90-4F

 

LA LIBERTÉ DE CIRCULATION ET D'ÉTABLISSEMENT :
CHARTE DES DROITS ET LIBERTÉS

 

Rédaction :
Mollie Dunsmuir, Kristen Douglas
Division du droit et du gouvernement

Revu le 19 août 1998


 

TABLE DES MATIÈRES

 

DÉFINITION DU SUJET

CONTEXTE

   A.   Restrictions à la liberté de circulation et d'établissement
   B.  Extradition
   C.  Restrictions aux activités professionnelles
      1.  Droit de travailler
      2.   Professions auto-règlementées

   D.  Commercialisation et commerce

   E.   Divers

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

JURISPRUDENCE


 

LA LIBERTÉ DE CIRCULATION ET D'ÉTABLISSEMENT :
CHARTE DES DROITS ET LIBERTÉS*

 

DÉFINITION DU SUJET

Comme le Canada est un pays vaste et que les débouchés économiques sont disséminés sur toute son étendue, la Charte canadienne des lois et libertés devait prévoir le droit de se déplacer, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Cette liberté est reconnue à l'article 6, qui donne à tout citoyen canadien le droit d'entrer au Canada, d'y demeurer ou d'en sortir. Cet article reconnaît également à tout citoyen canadien et à tout résident permanent le droit d'établir sa résidence dans toute province et d'y gagner sa vie, droit qui peut être limité par certains types de lois provinciales et certains programmes de promotion sociale.

CONTEXTE

L'article premier de la Charte permet aux assemblées législatives d'imposer des limites raisonnables aux droits et libertés garantis par la Charte et, par conséquent, à la liberté de circulation et d'établissement. Toutefois, la disposition dérogatoire prévue à l'article 33 de la Charte, qui permet au Parlement et aux diverses assemblées législatives de déclarer expressément qu’une loi s’appliquera « nonobstant » la Charte, ne s'applique pas à la liberté de circulation et d'établissement.

6(1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir.

(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :

a) de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence dans toute province;

b) de gagner leur vie dans toute province.

On a examiné diverses lois canadiennes qui ont pour effet de restreindre la liberté de circulation et d'établissement, dont les lois concernant l'extradition, la quarantaine, la mise en liberté sous caution, la mise en liberté surveillée, la libération conditionnelle, l'incarcération et la garde des enfants. Dans la plupart des cas, les restrictions en question on été maintenues parce qu'elles ont été jugées raisonnables, conformément à l'article 1 de la Charte. Si l'imposition de limites déraisonnables à la liberté de circulation interprovinciale ne résisterait vraisemblablement pas à une application rigoureuse de la Charte, les tribunaux ont néanmoins statué que les droits en matière de mobilité énoncés à l'article 6 ne comprennent pas le droit de s'établir à l'endroit de son choix pour y travailler indépendamment des titres de compétence que l'on possède. Il est donc clair que la liberté de circulation d'une province à une autre ne confère pas le droit de travailler dans une province donnée.

L'article 6(2) semble reconnaître de prime abord des droits à l'obtention de services sociaux dans différentes provinces, de même qu'interdire toute restriction en matière d'emploi fondée sur la province de résidence précédente ou courante. Ces droits sont limités à la fois par les dispositions des paragraphes 6(3) et 6(4), et par l'article 1 de la Charte.

   A. Restrictions à la liberté de circulation et d'établissement

6(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés :

a) aux lois et usages d'application générale en vigueur dans une province donnée, s'ils n'établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;

b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l'obtention des services sociaux publics.

6(4) Les paragraphes (2) et (3) n'ont pas pour objet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation d'individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d'emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale.

Ces paragraphes imposent plusieurs limites à la liberté de circulation et d'établissement. Les lois établissant de justes conditions de résidence en vue de l'obtention de services sociaux, les lois qui ne font aucune distinction fondée sur la province de résidence antérieure ou actuelle et les lois visant à améliorer la situation des citoyens dans les régions du Canada où le taux d'emploi est inférieur à la moyenne nationale sont toutes soustraites à l'application de la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'article 6. En d'autres mots, les dispositions de ce type peuvent restreindre la liberté de circulation et d'établissement sans être anticonstitutionnelles. En outre, dans le cas d'une loi que ne protègent pas les paragraphes 6(3) et 6(4), on pourrait probablement recourir à des arguments fondés sur l'article 1 de la Charte et faire valoir qu'elle est justifiée dans une société libre et démocratique.

Aux termes du paragraphe 6(4), les tribunaux devront examiner l'objet de la loi, du programme ou de l'activité, ainsi que la manière dont la loi a été conçue afin de profiter tout particulièrement aux personnes de la province qui sont socialement et économiquement désavantagées. Il est intéressant de noter que pas une province n'a encore invoqué, dans une poursuite, le paragraphe 6(4) pour justifier des programmes discriminatoires privilégiant les résidants défavorisés.

Les décisions rendues à propos de l'article sur la liberté de circulation et d'établissement ont surtout trait à l'expulsion ou à l'extradition et aux conditions de résidence qui s'appliquent à différentes professions.

   B. Extradition

Dans l'affaire Les États-Unis d'Amérique c. Cotroni, la Cour suprême du Canada a décidé que l'extradition, tout en contrevenant à la liberté de circulation et d'établissement garantie par l'article 6, constituait une limite raisonnable au sens de l'article 1 de la Charte. Les objectifs de la Loi sur l'extradition, L.R.C. (1985), c. E-23, ont trait à des préoccupations urgentes et importantes. La suppression du crime est un objectif important qui ne peut être confiné à l'intérieur des frontières nationales. Les accusés, des citoyens canadiens, ont été accusés pour des infractions commises au Canada et, même s'ils avaient été jugés au Canada, les États-Unis étaient suffisamment concernés pour intenter des poursuites. On a estimé qu'il est préférable que des poursuites soient engagées là où un crime a fait sentir ses effets néfastes et où résident les témoins et les personnes désirant porter une affaire devant les tribunaux. La cour a également déclaré qu'il ne conviendrait pas de juger cas par cas de l'à-propos de la procédure d'extradition. Le fait que l'extradition d'un citoyen canadien soit une décision administrative laissée à la discrétion du procureur général n'a pas été jugé un argument pertinent parce que le Canada est tenu, en vertu de ses obligations internationales, de livrer une personne accusée d'avoir commis un crime figurant dans un traité d'extradition si aucune poursuite n'est intentée contre cette personne au Canada.

   C. Restrictions aux activités professionnelles

Les restrictions à la possibilité de travailler dans une province imposées par les lois provinciales ont été examinées dans de nombreux procès.

Dans l'affaire Basile c. le procureur général de la Nouvelle-Écosse, la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a invoqué l'article sur la liberté de circulation et d'établissement de la Charte pour supprimer un règlement provincial en vertu duquel les vendeurs itinérants qui n'étaient pas résidents de la Nouvelle-Écosse ne pourraient obtenir de permis pour exercer leur métier. Le tribunal a jugé que ce règlement était un «affront direct» au paragraphe 6(2) de la Charte et a annulé la décision du tribunal de première instance. De même, un tribunal du Nouveau-Brunswick a annulé une loi provinciale interdisant à la Société des loteries de l'Atlantique d'accorder des permis d'exploitation d'appareils de jeu lorsque le propriétaire réside en dehors de la province.

Dans l'affaire Skapinker, la Cour d'appel de l'Ontario a établi que l'article de la Loi sur la société du barreau de l'Ontario, qui exige que les membres de cette société soient citoyens canadiens ou sujets britanniques, n'est pas conforme à l'alinéa 6(2)b) dans la mesure où il prive des résidents permanents du Canada d'exercer le droit en Ontario. Le tribunal a aussi jugé qu'il ne s'agissait pas d'une loi d'application générale étant donné qu'elle ne s'applique qu'aux résidents permanents du Canada et que des lois ne peuvent être considérés comme telles si elles limitent le statut ou les capacités d'un groupe particulier. Le tribunal a aussi estimé que cette restriction ne pouvait se justifier aux termes de l'article 1 étant donné que les conditions de citoyenneté pour l'exercice du droit ont été abolies en Angleterre et en Écosse et déclarées inconstitutionnelles aux États-Unis et d'aucune utilité.

Cette décision a été porté en appel devant la Cour suprême du Canada qui, le 3 mai 1984, a rendu une décision unanime dans laquelle elle admet l'appel de la Société du barreau et juge que l'article de la Charte sur la liberté de circulation et d'établissement n'a rien à voir avec la condition obligeant ses membres à être citoyens canadiens ou sujets britanniques. Le juge Estey, qui a rendu la décision, a souligné que le tribunal n'avait pas à décider s'il était dans l'intérêt de cette association d'exiger la qualité de citoyen canadien comme condition préalable d'adhésion.

Vu la nature de l'affaire, la Cour suprême avait l'occasion de faire ressortir l'importance qui devrait être accordée aux rubriques figurant dans la Charte : elle a conclu que, «quel qu'en soit le but, ces rubriques ont été ajoutées de façon systématique et délibérée de manière à faire partie intégrante de la Charte», et qu'il fallait en tenir compte pour établir le sens du texte. Dans cette affaire, la Cour a jugé qu'il fallait essayer de rattacher la rubrique «Liberté de circulation et d'établissement» à la teneur de l'article.

      1.  Droit de travailler

Aux yeux de la Cour, dans l’affaire Shapinker, la question fondamentale était limitée. Elle a jugé que l'alinéa 6(2)a) portait strictement sur la liberté de circulation et d'établissement, puisqu'il y est question de se déplacer dans tout le pays et d'établir sa résidence dans toute province. Si l'alinéa b), est distinct de l'alinéa a), on pourrait l'interpréter comme une disposition conférant le droit de travailler sans qu'il soit question au préalable de mobilité. La Cour a conclu que l'alinéa 6(2)b) ne pouvait être dissocié de la nature et du caractère des droits accordés par l'article 6 et que, par conséquent, ceux-ci se rattachent au droit de se rendre dans une autre province, que ce soit pour s'y établir ou pour y travailler sans y établir sa résidence. Plusieurs autres tribunaux ont conclu que l'article 6 ne conférait pas le «droit de travailler».

En 1985 cependant, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a annulé une réglementation qui empêchait un médecin de l'extérieur de la province d'obtenir un numéro de facturation pour pratiquer dans la clinique de son choix en Colombie-Britannique. La réglementation était conçue pour plafonner les dépenses de la province au chapitre des soins médicaux et pour faire en sorte que l'on n'accorde de nouveaux numéros de facturation qu'aux médecins qui offrent des services nécessaires ou qui pratiquent dans des régions rurales mal desservies. Cependant, la réglementation prévoyait aussi un traitement différent des médecins résidant dans la province au moment de l'entrée en vigueur des dispositions, et de certaines autres catégories de médecins. Le Dr Mia avait fait ses études de médecine en Colombie-Britannique et était qualifiée pour pratiquer dans cette province, mais elle résidait en Ontario au moment où la réglementation est entrée en vigueur.

La décision rendue est un peu ambiguë parce qu'elle repose à la fois sur les droits à la mobilité exposés à l'article 6 et sur le droit, énoncé à l'article 7, «à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne». En déclarant que les restrictions concernant la délivrance de numéros de facturation n'étaient pas raisonnables aux termes de l'article 1, le tribunal a fait allusion au droit, prévu à l'article 7, à la «liberté» de déplacement à l'intérieur de la province pour pratiquer une profession pour laquelle on est qualifié et a presque prôné un «droit au travail». Cependant, dans l'analyse qu'il a faite de l'article 6 et des droits concernant la mobilité interprovinciale, le tribunal a accordé beaucoup de poids au fait que le Dr Mia était traitée différemment en raison de sa province de résidence antérieure. En accordant la préférence à certains médecins parce qu'ils étaient résidants de la Colombie-Britannique ou en fonction d'autres critères, par exemple parce qu'ils résidaient depuis longtemps en Colombie-Britannique ou qu'ils y avaient travaillé après leur doctorat, on compromettait les droits à la mobilité du Dr Mia. Le fait qu'elle ait conservé le droit de pratiquer sans rémunération ou en se faisant payer directement par les malades n'était pas pertinent puisque le paragraphe 6(1) protège le droit de gagner sa vie ou d'exercer une profession pour gagner sa vie.

En 1991, la Cour d'appel de l'Île-du-Prince-Édouard s'est penchée sur la constitutionnalité de règlements pris en vertu de la Veterinary Assistance Act. Certaines cliniques désignées recevaient une subvention pour des services vétérinaires concernant du bétail, ce qui créait en quelque sorte, a pensé la Cour, une catégorie privilégiée de vétérinaires. Un vétérinaire qui était venu d'Ontario pour ouvrir une clinique spécialisée pour les chevaux à l'Île-du-Prince-Édouard a voulu faire désigner sa clinique, mais comme il n'existait pas de procédure de désignation de cliniques additionnelles, il a échoué. Se reportant entre autres à l'affaire Mia, la Cour a statué que le droit de gagner sa vie libre de toute loi exerçant une discrimination fondée sur le lieu de résidence ne doit pas être rendu illusoire ni compromis par des règlements provinciaux qui créent des obstacles ou des groupes privilégiés. La Cour a statué que le règlement en question contrevenait au paragraphe 6(2), mais elle ne s'est pas prononcée sur la question de savoir s'il pourrait être justifié en invoquant l'article 1 parce que cela outrepassait l'objet de l'appel.

De la même manière, en 1993, la section d'appel de la Cour supérieure de l'Île-du-Prince-Édouard a confirmé la validité des dispositions de la Public Accounting and Auditing Act qui restreignent la pratique de la profession aux membres de l'Institute of Chartered Accountants de l'Île-du-Prince-Édouard. Le juge de première instance avait dit que les restrictions en question allaient à l'encontre de l'alinéa 2b) (liberté d'expression), du paragraphe 6(2) et de l'article 7 (vie, liberté et sécurité de la personne) de la Charte. La section d'appel a rappelé les affaires Skapinker et Black et déclaré qu'une province peut réglementer l'exercice d'une profession tant qu'il n'y a pas discrimination fondée sur la province de résidence. Cette décision a été approuvée par la Cour suprême du Canada en 1995 (Walker).

En 1997, la Cour suprême de Colombie-Britannique a de nouveau examiné la question des restrictions en matière de facturation pour des actes médicaux. Dans l’affaire Waldman, la cour s’est penché sur un système qui limitait les droits que les nouveaux médecins pouvaient exiger à moins qu’ils ne pratiquent dans une région où il n’y avait pas de services offerts. Les nouveaux médecins formés dans la province étaient exemptés en vertu d’une disposition sur les droits acquis. La cour a jugé que le système créait des catégories de médecins selon la province de formation et que, par conséquent, il créait une discrimination fondée sur la résidence. Par contre, elle a aussi soutenu qu’il n’existe pas, en vertu de l’article 7 une « liberté » protégeant le droit d’une personne d’exercer une profession; selon elle, de tels arguments ont été rejetés par la Cour suprême du Canada lorsqu’elle a accepté le raisonnement de la Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard dans l’arrêt Walker.

      2. Professions auto-règlementées

Dans l'affaire Black c. The Law Society of Alberta, la Cour suprême du Canada a de nouveau examiné l'article 6 et les règlements du barreau d'une province. Étant d'avis qu'une interprétation de la Charte fondée sur l'objet visé obligeait à adopter une interprétation générale de la liberté de circulation, la Cour a déterminé que l'article 6 visait à protéger le droit d'un citoyen, ou d'un résident permanent, de se déplacer à l'intérieur du pays, d'établir sa résidence à l'endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. La Cour a également confirmé qu'une personne peut gagner sa vie dans une province sans s'y trouver personnellement.

M. Black était le principal associé du cabinet Black & Co., dont tous les membres étaient inscrits à la Law Society of Alberta. Toutefois, seuls quelques-uns des associés vivaient à Calgary, la plupart d'entre eux demeurant à Toronto. Prévoyant l'établissement d'un cabinet multiprovincial ou national de ce type, la Law Society of Alberta avait adopté deux règlements : le règlement 154, interdisant à tout habitant de l'Alberta de s'associer avec quelqu'un qui n'est pas un de ses membres actifs résidant ordinairement en Alberta, et le règlement 75B, interdisant à ses membres de s'associer à plus d'un cabinet d'avocats.

Dans sa décision, la Cour d'appel de l'Alberta avait statué que le règlement 154 violait en fait les alinéas 6(2)b) et 2d) de la Charte et ne pouvait être justifié en vertu de l'article 1er. Le règlement 75B, sans contrevenir à l'alinéa 6(2)b), violait toutefois l'alinéa 2d, relatif à la liberté d'association, et n'était pas non plus sauvegardé par l'article 1 puisqu'il imposait une limite plus stricte que nécessaire au droit énoncé dans la Charte.

La Cour suprême du Canada a convenu de l'invalidité des deux règlements, en ne fondant toutefois sa décision que sur l'article 6. Ce faisant, les juges ont donné une interprétation large de la liberté de circulation et d'établissement, qui se fondait sur un examen de l'historique de la protection de la mobilité interprovinciale ainsi que sur un résumé de la jurisprudence existante. La Cour a déclaré que les auteurs de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (aujourd'hui Loi constitutionnelle de 1867) avaient pour première intention de créer une économie nationale grâce à une union économique. L'établissement d'un gouvernement central qui allait régir les échanges commerciaux, (et interdire les barrières douanières interprovinciales), l'adoption de l'article 121 et la construction d'un chemin de fer transcontinental devaient permettre de supprimer les obstacles internes à la circulation et de favoriser l'intégration économiques.

Les provinces, ou organes provinciaux, sont libres de réglementer les professions (en vertu de l'article 1 et des paragraphes 6(3) et (4) de la Charte), sans toutefois faire intervenir la question des frontières provinciales. En outre, il y a lieu de considérer l'effet tout autant que l'objet de la législation. Par conséquent, bien que le règlement 75B ait pu avoir pour objet d'éviter les conflits d'intérêt, il peut également avoir pour effet de décourager l'établissement de cabinets d'avocats multiprovinciaux comptant parmi leurs membres des avocats ne vivant pas dans la province concernée.

Dans l'ensemble, la décision rendue dans l'affaire Black encourage vivement une interprétation large de la liberté de circulation et d'établissement. Même si le jugement ne porte que sur la réglementation des professions, l'examen historique qu'il comprend donne à croire que l'article 6 pourrait s'appliquer à une grande variété d'obstacles économiques interprovinciaux.

De nombreux autres affaires fondées sur l'article 6 concernaient des règles fixées par des barreaux. Dans l'affaire Malartic Hygrade Gold Mines, un avocat de l'extérieur du Québec voulait obtenir l'autorisation de défendre un client dans cette province. En agissant ainsi, il aurait porté atteinte aux lois provinciales. Le tribunal a jugé que la loi interdisant à un avocat d'exercer occasionnellement sa profession au Québec était constitutionnelle parce que c'était une loi d'application générale qui n'établissait pas de discrimination fondée essentiellement sur la province de résidence. Il a établi que tout obstacle imposé par la loi était plutôt fondé sur une saine administration de la justice puisque, pour les questions qui ne relèvent pas du fédéral, c'est le droit civil qui est en vigueur au Québec et non la common law, comme c'est le cas dans le reste du pays. Il n'était donc pas injuste d'interdire aux avocats qui ne sont pas membres du barreau du Québec de défendre à l'occasion des causes devant les tribunaux québécois.

Cependant, en 1992, un tribunal du Québec annulait une restriction empêchant un avocat membre de n'importe quel autre barreau du Canada de se présenter à l'examen d'admission spécial du barreau du Québec à moins qu'il n'ait pratiqué le droit pendant trois années consécutives. La cour n'a pas trouvé de lien logique entre cette restriction et l'objectif poursuivi, à savoir protéger le public en garantissant la compétence professionnelle des avocats. Un an plus tard, un tribunal du Nouveau-Brunswick a approuvé un régime plus libéral dans lequel on exigeait simplement des avocats des autres provinces qui avaient pratiqué le droit moins de trois ans dans les cinq années précédentes qu'ils fassent six mois comme stagiaires et, sous réserve de l'approbation du conseil, qu'ils suivent et réussissent le cours d'admission au barreau ou qu'ils réussissent les examens d'admission au barreau.

En 1989, la Cour d'appel de la Saskatchewan a confirmé que l'article 6 n'empêche pas une province de réglementer les professions tant qu'il n'existe aucune discrimination fondée sur la province de résidence. Un comptable qui avait été admis à l'Institut des comptables agréés de l'Ontario parce qu'il avait réussi les examens de l'American Institute of Certified Public Accountants avait également demandé à devenir membre de l'Institute of Chartered Accountants de la Saskatchewan. Sa demande avait été rejetée parce que les examens qu'il avait subis aux États-Unis ne satisfaisaient pas aux critères d'admissibilité en vigueur en Saskatchewan. Le comptable a alors été tenu de subir l'examen final uniforme, un examen canadien d'envergure nationale. Le tribunal a soutenu que le point en litige portait uniquement sur les compétences professionnelles et n'avait rien à voir avec le lieu de résidence présent ou passé.

Toutefois, la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan a invalidé un règlement de la Saskatchewan Land Surveyors Association qui exigeait que tous les arpenteurs qui pratiquent dans la province y aient également un bureau. Il a été décidé que le règlement contrevenait au paragraphe 6(2) de la Charte, parce qu'il était discriminatoire à l'égard des arpenteurs de l'extérieur de la province.

   D. Commercialisation et commerce

En ce qui concerne plus globalement le commerce et la commercialisation, dans une décision qu’elle a rendue au début de 1996, la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest s’est beaucoup fondée sur l’article 6 de la Charte pour débouter l’Office canadien de commercialisation des oeufs. La réglementation régissant la vente et l’exportation d’oeufs entre les provinces ne précisait pas de quota pour les oeufs produits dans les Territoires du Nord-Ouest, où on n’en produisait pas lorsque les textes réglementaires ont été promulgués en 1972. Les négociations visant l’inclusion des Territoires du Nord-Ouest dans la réglementation sur la commercialisation des oeufs remontent à 1984, mais elles n’ont jamais pu être conclues de façon satisfaisante. L’Office canadien de commercialisation des oeufs (OCCO) a demandé une injonction en 1992 afin que deux producteurs des Territoires ne puissent commercialiser leurs oeufs sur les marchés interprovinciaux ou d’exportation.

Le tribunal a conclu que la réglementation sur la commercialisation enfreignait à la fois les droits de circulation et d’établissement et la liberté d’association des deux producteurs, quoique l’atteinte à la liberté d’association ait été grandement imputable à la nécessité de conclure des associations économiques pour concrétiser le droit des producteurs, enchâssé à l’article 6, de vendre leurs produits sur les marchés interprovinciaux.

Le tribunal n’a pas remis en question le droit du gouvernement de réglementer la vente d’oeufs par les producteurs sur les marchés interprovinciaux, mais il a conclu que l’absence de quota équivalait à une interdiction plutôt qu’à une réglementation. Les producteurs d’oeufs des Territoires du Nord-Ouest se voyaient ainsi empêchés de gagner leur vie dans d’autres provinces, du fait que jamais il ne leur serait possible d’obtenir de quota pour vendre des oeufs à l’extérieur des Territoires. Cela contrevient au droit de gagner sa vie dans toute province et de recevoir un traitement semblable partout au Canada, droit conféré par la citoyenneté canadienne.

À savoir maintenant si l’atteinte pouvait être justifié en application de l’article 1, le tribunal a rejeté expressément deux arguments soulevés par l’OCCO, soit que la réglementation visait l’équité et qu’elle était en fait juste pour tous, à l’exception de deux producteurs des Territoires du Nord-Ouest, et que le recours à un système de «production historique» permettait à la commercialisation des oeufs au Canada d’être mieux ordonnée. En réplique au premier argument, le tribunal a souligné que la Charte avait pour raison d’être de protéger les personnes dont les droits risquaient d’être enfreints, lesquelles font souvent partie de minorités. Cette situation n’est aucunement différente du fait que le groupe protégé par la disposition est plus imposant en nombre que les groupes dont les droits sont enfreints. Pour ce qui est du système de «production historique», le tribunal a déclaré mal voir comment une réglementation essentiellement exclusive pouvait être justifiée sur la base que l’exclusion était historique.

La réparation apportée par le tribunal a été d’exempter tous les producteurs d’oeufs des Territoires du Nord-Ouest des dispositions de la réglementation de l’OCCO concernant la commercialisation des oeufs sur les marchés interprovinciaux et d’exportation. Le tribunal a réfuté les prétentions de l’OCCO selon lesquelles une telle exemption bouleverserait l’équilibre actuel du marché, compte tenu de la faible production d’oeufs dans les Territoires du Nord-Ouest.

   E. Divers

Récemment, dans l'affaire McDermott c. Nackawic, la cour d'appel du Nouveau-Brunswick a jugé qu'un arrêté municipal qui exige que les employés à temps plein et permanents d'une municipalité résident dans les limites de celle-ci ne viole pas les articles de la Charte concernant la liberté de circulation et d'établissement, parce que la Charte protège seulement la liberté de circulation et d'établissement d'une province à l'autre.

La Saskatchewan Unified Family Court, dans l'affaire Kingsbury a soutenu que l'ordre du ministre des Services sociaux, qui obligeait un enfant à retourner chez la personne qui en avait la garde légale dans une autre province, n'entravait pas la liberté de circulation et d'établissement de l'enfant dans une province quelconque. Ce droit, garanti à l'alinéa 6(2)a), est assujetti à la limite raisonnable du droit du tuteur, reconnu par la loi, de déterminer où doit vivre l'enfant. En Ontario, la Cour d'appel a décidé, dans l'affaire Parsons c. Styger, qu'un enfant qui est citoyen canadien et qui a été retiré injustement d'un autre pays, au sens de la Convention de La Haye sur l'enlèvement international d'enfants, n'a pas, en vertu de l'article 6, le droit de demeurer au Canada au mépris de la Convention.

Dans plusieurs causes, il a été statué que le critère de résidence établi dans les lois électorales d'une province ou territoire ne violait pas l'article 6 de la Charte et que toutes ces causes devaient plutôt être examinées en vertu de l'article 3 (droits de vote).

Des causes entendues en Alberta, en Ontario et au Québec ont reconnu la validité de règles de procédure civile qui permettent aux tribunaux d'ordonner que des non-résidents déposent une garantie en matières civiles.

Au début de 1994, une décision de la Cour suprême de l'Île-du-Prince-Édouard a établi qu'une loi assujettissant les propriétaires de biens non-commerciaux à un impôt foncier différent, selon qu'ils sont résidents ou non-résidents, ne contrevenait pas au paragraphe 6(2) de la Charte. En vertu de cette loi, les contribuables qui résident dans la province depuis au moins six mois consécutifs ont droit à un rabais. Le tribunal a jugé que, même si cet avantage pouvait constituer une incitation à rester dans la province, il n'enfreignait pas le droit des personnes de venir s'installer dans la province ou d'y travailler.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Beaudoin, Gérald-A. et Ed Ratushny (éd.).  La Charte canadienne des droits et libertés. Montréal, Wilson & Lafleur, 1989, 2e éd.

Gibson, Dale. The Law of the Charter: General Principles. Toronto, Carswell, 1986.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada. Toronto, Carswell, 1982.

JURISPRUDENCE

Basile c. Procureur général de la Nouvelle-Écosse (1984), 11 D.L.R. (4th) 219 (C.A. N.-É.)

Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591

Crowthers c. Simpson Sears Ltd., [1988] 4 W.W.R. 673 (A.C.A.)

États-Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469

Ford c. Saskatchewan Land Surveyors Association (1992), 91 D.L.R. (4th) 391 (C.B.R.S.)

Gerald Shapiro Holdings c. Nathan Tessier et Associés (1986), 27 C.R.R. 161 (C.S. Ont.)

Island Equine Clinic Ltd. c. Île-du-Prince-Édouard (1991), 81 D.L.R. (4th) 350 (C.A. Î.-P.É.)

Kingsbury c. Ministre des Services sociaux pour la province de la Saskatchewan (1982), 4 C.R.R. 151 (S.U.F.C.)

Lapierre c. Barette (1988), 59 D.L.R. (4th) 200 (C.A. Qc)

McCarter c. Île-du-Prince-Édouard (1994), 1112 D.L.R. (4th) 711 (C.S. I.-P.É.)

McDermott c. Ville de Nackawic (1988), 53 D.L.R. (4th) 150 (C.A. N.-B.)

Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson (1996), 132 D.L.R. (4th) 274 (C.A. T.N.-O.)

R. c. Malartic Hygrade Gold Mines Ltd. (1982), 142 D.L.R. (3d) 512 (C.S. Qc)

Re Mia and Medical Service Commission of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.-B.)

Richards c. Barreau du Québec, [1992] R.J.Q. 2847 (C.S.)

Société du barreau du Haut-Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357

Taylor c. Institute of Chartered Accountants of Saskatchewan (1989), 59 D.L.R. (4th) 656 (C.A. Sask.)

Waldman c. Colombie-Britannique (Commission des services médicaux) (1997), 150 D.L.R. (4th) 405.

Walker c. Île-du-Prince-Édouard (1993), 107 D.L.R. (4th) 69 (C.A. Î.-P.-É.), confirmé [1995] 2 R.C.S. 407.


La première version de ce bulletin d'actualité a été publiée en septembre 1990.  Le document a été sans cesse mis à jour depuis.