Direction de la recherche parlementaire

 

PRB 98-5F

LES DÉCISIONS DU TRIBUNAL CANADIEN DU COMMERCE
EXTÉRIEUR SUR LES MÉLANGES LAITIERS

Rédaction :
Jean-Denis Fréchette
Division de l'économie
Octobre 1998
Révisé le 19 août 1999


L’enquête sur l’importation de mélanges laitiers échappant aux limites des contingents tarifaires

La Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, qui a été sanctionnée le 13 septembre 1988, renferme des dispositions générales qui permettent au gouvernement fédéral ou au ministre des Finances de demander au Tribunal de faire enquête sur des questions économiques, commerciales ou tarifaires. Le Tribunal agit strictement à titre consultatif et a alors le mandat de faire des recherches, de recevoir des exposés, de trouver des faits et de tenir des audiences publiques. Au terme d’une enquête, le Tribunal doit faire rapport au gouverneur en conseil ou au ministre des Finances, et de présenter, si on lui a demandé, des recommandations.

Dans le cas de « L’enquête sur l’importation de mélanges de produits laitiers échappant aux limites des contingents du Canada » (http://www.citt.gc.ca/), le Tribunal n’a pas eu le mandat de faire des recommandations.

Plus précisément, la saisine de l’enquête stipule que le Tribunal doit :

    1. faire enquête sur la question de l’importation de mélanges de produits laitiers échappant aux limites des contingents du Canada :

    1. en examinant les facteurs influant sur le marché intérieur de telles importations de même que les répercussions de ces importations sur l’industrie de production et de transformation des produits laitiers du Canada et d’autres segments de l’industrie alimentaire du Canada, y compris les niveaux de produits financiers et de production;

    2. en examinant des considérations d’ordre juridique, technique, réglementaire et commercial ayant trait au traitement des importations de ces produits, ainsi que les obligations et droits commerciaux internationaux du Canada en vertu de l’Accord de libre-échange nord-américain et de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce;

    3. en relevant les solutions possibles à tout problème que pose cette question qui soient conformes aux obligations et aux droits intérieurs et internationaux du Canada;

    1. tenir des audiences publiques quant à l’enquête.

Au cours de son enquête, le Tribunal a produit plusieurs documents sur divers aspects des mélanges d’huile de beurre et de sucre, notamment sur le cadre juridique canadien et international, sur l’impact des importations sur la production de lait au Canada et sur la nécessité des mélanges et de leur utilisation dans la fabrication de la crème glacée. Comme le mandat du Tribunal ne l’autorisait pas à formuler des recommandations, mais plutôt à « relever des solutions », la lecture des documents produits doit parfois se faire « entre les lignes ». C’est ainsi que dans son rapport remis le 3 juillet 1998 au gouverneur en conseil, le Tribunal soulève certains faits intéressants sans toutefois trancher la question de l’importation des mélanges d’huile de beurre et de sucre.

Ainsi, même si les fabricants de crème glacée ont maintenu que les mélanges laitiers offraient des avantages techniques et permettaient de stabiliser les stocks, les audiences du Tribunal ont permis de montrer que « l’avantage au niveau des coûts de la matière grasse contenue dans les mélanges d’huile de beurre importés est le facteur qui a la plus grande incidence sur la demande des mélanges d’huile de beurre sur le marché intérieur »(1).

L’enquête du Tribunal a aussi permis de déterminer que l’utilisation des mélanges d’huile de beurre et de sucre n’est pas limitée à la fabrication de la crème glacée puisqu’une quantité croissante de mélanges entre aussi dans la fabrication de fromage fondu. Il faut toutefois noter que dans une recette typique de fromage fondu, seulement 5 p. 100 du volume total est constitué de matière grasse du lait ou du beurre qui peut être « remplacée ». Selon les données compilées par le Tribunal, les fabricants de crème glacée et de fromage fondu ont utilisé 6,3 millions de kilogrammes de mélanges d’huile de beurre en 1997, soit 3,1 millions de kilogrammes en équivalent de matière grasse du lait(2). Les besoins canadiens en matière grasse pour la fabrication de la crème glacée et en matière grasse « remplaçable » pour le fromage fondu ont totalisé 25,639 millions de kilogrammes en 1997. En d’autres termes, les 3,1 millions de kilogrammes de matière grasse provenant des 6,3 millions de kilogrammes de mélanges d’huile de beurre/sucre ont représenté 12 p. 100 des besoins en matière grasse pour la crème glacée et en matière grasse remplaçable pour le fromage fondu.

Même si les Producteurs laitiers du Canada estiment que le remplacement de cette matière grasse par des mélanges laitiers importés aurait résulté en des pertes de revenus totalisant 50 millions de dollars en 1997, le Tribunal a estimé que ces pertes se situaient plutôt entre 12,8 millions, si la production avait été maintenue et les surplus exportés, et 30,9 millions, si la production de lait avait diminué tout au cours de l’année laitière dans une proportion de matière grasse équivalente aux importations de mélanges.

Par ailleurs, selon différents scénarios qu’il a examinés, le Tribunal a estimé que le taux de pénétration de l’huile de beurre pourrait éventuellement atteindre un niveau maximum de 25 p. 100 des besoins en matière grasse pour la fabrication de la crème glacée et en matière grasse remplaçable pour le fromage fondu. En appliquant ce taux maximum de pénétration aux besoins en matière grasse de 1997 pour ces deux produits laitiers, ce sont alors 6,4 millions de kg de matière grasse de lait qui auraient été déplacés par les importations de mélanges. Même si le Tribunal convient que l’utilisation des mélanges augmentera au cours des prochaines années, il prévoit toutefois que la forte croissance des années passées ne se reproduira plus.

Comme le Tribunal n’avait pas le mandat de faire des recommandations, il a proposé dans son rapport une série de solutions qui se révèlent autant d’options plus ou moins possibles parmi lesquelles le gouvernement pourra choisir. Un premier groupe de six solutions a été envisagé, mais n’a pas été retenu par le Tribunal, « soit parce qu’elles [les solutions] ne sont pas conformes aux obligations et aux droits intérieurs ou internationaux du Canada, soit parce qu’elles ne représentent pas une solution possible viable »(3).   Ces solutions sont les suivantes :

  • le reclassement par le gouvernement,

  • l’imposition d’une taxe d’accise,

  • des négociations bilatérales avec la Nouvelle-Zélande,

  • la suppression des droits antidumping et des droits compensateurs sur le sucre raffiné,

  • l’augmentation des prix du lait et, enfin,

  • la modification des exigences d’étiquetage.

Un autre groupe qui comprend sept solutions est considéré par le Tribunal comme davantage possible notamment parce que ces solutions sont conformes aux obligations du Canada. Reste qu’une grande majorité d’entre elles ne font pas l’unanimité parmi les divers intervenants de l’industrie laitière. Ces solutions sont les suivantes :

  • un appel devant le Tribunal par les PLC à l’égard du classement des mélanges d’huile de beurre,

  • une enquête par le Tribunal sur les mesures de sauvegarde,

  • l’établissement d’un prix de classe spéciale pour la matière grasse destinée à la crème glacée et au fromage fondu,

  • l’établissement d’un prix spécial pour la matière grasse destinée aux mélanges d’huile de beurre de source nationale,

  • l’indemnisation des producteurs laitiers et, enfin,

  • la création d’un nouveau numéro tarifaire pour les mélanges d’huile de beurre, négocié selon l’article XXVIII du GATT.

Le Tribunal a aussi clairement indiqué, en y mettant un certain accent, que le statu quo demeurait une option possible.

En réponse au rapport du TCCE, les PLC ont indiqué qu’à l’exception d’un appel interjeté devant le Tribunal et d’une enquête sur les mesures de sauvegarde, « toutes les autres options retenues par le Tribunal ne sont pas jugées viables et ont été rejetées par les PLC »(4).

Enfin, le passage suivant, tiré du sommaire du rapport du Tribunal, montre bien le dilemme quasi cornélien auquel les politiciens sont maintenant confrontés :

Il est clair pour le Tribunal qu’il n’y a pas de solution possible sans frais pour un ou plusieurs des intervenants. Le dilemme est que les importations de mélanges d’huile de beurre ont des conséquences économiques pour les producteurs laitiers, alors que les règles internationales limitent les genres de mesures actuellement disponibles(5).

Le gouvernement du Canada n’a finalement retenu aucune des options proposées dans le rapport du Tribunal et a tranché le dilemme en prenant une voie de sortie qui permettra de gagner encore un peu de temps. En effet, dans son analyse, le TCCE avait subtilement tendu une bouée de sauvetage au gouvernement :

(…) une demande de consultation de la part du sous-ministre sur la même question [le classement tarifaire des mélanges d’huile de beurre] serait conforme aux obligations et aux droits intérieurs et internationaux du Canada. Il serait aussi conforme aux obligations et aux droits intérieurs et internationaux du Canada que le Tribunal rende une décision classant les mélanges d’huile de beurre dans l’annexe du Tarif des douanes en s’appuyant sur les Règles générales, les règles applicables, les Notes explicatives et les Avis de classement(6).

Le 10 août 1998, le gouvernement a annoncé que le sous-ministre du Revenu national avait demandé « au TCCE de réviser la classification tarifaire actuelle des mélanges d’huile de beurre »(7). Même si une telle révision de la classification satisfait effectivement aux exigences premières des Producteurs laitiers du Canada, ces derniers estiment que le processus pour bloquer les importations de mélanges prend trop de temps, ce qui a comme résultat que leurs pertes pécuniaires continuent à s’accumuler. Rappelons qu’une demande de consultation auprès du Tribunal par le sous-ministre du Revenu national est prévue par l’article 70 de la Loi sur les douanes et que cette option aurait pu être exercée dès que les importations devinrent litigieuses en 1996.

Par ailleurs, dans son rapport d’enquête du 3 juillet 1998 sur les importations de mélanges, le TCCE avait envisagé mais écarté la solution que le sous-ministre examine la possibilité de reclasser les mélanges d’huile de beurre. Le TCCE est même allé jusqu’à affirmer : « Étant donné que Revenu Canada a déjà étudié quatre fois la question du classement des mélanges d’huile de beurre et de sucre, le Tribunal considère qu’il serait inutile que le gouvernement ordonne à Revenu Canada « d’examiner » cette même question une cinquième fois ». Le rapport du TCCE note aussi : « (…) du fait que, avant et après la conclusion du Cycle d’Uruguay, Revenu Canada avait émis des avis de classement concernant les mélanges, le Tribunal est d’avis que, si le gouvernement du Canada devait reclasser les mélanges d’huile de beurre dans un numéro tarifaire assujetti à un contingent tarifaire, cette mesure pourrait être contraire aux attentes raisonnables des partenaires commerciaux du Canada et serait ainsi visée par le processus de négociations énoncé dans le paragraphe 5 de l’article II du GATT »(8)

Même s’il est plus « approprié » que le TCCE, plutôt que le sous-ministre du Revenu national , révise la classification tarifaire actuelle des mélanges d’huile de beurre, le TCCE devra composer avec les quatre analyses de Revenu Canada et, surtout, avec la décision du 7 novembre 1997 de l’Organisation mondiale des douanes (OMD), qui a jugé que les mélanges n’étaient pas des éléments du lait et par conséquent ne pouvaient être classés sous la ligne tarifaire 0404. Les décideurs publics sont souvent les architectes de leurs propres dilemmes et une seconde intervention du TCCE en moins de six mois sur la question des mélanges d’huile de beurre et de sucre laisse croire que le dilemme est en train de se transformer en impasse.

L’enquête sur le classement tarifaire de certains mélanges d’huile de beurre

Rappelons que Revenu Canada classe les mélanges d’huile de beurre et de sucre sous la ligne tarifaire 2106.90.95 parce qu’il estime que ces mélanges ne sont pas des succédanés du beurre. C’est ce que contestent les Producteurs laitiers du Canada, qui soutiennent que les mélanges sont précisément des succédanés du beurre puisqu’ils servent à fabriquer de la crème glacée; par conséquent, selon eux, les mélanges laitiers seraient mieux classés sous la ligne tarifaire 2106.90.33 (succédanés du beurre) ou, encore mieux, sous la ligne 0404.90, soit la classe tarifaire initialement créée pour limiter les importations de mélanges laitiers.

Faisant suite à la demande du 10 août 1998 du sous-ministre du Revenu national de « réviser la classification tarifaire actuelle des mélanges d’huile de beurre », le Tribunal canadien du commerce extérieur a rendu publique la décision suivante le 26 mars 1999 :

Les mélanges d’huile de beurre contenant moins de 50 p. 100 d’huile de beurre et plus de 50 p. 100 de sucre peuvent être classifiés dans le numéro tarifaire 2106.90.95. Les mélanges contenant moins de 50 p. 100 de beurre et plus de 50 p. 100 de glucose peuvent aussi être classifiés dans le numéro tarifaire 2106.90.95.

Cette décision du TCCE, qui donne raison à Revenu Canada en maintenant que les mélanges d’huile de beurre et de sucre ne sont pas des succédanés du beurre, n’est pas très surprenante, puisqu’elle reflète les conclusions des quatre analyses effectuées dans le passé par Revenu Canada et qu’elle entérine la décision de l’Organisation mondiale des douanes rendue en novembre 1997. Par contre, il est surprenant que le TCCE, contrairement aux attentes du sous-ministre du Revenu national, ait décidé de rendre une décision « qui est tout le contraire d’un avis non exécutoire »(9).

En d’autres termes, alors que le sous-ministre s’attendait à une « opinion », comme l’a d’ailleurs soutenu l’avocat de ce dernier devant le TCCE(10), le Tribunal lui a plutôt donné un avis exécutoire. Selon le Tribunal, une saisine aux termes de l’article 70 de la Loi des douanes, comme l’a fait le sous-ministre du Revenu national, « est, une fois engagée, de la même nature qu’un appel interjeté aux termes de l’article 67 de la Loi sur les douanes et que la décision dans le cadre d’une telle procédure est tout le contraire d’un avis non exécutoire ».

Notons toutefois qu’un des trois membres du Tribunal a rendu une décision minoritaire qui donne raison aux producteurs de lait. Dans sa décision, le membre dissident du Tribunal précise que les mélanges à l’étude peuvent servir de succédané du beurre et que, par conséquent, ils devraient être classés sous le numéro tarifaire 2106.90.33, si les mélanges laitiers sont importés dans les limites de l’engagement d’accès, et sous le numéro tarifaire 2106.90.34, s’ils dépassent l’engagement d’accès. Dans ce dernier cas, le tarif applicable est de 212 p. 100 en l’an 2000.

Cette décision du TCCE n’a fait que raviver les revendications des Producteurs laitiers du Canada qui ont décidé, le 24 juin 1999, d’en appeler en Cour fédérale de cette décision du TCCE.


(1) Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE), Enquête sur l’importation de mélanges de produits laitiers échappant aux limites des contingents du Canada, Rapport, Ottawa, 3 juillet 1998.

(2) La teneur en matière grasse (m.g.) de lait contenue dans les mélanges d’huile de beurre et de sucre se calcule selon la formule suivante : Quantité de mélange x 49 p. 100 (99,3 p. 100) = Quantité de m.g. de lait

(3) TCCE, Rapport, p. 55.

(4) Les Producteurs laitiers du Canada, « Classification tarifaire des mélanges d’huile de beurre : le problème demeure entier » , Communiqué de presse, Lethbridge (Alberta), 8 juillet 1998.

(5) TCCE, Rapport, p.vi.

(6) Ibid., p. 67.

(7) Gouvernement du Canada, « Réaction du gouvernement du Canada au rapport du Tribunal du commerce », Communiqué, Ottawa, 10 août 1998.

(8) TCCE, Rapport, p. 56 et 57.

(9) TCCE, Décision sur le classement tarifaire de certains mélanges d’huile de beurre, résumé officieux, Ottawa, 26 mars 1999, p. 1.

(10) TCCE, p. 3.