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MR-60F
LA FEMME BATTUE COMME MOYEN DE DÉFENSE :
Rédaction :
TABLE DES MATIÈRES
LA FEMME BATTUE COMME MOYEN DE DÉFENSE : Angélique Lyn Lavallee a été pendant trois ou quatre ans la conjointe de fait de Kevin (« Rooster ») Rust. Leur relation était souvent ponctuée de disputes et d'actes de violence et leurs différends pouvaient durer deux ou trois jours et parfois même plusieurs semaines. Mme Lavallee a souvent fait l'objet d'agressions physiques de la part de M. Rust, et entre 1983 et 1986, elle a dû se rendre plusieurs fois à l'hôpital à cause de blessures, dont de graves contusions, des ecchymoses multiples, une fracture au nez et un oeil au beurre noir. Au moins un ami a vu ou entendu M. Rust battre Mme Lavallee et a vu à deux reprises cette dernière pointer une arme à feu vers son conjoint, le menaçant de l'abattre si jamais il la touchait de nouveau. Le témoin a également vu Mme Lavallee avec un oeil au beurre noir et il ne l'a pas crue lorsqu'elle lui a dit que cette blessure était due à un accident. Une autre connaissance a dit avoir vu Mme Lavallee avec la lèvre fendue. Dans la soirée du 30 août 1986, le couple a donné une réception qui est devenue plutôt bruyante. À un moment donné, un ami commun du couple a vu M. Rust poursuivre Mme Lavallee à l'extérieur de la maison. Tout en demandant à M. Rust de « me laisser tranquille », Mme Lavallee se cachait derrière leur ami. Plus tard, un voisin a entendu, entre un premier et un second coup de feu, les bruits produits par « quelqu'un... qui battait quelqu'un d'autre« et les cris d'une femme. Un autre voisin a entendu des bruits semblables à des coups de feu, suivis de la voix d'une femme qui disait « il m'a donnée un coup de poing au visage. Il m'a donnée un coup de poing au visage ». Trois autres invités ont dit avoir entendu des cris, une bousculade et des coups, puis des coups de feu. Mme Lavallee avait effectivement tiré deux coups de feu en direction de M. Rust avec une carabine; la première balle a raté M. Rust, mais la seconde l'a atteint derrière la tête, le tuant au moment où il allait sortir de la pièce. Mme Lavallee, visiblement ébranlée et perturbée, aurait déclaré: « Rooster me battait et c'est pourquoi j'ai tiré sur lui... vous savez comment il me traitait, il faut que vous m'aidiez ». En route vers le poste de police, l'agent qui avait arrêté Mme Lavallee l'a entendue dire: « Il a dit que si je ne le tuais pas avant, il me tuerait. J'espère qu'il va vivre. Je l'aime vraiment [...] il m'a dit qu'il me tuerait lorsque les invités seraient partis ». Un agent de police et un médecin ont par la suite observé des marques et des blessures sur le corps de Mme Lavallee, ce qui confirmait sa déclaration selon laquelle elle avait dû se défendre. Le coroner qui a effectué lautopsie sur le corps de M. Rust a remarqué sur sa main gauche des marques révélant quil avait frappé quelquun. Pendant le procès pour meurtre au second degré de Mme Lavallee, un psychiatre spécialisé dans le traitement des femmes battues a déclaré dans son témoignage que la terreur que M. Rust exerçait sur Mme Lavallee lavait plongée dans un sentiment de vulnérabilité, et quelle se sentait dévalorisée et piégée dans une relation dont, malgré la violence, elle ne réussissait pas à sortir. Le psychiatre a également déclaré que la violence permanente dont Mme Lavallee faisait lobjet constituait une menace pour sa vie et quelle avait utilisé une arme à feu en désespoir de cause, estimant que M. Rust avait lintention de la tuer. Mme Lavallee, qui na pas témoigné, a été acquittée par le jury. La Couronne en a appelé de cette décision à la Cour dappel du Manitoba, qui a ordonné la tenue dun nouveau procès. Essentiellement, le tribunal a estimé que, sans le témoignage du psychiatre, le jury naurait pas accepté largument de légitime défense de Mme Lavallee. La cour a également estimé que le juge de première instance navait pas bien informé les jurés quant à lutilisation quils devaient faire du témoignage du psychiatre. Pour cette raison, la Cour dappel a déclaré que le témoignage du psychiatre naurait pas dû être entendu par le jury. La Cour suprême du Canada a ultérieurement été saisie de laffaire. Mme le juge Bertha Wilson, prononçant le jugement unanime de la Cour, a rejeté la décision de la Cour dappel du Manitoba et confirmé lacquittement, reconnaissant ainsi la validité du « syndrome de la femme battue » comme moyen de défense dans un procès pour meurtre. Par cette décision, Mme le juge Wilson a modifié fondamentalement la règle de droit régissant la légitime défense, en ladaptant à la situation des femmes battues qui, si la loi était appliquée rigoureusement, ne pourraient invoquer leur situation comme moyen de défense. Jusquà ce jugement, quiconque causait intentionnellement la mort ou des lésions corporelles graves en repoussant une agression était légalement justifié « sil avait des motifs raisonnables pour appréhender [...] la mort ou des lésions corporelles graves ». Bien que larticle pertinent du Code criminel nexige pas quun accusé ait appréhendé un danger imminent lorsquil a agi, cette exigence a été intégrée par interprétation judiciaire dans une suite daffaires. Mme le juge Wilson a fait observer que lexigence de limminence « évoque limage du »couteau levé« ou dune arme à feu pointée ». Selon elle, le fondement de la règle dimminence semble aller de soi [...] [et] [...] a pour objet de faire en sorte que lutilisation de la force défensive soit vraiment nécessaire. Cette règle justifie lacte de légitime défense parce que le défendeur croyait raisonnablement quil navait dautre solution que denlever la vie à son agresseur. Sil sécoule suffisamment de temps entre le moment initial de lagression et la réaction de laccusé, ce dernier peut être soupçonné davoir été motivé par un esprit de vengeance plutôt que par la légitime défense ». Dordinaire, cet argument est pertinent. Toutefois, Mme le juge Wilson a déclaré que des règles particulières de légitime défense sappliquent dans le cas des femmes battues, et quun spécialiste comme le psychiatre appelé dans laffaire Lavallee peut aider un jury à mieux comprendre ces règles. Le témoignage de ce spécialiste peut également permettre de jeter le doute sur la présomption selon laquelle si lagression na pas un caractère actuel -- comme dans le cas de M. Rust qui, après avoir proféré des menaces de mort, a tourné le dos à laccusée pour quitter la pièce -- la violence utilisée par laccusée est inacceptable. Mme le juge Wilson a déclaré que sans le témoignage dun spécialiste sur les effets psychologiques que peut avoir la violence dont sont victimes les épouses et les conjointes de fait, le jury nétait pas en mesure dapprécier létat mental de Mme Lavallee et dautres femmes dans sa situation. Dans le cas dune femme battue, il nest pas indiqué de se demander pourquoi cette dernière a accepté de subir un tel traitement, pourquoi elle a continué de vivre avec son conjoint, bref pourquoi elle ne la pas quitté. Citant des revues américaines de droit jurisprudentiel et détudes de comportement, Mme le juge Wilson a souligné quun spécialiste peut aider les jurés à ne pas raisonner selon la logique de leur propre expérience, afin déviter de tirer des conclusions totalement erronées. De déclarer le juge, le jury doit réaliser dans ce cas qu« étant donné le contexte relationnel dans lequel se produit la violence, létat mental de laccusée au moment critique où elle presse la gachette ne peut être compris si on fait abstraction de leffet cumulatif de mois ou même dannées de brutalité [qui] [...] ont amené un sentiment de terreur grandissante chez lappelante ». En outre, seul le témoignage dun spécialiste, comme celui utilisé au procès de la défense, peut permettre au jury de comprendre « quune femme battue peut être en mesure de prévoir exactement le moment où la violence va éclater, avant même que le premier coup ne soit porté, ce que ne pourrait faire une personne étrangère au contexte ». Mme le juge Wilson a reconnu que certains, tout en reconnaissant quune femme battue « est mieux placée que quiconque pour sentir le danger de la part de son conjoint », soutiendront tout de même que « la loi exige dattendre que le couteau soit levé, larme à feu pintée ou que lagresseur montre les poings, pour que lappréhension dune agression puisse être jugée raisonnable ». Le juge répond que le fait dexiger quune femme battue attende, comme toute autre personne attaquée, que lagression se concrétise « pour que ses appréhensions puissent être justifiées en droit équivaudrait [...] à la condamner au meurtre à petit feu puisque, « compte tenu de leur taille, de leur force, de létat des rapports sociaux et du manque dentraînement, une femme nest pas de taille à lutter physiquement contre un homme ». Outre la « règle de limminence » (p. ex., une arme pointée) qui sappliquait lorsquune femme battue invoquait la légitime défense, le Code criminel dispose que laccusé doit croire « pour des motifs raisonnables, quil ne peut autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves ». Mme le juge Wilson a rappelé que la personne moyenne - y compris un juré - pourra demander « pourquoi, si la violence était aussi intolérable, lappelante na pas depuis longtemps quitté son conjoint? » Là encore, un expert pourrait expliquer que si une femme hésite à quitter son conjoint, ce nest pas parce quelle est moins maltraitée quelle le prétend ou parce quelle aime être battue. Le spécialiste expliquerait « limpuissance consciente » dans laquelle se trouve une femme battue, dont lestime de soi est tellement diminuée par des mauvais traitements prolongés quelle en arrive à pardonner rapidement et systématiquement à son agresseur, pour peu quil lui fasse des excuses et lui exprime son amour à la fin de chaque cycle de violence. Mme le juge Wilson a soutenu que « le jury na pas à porter de jugement sur le fait quune femme battue accusée ait poursuivi sa relation, et il a encore moins le droit de conclure quen agissant ainsi elle a perdu son droit de légitime défense ». Si, après avoir entendu tous les témoignages, dont celui dun spécialiste, le jury est convaincu que laccusé avait des motifs raisonnables de croire quelle ne pouvait autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves et sestimait incapable de fuir, il doit alors se demander ce quaurait fait « une personne raisonnable » dans ces circonstances. Dans sa décision rendue en termes énergiques, cest ici que Mme le juge Wilson emploie les mots les plus forts. Elle déclare quune femme battue se trouvant dans la situation de Mme Lavallee est « en quelque sorte comme un otage que [...] le ravisseur menace de tuer dans trois jours ». Si, « étant donné les antécédents, les circonstances et ses perceptions » une femme battue accusée a cru quelle navait dautre issue que de tuer avant dêtre tuée, il est raisonnable, comme dans lexemple cité, que lotage profite de la première occasion et tue le premier jour au lieu « dattendre que son ravisseur nessaie de le tuer le troisième jour [...] » Cette décision ne donne pas à une femme battue carte blanche pour tuer son conjoint violent. Il appartient au jury de décider, dans chaque cas, si la preuve -- en particulier celle résultant du témoignage dun spécialiste - suffit à justifier lacquittement. Comme Mme le juge Wilson a pris bien soin de le souligner: « Le fait que lappelante ait été une femme battue ne lui assure pas automatiquement lacquittement. Les femmes battues peuvent très bien tuer leur conjoint autrement quen situation de légitime défense ». En dépit de lanalogie utilisée plus haut, on ne saurait soutenir que la décision de la cour élargit la notion de légitime défense au point de permettre à une femme battue de tuer son conjoint de façon préventive et en toute impunité. Selon toute vraisemblance, rares seront les circonstances où la défense aura gain de cause. La Cour suprême aura sans doute voulu ici non pas tant offrir à toutes les Lyn Lavallee un prétexte pour appliquer à tous les Rooster Rust du pays le traitement quils méritent, mais plutôt définir une fois pour toutes un principe directeur - pour tous les Canadiens et non pas seulement pour les conjoints violents - , à savoir quaucun homme na le droit dagresser une femme dans quelque circonstance que ce soit. Comme on pouvait le prévoir, laffaire Lavallee a suscité chez les théoriciens et praticiens du droit de nombreux commentaires quant à la façon dinterpréter le raisonnement adopté par la Cour suprême et aux conséquences que pourrait avoir le jugement rendu dans cette affaire. Tout en saluant ce jugement, où lon reconnaît enfin le fossé quil peut y avoir entre lexpérience et la réalité des femmes, dune part, et ce que la profession juridique considère depuis toujours comme une crainte « raisonnable » de la mort ou du préjudice corporel, dautre part, certains commentateurs ont laissé entendre que loptique adoptée pourrait servir à échafauder dautres doctrines de droit criminel, notamment dans les cas de contrainte ou de provocation. Dautres ont demandé que lon reformule les défenses ou excuses prévues par le Code criminel en pareils cas afin de permettre aux tribunaux de tenir compte du contexte global dans lequel la présumée infraction a été commise. Par exemple, lexigence selon laquelle la provocation doit être « soudaine » ou que la contrainte doit découler dune menace « immédiate » venant des personnes présentes peut en effet empêcher le tribunal dexaminer toutes les circonstances déterminantes dans lesquelles se trouvait lépouse battue. Certains observateurs mettent en garde contre le danger que le syndrome de la femme battue, lorsquil est invoqué en preuve, soit présenté comme une forme de désordre psychologique ou comme diagnostic. Ce genre dinterprétation présente le double risque que la réaction des femmes à la violence au foyer, plutôt que la conduite de leur conjoint, soit perçue comme anormale, et que les femmes qui ne seraient pas conformes au nouveau stéréotype ne puissent plaider la légitime défense. |