignages, dont celui d’un spécialiste, le jury est convaincu que l’accusé avait des motifs raisonnables de croire qu’elle ne pouvait autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves et s’estimait incapable de fuir, il doit alors se demander ce qu’aurait fait « une personne raisonnable » dans ces circonstances.

Dans sa décision rendue en termes énergiques, c’est ici que Mme le juge Wilson emploie les mots les plus forts. Elle déclare qu’une femme battue se trouvant dans la situation de Mme Lavallee est « en quelque sorte comme un otage que [...] le ravisseur menace de tuer dans trois jours ». Si, « étant donné les antécédents, les circonstances et ses perceptions » une femme battue accusée a cru qu’elle n’avait d’autre issue que de tuer avant d’être tuée, il est raisonnable, comme dans l’exemple cité, que l’otage profite de la première occasion et tue le premier jour au lieu « d’attendre que son ravisseur n’essaie de le tuer le troisième jour [...] »

ANALYSE

Cette décision ne donne pas à une femme battue carte blanche pour tuer son conjoint violent. Il appartient au jury de décider, dans chaque cas, si la preuve -- en particulier celle résultant du témoignage d’un spécialiste - suffit à justifier l’acquittement. Comme Mme le juge Wilson a pris bien soin de le souligner: « Le fait que l’appelante ait été une femme battue ne lui assure pas automatiquement l’acquittement. Les femmes battues peuvent très bien tuer leur conjoint autrement qu’en situation de légitime défense ».

En dépit de l’analogie utilisée plus haut, on ne saurait soutenir que la décision de la cour élargit la notion de légitime défense au point de permettre à une femme battue de tuer son conjoint de façon préventive et en toute impunité. Selon toute vraisemblance, rares seront les circonstances où la défense aura gain de cause. La Cour suprême aura sans doute voulu ici non pas tant offrir à toutes les Lyn Lavallee un prétexte pour appliquer à tous les Rooster Rust du pays le traitement qu’ils méritent, mais plutôt définir une fois pour toutes un principe directeur - pour tous les Canadiens et non pas seulement pour les conjoints violents - , à savoir qu’aucun homme n’a le droit d’agresser une femme dans quelque circonstance que ce soit.

Comme on pouvait le prévoir, l’affaire Lavallee a suscité chez les théoriciens et praticiens du droit de nombreux commentaires quant à la façon d’interpréter le raisonnement adopté par la Cour suprême et aux conséquences que pourrait avoir le jugement rendu dans cette affaire.

Tout en saluant ce jugement, où l’on reconnaît enfin le fossé qu’il peut y avoir entre l’expérience et la réalité des femmes, d’une part, et ce que la profession juridique considère depuis toujours comme une crainte « raisonnable » de la mort ou du préjudice corporel, d’autre part, certains commentateurs ont laissé entendre que l’optique adoptée pourrait servir à échafauder d’autres doctrines de droit criminel, notamment dans les cas de contrainte ou de provocation. D’autres ont demandé que l’on reformule les défenses ou excuses prévues par le Code criminel en pareils cas afin de permettre aux tribunaux de tenir compte du contexte global dans lequel la présumée infraction a été commise. Par exemple, l’exigence selon laquelle la provocation doit être « soudaine » ou que la contrainte doit découler d’une menace « immédiate » venant des personnes présentes peut en effet empêcher le tribunal d’examiner toutes les circonstances déterminantes dans lesquelles se trouvait l’épouse battue.

Certains observateurs mettent en garde contre le danger que le syndrome de la femme battue, lorsqu’il est invoqué en preuve, soit présenté comme une forme de désordre psychologique ou comme diagnostic. Ce genre d’interprétation présente le double risque que la réaction des femmes à la violence au foyer, plutôt que la conduite de leur conjoint, soit perçue comme anormale, et que les femmes qui ne seraient pas conformes au nouveau stéréotype ne puissent plaider la légitime défense.