PRB 00-02F

L'ITINÉRANCE - LES EXPÉRIENCES AMÉRICAINE ET CANADIENNE

Rédaction :
Jean Dupuis
Division de l'économie
Le 12 septembre 2000

 


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

BREF HISTORIQUE DE L’ITINÉRANCE AUX ÉTATS-UNIS

L’ITINÉRANCE, HIER ET AUJOURD’HUI

LES ASPECTS STRUCTURELS DE L’ITINÉRANCE

   A. Diminution du parc de logements de prix abordable

   B. Contrôle des loyers et autres contraintes réglementaires sur les marchés du logement

      1. Contrôle des loyers

      2. Autres contraintes réglementaires

   C. Disparition du marché du logement locatif

   D. Désinstitutionnalisation

   E. Épidémie de crack (cocaïne)

L’ITINÉRANCE ET LA PAUVRETÉ – L’EXPÉRIENCE CANADIENNE

L’ITINÉRANCE AU CANADA AUJOURD’HUI

CONCLUSION


L'ITINÉRANCE - LES EXPÉRIENCES
AMÉRICAINE ET CANADIENNE

INTRODUCTION

L’itinérance est une manifestation persistante de la pauvreté dans les villes, mais, depuis quelques années, les hommes et femmes politiques, les spécialistes en sciences sociales, les urbanistes et les militants lui accordent une attention renouvelée.  Quels sont les facteurs qui contribuent au problème de l’itinérance?  Pourquoi cet intérêt soudain?

Il s’agira, dans les pages qui suivent, d’essayer de déceler les causes qui sont à l’origine du phénomène de l’itinérance en comparant les expériences américaine et canadienne, notamment selon le point de vue d’éminents experts canadiens et américains de l’itinérance et du logement.  La comparaison fera ressortir plusieurs des influences qui peuvent avoir contribué à l’expansion du phénomène et à le mettre à l’avant-plan.   On décrira également les caractéristiques qui distinguent les populations d’itinérants d’hier et d’aujourd’hui.

BREF HISTORIQUE DE L’ITINÉRANCE AUX ÉTATS-UNIS

Tout au long de l’histoire américaine, il a existé aux États-Unis un segment appréciable de la population qui était composé d’itinérants.  À l’époque coloniale, les itinérants et les miséreux avaient droit à fort peu de compassion et ils étaient parfois chassés des villes et villages ou ils devaient se déplacer de localité en localité pour éviter de devenir une lourde charge pour les secours publics.

À la fin de la Guerre civile américaine, les combattants renvoyés de l’armée se sont joints aux travailleurs migrants pour gonfler les rangs des itinérants.  Des groupes itinérants de vagabonds allaient de localité en localité, à la recherche d’abris et de travail.  Comme les itinérants d’aujourd’hui, ils étaient souvent traités avec suspicion et méfiance.   La politique officielle, là où elle existait, se résumait souvent à les avertir de s’en aller ou à les mettre en prison pendant un certain temps.

Les conséquences de pareilles attitudes sociales étaient graves, vu l’absence, à cette époque, de toute mesure sociale pour protéger les familles en cas de chômage.  Au XIXe siècle, la perte d’un emploi – ou encore le décès ou l’invalidité du gagne-pain du foyer – présentait un vrai risque de tomber dans la misère.   M. Peter Rossi(1) signale que les localités faisaient une distinction entre les sans-abri locaux – les familles et les particuliers connus de la collectivité qui traversaient des difficultés –, et les itinérants, souvent des personnes seules qu’on croyait sans domicile à cause de leur mode de vie irresponsable.  Ces sans-abri sans liens avec d’autres personnes avaient droit au mépris, alors que les familles miséreuses recevaient un traitement empreint d’une plus grande sympathie. 

Vers la fin du XIXe siècle, le phénomène des sans-abri s’est institutionnalisé et s’est concentré dans les quartiers les plus pauvres des villes industrielles, appelés « Skid Row ». Ces quartiers malfamés, avec leur lot d’hôtels bon marché, de missions religieuses et d’asiles, faisaient partie intégrante de l’économie urbaine, fournissant une main-d’œuvre manuelle non qualifiée aux usines, aux scieries et aux cours de triage des chemins de fer. 

La population de ces quartiers a continué de croître jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, au moment où la mécanisation des procédés industriels, notamment pour les travaux de terrassement et de manutention, a fait diminuer la demande de main-d’oeuvre non qualifiée, privant ainsi la population de ces quartiers miséreux de tout marché pour ses services.

La Grande Crise des années 1930 a entraîné l’effondrement de l’activité économique et fait bondir le chômage, qui a duré plus d’une dizaine d’années et a touché à un moment donné jusqu’à 25 p. 100 de la population active(2).  Beaucoup ont dû quitter leur foyer et leur localité pour chercher du travail ailleurs, si bien que le nombre de sans-abri s’est accru.  Pendant la crise, on a essayé de mesurer l’ampleur du phénomène.  D’après les estimations, la population itinérante a varié entre 200 000 et 1,5 million de personnes.  M. Rossi fait observer que ce chiffre est fort semblable aux estimations d’aujourd’hui (il y aurait entre 350 000 et plusieurs millions d’itinérants)(3).  Cependant, la population américaine était alors moins nombreuse; les itinérants représentaient donc une fraction plus importante qu’aujourd’hui de l’ensemble de la population.

Les centres urbains attiraient les chercheurs d’emplois.   Beaucoup de villes ont donc été envahies par ces migrants, et la population des quartiers pauvres a augmenté de façon appréciable.  Comme les itinérants étaient souvent trop nombreux pour être logés convenablement, les autorités ont dû recourir à divers types de logements d’urgence, allant parfois jusqu’à se servir des prisons.  Certaines villes se sont contentées de déménager les sans-abri dans des camps, à la campagne; beaucoup d’itinérants se sont eux-mêmes improvisé des logements de fortune, construisant ainsi des bidonvilles en périphérie des villes.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le problème a presque totalement disparu, car les itinérants ont été absorbés par les forces armées et les industries de guerre.  Dans certains milieux, on craignait, à la fin de la guerre, un retour à la stagnation économique, avec ses problèmes de chômage et d’itinérance.  Cependant, l’épargne accumulée par les particuliers, la démilitarisation rapide de l’industrie et la demande refoulée de biens et services chez les particuliers ont soutenu, après la guerre, une vague de prospérité économique qui a maintenu des taux de chômage et d’itinérance très faibles. 

Dans les décennies qui ont suivi, les quartiers miséreux (Skid Row), avec leurs établissements et entreprises qui répondaient aux besoins des pauvres et de la population âgée, se sont lentement rétrécis et leur rôle dans une économie urbaine moderne s’est progressivement marginalisé.  Beaucoup de spécialistes des sciences sociales croyaient que ces quartiers disparaîtraient complètement du paysage urbain.

À la fin des années 1950, les universitaires ont recommencé à s’intéresser à ces quartiers miséreux et à leur population, car la rénovation du centre des villes obligeait de nombreux urbanistes et les autorités municipales à faire face aux problèmes des quartiers vétustes et pauvres.  On cherchait à en savoir le plus possible sur ces quartiers et sur la façon dont leur population s’adapterait, une fois les quartiers démolis pour permettre le réaménagement urbain.

À la fin des années 1950 et 1960, il y a eu beaucoup de tentatives d’estimation de la taille de la population itinérante dans divers centres urbains.   M. Rossi parle d’une étude réalisée en 1963 par M. Donald Bogue(4), qui s’est servi des données du recensement de 1958 pour dénombrer quelque 12 000 sans-abri dans la seule ville de Chicago; selon ses estimations, environ 200 000 sans-abri – surtout des hommes âgés – vivaient dans les 41 plus grandes villes américaines.  Une autre étude, réalisée celle-là en 1960 par MM. Bahr et Caplow(5), disait qu’environ 8 000 hommes étaient des sans-abri dans le quartier Bowery de New York et qu’on trouvait 30 000 autres itinérants ailleurs dans la ville.  Une autre évaluation du phénomène(6) établissait à 2 000 le nombre des sans-abri à Philadelphie(7) .

Malgré l’expansion que l’économie a subie pendant cette période, le problème de l’itinérance a subsisté.  Comme l’écrit M. Rossi :

Les quartiers miséreux étaient peut-être bien en train de mourir; vu l’âge de plus en plus avancé de la population qui y subsistait, on prédisait largement, et avec confiance, leur disparition.  Mais il crevait les yeux que les derniers spasmes n’allaient être ni faciles ni de courte durée(8).

Dans les années 1950, la conception qu’on se faisait de l’itinérance différait considérablement de celle d’aujourd’hui.  À l’époque, l’itinérance décrivait plutôt l’absence de soutien alors que, de nos jours, elle fait songer davantage à la privation de logement.  La plupart des hommes itinérants de l’étude de M. Bogue avaient un abri stable quelconque.  Les quatre cinquièmes louaient des chambres sans fenêtre dans des hôtels borgnes tous les jours (ou tous les soirs).  Il s’agissait de petits locaux séparés, parfois juste assez grands pour y installer un lit de camp.  Le dernier cinquième de ces hommes vivaient dans des chambres privées dans des hôtels bon marché offrant des chambres pour une seule personne ou dans les dortoirs des missions.  D’après M. Bogue, seule une faible minorité de ces hommes étaient vraiment dans les rues.  On trouve la même observation dans d’autres études.

Les autres constatations qui ressortent des diverses études sont remarquablement similaires.  Elles décrivent la population des quartiers miséreux comme très homogène, composée surtout d’hommes blancs dont l’âge médian était de 50 ans.  Là-dessus, le quart étaient des prestataires de la sécurité sociale qui tâchaient de tirer le maximum de leurs maigres prestations en louant les logements les moins chers possible.  Un autre quart d’entre eux souffraient d’un alcoolisme chronique.  Quant à la dernière moitié, elle se composait de handicapés physiques (20 p. 100), de malades mentaux chroniques (20 p. 100) et de mésadaptés sociaux (10 p. 100).

Exception faite des pensionnés, la plupart des habitants des quartiers miséreux gagnaient leur vie par de petits emplois mal payés.  Ceux qui n’avaient pas de travail pouvaient trouver à se loger et de quoi manger dans des refuges municipaux et les dortoirs des missions, considérés comme les formes de logement les moins souhaitables.

Enfin, l’étude de M. Bogue attirait l’attention sur l’isolement social de cette population.  La quasi-totalité des hommes n’étaient pas mariés et la plupart ne l’avaient jamais été.   Beaucoup avaient une famille, mais, précisait l’étude, les liens familiaux étaient très ténus. Certains prétendaient avoir des amis, mais ces relations étaient très superficielles.

D’autres études ont confirmé que cette population se caractérisait ainsi :

1)  une pauvreté extrême, découlant du chômage, de la sporadicité de l’emploi, de la faiblesse chronique des gains et du bas niveau de l’assistance de l’État;

2)  une invalidité découlant de l’âge avancé, de l’alcoolisme ou de la maladie physique ou mentale;

3)  la marginalité sociale et la précarité des liens avec la famille et les parents, les amis étant rares ou inexistants(9).

De nombreux spécialistes en sciences sociales ont signalé la disparition du marché du travail occasionnel et la fin de la fonction économique que remplissaient les quartiers miséreux, lorsque se sont mécanisés progressivement les emplois demandant peu de qualifications.  Cependant, ces quartiers n'ont pas disparu tout à fait, comme bien des universitaires l’avaient prédit.  Dans la plupart des villes, des versions réduites de ces quartiers se sont développés dans les secteurs où il y avait des hôtels bon marché et des maisons de chambres.

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, beaucoup de villes américaines ont subi des transformations matérielles considérables et des réaménagements qui ont fait disparaître beaucoup de vieux logements bon marché et leur ont substitué des bâtiments ou des utilisations plus rentables, comme des immeubles à bureaux et des parcs de stationnement. Parallèlement, le gouvernement fédéral des États-Unis a légiféré pour augmenter le montant des prestations sociales et en élargir la portée, à l’intention des personnes âgées et des handicapés physiques et mentaux.  Ces prestations améliorées et l’offre de logements sociaux subventionnés ont permis à une partie de la population des quartiers miséreux de se loger plus convenablement.

L’ITINÉRANCE, HIER ET AUJOURD’HUI

Dans les années 1980 et 1990, d’importantes modifications dans l’économie urbaine, les marchés du logement, la politique d’intérêt public et les tendances démographiques se sont conjuguées pour transformer la nature et les caractéristiques de l’itinérance telle qu’on vient de la décrire.   M. Rossi a défini les différences et les similitudes entre les populations d’itinérants d’hier et d’aujourd’hui(10).

La différence la plus frappante est la visibilité et le nombre des sans-abri, aujourd’hui.  Loin d’être confinés dans les quartiers pauvres, les personnes qui vivent et dorment dans les rues ou dans des lieux publics comme les terminaux d’autobus et les gares ferroviaires sont devenues un phénomène courant dans la plupart des villes.  Par le passé, les « sans-abri » s’organisaient d’une façon ou d’une autre pour trouver un refuge la nuit, mais il est clair que les nouveaux sans-abri souffrent beaucoup plus du manque de logements.

Une autre différence est que les itinérants d’aujourd’hui sont en moyenne beaucoup plus jeunes et que cette population comprend plus de femmes et de représentants de groupes ethniques divers.  Selon l’étude réalisée par M. Bogue en 1958 sur les sans-abri de Chicago, les femmes ne représentaient guère qu’environ 3 p. 100 des habitants des quartiers miséreux. L’étude effectuée en 1985-1986 dans la même ville a montré que leur proportion était de près du quart, statistique confirmée par d’autres études récentes.

La composition raciale de la population itinérante a aussi évolué considérablement au fil du temps.  Les vieux quartiers miséreux de Chicago étaient à prédominance blanche (82 p. 100), mais il y a maintenant une plus grande diversité raciale.  Chez les nouveaux itinérants, les minorités raciales et ethniques sont lourdement représentées. Une étude réalisée à Chicago a révélé que 54  p. 100 des sans-abri étaient noirs.  Dans la plupart des villes, d’autres minorités ethniques – principalement hispaniques et amérindiennes – sont également surreprésentées chez les itinérants, et la composition ethnique précise semble dépendre de celle de la population pauvre de l’endroit.

Par le passé, la plupart des habitants des quartiers miséreux (autres que les pensionnés) pouvaient trouver assez de petits emplois sporadiques pour gagner de quoi se payer un logement quelconque.  Les nouveaux sans-abri sont généralement sans emploi (97 p. 100, selon une étude) et donc beaucoup plus pauvres.

Malgré toutes ces différences entre les populations itinérantes d’hier et d’aujourd’hui, les similitudes sont encore plus frappantes.  Les deux sont plongées dans une indigence extrême, elles ont des revenus intermittents et imprévisibles (pour peu qu’elles en aient), elles ne peuvent se permettre un logement stable et adéquat; elles comportent un fort pourcentage de handicapés mentaux ou physiques, et les itinérants sont plus susceptibles d’être alcooliques et toxicomanes.

Enfin, M. Rossi a fait une comparaison intéressante entre les sans-abri et les personnes extrêmement pauvres qui ont de quoi se loger.  Bien que, selon certaines estimations, le nombre total des sans-abri dépasse à peine le million, celui des pauvres s’élève à environ 35 millions.  Le nombre des pauvres dépasse donc très largement celui des sans-abri.

M. Rossi, avançant une explication de cette constatation, définit ce qu’il entend par extrêmement pauvres : les ménages dont le revenu annuel est égal ou inférieur au revenu médian des ménages pauvres (52 p. 100 du seuil officiel de pauvreté des États-Unis).  En 1980, le gouvernement fédéral américain établissait ce seuil à 8 414 $ par année; la famille extrêmement pauvre de quatre personnes avait un revenu annuel de 4 396 $, soit 3 $ par personne et par jour. En fonction de ce critère, le nombre des extrêmement pauvres s’élevait à environ 17 millions de personnes en 1980 – ce qui demeure beaucoup plus élevé que le nombre des sans-abri.  La question, selon M. Rossi, n’est pas de savoir pourquoi il y a tant de sans-abri, mais pourquoi il y en a si peu, compte tenu du nombre de personnes extrêmement pauvres, dont la situation financière est tellement semblable.

Adoptant comme base de données les résultats de l’enquête de 1984 sur les prestataires de l’assistance générale [General Assistance (GA)], M. Rossi compare les personnes extrêmement pauvres aux sans-abri.  La GA est un programme d’aide sociale destiné aux pauvres qui n’ont pas droit aux programmes de soutien comme la sécurité sociale, l’aide aux familles ayant des enfants à charge [Assistance for Families with Dependent Children (AFDC)], ni à aucun programme pour personnes handicapées.  Les prestataires de la GA doivent être des adultes seuls et valides dont le revenu annuel ne dépasse pas 1 800 $ et qui ne possèdent pas de biens importants.  L’auteur fait observer que la clientèle de la GA et les itinérants sont très semblables, au plan socio-économique, à ceci près que l’écrasante majorité des prestataires de la GA (92 p. 100) habitent dans des logements ordinaires et font partie d’un ménage, vivant le plus souvent avec des parents.  Sur le tiers de ceux qui vivent seuls, plus de la moitié recevaient une aide financière d’amis ou de membres de la famille.

Par conséquent, la différence principale entre les sans-abri et la vaste majorité des prestataires de la GA qui sont extrêmement pauvres est que ces derniers vivent avec des membres de leur famille ou peuvent compter sur l’aide financière d’amis ou de parents.

Ces résultats montrent que le réseau des parents et amis est la dernière ligne de défense contre l’itinérance; les sans-abri, quant à eux, semblent être ceux pour qui ce réseau a été détruit par un processus qui est certainement très lié à des handicaps comme l’alcoolisme ou la maladie mentale(11).

LES ASPECTS STRUCTURELS DE L’ITINÉRANCE

Parmi les nombreuses raisons qui peuvent expliquer l’augmentation récente du phénomène de l’itinérance, celles qui sont le plus souvent avancées sont les suivantes : la diminution du parc de logements de prix abordable; les contrôles des loyers et d’autres contraintes réglementaires sur le marché du logement; le déclin du marché de la main-d’œuvre occasionnelle; la désinstitutionnalisation; l’épidémie de consommation de crack (cocaïne épurée).

   A. Diminution du parc de logements de prix abordable

M. Rossi écrit dans Without Shelter :

Il ne faut pas oublier que l’itinérance est un problème de logement. L’ampleur de ce phénomène, de nos jours, est en grande partie le résultat d’une pénurie de logements peu coûteux pour les pauvres, pénurie qui a commencé dans les années 1970 et s’est aggravée dans les années 1980(12).

En étudiant les Annual Housing Surveys (AHS) du U.S. Census Bureau, M. Rossi a observé une forte diminution du parc de logements de prix abordable dans un grand nombre de centres urbains.  Ainsi, entre 1977 et 1981, il y aurait eu diminution de l’offre de logements de plusieurs pièces à prix abordable (qui se louent pour 40 p. 100 ou moins du revenu correspondant au seuil de la pauvreté) allant de 12 p. 100 (Baltimore (Maryland)) à 58 p. 100 (Anaheim (Californie)).  Dans 12 grandes villes étudiées entre 1978 et 1983, l’offre de logements locatifs pour les familles à faible revenu a diminué de 30 p. 100 en moyenne(13).

Le parc de logements d’une pièce que louent habituellement les adultes seuls à faible revenu s’est contracté encore plus rapidement.   Selon le service de planification de Chicago, environ 18 000 logements pour les personnes seules ont été démolis ou convertis entre 1973 et 1984.  La même tendance a été observée à Seattle, à Boston, à New York, à Nashville, à Philadelphie et dans beaucoup d’autres villes; entre 1970 et 1985, plus de 50 p. 100 des logements de ce type auraient disparus.

M. Rossi explique en partie cette réduction du stock de logements à prix abordable aux coupes pratiquées dans le financement des programmes fédéraux de logement qui soutenaient la construction de logements publics ou versaient des subventions au titre du logement aux ménages pauvres, dans les années 1980.   Au même moment, le nombre de ménages pauvres a augmenté de 36 p. 100(14).  Les effets conjugués de ces deux tendances ont été une grave pénurie de logements locatifs abordables pour les ménages à faible revenu.

La contraction du parc, sur le segment inférieur du marché du logement urbain, limite les choix offerts aux ménages à faible revenu, qui doivent soit affecter une plus grande partie de leurs revenus au logement, ce qui en laisse moins pour répondre aux autres besoins, soit quitter le marché du logement.

Le sociologue américain M. Christopher Jencks  adopte une optique légèrement différente(15).  Il signale tout d’abord qu’il est difficile de repérer et de dénombrer les logements d’une pièce.  Bien que l’expression désigne le plus souvent les vieux bâtiments divisés en pièces uniques qui ne satisfont pas aux normes actuelles des villes pour les constructions nouvelles, la définition varie d’une ville à l’autre et dans le temps.  D’après M. Jencks, l’approche la plus simple consiste à utiliser les données des recensements américains pour suivre l’évolution de l’offre de chambres individuelles.  La meilleure enquête sur les chambres individuelles, l’American Housing Survey (AHS), lancée en 1973, comporte trois limites principales :

  • dans une année donnée, elle ne porte pas sur un grand nombre de logements d’une pièce;

  • elle ne tient pas compte des locataires des hôtels fréquentés surtout par les itinérants et qui y séjournent au moins six mois;

  • en 1985, on a modifié les modalités de dénombrement des chambres.  De 1973 à 1983, l’AHS laissait les locataires déclarer eux-mêmes le nombre de pièces qu’ils avaient; après 1985, l’AHS a défini ce nombre, reclassant du même coup le quart des chambres individuelles en logements de deux pièces.

Réagissant aux conclusions de l’AHS voulant que le nombre de logements d’une pièce soit passé dans l’ensemble du pays de 1,1 million à environ 789 000 logements locatifs, M. Jencks fait observer que leur nombre a été plus ou moins stable entre 1973 et 1983, d’une part, et entre 1985 et 1989, d’autre part.  Il conclut que le déclin observé entre 1983 et 1985 est une illusion statistique découlant de problèmes dans le dénombrement des logements d’une pièce et des changements apportés en 1985 dans la conception même de l’enquête AHS.

Bien que le nombre de logements d’une pièce soit resté plus ou moins stable au cours de la période étudiée, si l’on en croit le recensement, la population qui y habite a diminué considérablement, ramenée de 314 000 à 162 000 entre 1973 et 1989.

La plupart des logements d’une pièce ont été démolis dans les années 1960 et 1970, mais il en subsistait suffisamment pour que le loyer de ces logements reste stable.  L’offre et la demande de ces logements sont généralement restés en équilibre pendant les années 1970.  En outre, les salaires réels et les prestations de l’État ont continué d’augmenter jusqu’au début des années 1970, ce qui permettait même à des personnes qui travaillaient irrégulièrement de s’offrir des logements de meilleure qualité, faisant fléchir la demande de logements d’une pièce et de qualité médiocre.

Après 1973, l’augmentation des salaires réels et des prestations de l’État s’est arrêtée, et la demande des logements de moins bonne qualité a cessé de diminuer, mais le phénomène de l’itinérance n’est devenu visible que dans les années 1980.  M. Jencks attribue ce décalage à la baisse constante du pouvoir d’achat des pauvres pendant la même période.  Sa thèse est que la pénurie de logements pour les pauvres s’explique non seulement par une offre insuffisante de chambres bon marché, mais aussi par une demande excédentaire stimulée par la hausse du chômage chronique chez les hommes et le retard dans la progression des prestations de chômage versées par l’État.  Le déséquilibre entre une offre faible et une vigoureuse demande a fait augmenter le loyer de ces logements plus rapidement que le niveau général des prix.

On aurait pu croire que la demande excédentaire de logements bon marché serait provisoire et qu’elle se résorberait, puisque la hausse des loyers et des bénéfices aurait dû inciter les entrepreneurs à accroître l’offre.   M. Jencks soutient que les politiques et règlements municipaux qui s’appliquaient dans beaucoup de grandes villes (p. ex., le contrôle des loyers) ont empêché l’adaptation aux nouvelles conditions du marché (la construction de nouveaux logements ou la conversion de logements classiques en logements d’une pièce coûtant moins cher).

Lorsque leurs revenus ont commencé à stagner, une proportion croissante des pauvres ne pouvaient plus s’offrir le logement qu’ils occupaient sans pourtant avoir de solution de rechange.  Les personnes très pauvres se sont rabattues en plus grand nombre sur les refuges d’urgence ou ont dû se résoudre à vivre dans les rues.

En somme, M. Jencks ne croit pas que la destruction des quartiers miséreux suffise à expliquer l’augmentation du phénomène de l’itinérance.  Il conclut, à partir de données statistiques, que l’itinérance a été la conséquence de l’aggravation de la pauvreté et des contraintes réglementaires imposées au marché des logements peu coûteux, à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

   B. Contrôle des loyers et autres contraintes réglementaires sur les marchés du logement

Des spécialistes en recherche sociale attribuent l’itinérance à des initiatives de politique publique et à la réglementation du logement urbain.  C’est là un prolongement de la thèse que nous venons de voir, voulant que l’itinérance découle de la disparition progressive du parc de logements locatifs bon marché.

Les marchés du logement ne sont pas des marchés nationaux.   Ils sont plutôt la somme des nombreux marchés régionaux et locaux; le cadre réglementaire municipal peut donc avoir des conséquences considérables sur les types et l’offre de logements locatifs à loyer modique.  Les règlements peuvent prendre la forme d’un plafonnement des prix des logements (contrôle des loyers), de restrictions sur les types de construction autorisés (règlement de zonage) ou des ordonnances de contrôle de la croissance qui limitent ou interdisent certaines activités ou entreprises pour assurer un développement urbain plus « ordonné ».

      1. Contrôle des loyers

À moins qu’ils ne s’appliquent en période d’expansion urbaine rapide, lorsque les logements sont rares, les contrôles des loyers sont essentiellement un plafonnement des prix ou des augmentations de prix des logements locatifs.  Les loyers sont fixés à des prix inférieurs à ceux qui auraient normalement cours sur le marché.

Des contrôles des loyers existent depuis des décennies dans un certain nombre de villes d’Amérique du Nord.  Ainsi, New York conserve des contrôles qui ont été imposés pendant la Seconde Guerre mondiale en vertu de mesures de rationnement de guerre temporaires.

Beaucoup de villes américaines et canadiennes, réagissant à une inflation élevée, ont adopté des contrôles des loyers dans les années 1970.  En 1971, l’administration Nixon a imposé dans l’ensemble des États-Unis un régime de contrôle des salaires et des prix.  Le régime a été abrogé par la suite, mais bien des villes ont maintenu le contrôle des loyers.  Au milieu des années 1980, plus de 200 municipalités américaines représentant environ 20 p. 100 de la population appliquaient un contrôle des loyers(16).  Au Canada, la majorité des provinces ont adopté un contrôle des loyers à la demande du gouvernement fédéral en octobre 1975, dans le cadre du Programme fédéral de lutte contre l’inflation(17).

La théorie classique de l’offre et de la demande dit que tout plafonnement des prix, y compris les contrôles de loyer, fait apparaître un excédent de la demande par rapport à l’offre – en d’autres termes une « pénurie » économique(18).  Même si l’objectif déclaré des contrôles des loyers est de rendre abordable le prix des logements locatifs, leur conséquence principale est une pénurie générale de logements locatifs de prix raisonnable.

Comme les loyers prescrits sont fixés à un niveau inférieur aux prix du marché, un écart se creuse entre la demande des consommateurs et l’offre des producteurs.  Les premiers demandent plus de logements locatifs à un prix fixé à un niveau artificiellement bas tandis que les seconds sont moins disposés à fournir des logements locatifs parce que le rendement sur leur investissement est faible.  En l’absence d’autres produits de remplacement, une partie de la demande n’est pas satisfaite(19).

Voilà la description toute théorique des contrôles des loyers ou des plafonnements des prix.  Dans la réalité concrète, cependant, il est très lourd pour les gouvernements de contrôler l’ensemble de l’offre d’un produit.  Les contrôles ou plafonnements ne s’appliquent habituellement qu’à une partie d’un marché donné.  Dépendant du degré de tolérance des autorités, la partie non contrôlée sert à absorber ou à éponger la demande excédentaire qui se dégage sur le marché soumis à des contrôles, et le marché non contrôlé peut être considéré comme légal, semi-légal ou illégal.

À la différence du loyer prescrit des logements soumis à un contrôle, les loyers, sur le segment non contrôlé du marché, sont fixés par le jeu de l’offre et de la demande.  La demande non satisfaite du segment contrôlé déborde dans le segment non contrôlé, poussant les loyers encore davantage à la hausse, car un plus grand nombre de locataires se disputent l’offre limitée de logements non réglementés, ce qui a pour effet de creuser l’écart entre les prix des segments contrôlés et non contrôlés du marché.   Il en découle une redistribution du revenu à l’avantage des locataires qui occupent les logements soumis aux contrôles et au détriment de ceux qui louent des logements dont le loyer n’est pas contrôlé.

Une fois que des contrôles sont imposés, les locataires des logements réglementés ont de bonnes raisons d’y rester le plus longtemps possible, voire pendant le reste de leurs jours. Ils vont parfois jusqu’à céder le contrat de location à leurs descendants.  De la sorte, les contrôles des loyers ralentissent le roulement des locataires et, à cause de l’absence d’autres logements de prix abordable, restreignent davantage l’offre de logements.

Certains contrôles des loyers autorisent les propriétaires à augmenter le loyer lorsque l’occupant d’origine déménage.  Pour éviter les évictions forcées, les lois sur le contrôle des loyers comportent de vigoureuses dispositions anti-éviction.  Cependant, ces dispositions rendent à peu près impossible l’expulsion de locataires de logements à loyer contrôlé, même si ces locataires tardent à payer leur loyer ou abîment leur logement.

C’est ainsi que, incapables d’éjecter les délinquants qui paient mal et voyant leurs revenus diminuer, les propriétaires de logements au loyer contrôlé peuvent limiter les dépenses d’entretien et laisser leurs logements se dégrader.  À cause des contrôles, les entrepreneurs ne sont donc pas portés à accroître l’offre en bâtissant de nouveaux logements ou en entretenant le parc existant (de logements locatifs).

Les effets des contrôles sur le nombre et la qualité des logements locatifs offerts sont bien connus et documentés, mais le lien de cause à effet entre l’itinérance et le contrôle des loyers ressort moins nettement.  Comme M. Jencks le fait observer : « Même s’il existe une corrélation réelle entre le contrôle des loyers et l’itinérance, il n’en découle pas forcément qu’il en soit la cause »(20).  Ainsi, il existe des contrôles des loyers depuis des dizaines d’années dans beaucoup de villes nord-américaines, mais l’itinérance n’est devenu plus visible que pendant les années 1980 et 1990.

Ce qu’on peut affirmer, toutefois, c’est que le contrôle des loyers a exacerbé le problème de l’itinérance en limitant l’offre de logements à prix abordable.  Ceux qui profitent vraiment de ce contrôle sont les locataires qui occupaient les logements au moment où les loyers ont été plafonnés.  Le loyer de leurs logements est très abordable, mais il est à peu près impossible pour les autres d’en obtenir un, car les locataires qui les occupent sont portés à y rester à tout prix.  En outre, dans le cadre d’un régime de contrôle des loyers, les entrepreneurs ont peu de raisons, voire aucune, de fournir de nouveaux logements ou d’entretenir les logements existants.  Par conséquent, les particuliers et les ménages pauvres sont à peu près complètement exclus du marché locatif privé; ils doivent louer des logements plus coûteux qu’ils peuvent à peine se permettre, chercher d’autres formes d’hébergement public ou vivre dans les rues.

      2. Autres contraintes réglementaires

Par le passé, les propriétaires pouvaient louer des sous-sols, des greniers ou des chambres en trop; l’offre de logements bon marché pour les personnes seules s’en trouvait renforcée.  Aujourd’hui, à cause de règlements municipaux restrictifs, beaucoup de villes interdisent ces pratiques; elles autorisent uniquement les logements unifamiliaux, privant ainsi les consommateurs d’autres formes de logement meilleur marché.

M. William Tucker soutient que la réglementation locale peut être la cause la plus cruciale à l’origine de l’augmentation de l’itinérance et qu’elle a des répercussions considérables sur l’offre de logements.  D’après lui, « les pénuries de logement sont des problèmes locaux suscités par la réglementation locale, qui est l’œuvre des administrations municipales locales »(21).

Tentant de contourner les effets du contrôle des loyers, les propriétaires de maisons et de logements locatifs décident souvent de démolir ou de rénover leurs propriétés locatives pour leur donner une utilisation de plus grande valeur, par exemple des logements en copropriété ou des coopératives de logement.  Réagissant à leur tour pour éviter qu’une partie importante du parc de logements n’échappe au contrôle des loyers, les administrations locales adoptent souvent de nouvelles dispositions qui interdisent ou limitent ces démolitions, rénovations ou conversions.

Comme l’a écrit M. Lawrence B. Smith :

Les conséquences économiques de ces interdictions de démolir, de convertir ou de faire des rénovations importantes sont de réduire la valeur économique des logements locatifs et d’accélérer la détérioration des immeubles en faisant baisser leur valeur, en limitant et réduisant les incitations à en préserver la qualité.  Ainsi, les contrôles provoquent un comportement qui appelle de nouveaux règlements risquant d’exacerber les répercussions nocives des contrôles(22).

Les codes du bâtiment qui visent à faire disparaître les « logements indésirables » dans les territoires de ressort local ont également empêché ou entravé la construction de logements à prix modique.

Par leur réglementation, la plupart des villes et localités contrôlent étroitement les marchés du logement.  M. Tucker signale que les banlieues sont particulièrement restrictives; elles n’autorisent dans leur zonage que les maisons unifamiliales de prix élevé; elles interdisent la location de chambres ou d’appartements.

De plus, les efforts déployés au nom de la « rénovation urbaine » et les campagnes municipales visant à « assainir » les centre-villes aboutissent souvent à la démolition des quartiers miséreux et de leurs nombreux logements bon marché comme les vieux logements, les hôtels qui louent des logements d’une seule pièce et les logements qui ne respectent pas les normes(23).  Malheureusement, ces efforts de réaménagement urbain s’accompagnent rarement d’efforts pour fournir des logements bon marché afin de compenser la perte de logements locatifs.

   C. Disparition du marché du logement locatif

Le marché du travail occasionnel est important pour les travailleurs non qualifiés qui, pour des raisons diverses, ne peuvent occuper un emploi à temps plein régulièrement.  Par exemple, des alcooliques ou des schizophrènes peuvent travailler efficacement par intermittence seulement.  Le marché du travail occasionnel permet donc à des personnes qui ont des compétences marginales de toucher un revenu et de payer un type quelconque de logement.

Par le passé, les quartiers pauvres faisaient partie intégrante de l’économie urbaine en fournissant aux industries locales une main-d’œuvre non qualifiée toute prête.  D’après M. Rossi, un grand facteur du déclin des quartiers miséreux a été la disparition du marché du travail occasionnel.  Il cite une étude réalisée en 1980 par M. Barrett Lee sur les populations des quartiers miséreux dans 41 villes américaines entre les années 1950 et les années 1970.  Cette étude a montré que, au fur et à mesure que la proportion de la main-d’œuvre de chaque ville employée dans des métiers non spécialisés et dans les services fléchissait, la population des quartiers miséreux a aussi diminué.

Dans la première décennie visée par l’analyse, les employeurs urbains qui avaient besoin de bras pour transborder du cargo semblaient se satisfaire de la faible productivité des hommes des quartiers miséreux, parce qu’ils pouvaient les embaucher au gré des besoins et leur verser   un salaire faible.  Lorsque sont arrivés les chariots élévateurs à fourche et d’autres machines de manutention très efficaces, les travailleurs occasionnels n’étaient plus rentables; la baisse de la demande de main-d’œuvre occasionnelle a privé de leur marché les sans-abri et la population des quartiers miséreux.  La faiblesse de la demande de main-d’œuvre non qualifiée contribue encore de nos jours au problème de l’itinérance.  Mais il y a aussi un autre facteur, et il nous aide à comprendre la diminution de l’âge moyen des sans-abri.  Il y a eu au cours de la dernière décennie une forte augmentation de la proportion des personnes âgées de 20 à 35 ans, conséquence directe de l’explosion démographique d’après-guerre.  La conséquence de cet « excès » de jeunes, et surtout des jeunes hommes, a fait diminuer la rémunération des jeunes adultes et fait augmenter le niveau de chômage(24).

Entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1980, tandis que se détérioraient le profil des gains et les débouchés pour les travailleurs américains de moins de 35 ans, le nombre de sans-abri a augmenté, et leur âge moyen a diminué.  Cette évolution des tendances de la démographie et du marché du travail a eu des conséquences graves pour la formation de ménages et de familles.  L’augmentation observée ces dernières décennies du nombre de familles monoparentales, surtout dirigées par des femmes, découle en partie de la dégradation des perspectives économiques pour les jeunes hommes.  Dans ces circonstances, les jeunes hommes sont moins disposés à former un ménage et à assumer le rôle économique de mari et de père, et ils sont moins en mesure de le faire.

M. Jencks signale que, même s’il ne se dégage aucun consensus clair sur les causes profondes de l’augmentation à long terme du taux de chômage chez les hommes adultes aux États-Unis, il est évident que la demande de main-d’œuvre non qualifiée a fléchi plus vite que l’offre dans les années 1970 et au début des années 1990.  Cela a eu deux conséquences : le salaire des travailleurs non qualifiés a diminué, et les travailleurs les moins recherchés ont eu du mal à trouver de l’emploi, peu importe le salaire. Les deux conséquences ont été des facteurs de risque accru des itinérants parmi la population d’hommes adultes.

   D. Désinstitutionnalisation

Selon une opinion très répandue, le nombre de sans-abri a augmenté au moment où les hôpitaux psychiatriques ont adopté une politique de « désinstitutionnalisation » qui a fait sortir des malades mentaux des services de soins prolongés.

M. Rossi convient que cette politique a pu contribuer au phénomène de l’itinérance, mais il fait remarquer que cette initiative remonte à la fin des années 1940; la plupart des patients qui devaient quitter les hôpitaux psychiatriques l’avaient déjà fait lorsque l’itinérance a commencé à s’aggraver, au début des années 1980.

Par ailleurs, M. Jencks  croit que la désinstitutionnalisation, qui visait au départ à améliorer la qualité de vie des malades mentaux, a eu pour conséquence imprévue de faire augmenter le nombre des sans-abri.  Selon lui, la désinstitutionnalisation ne doit pas être considérée comme une politique unique, mais comme un ensemble de politiques; bien que chacune ait eu pour objectif de réduire le nombre de patients en établissement, la mise en œuvre de ces politiques s’est faite à des rythmes variables et pour des raisons différentes.  En un sens, la politique visait à faire passer les patients d’un type d’établissement à un autre, en les faisant sortir des hôpitaux psychiatriques.  Le but initial était de faire passer des patients d’une forme d’internement chronique à des soins à caractère plus communautaire.  

Cette politique reposait sur l’idée que l’hospitalisation prolongée fait plus de mal que de bien aux malades mentaux.  On estimait qu’un grand nombre de ces patients seraient mieux soignés par les services externes, tandis que les patients ayant des antécédents de maladies mentales épisodiques pouvaient être admis, puis recevoir leur congé après traitement.

Aux États-Unis, la première vague de désinstitutionnalisation a débuté à la fin des années 1940 et elle était terminée en 1965.  À la fin de cette période, le nombre de patients en établissement avait été ramené de 513 000 à 475 000(25).  L’application de la politique a acquis un certain élan dans les années 1950, avec l’arrivée de nouveaux médicaments psychotropes qui permettaient de traiter efficacement les patients atteints de dépression et de schizophrénie.

Le mouvement s’est poursuivi au milieu des années 1960 et au début des années 1970. Le gouvernement fédéral a alors fait voter des prestations sociales améliorées pour les ex-patients des hôpitaux psychiatriques : Medicaid, coupons alimentaires et autres formes de soutien du revenu.  Cela a donné aux anciens patients des revenus suffisants pour subvenir à leurs propres besoins et a aidé les familles pauvres à accueillir leurs parents perturbés et à en prendre soin.  À cette époque, la désinstitutionnalisation s’accompagnait toujours de dispositions pour prendre soin de ces personnes.  Les malades les plus gravement atteints restaient dans les établissements, tout comme certains patients qui n’avaient nulle part où aller ou dont les admissions et renvois répétés constituaient une charge administrative ou financière trop lourde.

Selon M. Jencks, le processus a commencé à dérailler après le milieu des années 1970. Les partisans de la réforme sociale, soucieux des droits fondamentaux des malades mentaux, ont réussi à limiter le pouvoir des spécialistes en santé mentale d’envoyer en établissement les malades gravement perturbés.  Cela a peut-être amélioré la qualité de vie à l’intérieur des hôpitaux psychiatriques, mais la qualité de vie à l’extérieur de ces établissements en a souffert. Une fois perdu le pouvoir d’interner les malades mentaux contre leur gré, les établissements psychiatriques ont commencé à donner leur congé à beaucoup de patients gravement perturbés. Certains étaient incapables de se débrouiller seuls ou se sont bientôt aliéné les amis et parents qui auraient pu les aider.  C’est ainsi que beaucoup de ces patients très perturbés qui venaient d’être libérés des établissements se sont retrouvés sans logement ni soins professionnels.

M. Jencks soutient que, dans la société, quelqu’un doit répondre des actes de chacun. D’habitude, cela veut dire que l’individu est responsable de ses propres actes.  Mais, si un individu est incapable d’assumer cette responsabilité, la société doit intervenir, au besoin en isolant l’individu.  D’après lui, lorsque des familles n’ont pas les moyens ou la volonté de prendre soin de membres de la famille atteints d’incapacité mentale et dangereux pour eux-mêmes et autrui, les hôpitaux psychiatriques doivent avoir le pouvoir d’interner ces personnes.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, le pouvoir fédéral et les gouvernements des États ont dû faire face à des réticences accrues du public face aux augmentations d’impôt; l’austérité financière est devenue le mot d’ordre.  On pressait les gouvernements de trouver le moyen de contrôler les dépenses publiques, et ils ont exhorté les hôpitaux psychiatriques à réduire leurs budgets.  C’est ainsi que certains services psychiatriques ont été fermés et que de nombreux malades mentaux chroniques ont reçu leur congé, même contre leur gré. D’après M. Jencks, les gouvernements des États auraient pu prendre des dispositions pour fournir à leurs anciens pupilles une forme d’hébergement, mais ils ont été d’avis que, si l’on donnait des droits aux malades mentaux, ces droits s’accompagnaient de la responsabilité de se débrouiller seul.  Malheureusement, les malades mentaux chroniques sont rarement capables d’assumer cette responsabilité.

Le climat politique qui régnait à l’époque était favorable à l’idée de la désinstitutionnalisation, et surtout aux économies qui pouvaient en découler.  En réalité, les économies escomptées se sont avérées illusoires.  Comme M. Jencks le signale, « la désinstitutionnalisation se traduit par de grosses économies seulement si elle est suivie d’une grossière négligence.  C’est pourquoi la négligence est devenue si courante dans les années 1980 »(26).

Le fonctionnement des établissements psychiatriques coûte très cher; il fait appel à toute la gamme de services médicaux, de services de soutien et de services administratifs nécessaires pour offrir aux patients un traitement suivi; il faut également du personnel et des installations pour garder les patients perturbés ou dangereux.  Bref, les hôpitaux psychiatriques assurent trois services fondamentaux, mais très coûteux : la subsistance, la surveillance et le traitement.  Toutes les tentatives des planificateurs hospitaliers des États pour dégager des économies en limitant un ou plusieurs types de service ont échoué ou ont même été contre-productifs.  Dans la plupart des cas, elles ont simplement déplacé le fardeau financier d’un établissement à l’autre, ce qui a coûté fort cher à la société.

Au début des années 1980, une administration américaine favorable à la désinstitutionnalisation a resserré les critères d’admissibilité aux prestations fédérales d’invalidité et a entrepris une étude des listes de prestataires qui en a éliminé 300 000 personnes jugées aptes au travail.  Là-dessus, près du tiers (100 000) étaient considérées comme des malades mentaux.  Selon M. Jencks, rares sont les personnes ainsi reclassées qui ont trouvé du travail, et on peut présumer qu’elles sont devenues des sans-abri.   Au même moment, les États ont fait diminuer la population adulte des hôpitaux psychiatriques et ont réduit leurs propres listes d’assistés sociaux en rendant leurs anciens pupilles admissibles à l’aide fédérale.  Au milieu des années 1980, le gouvernement fédéral a ainsi été forcé de revenir sur sa propre politique d’aide sociale, et le nombre des bénéficiaires de prestations d’invalidité est revenu à peu près au même niveau que dans les années 1980.  Pis encore, le pourcentage des adultes en âge de travailler qui touchaient des prestations fédérales pour raison de maladie mentale était plus élevé à la fin des années 1980 que jamais auparavant dans l’histoire des États-Unis.

Selon M. Jencks, sans la politique de désinstitutionnalisation et sans la limitation par les tribunaux du pouvoir d’internement exercé par les spécialistes en santé mentale, la population adulte des hôpitaux psychiatriques des États se serait élevée à 234 000 personnes en 1990, au lieu de 92 000.   Il s’en suit que 142 000 personnes qui, d’après les règles en vigueur avant 1975, auraient été en établissement psychiatrique, devaient dormir ailleurs.

Pendant une nuit donnée, certaines de ces personnes se retrouvaient dans les services psychiatriques des hôpitaux généraux, quelques-uns dans des hôpitaux psychiatriques privés, mais beaucoup dans des refuges ou dans les rues(27).

   E. Épidémie de crack (cocaïne)

Avant le milieu des années 1980, l’alcool était la drogue de prédilection pour beaucoup de pauvres parce que les autres produits qui dispensent l’oubli étaient beaucoup plus coûteux.  L’alcoolisme demeure un problème grave chez les sans-abri, mais M. Jencks ne pense pas que cela soit une explication satisfaisante de l’augmentation récente du nombre d’itinérants, car la proportion des alcooliques dans la population des sans-abri est restée à peu près stable dans le temps.

Le crack, qui a fait son apparition au milieu des années 1980, coûtait bien moins cher que l’alcool et d’autres drogues « dures », et il donnait une « euphorie » intense, mais brève. Son prix peu élevé et la facilité d’approvisionnement en ont bientôt fait la drogue la plus populaire chez les sans-abri.

M. Jencks s’appuie surtout sur des tests d’urine pour estimer la fréquence de la consommation de crack chez les sans-abri.  En 1991, la ville de New York a fait appel à un important échantillon d’usagers des refuges qui, sous le couvert de l’anonymat, voulaient se prêter à des tests d’urine.  Parmi les adultes seuls qui fréquentaient les refuges polyvalents, 66 p. 100 ont eu un test positif de consommation de cocaïne.  Parmi les adultes qui vivaient dans les refuges familiaux, la proportion n’était que de 16 p. 100.  M. Jencks compare ensuite ces résultats avec les statistiques de New York sur le crime pour déduire la prévalence de l’usage de la cocaïne dans tout le pays.  En 1990, 65 p. 100 des hommes arrêtés à Manhattan avaient un test positif de consommation de cocaïne.  Dans une enquête semblable réalisée auprès d’hommes arrêtés dans sept grandes villes américaines en 1990, la proportion était de 49 p. 100(28).  M. Jencks conclut que la prévalence de la consommation de cocaïne est à peu près la même chez les adultes seuls qui vivent dans des refuges et chez les personnes arrêtées par la police.   L’auteur avance que, si le résultat est valable pour les grands centres urbains, environ la moitié de tous ceux qui fréquentaient les refuges à New York en 1991 avaient consommé de la cocaïne sous forme de crack dans les quelques jours précédant les tests.

Au niveau national, on peut raisonnablement avancer que le tiers des adultes sans-abri seuls consomment du crack assez régulièrement.  Si tel est le cas, le crack est maintenant un problème aussi grave que l’alcool chez les sans-abri(29).

M. Jencks croit que la consommation de crack peut expliquer pourquoi le nombre d’itinérants a augmenté même lorsque le niveau global de chômage diminuait.

Il n’est pas prouvé qu’elle contribue au phénomène de l’itinérance, mais il est certain que la toxicomanie – qu’elle cause l’itinérance ou en découle – fait en sorte que les sans-abri restent dans la rue.  Une consommation accrue de drogues rend un travailleur non qualifié encore moins employable, réduit son revenu disponible et compromet sa capacité de trouver un logement.  La toxicomanie peut aussi éloigner les amis et les parents qui, autrement, pourraient fournir soutien et logement, ce qui accroît la probabilité de devenir sans-abri. 

Les renseignements sur la façon dont les sans-abri obtiennent des revenus et les dépensent restent très schématiques, mais M. Jencks suppose qu’un grand nombre d’entre eux préfèrent le dépenser pour se réfugier provisoirement dans l’oubli par les drogues ou l’alcool plutôt que de se payer l’hébergement dans un refuge dangereux.  Il situe entre le tiers et les deux tiers la proportion des sans-abri qui consomment de l’alcool ou des drogues. 

L’ITINÉRANCE ET LA PAUVRETÉ – L’EXPÉRIENCE CANADIENNE (30)

L’expérience canadienne de l’itinérance ressemble fort à celles du Royaume-Uni et des États-Unis.  Au XIXe siècle, ce phénomène était le plus souvent interprété comme la conséquence d’une faille de la personnalité du sans-abri.  L’aide aux démunis était assurée principalement par des organismes caritatifs ou philanthropiques dans les situations urgentes ou lorsque les besoins étaient criants, et cette aide prenait le plus souvent la forme de dons d’aliments, de vêtements ou de combustible (bois ou charbon) au lieu d’argent liquide.  On estimait que, si l’aide était trop libérale, elle engendrerait la dépendance et ferait diminuer l’autosuffisance du bénéficiaire, ce qui risquait d’aggraver le problème.  Il n’y avait à peu près aucun rôle pour le secteur public dans la distribution d’aide, bien que, pendant les périodes de stagnation économique au Canada, les réformateurs sociaux et les fonctionnaires déplaçaient les itinérants et les chômeurs dans les régions non colonisées du nord et de l’ouest du pays.

Vers la fin du XIXe siècle, les effets conjugués d’une industrialisation rapide, de l’urbanisation et de l’immigration ont suscité un plus vif intérêt pour la pauvreté urbaine, ses causes sous-jacentes et les remèdes possibles.  Les organisations philanthropiques bénévoles de part et d’autre de l’Atlantique se sont influencées réciproquement et ont fait l’expérience de foyers modèles pour les pauvres méritants; cette activité a mené à l’adoption de règlements sanitaires et de santé publique pour régler le problème des logements surpeuplés et insalubres.

Les problèmes sociaux suscités par une immigration incontrôlée aux États-Unis et au Canada ont fait surgir des propositions de logements sociaux pour faciliter l’assimilation des immigrants.  Les troubles sociaux engendrés par les crises économiques et des conditions déplorables de logement et de travail ont mis en évidence la nécessité de réformes visant à améliorer la santé publique, le logement et le milieu de travail.

Au Canada, après l’adoption de la loi de 1849 sur les municipalités, les administrations locales ont commencé à assumer des responsabilités en matière d’aide sociale.  De 1870 à 1900, les provinces ont assumé un rôle beaucoup plus important, surtout en établissant des prisons et des asiles, mais aussi en réglementant le travail d’organismes de charité privés subventionnés par l’État.  Ce régime mettait l’accent sur les zones urbaines, surtout le vieux centre des grandes villes, où se concentraient les indigents et les établissements d’assistance(31).

De 1900 à 1930, la poursuite de la croissance démographique et d’une industrialisation et d’une urbanisation rapides a amené les réformateurs sociaux à réfléchir aux liens entre la croissance industrielle, l’expansion urbaine, le logement, l’hygiène et la santé publique.  Des initiatives à caractère local visant à améliorer les conditions de vie et de travail de la population urbaine ont fini par être réalisées, et des programmes sociaux comme l’indemnisation des accidentés du travail ont été mis en œuvre au Québec (1909) et en Ontario (1914).

Les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale ont aussi été marquées par des troubles sociaux à cause de la stagnation économique et de la hausse du chômage.  La construction résidentielle avait été mise en veilleuse pendant les années de guerre, et le parc immobilier s’était détérioré.  Le gouvernement fédéral a donc lancé un modeste programme de logement pour stimuler l’activité économique et accroître l’emploi dans les métiers de la construction.

Au cours des années 1920, les dépenses publiques en aide sociale ont augmenté de 130 p. 100, l’opinion publique réclamant à grands cris une amélioration de la situation des pauvres.  Cependant, on n’avait guère réfléchi au logement et à la réforme de l’assistance publique.

Lorsque la Grande Crise a frappé le Canada, sa gravité et sa durée ont complètement dépassé les dirigeants politiques et les institutions sociales du pays.  Les politiques adoptées pour réagir aux problèmes, pour peu qu’il y en ait eu, étaient souvent mal coordonnées, inadéquates et inefficaces.  En l’absence de tout régime public structuré d’aide sociale, les nécessiteux en étaient souvent réduits à leurs propres moyens ou devaient compter sur les organismes caritatifs privés.  Pendant cette période, le produit national brut du Canada a diminué de 42 p. 100 et le taux de chômage officiel a atteint un sommet de 26,6 p. 100 en 1933.   Il y a eu des pertes massives d’emplois dans les secteurs de l’expédition, de la fabrication et des transports ferroviaires, tandis que l’activité agricole stagnait.

Le secteur public n’a guère réagi, à cause de l’attitude sociale à l’égard des secours publics et du manque de ressources financières.  Les administrations locales et provinciales ont été incapables de fournir beaucoup d’aide parce que leurs recettes fiscales avaient diminué si rapidement qu’un certain nombre d’entre elles étaient incapables de rembourser leur dette.  En outre, le gouvernement fédéral incitait les administrations locales à réduire leurs dépenses en aide sociale.

La persistance de la stagnation économique a contribué aux troubles sociaux qui ont eu comme point culminant les émeutes de Regina, en 1935.  Au cours de la même année, un chômage endémique, l’itinérance et les dislocations sociales qui en découlaient ont fini par inciter le gouvernement fédéral à faire adopter la Loi fédérale du logement, autorisant un montant de 20 millions de dollars en prêts et finançant la construction de 4 900 logements sur trois ans.  Cette mesure, qui visait à stimuler l’emploi et l’activité économique dans le secteur de la construction, a été suivie du programme fédéral de rénovation (1937) et de la Loi nationale sur le logement (1938), qui prévoyait des fonds pour aider les consommateurs à acheter leur maison et pour faciliter la construction de logements à loyer modique.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’effort de guerre et les forces armées ont rapidement absorbé la population active inemployée.  Le chômage et l’itinérance ont disparus à peu près complètement, à la faveur d’une production de guerre qui prenait de l’expansion.

Au début de 1944, le gouvernement du Canada a chargé des administrateurs des logements d’urgence de surveiller les marchés engorgés du logement : les migrations vers les régions en cause ont été limitées.  Les municipalités ont profité d’un financement fédéral pour bâtir des logements provisoires pour les sans-abri.  Il s’agissait de tenir ces personnes au chaud et à l’abri et de leur donner assez d’espace et les services essentiels pour garantir des normes satisfaisantes de salubrité et maintenir le moral(32).

Pendant cette période, l’intervention de l’État dans les sphères économique et sociale est devenue courante par suite de la planification centralisée, pendant la guerre, de la production industrielle, du rationnement alimentaire et de la propagation des théories économiques keynésiennes dans les milieux universitaires et chez les décideurs gouvernementaux.  Il en est résulté notamment une évolution progressive de l’attitude à l’égard de l’intervention de l’État en général, ce qui ouvrait la voie à l’État-providence moderne qui allait s’installer après la guerre.  C’est à cette époque qu’ont été mis en place un grand nombre des éléments de l’État-providence canadien : l’assurance-chômage (1941), les allocations familiales (1945), la sécurité de la vieillesse (1952) et le Régime de pensions du Canada (1966).

S’il est vrai qu’elle contenait des dispositions visant les pauvres qui travaillaient, la loi sur le logement adoptée à la fin des années 1940 se voulait avant tout un moyen de stabilisation macro-économique pour soutenir l’emploi et l’activité dans le secteur du bâtiment. En outre, comme l’aide au logement visait surtout la classe moyenne, elle était aussi un moyen d’obtenir des appuis politiques pour le gouvernement.

En 1945, le gouvernement fédéral a mis sur pied la Société centrale d’hypothèques et de logement, la SCHL (qui est devenue en 1969 la Société canadienne d’hypothèques et de logement).  La Loi nationale sur le logement a été modifiée en 1949 pour prévoir un financement afin de soutenir la construction de logements sociaux pour les familles à faible revenu, les handicapés et les personnes âgées.  En 1954, le gouvernement fédéral a commencé à assurer les prêts hypothécaires pour faciliter l’accession à la propriété.  En 1964, la SCHL était autorisée à accorder des prêts à des sociétés sans but lucratif municipales et privées.  En 1973 était ajoutée dans la Loi la notion de « revenus diversifiés » pour éviter la constitution de grands ghettos de logements publics.  Plus récemment, les administrations municipales ont pris d’autres initiatives encore pour répondre aux besoins en logement et en sécurité du revenu de leurs habitants à faible revenu.  Cependant, ce n’est pas avant le milieu des années 1980 que les responsables municipaux ont pris acte du problème croissant de l’itinérance.

L’ITINÉRANCE AU CANADA AUJOURD’HUI

Les phénomènes de l’itinérance et de la pauvreté au Canada demeurent toujours comparables à ce qu’on observe aux États-Unis.   Le Canada se distingue toutefois en ceci qu’il n’a tenté que récemment de mesurer l’ampleur et la portée du problème et de discuter de la définition de l’itinérance et des moyens de mesurer l’ampleur du phénomène

La définition de l’itinérance est un facteur critique si l’on veut estimer la population des sans-abri.  Plus la définition sera étroite, plus les chiffres seront faibles et plus elle sera large, plus ils seront élevés(33).  L’ONU a retenu une définition très large qui englobe deux types de personnes :

  • celles qui n’ont pas de logement et qui vivent dans les rues ou dans des refuges d’urgence;

  • celles dont le logement ne répond pas aux normes de base de l’ONU pour assurer une protection adéquate contre les éléments, n’a pas un approvisionnement en eau saine ou d’installations hygiéniques, dont le prix n’est pas abordable et dont l’occupation n’est pas assurée, et celles dont la sécurité personnelle n’est pas assurée, pas plus que l’accès à l’emploi, aux études et aux soins de santé(34).

Le Canada se sert d’une notion très semblable, celle de « besoin impérieux de logement », pour juger si les logements sont adéquats.  C’est par un processus en deux étapes qu’on voit si la notion s’applique à un logement donné.   Tout d’abord, il faut voir si une ou plusieurs des trois conditions élémentaires sont respectées : réparations adéquates, plomberie adéquate et espace suffisant.  Deuxièmement, il faut se demander si le ménage a les moyens financiers de résoudre ses problèmes de logement (prix abordable pour lui).  On estime qu’un ménage a des besoins impérieux s’il est incapable de se payer un logement assez grand et de qualité suffisante dans sa collectivité sans dépenser plus de 30 p. 100 de son revenu.

En 1985, la SCHL a estimé le nombre de ménages canadiens qui éprouvaient un ou plusieurs besoins en matière de logement et l’incidence des besoins impérieux parmi ces ménages.  Sur une population totale de 8,75 millions de ménages, 33,8 p. 100 avaient un problème de logement quelconque.  Là-dessus, 44 p. 100 répondaient aux critères de « besoin impérieux » de la SCHL.   Parmi ceux-là, 28 p. 100 étaient propriétaires de leur logement et 61 p. 100 étaient locataires.

Les ménages dont les besoins sont impérieux ont un logement, même s’il est inadéquat, et ne sont donc pas définis comme sans-abri.  Néanmoins, les sans-abri sont plus susceptibles de venir de la population ayant des « besoins impérieux de logement ».  Ces ménages sont dans une situation précaire, en matière de logement et sont un groupe « à risque »; le moindre fléchissement de leur revenu ou la moindre dégradation de leur situation familiale risque de les réduire à l’itinérance.  Ainsi, le nombre et la situation des ménages ayant des besoins impérieux peuvent révéler l’ampleur que le phénomène de l’itinérance risque de revêtir.

La population qui se trouve dans la partie inférieure de la courbe du logement, c’est-à-dire les personnes qui n’ont pas d’adresse fixe ni de logement, qui se déplacent et sont assez insaisissables, est difficile à dénombrer.   La première tentative sérieuse qui a été faite pour dénombrer les sans-abri au niveau national remonte au 22 janvier 1987.   C’est le Conseil canadien de développement social (CCDS) qui l’a faite afin de déceler les causes de l’itinérance et d’élaborer des stratégies pour éliminer le problème.

La méthode choisie a été une enquête auprès des organismes qui offrent des refuges temporaires ou d’urgence ou encore des services aux sans-abri.  Ils ont été invités à répondre à un questionnaire.  Sur les 472 questionnaires distribués, 283 ont été remplis et renvoyés(35).  D’après les résultats, la capacité d’accueil le soir était de 13 797 places.  Le taux d’occupation global était en moyenne de 77 p. 100.  Au total, on a estimé que 259 384 personnes avaient passé au moins une nuit dans un refuge en 1986 et que la durée moyenne du séjour avait été de 19,4 jours.  Le groupe d’usagers le plus important était celui des hommes qui habitaient dans des auberges pour hommes seulement (61 p. 100), suivi de celui des femmes (27,5 p. 100) et de celui des enfants de moins de 15 ans (11,5 p. 100).  Le CCDS a estimé que la population totale des sans-abri se situait, en 1987, entre 130 000 et 250 000 personnes, ce qui représente entre 0,5  et 1 p. 100 de la population canadienne(36).

Étant donné la méthode employée, il est probable qu’il y a eu une sous-estimation de la population totale des sans-abri.  Seulement 283 des 472 organismes ont répondu au questionnaire, ce qui ne donne un taux de réponse que de 66 p. 100.  De plus, quatre catégories de personnes ont été laissées de côté :

a)  les personnes qui dormaient dans les refuges qui n’ont pas participé au sondage, dont environ la moitié des refuges pour les femmes battues et leurs enfants; b) les personnes qui, cette nuit-là, étaient dans les rues, dormaient dans des bâtisses abandonnées, des cages d’escalier, des stationnements à couvert et des bâtiments publics ou qui se retrouvaient chez des amis ou des connaissances; c) les personnes qui se trouvaient dans des centres de désintoxication, des maisons de maternité ou d’autres centres qui répondent à des besoins spéciaux et aident fréquemment les personnes qui n’ont nulle part où aller; et d) les personnes envoyées dans des hôtels ou des motels par des fournisseurs de services sociaux ou logées dans des prisons locales parce qu’il n’y avait pas de lits disponibles dans les refuges(37).

Bien des gens ont critiqué cette méthodologie, jugée inadéquate ou inefficace pour mesurer la population des sans-abri.

Une deuxième tentative a été faite par Statistique Canada en 1991.  En s’appuyant sur le recensement de 1991, Statistique Canada a appliqué une stratégie d’enquête très semblable à celle employée par le CCDS en 1987 et qui avait été critiquée comme inadéquate.  En somme, des recenseurs postés dans 90 soupes populaires ont demandé aux clients où ils avaient passé la nuit précédente.  À la différence du CCDS, Statistique Canada n’a jamais publié ses résultats, en raison de la qualité médiocre des données.

Au niveau national, il n’y a eu aucun autre essai de dénombrement des sans-abri.  Vu l’absence de données sûres et représentatives, le gouvernement fédéral a demandé à son organisme chargé du logement, la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) de faire de l’itinérance sa priorité en matière de recherche.  L’organisme est en train de préparer des outils informatiques de recherche qui normaliseront la collecte et la gestion des données pour l’admission aux services offerts aux sans-abri. 

Seules quelques provinces ont constitué des banques de données relativement sûres au sujet des sans-abri.  Jusqu’à maintenant, l’Alberta, le Manitoba et l’Ontario et leurs capitales ont pris l’initiative de réunir des données sur l’ampleur de leurs populations de sans-abri; malheureusement, toutes les enquêtes provinciales et municipales sont entachées des mêmes vices que les deux enquêtes nationales.  Toutes confirment néanmoins que la population contemporaine de sans-abri est plus diversifiée que celle d’autrefois des points de vue du sexe, de l’âge et de l’origine ethnique.

CONCLUSION

L’itinérance est un phénomène persistant, mais ses caractéristiques ont beaucoup changé au fil des ans.  Les controverses se poursuivent au sujet de la définition et du dénombrement des sans-abri, mais il ne fait pas de doute que la composition de cette population évolue.  La caractéristique la plus frappante des itinérants d’aujourd’hui est qu’ils sont coupés de l’économie urbaine et de la société. 

Par le passé, les sans-abri habitaient dans les quartiers miséreux des villes et ne se remarquaient pas dans le paysage urbain.  Ces quartiers, avec leur population composée surtout d’hommes blancs âgés, faisaient partie intégrante de l’économie urbaine, à laquelle ils fournissaient une main-d’œuvre non qualifiée bon marché.  La mécanisation et l’informatisation de la production ont progressivement privé ces quartiers de leur rôle économique.  Ayant perdu même ces emplois mal payés, les habitants des quartiers miséreux se sont retrouvés dans une situation de plus en plus précaire en ce qui concerne le logement.

Comme on prévoyait une diminution de la population âgée, une amélioration des prestations accordées par l’État, une offre de logements sociaux et une poursuite de la prospérité économique, beaucoup de spécialistes des sciences sociales s’attendaient à voir diminuer et disparaître la population des itinérants.  La réalité a démenti ce scénario optimiste.  La rareté des logements de prix abordable, la politique mal appliquée de désinstitutionnalisation des malades mentaux et l’épidémie de crack ont toutes contribué à faire changer la nature et la prévalence de l’itinérance en milieu urbain, mais le problème existe toujours.   Il est même devenu plus visible et répandu, et c’est un danger de plus en plus menaçant pour un plus grand nombre de personnes.

Bien que l’itinérance soit essentiellement un problème lié à la pauvreté des individus ou des familles, la multiplicité des facteurs en cause font qu’il est difficile de le surmonter.  Aucune stratégie unique ne saurait réussir.  La recherche d’une solution doit porter sur des éléments fort divers comme l’offre de logements de prix abordable, l’offre d’emplois, la répartition du revenu, la santé physique et mentale, la toxicomanie, la prévention du crime et l’application de la loi.


(1) Peter H. Rossi, Without Shelter: Homelessness in the 1980s, New York, Priority Press Publications, 1989.

(2) Michael Parkin, Economics, Addison-Wesley, 1980, p. 573.

(3) Rossi (1989), p. 7.

(4) Donald Bogue, Skid Row in American Cities, Chicago, Community and Family Studies Centre, University of Chicago, 1963.

(5) Howard Bahr et Theodore Caplow, Old Men Drunk and Sober, New York, New York University Press, 1974.

(6) Leonard Blumberg, Thomas Shipley et Irving Shandler, Skid Row and its Alternatives, Philadelphie, Temple University Press, 1973.

(7) Vu les difficultés de méthodologie et la divergence des points de vue, c’est un travail très ardu, voire prêtant à controverse, que de dénombrer avec exactitude la population des itinérants (voir Lyne Casavant, « Dénombrement des sans-abri », module d’une étude sur les sans-abri, PRB 99-1F, Direction de la recherche parlementaire, 8 janvier 1999). Néanmoins, il est intéressant de comparer ces études aux tentatives qui ont été faites plus récemment pour dénombrer la population itinérante dans l’ensemble du pays. Un rapport de 1984 situe la population américaine des sans-abri entre 250 000 et 300 000 personnes (U.S. Department of Housing and Urban Development, A Report to the Secretary on the Homeless and Emergency Shelters, Washington (D.C.), H.U.D., 1984). Selon une étude de 1986, elle serait de 350 000 personnes (Richard Freeman et Brian Hall, Permanent Homelessness in America, Cambridge (Massachusetts), National Bureau of Economic Research,   août 1986). À l’autre extrême des estimations, la National Coalition for the Homeless affirme que cette population se situe entre 1,5 et 3 millions de personnes. 

(8) Ibid., p. 9.

(9) Ibid., p. 11.

(10) Ibid., p. 13-29.

(11) Ibid., p. 29.

(12) Ibid., p. 31.

(13) Ibid.

(14) Ménages dont le revenu est égal ou inférieur au seuil de pauvreté.

(15) Christopher Jencks, The Homeless, Boston, Harvard University Press, 1994.

(16) W. Tucker, « How Rent Control Drives out Affordable Housing », Cato Policy Analysis, no 274, mai 1997.

(17) Lawrence B. Smith, Anatomy of a Crisis: Canadian Housing Policy in the Seventies, Fraser Institute, 1977.

(18) Ibid.

(19) James D. Gwartney et Richard L. Stroup, Economics: Private and Public Choice, 6e éd., Harcourt Brace Jovanovich, 1992, p. 72-73.

(20) Jencks (1994).

(21) W. Tucker, « How Regulations Cause Homelessness », Public Interest, hiver 1991, numéro 102, p. 78.

(22) Lawrence B. Smith, « Ontario Housing Policy: the Unlearned Lessons », Home Remedies: Rethinking Canadian Housing Policy, Institut C.D. Howe, 1995.

(23) Tucker (1991), p. 78.

(24) Rossi (1989), p. 35.

(25) Jencks (1994), p. 20.

(26) Jencks (1994) p. 34.

(27) Ibid., p. 39.

(28) Ces villes sont Los Angeles, Chicago, Houston, Philadelphie, San Diego, Detroit et Dallas.

(29) Jencks (1994), p. 43.

(30) Gerard Daly, Homeless: Policies, Strategies, and Lives on the Street, Routledge, 1996, p. 51-88.

(31) Ibid., p. 57.

(32) Ibid., p. 77.

(33) Lyne Casavant, « Dénombrement des sans-abri », module d’une étude sur les sans-abri, PRB 99-1F, Direction de la recherche parlementaire, janvier 1999.

(34) Alex Murray, « Homelessness: The People » in Fallis et Murray, éd., Housing the Homeless and the Poor: New Partnerships among the Private, Public, and Third Sector, University of Toronto Press, 1990.

(35) Lyne Casavant, « Dénombrement des sans-abri », module d’une étude sur les sans-abri, PRB 99-1F, Direction de la recherche parlementaire, 8 janvier 1999.

(36) Murray (1990).

(37) Ibid. (1990), p. 21.