89-10F

 

AVORTEMENT : DÉVELOPPEMENTS
CONSTITUTIONNELS ET JURIDIQUES

 

Rédaction :
Mollie Dunsmuir
Division du droit et du gouvernement
Revu le 18 août 1998


 

TABLE DES MATIÈRES

 

DÉFINITION DU SUJET

CONTEXTE ET ANALYSE

   A.  La compétence en matière de santé

   B.  Historique

   C.  La Loi de 1969

   D.  Le comité Badgley

   E.  La Charte canadienne des droits et libertés et l'arrêt Morgentaler

   F.  La protection du foetus : Borowski et Daigle

   G.  La compétence des provinces en matière d'avortement

   H.  Autres questions

MESURES PARLEMENTAIRES

   A.  Mesures prises par le gouvernement

CHRONOLOGIE

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

JURISPRUDENCE


AVORTEMENT : DÉVELOPPEMENTS
CONSTITUTIONNELS ET JURIDIQUES*

 

DÉFINITION DU SUJET

L'avortement est un sujet qui préoccupe la société canadienne depuis un certain temps. Parce qu'il met en jeu des convictions profondes et très diverses sur les droits individuels, les responsabilités sociales, les normes morales et le rôle des femmes dans la société, l'avortement peut être source de divisions et de dissensions. Au début de 1988, la Cour suprême du Canada a invalidé les dispositions du Code criminel relatives à l'avortement. Un nouveau projet de loi sur l'avortement (projet de loi C-43), déposé au Parlement à la fin de 1989, constituait un compromis visant à mettre un terme au débat sur l'avortement au palier fédéral. En janvier 1991, ce projet de loi a été défait au Sénat à la suite - fait sans précédent - d'un partage égal des voix.

CONTEXTE ET ANALYSE

   A. La compétence en matière de santé

Il y a une controverse assez importante sur les limites de la compétence du gouvernement fédéral en matière d'avortement. Parce que l'avortement exige une intervention médicale, c'est une question de santé. Dans la mesure où il est souhaitable d'interdire l'avortement ou de fixer les circonstances dans lesquelles il ne peut être pratiqué, c'est le gouvernement fédéral qui a compétence, car l'interdiction d'un acte pour des motifs de santé ou de moralité est constitutionnellement associée à la criminalisation. Dans la mesure où il est souhaitable de réglementer l'avortement, ou les circonstances dans lesquelles il peut être pratiqué, c'est le gouvernement qui a le droit ou le devoir de réglementer ces questions de santé qui a compétence.

La Loi constitutionnelle de 1867 n'attribue pas expressément les questions de « santé » à l'un ou l'autre palier de gouvernement. Le contrôle fédéral en matière de santé s'exerce le plus souvent dans le cadre du pouvoir du gouvernement fédéral sur « le droit criminel [...] y compris la procédure en matière criminelle » (paragraphe 91(27)). La Loi sur les stupéfiants et les sanctions pénales de la Loi des aliments et drogues constituent des exemples du pouvoir du gouvernement fédéral de criminaliser et de punir des comportements dangereux pour la santé ou pour la société.

D'autres aspects de la compétence du gouvernement fédéral peuvent également s'appliquer aux questions de santé, bien que les limites soient en général moins nettes que dans le cas du droit pénal. En cas d'urgence nationale, telle une épidémie, le pouvoir de maintien de la paix, de l'ordre et du bon gouvernement qu'a le gouvernement fédéral pourrait bien lui permettre d'intervenir. Un problème grave de dimension nationale, par exemple la pollution atmosphérique, pourrait de même donner au gouvernement fédéral le pouvoir d'adopter des dispositions législatives en matière de santé. En outre, le gouvernement fédéral peut réglementer les questions de santé dans les domaines qui relèvent déjà expressément de sa compétence, comme les pénitenciers ou les forces armées.

Enfin, il faut mentionner le « pouvoir fédéral de dépenser ». C'est le terme qu'on utilise d'habitude lorsqu'un programme social national est officiellement souscrit par le gouvernement fédéral, même si l'objet de ce programme relève de la compétence des provinces. Dans la mesure où il dispose des fonds nécessaires, le gouvernement fédéral peut influer sur les priorités des provinces et fixer des normes nationales en offrant de financer des programmes qui sont de compétence provinciale.

La Loi canadienne sur la santé est l'un des exemples les mieux connus de l'usage du pouvoir de dépenser. En échange du respect de certains principes généraux en matière de soins de santé, le gouvernement fédéral verse une certaine somme par habitant à chacune des provinces. Cela ne confère toutefois pas au gouvernement fédéral le droit de réglementer directement les soins de santé dans les provinces. La question de savoir jusqu'où le gouvernement fédéral pourrait aller pour appliquer des normes nationales ou pour rendre les conditions plus sévères sans empiéter sur la compétence provinciale est loin d'être tranchée.

La question de la compétence des provinces en matière de santé est plus simple. L'établissement, l'entretien et l'administration des hôpitaux sont expressément de compétence provinciale aux termes du paragraphe 92(7) de la Loi constitutionnelle de 1867. Les tribunaux ont conféré aux provinces une compétence étendue dans le domaine de l'hygiène publique à titre de matière d'une nature purement locale ou privée aux termes du paragraphe 92(16). La réglementation des professions de la santé, comme celle des autres professions, relève du pouvoir provincial sur la propriété et les droits civils dans la province (paragraphe 92(13)). C'est pourquoi la Section d'appel de la Cour fédérale a jugé en 1983 que le sujet général de la pratique de l'avortement relève également des provinces, sous réserve de toute interdiction que pourrait comporter le droit pénal.

   B. Historique

Tout au long de l'histoire, les attitudes envers l'avortement ont été influencées par les croyances religieuses, les moeurs et les attitudes envers les femmes et la famille. En outre, les récents progrès technologiques rendent l'avortement plus simple et moins dangereux et offrent des techniques améliorées pour comprendre le développement du foetus.

Notre droit en matière d'avortement s'inspire du droit anglais. Jusqu'au XIXe siècle, l'avortement était une infraction de common law et n'était criminel que s'il était pratiqué après les premiers mouvements du foetus. Cette distinction était conforme à la tradition et avait probablement en outre l'avantage de réduire au minimum les problèmes que présentait la preuve de la grossesse. Le moment exact des premiers mouvements du foetus a toujours été arbitraire, mais on estime d'ordinaire qu'il s'agit du moment où la mère elle-même ressent ou croit ressentir des mouvements (ce moment peut varier entre la seizième et la vingtième semaine de la grossesse) ou du moment où les mouvements du foetus sont perceptibles ou visibles à l'examen.

Le droit sur l'avortement criminel a été codifié pour la première fois en Angleterre en 1803; l'avortement après les premiers mouvements du foetus était passible de la peine de mort, tandis que les avortements pratiqués avant cette date étaient passibles de sanctions moindres. On a abandonné cette distinction en 1837, en même temps que la peine de mort. En 1861, on a adopté la Offences Against the Person Act, toujours en vigueur, qui précisait pour la première fois qu'une femme qui s'avortait elle-même était également coupable d'un crime.

La première loi pénale canadienne sur l'avortement a été adoptée en 1869. Elle incorporait les lois provinciales d'avant la Confédération et prévoyait l'emprisonnement à perpétuité pour toute personne causant un avortement. Ces lois étaient fondées sur l'objectif social et religieux de la protection du foetus, mais elles étaient également influencées par des préoccupations portant sur la santé de la mère. Au XIXe siècle, les avortements étaient médicalement dangereux; en outre, dans une société moins réglementée qui ne connaissait guère les programmes de soins de santé, l'avortement était souvent pratiqué par une personne autre qu'un médecin.

Parce que la loi britannique de 1861 qui interdisait l'avortement ne tenait pas compte de la vie ou de la santé de la mère, elle a été de plus en plus contestée par les médecins et les juristes. En 1938, la British Medical Association a constitué un comité spécial pour étudier les aspects médicaux de l'avortement. Ce comité a recommandé que la loi soit modifiée pour permettre certains avortements thérapeutiques.

C'est également en 1938 qu'un médecin britannique, le Dr Aleck Bourne, a signalé aux autorités qu'il avait mis un terme à la grossesse d'une jeune fille de 14 ans violée par quatre soldats, avec le consentement de ses parents et sans exiger d'honoraires. Ce fait a donné lieu à une cause célèbre. Dans ses directives au jury, le juge Macnaghten a déclaré qu'un avortement pouvait être pratiqué de bonne foi pour protéger la vie et la santé de la mère et qu'aucune distinction nette ne pouvait être faite entre un danger pour la vie et un danger pour la santé. Ce moyen de défense a par la suite été adopté par la plupart des pays de common law et il aurait probablement été applicable au Canada avant la loi de 1969 sur l'avortement.

L'avortement a graduellement été décriminalisé depuis les années 60; les premiers régimes juridiques portaient sur les indications permettant l'avortement. C'est la démarche dite d'indication et de réglementation. D'ordinaire, les indications de l'avortement se répartissaient en cinq catégories : le danger pour la vie, le danger pour la santé (physique ou mentale), les indications eugéniques (maladie du foetus), les indications criminologiques ou juridiques (le viol et l'inceste) et les indications socio-économiques. Divers pays ont adopté diverses indications permettant l'avortement légal, mais on considère d'ordinaire que la gradation des indications s'établit à peu près comme suit :

  • aucune indication n'est acceptable (l'avortement est totalement interdit)
  • le danger pour la vie de la femme
  • le danger pour la santé physique de la femme
  • le viol ou l'inceste
  • la malformation du foetus
  • le danger pour la santé mentale ou psychologique de la femme
  • les difficultés sociales et économiques
  • aucune indication n'est nécessaire (l'avortement sur demande)

En 1973, la Cour suprême des États-Unis a rendu jugement dans l'affaire Roe c. Wade. La Cour a jugé que bien que le foetus ne soit pas une « personne » jouissant indépendamment de la protection constitutionnelle, l'État avait cependant un intérêt à protéger cette vie potentielle. Selon la Cour, durant le premier trimestre, alors que l'avortement est moins dangereux pour la santé de la femme que le fait de porter l'enfant à terme, l'État pouvait uniquement exiger que l'intervention soit pratiquée par un médecin accrédité. Au cours du second trimestre, l'État a un intérêt supérieur dans la protection de la santé de la mère et peut réglementer son accès à l'avortement, dans son propre intérêt. (C'est cette notion du droit de l'État de protéger la santé de la mère qui a suscité certaines des plus dures batailles juridiques des deux dernières décennies aux États-Unis.) Au cours du troisième trimestre, la Cour a jugé que l'intérêt de l'État pour la préservation du foetus devient supérieur. Cet argument repose en grande partie sur la prémisse qu'à ce moment le foetus est viable, mais cet argument a néanmoins été contesté tant par le mouvement pro-choix que par le mouvement anti-avortement.

Les démarches juridiques en matière d'avortement ont été fortement influencées par la tragédie de la thalidomide des années 60; la plupart des lois modernes sur l'avortement se fondent sur la réglementation par indication ou sur la réglementation chronologique (approuvée dans l'arrêt Roe c. Wade) ou sur une combinaison de ces deux démarches. Dans le cas de la démarche chronologique, l'importance de l'intérêt de l'État pour la protection du foetus s'accroît d'ordinaire de façon spectaculaire à mesure qu'augmentent les chances de survie indépendante du foetus. Toutefois, la viabilité n'entre en ligne de compte que s'il s'agit d'équilibrer l'intérêt de l'État pour la protection du foetus et les droits de la mère. Ni le mouvement pro-vie ni le mouvement pro-choix ne considèrent que la viabilité entre en ligne de compte lorsqu'il s'agit de protéger les droits indépendants du foetus.

De toute façon, la viabilité est un concept médical et non juridique. Les tribunaux britanniques ont récemment traité de cette question dans l'affaire C c. S où le père putatif voulait empêcher sa compagne, enceinte de 18 à 21 semaines, de se faire avorter. Le droit britannique interdit de détruire « la vie d'un enfant capable de naître vivant », et la cour d'appel a statué comme suit :

[Entre la 18e et la 21e semaine] le muscle cardiaque se contracte et une circulation primitive se développe. On pourrait donc dire que le foetus manifeste des signes réels et perceptibles de vie. D'autre part, même s'il est mis au monde par hystérotomie, le foetus est incapable de respirer soit naturellement, soit avec l'aide d'un respirateur. Un stimulus ou une forme d'assistance ne suffit pas. Le foetus ne peut respirer et ne le pourra jamais.

Selon l'Association médicale canadienne, l'avortement provoqué se définit comme l'interruption effective de la grossesse avant que le foetus ne devienne viable : « dans l'état actuel des connaissances médicales, on établit la viabilité du foetus suivant son poids, son niveau de développement et la durée de la gestation. On considérera ainsi qu'un foetus est viable lorsqu'il pèse plus de 500 g ou au terme d'une gestation de 20 semaines ou plus ».

   C. La Loi de 1969

En 1969, le Parlement a apporté plusieurs modifications importantes au Code criminel. Notamment, l'article 287 (qui portait alors le numéro 237) précisait à quel moment un avortement pouvait être pratiqué légalement. L'article déjà en vigueur, qui interdisait de causer l'avortement d'une femme enceinte, a été conservé, mais assorti de plusieurs paragraphes nouveaux. Le plus important, le paragraphe 4, énonçait que les sanctions pénales contre l'avortement ne s'appliquaient pas à un médecin pratiquant un avortement ou à une femme se faisant avorter, si l'avortement avait été d'abord approuvé par le comité de l'avortement thérapeutique d'un hôpital accrédité ou approuvé et était en outre pratiqué dans un hôpital accrédité ou approuvé. Le comité de l'avortement thérapeutique devait être composé d'au moins trois médecins, dont aucun ne pouvait en même temps pratiquer des avortements.

Le comité de l'avortement thérapeutique devait déclarer par certificat que, de l'avis de la majorité des membres, la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de la femme enceinte. Il n'y avait aucune autre définition du terme « santé » et il y avait même une certaine incertitude quant à savoir si ce terme englobait la santé mentale ou psychologique. Au lieu de définir les circonstances où l'avortement était permis, le Parlement a déclaré que l'avortement était légal si un comité de l'avortement thérapeutique le jugeait tel.

Bref, en 1969 le Parlement a remplacé le contrôle judiciaire après coup par un contrôle médical préalable. Étant donné l'arrêt Bourne, un avortement pratiqué pour sauver la vie de la mère ou pour empêcher un danger grave à sa santé aurait probablement été défendable avant 1969. C'est ce que semble laisser entendre l'arrêt de la Cour suprême dans la première affaire Morgentaler en 1975. La Cour a jugé que le Dr Morgentaler ne pouvait recourir au moyen de défense fourni par l'arrêt Bourne, c'est-à-dire la défense de nécessité, car vu l'existence des comités de l'avortement thérapeutique, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles justifieraient d'enfreindre le Code criminel pour protéger la mère. L'existence de ces comités, qui pouvaient approuver les avortements au préalable, signifiait que les médecins qui pratiquaient des avortements n'avaient pas à courir le risque d'une inculpation pénale; toutefois, ils ne pouvaient non plus substituer leur propre jugement à celui du comité, sauf en cas d'urgence.

Une fois la loi entrée en vigueur, il est devenu manifeste que l'interprétation des mots « mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé » de la femme enceinte variait considérablement d'un point à l'autre du pays. En outre, en raison de la répartition inégale des hôpitaux disposant de comités de l'avortement thérapeutique, on pouvait se demander si l'avortement légal était également accessible à toutes les femmes du pays. Même si l'on pouvait trouver quatre médecins qui estimaient que la santé de la femme était en danger, il était impossible de pratiquer un avortement légal en l'absence d'un comité de l'avortement thérapeutique nommé par un hôpital accrédité ou approuvé.

C'est pourquoi on a constitué en 1975 un Comité sur l'application des dispositions législatives sur l'avortement. Il était « chargé d'établir si le recours à l'avortement, prévu par le Code criminel, [était] offert équitablement à travers le Canada » et de « présenter des conclusions sur l'application de ces dispositions et non des recommandations sur les principes en cause ».

   D. Le comité Badgley

Ce comité, dit comité Badgley du nom de son président, a déposé son rapport en janvier 1977. Il a conclu, bien simplement, que « le recours prévu par la Loi sur l'avortement n'est pas appliqué de façon équitable à travers le Canada ». Cette constatation reposait en grande partie sur le fait que l'intention de la loi n'était ni précise ni généralement acceptée, bien que les procédures énoncées dans la loi fussent précises. La controverse sur l'avortement n'avait pas été résolue; elle s'était plutôt, dans une certaine mesure, déplacée depuis le droit pénal vers les collectivités locales et la médecine.

La procédure pour l'obtention d'un avortement légal en vertu de la loi de 1969 dépendait entièrement de l'accès à un comité de l'avortement thérapeutique dans un hôpital accrédité ou approuvé. Quant à l'accès au comité de l'avortement thérapeutique, il dépendait de la répartition des hôpitaux admissibles, de l'emplacement des hôpitaux dotés de tels comités, de l'application d'exigences concernant la résidence et le contingentement des malades, ainsi que de la répartition des obstétriciens gynécologues au sein de la province et entre les provinces. Des disparités régionales accusées à l'égard de tous ces facteurs signifiaient que le recours prévu au Code criminel pour l'avortement thérapeutique légal était en pratique illusoire pour de nombreuses Canadiennes.

Le comité a constaté que les médecins se préoccupaient beaucoup de la définition de la santé, mais ne s'entendaient guère sur l'interprétation de ce concept. La définition proposée par l'Organisation mondiale de la santé était reconnue par le gouvernement du Canada, plusieurs gouvernements provinciaux et l'Association médicale canadienne. Elle se lit comme suit : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Le comité a conclu qu'en l'absence d'autres déclarations officielles, « cette définition peut être considérée comme une base d'interprétation du mot « santé » figurant dans la Loi sur l'avortement ».

Il y avait également des divergences profondes à travers le pays quant à la question du « consentement ». L'âge auquel une jeune femme non mariée est jugée apte à consentir à un traitement médical relève de la compétence des provinces; le comité a constaté que les ambiguïtés des lois provinciales influaient sur les exigences des hôpitaux en matière de consentement à l'avortement. Dans les provinces où l'âge de consentement à d'autres traitements médicaux était inférieur à l'âge de la majorité, par exemple, un nombre important d'hôpitaux exigeait que la femme ait atteint la majorité pour pouvoir consentir à un avortement. Le comité a également constaté que malgré l'absence d'exigences juridiques connues quant au consentement du père à un avortement thérapeutique, plus des deux tiers des hôpitaux interrogés qui pratiquaient des avortements exigeaient le consentement du mari.

La question du consentement est un exemple intéressant du problème constitutionnel que pose l'avortement. Le gouvernement fédéral, invoquant ses pouvoirs en matière de droit pénal, avait adopté des mesures législatives portant que les avortements approuvés par un comité de l'avortement thérapeutique ne seraient pas assujettis à l'interdiction de l'avortement contenue dans le Code criminel. L'approbation préalable d'un tel comité constituait un moyen de défense absolu contre toute inculpation. La norme fixée était le danger pour la vie ou la santé de la mère.

Si un comité de l'avortement thérapeutique, ayant formé l'opinion que la vie ou la santé de la mère était ou était probablement en danger en raison de la grossesse, exigeait en outre que les parents d'une mineure célibataire ou le mari de la femme consente à l'intervention, il refusait à la femme l'accès à un avortement légal pour des raisons indépendantes du Code criminel. Le problème constitutionnel n'était pas tellement que l'avortement n'était pas également accessible partout au pays, mais qu'il y avait inégalité d'accès à un moyen de défense contre une inculpation criminelle. Cette inégalité d'application du droit pénal, en outre, découlait dans une certaine mesure des divergences entre les normes provinciales en matière de santé.

Le comité Badgley a également étudié la question de savoir si les employés des hôpitaux étaient tenus de participer à des avortements thérapeutiques en dépit de leurs opinions personnelles. Il a constaté qu'il s'agissait d'ordinaire d'une question de relations de travail plutôt que d'une question de conscience. Selon la politique générale des hôpitaux, dans le cadre des catégories d'emploi désignées, les employés devaient accepter les fonctions générales qui leur étaient confiées. En particulier, « selon une coutume largement répandue et les politiques établies dans les hôpitaux, on considère qu'il n'appartient pas à un infirmier ou à une infirmière de « sélectionner et de choisir » les patients auprès de qui ils travailleront ou pas ». Le comité a conclu que certaines pratiques d'emploi des hôpitaux relatives à l'avortement pouvaient ne pas être conformes aux codes provinciaux des droits de la personne interdisant la discrimination fondée sur les croyances religieuses.

Le comité a souligné que « les solutions sont peu nombreuses en ce qui concerne l'avortement provoqué [...] Il s'agit de faire un choix social difficile entre deux questions épineuses, l'avortement provoqué et la planification familiale ». De l'avis du comité, des méthodes de contraception efficaces pourraient considérablement réduire, sinon éliminer, les chances de conceptions non désirées et, donc, le nombre d'avortements.

   E. La Charte canadienne des droits et libertés et l'arrêt Morgentaler

En 1982, la Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur; en 1983, le Dr Morgentaler (ainsi que deux autres médecins) a été accusé d'avoir causé illégalement des avortements dans sa clinique de Toronto. Au moment où la cause a été entendue en Cour suprême, les nombreux points de droit avaient en fait été réduits à un seul, à savoir si les dispositions du Code criminel concernant l'avortement portaient une atteinte injustifiée au droit de la femme « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » garanti par l'article 7 de la Charte.

Voici le texte des articles pertinents de la Charte :

Article 7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Article 1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Si un tribunal juge qu'un texte législatif enfreint un droit garanti par la Charte, par exemple le droit à la sécurité de la personne, il se reporte ensuite à l'article 1 pour voir si cette atteinte se situe dans des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Il y a deux étapes : en premier lieu, le tribunal se demande si le but ou l'objet de la mesure législative a une importance suffisante pour justifier une atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la constitution; en second lieu, le tribunal se demande si les moyens employés sont proportionnés à l'objectif et s'ils sont raisonnables.

Il est difficile de résumer l'arrêt Morgentaler, car la majorité a rédigé trois séries différentes de motifs. Tous sont cependant d'accord sur les points suivants :

  • l'article 287 (alors 251) du Code criminel portait atteinte au droit de la femme à la sécurité de sa personne;
  • le processus par lequel la femme était privée de ce droit n'était pas conforme aux principes de justice fondamentale;
  • l'intérêt de l'État pour la protection du foetus était suffisamment important pour justifier de restreindre dans une certaine mesure les droits individuels garantis par la Charte;
  • l'atteinte au droit de la femme enceinte à la sécurité de sa personne n'était pas proportionnée à l'objectif de protéger le foetus et les moyens n'étaient pas raisonnables.

Au risque de simplifier à outrance, disons que la Cour a jugé que cette disposition législative portait atteinte à la sécurité de la personne de la femme en restreignant, par le droit pénal, l'accès efficace et opportun à des services médicaux lorsque sa vie ou sa santé était en danger. Cette criminalisation n'était pas conforme aux principes de justice fondamentale. Pour tous les motifs signalés par le comité Badgley et dont ont témoigné de nombreux experts, l'accès au certificat du comité de l'avortement thérapeutique, qui constituait un moyen de défense valide contre des inculpations, n'était pas le même partout au pays. En outre, la procédure énoncée dans le Code criminel pouvait entraîner de longs retards, qui menaçaient davantage la vie ou la santé de la femme, et il était fondamentalement injuste d'obliger une femme à mettre sa santé en danger pour respecter la loi.

Il convient de signaler que l'arrêt se fondait sur les droits des femmes enceintes, même si tous les défendeurs étaient des médecins. En effet, la Cour a jugé que les médecins avaient qualité pour contester la constitutionnalité de la loi sur l'avortement, en vertu de laquelle ils pouvaient être trouvés coupables, même si l'argument constitutionnel avancé ne les touchait pas directement. Si le fait de causer un avortement avait été une infraction seulement pour le médecin et non pour la femme, l'arrêt Morgentaler aurait pu être rédigé bien différemment.

Les motifs majoritaires ont été rédigés par le juge en chef Dickson, le juge Beetz et le juge Wilson. Les trois juges arrivaient à la même conclusion, mais par une argumentation notablement différente. Le juge en chef a conclu que la loi sur l'avortement portait atteinte à la sécurité de la personne de la femme en la forçant « à mener un foetus à terme à moins qu'elle ne satisfasse à des critères sans rapport avec ses propres priorités et aspirations » en plus d'entraîner des retards qui accroissaient le traumatisme physique et psychologique. Puisque le comité de l'avortement thérapeutique était « un hybride étrange, en partie comité médical et en partie comité légal », il ne servait à rien de dire que le terme « santé » était insuffisamment défini dans le Code criminel. Il faut une norme juridique claire lorsque la décision du comité entraîne directement de telles conséquences juridiques.

Le juge Beetz a conclu que le Parlement avait reconnu, en adoptant la loi sur l'avortement de 1969, que l'intérêt pour la vie ou la santé de la femme enceinte l'emportait sur l'intérêt à empêcher l'avortement. La norme de la loi de 1969 sur l'avortement est devenu enchâssé comme minimum au moment de l'adoption de l'article 7 de la Charte :

Le paragraphe 251(4) porte essentiellement, comme je l'ai dit, que l'objectif de protection du foetus n'est pas suffisamment important pour repousser l'intérêt qu'il y a à protéger les femmes enceintes contre des grossesses qui représentent un danger pour leur vie ou leur santé.

Le juge Beetz a jugé que l'expression « mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé » n'était pas suffisamment précise en droit. Il a également conclu, comme le juge Wilson, que « il faut voir dans l'objectif premier de la loi contestée la protection du foetus », tandis que le juge en chef avait déclaré que l'objectif consistait à équilibrer les intérêts du foetus et ceux des femmes enceintes.

Le juge Wilson estimait elle aussi que la loi de 1969 sur l'avortement exposait les femmes enceintes à un danger pour leur sécurité physique et psychologique. Elle a toutefois signalé que la sécurité de la personne pourrait impliquer davantage que la sécurité physique ou psychologique et elle a fondé son jugement tout autant sur le droit à la liberté que sur le droit à la sécurité de la personne. Selon elle, « la liberté dans une société libre et démocratique n'oblige pas l'État à approuver les décisions personnelles de ses citoyens; elle l'oblige cependant à les respecter ».

De l'avis du juge Wilson, le droit à la liberté énoncé à l'article 7 « confère à l'individu une marge d'autonomie dans la prise de décisions d'importance fondamentale pour sa personne », y compris la décision de mettre un terme à une grossesse. Il faut toutefois signaler que l'État n'est tenu qu'à respecter de telles décisions ou à éviter d'intervenir, mais non à les approuver ou à les faciliter.

Le juge Wilson a également conclu que la loi de 1969 sur l'avortement n'était pas conforme aux principes de justice fondamentale, mais son raisonnement différait de celui du reste de la majorité. Elle a conclu que la décision de mettre un terme à une grossesse était « essentiellement une décision morale, une question de conscience ». Elle a conclu que le fait de criminaliser une telle décision portait atteinte à la liberté de conscience, qui est protégée par l'alinéa 2a) de la Charte et ne serait donc pas conforme aux principes de justice fondamentale.

Le juge Wilson convenait toutefois qu'un texte législatif restreignant raisonnablement les droits garantis à la femme enceinte par l'article 7 et l'alinéa 2a) pouvait se justifier en vertu de l'article 1 de la Charte dans le but de protéger le foetus. Tout en reconnaissant que le foetus est une vie potentielle dès le moment de sa conception, elle estimait « qu'en soupesant l'intérêt qu'a l'État à protéger le foetus en tant que vie potentielle en vertu de l'article 1 de la Charte et le droit de la femme enceinte en vertu de l'article 7, un plus grand poids devrait être donné à l'intérêt de l'État dans les derniers stades de la grossesse que dans les premiers ». Pour illustrer comment l'équilibre entre l'intérêt de l'État dans le foetus et l'intérêt de la femme enceinte se déplace à mesure qu'avance la grossesse, elle soulignait qu'une fausse couche ou un avortement spontané du foetus à six mois cause « un chagrin et une épreuve beaucoup plus grands » qu'à six jours ou à six semaines.

Le juge Beetz n'a pas jugé nécessaire de décider si la loi de 1969 sur l'avortement portait atteinte au droit de la femme enceinte à la liberté aussi bien qu'à son droit à la sécurité de sa personne. « Même en présumant, sans le décider, que le droit à l'avortement peut se fonder sur le droit à la « liberté », il y aurait un moment où l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus deviendrait supérieur ».

Tous les motifs de la majorité mentionnent expressément qu'on n'a pas demandé à la Cour de décider si le foetus est visé par le mot « chacun », à l'article 7 de la Charte et a donc un droit indépendant à « la vie, la liberté et la sécurité de sa personne ».

   F. La protection du foetus : Borowski et Daigle

La question des droits possibles du foetus en vertu de la Charte a été abordée dans l'affaire Borowski c. Procureur général du Canada. M. Borowski faisait valoir que l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés confère au foetus un droit indépendant à la vie parce que le mot « chacun » comprend le foetus et que la loi de 1969 sur l'avortement portait donc atteinte aux droits du foetus en permettant l'avortement. Les droits indépendants du foetus sont un concept juridique bien différent du droit de la société à protéger le foetus reconnu dans l'arrêt Morgentaler.

Dans l'affaire Borowski, la Cour d'appel de la Saskatchewan a étudié l'histoire du foetus en common law et le libellé de la Charte. Concluant que le foetus n'avait jamais été une personne ni fait partie de « chacun » en droit anglo-canadien, la Cour a décidé que si le Parlement avait voulu s'écarter à tel point de la tradition et créer des droits pour le foetus, il aurait utilisé un libellé clair et sans ambiguïté. Ce jugement a fait l'objet d'un appel en Cour suprême, mais n'a été entendu qu'en octobre 1988, après que l'arrêt Morgentaler eut annulé l'article en cause du Code criminel. La question soulevée par M. Borowski quant à la constitutionnalité de cet article était donc sans objet.

À l'été de 1989, plusieurs hommes en Ontario, au Manitoba et au Québec ont demandé au tribunal une ordonnance interdisant à leurs anciennes compagnes de se faire avorter. En Ontario et au Manitoba, ces femmes ont pu se faire avorter, mais au Québec trois des cinq juges de la Cour d'appel ont maintenu une injonction contre Mme Chantal Daigle. Cinq juges différents ont rédigé des motifs et la majorité s'est fondée à la fois sur le Code civil et sur la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Siégeant extraordinairement en été, la totalité des juges de la Cour suprême du Canada ont entendu l'appel le 8 août 1989 et ont unanimement invalidé l'injonction. Les motifs ont été déposés le 16 novembre 1989. La Cour a signalé qu'il y a trois arguments distincts pour annuler l'injonction :

  • les droits substantifs invoqués pour appuyer l'injonction - les droits du foetus ou les droits « du père » - n'existent pas ou ne sauraient l'emporter sur le droit de la femme de contrôler son propre corps;
  • l'injonction est un recours qui ne convient pas dans le cas de l'avortement pour des motifs techniques, pratiques et constitutionnels;
  • dans le cas de Mme Daigle, l'injonction équivalait à une interdiction et constituait un exercice injustifié du pouvoir du gouvernement fédéral en matière de droit pénal.

La Cour a fondé sa décision sur le premier argument, parce que la question des droits substantifs constituait la question fondamentale et parce que si le jugement avait été fondé sur l'un des motifs restreints, « l'incertitude subsisterait quant à savoir si une autre femme dans la situation de Mme Daigle pourrait être soumise à des difficultés semblables par le recours à une procédure juridique différente ». La Cour a également conclu, toutefois, que chacun de ces trois arguments semble mériter un examen sérieux et ceci pourrait avoir des répercussions sur les décisions futures en matière d'avortement.

La Cour a conclu que le foetus n'est pas une personne ou un « être humain » au sens de la Charte du Québec. Le Code civil ne reconnaît généralement pas que le foetus est une personne juridique, bien qu'il soit parfois traité de la même façon qu'une personne lorsque la chose est nécessaire pour protéger ses intérêts après la naissance ou pour conserver des biens qui lui reviendront après sa naissance. Si l'Assemblée nationale du Québec avait désiré accorder au foetus le droit à la vie, elle n'aurait pas utilisé un libellé aussi incertain ou aussi vague.

Le droit anglo-canadien n'est pas déterminant dans l'interprétation de la Charte du Québec, mais la Cour a également examiné le traitement des droits du foetus en droit anglo-canadien, en partie « pour éviter la répétition, dans les provinces de common law, de l'expérience de l'appelante ». Les tribunaux de common law ont toujours conclu que, pour jouir de droits, le foetus doit être né vivant. La Cour a cité une cause anglaise de 1988, In re F. (in utero), où la Cour a conclu qu'à aucun stade de son développement, le foetus n'avait d'existence indépendante de celle de sa mère et qu'il ne pouvait donc faire l'objet d'une ordonnance de tutelle.

La Cour a traité très brièvement la question des « droits du père », soulignant que « aucun tribunal du Québec ni d'ailleurs, n'a jamais admis l'argument voulant que l'intérêt du père à l'égard d'un foetus qu'il a engendré puisse fonder le droit d'opposer un veto aux décisions d'une femme relativement au foetus qu'elle porte ».

Encore une fois, la Cour a refusé de décider si le terme « chacun » à l'article 7 de la Charte canadienne comprend le foetus et si donc celui-ci a le droit à « la vie, la liberté et la sécurité de sa personne ». L'affaire Tremblay c. Daigle était une action civile entre deux particuliers et la Charte ne s'applique qu'aux actes de l'État; toutefois, la Cour a conclu que ni le Code civil ni la common law n'accordent de droits juridiques au foetus et que l'Assemblée nationale du Québec aurait vraisemblablement utilisé un libellé clair si elle avait eu l'intention de modifier de façon aussi fondamentale le statut du foetus. Il est difficile de concevoir que cet argument ne s'appliquerait pas à l'interprétation du mot « chacun » dans la Charte canadienne.

Le texte de la Cour est presque aussi intéressant à l'égard des questions qu'elle ne tranche pas qu'à l'égard de celles qu'elle tranche. La Cour s'est abstenue de prendre position sur la question de savoir si l'injonction pourrait constituer un recours approprié en cas d'avortement et si des lois provinciales pourraient entraîner l'interdiction de certains avortements sans constituer un exercice inconstitutionnel du pouvoir fédéral en matière de droit criminel.

En outre, la Cour termine comme suit son analyse de la question des droits substantifs :

Il est à noter qu'étant donné notre décision sur la question des « droits du foetus », il n'a pas été nécessaire d'étudier le second aspect de l'argument relatif aux « droits substantifs », savoir que, même dans l'hypothèse de l'existence de droits du foetus, ceux-ci ne sauraient justifier que l'on contraigne une femme à porter un foetus à terme.

L'argument en cause repose sur « le principe de droit, depuis longtemps reconnu, selon lequel nul ne peut être contraint d'utiliser son corps au service d'une autre personne, même si la vie de cette personne est en danger ». Cet argument semble distinct de celui qui porte sur le droit à la sécurité de sa personne garanti à la femme enceinte par la Charte, et il pourrait jouer un rôle dans des décisions futures.

   G. La compétence des provinces en matière d'avortement

Après l'arrêt Morgentaler au début de 1988, certaines provinces ont tenté de restreindre le financement des avortements. En mars 1988, le Cabinet de la Colombie-Britannique a adopté un règlement en vertu de la Medical Service Act et portant que les avortements n'étaient pas assurés à moins d'être pratiqués dans un hôpital et à moins qu'il n'existe un danger réel pour la vie de la femme enceinte.

La British Columbia Civil Liberties Association a contesté le règlement et celui-ci a été déclaré invalide par la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour un motif assez technique. Le Cabinet avait déclaré que les services d'avortement, sauf en cas de danger grave pour la vie de la femme enceinte, ne constituaient pas un service médicalement requis et n'étaient donc pas assurés. Le juge en chef de la Cour suprême a pris « connaissance d'office du fait que, pour qu'il y ait un avortement légal, il faut des services médicaux ». Ainsi

la législature n'a pas autorisé le Cabinet à disposer par règlement que les services rendus par un médecin et qui sont médicalement requis doivent être considérés comme des services qui ne sont pas médicalement requis.

La Cour a laissé entendre que le Cabinet aurait peut-être pu déclarer que l'avortement n'était pas un service assuré, malgré le fait qu'il soit médicalement nécessaire. Cela aurait cependant entraîné la Colombie-Britannique dans un conflit avec le libellé de la Loi canadienne sur la santé, ce qui aurait engendré une autre série de problèmes.

En juin 1989, la législature de la Nouvelle-Écosse a adopté une loi visant à restreindre la privatisation des services médicaux (Act to Restrict Privatization of Medical Services, appelé Medical Services Act), qui limite aux hôpitaux diverses pratiques médicales, fixées par règlement. L'objet déclaré de cette loi était d'« interdire la privatisation de la prestation de certains services médicaux afin de maintenir un seul système de soins de santé de haute qualité pour tous les habitants de la Nouvelle-Écosse ». Une des pratiques limitées aux hôpitaux par le règlement était l'avortement. En plus d'énoncer que les services médicaux pratiqués en contravention de la loi n'étaient pas remboursables par le Régime provincial d'assurance-santé, la loi prévoyait une amende de 10 000 $ à 50 000 $.

Même si ce règlement visait d'autres pratiques que l'avortement, on a généralement considéré que le moment du dépôt de cette mesure législative a été influencé par les annonces publiques faites par le Dr Morgentaler selon lesquelles il avait l'intention d'ouvrir une clinique d'avortement à Halifax. L'Association canadienne pour le droit à l'avortement (ACDA) a tenté de contester cette mesure, alléguant qu'elle outrepassait la compétence provinciale en plus d'enfreindre les articles 7, 15 (droit à l'égalité) et 28 (égalité sexuelle) de la Charte. Le 13 octobre 1989, la Division de première instance de la Nouvelle-Écosse a jugé que l'ACDA n'avait pas un intérêt suffisant pour intenter une action, et la Cour d'appel a confirmé cette décision en mars 1990.

Le 26 octobre 1989, le Dr Morgentaler annonçait lors d'une conférence de presse qu'il avait pratiqué ce jour-là sept avortements à sa clinique de Halifax. Le 27 octobre 1989, on a déposé une dénonciation inculpant le Dr Morgentaler sous sept chefs d'avoir pratiqué des avortements illégaux en contravention de la Medical Services Act. Le Dr Morgentaler a annoncé son intention de continuer à pratiquer des avortements. La province a demandé un injonction interdisant au Dr Morgentaler de continuer à enfreindre la Medical Services Act.

L'injonction a été accordée le 6 novembre 1989. Le juge Richard de la Division de première instance de la Cour suprême a examiné soigneusement l'argument selon lequel la loi provinciale enfreint les principes énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Morgentaler :

Il ne faut pas perdre de vue le fait que Morgentaler 1988 portait sur la contestation constitutionnelle d'un article du Code criminel. La demande en l'espèce porte sur une loi provinciale qui a pour but de réglementer la façon dont certains services médicaux peuvent être administrés dans la province. On n'a pas mis en doute la compétence constitutionnelle de la législature de la Nouvelle-Écosse pour réglementer la prestation des services de santé. [...]

Compte tenu de toutes ces considérations, il reste l'examen d'une mesure législative qui semble de prime abord valide et qui relève de la compétence de la législature. La question de savoir si elle est constitutionnelle, comme je l'ai déjà dit, doit être tranchée dans une autre instance.

Le juge Richard a accordé l'injonction pour le motif que la preuve n'établissait pas qu'une clinique privée d'avortement était essentielle à la santé et au bien-être d'au moins une partie des citoyens de la province ni qu'elle correspondait à un besoin supérieur qui n'était pas comblé autrement. L'intérêt public supérieur était donc d'assurer le respect des lois de la province. Cette décision a également été maintenue par la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse en mars 1990.

Le procès sur l'accusation elle-même a eu lieu en juin et juillet 1990 devant le juge Joseph Kennedy de la Cour provinciale. Le 19 octobre 1990, ce dernier a statué que la Medical Services Act et le règlement d'application relevaient du droit pénal et que, comme elles outrepassaient la compétence de la province, ces mesures législatives étaient invalides. Plus précisément, le juge s'est dit d'avis que la loi visait avant tout à contrôler et à limiter les avortements dans la province. Bien qu'il ait reconnu les craintes entretenues par la province à l'égard de la privatisation des services médicaux, il a conclu que ces dernières avaient une importance secondaire par rapport à l'objet premier, lequel était d'interdire l'ouverture de cliniques d'avortement privées dans la province.

Parce qu'il a conclu que l'interdiction de l'avortement et la réglementation connexe relevaient et continuent de relever du droit pénal au Canada, le juge Kennedy n'en est venu à aucune décision en ce qui concerne les arguments du défendeur selon lesquels la mesure législative enfreignait le droit d'une femme à la sécurité et à la liberté de sa personne aux termes de l'article 7 de la Charte ainsi que le droit à l'égalité prévu à l'article 15 de la Charte.

Le 5 juillet 1991, la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a confirmé la décision rendue par le juge Kennedy en statuant que la loi aurait pu être un exercice valide de la compétence provinciale ou, « essentiellement [...] un exercice de la juridiction exclusive de la province en ce qui a trait aux hôpitaux ou à un domaine non désigné de la santé ».   Toutefois, l'examen des débats à l'Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse et les autres preuves ont permis de confirmer que le but primordial de la mesure législative était d'interdire au Dr Morgentaler d'exploiter des cliniques d'avortement privées plutôt que de réglementer les cliniques privées de soins en général.

La Cour suprême du Canada a accordé l'autorisation d'en appeler de cette décision et, le 30 septembre 1993, elle a rendu un jugement unanime. Dans une décision complexe, qui résume les principes d'interprétation qui s'appliquent en cas de partage des pouvoirs, en particulier ceux qui ont trait au pouvoir fédéral en matière de droit pénal, la Cour a annulé tant la loi que le règlement pris en vertu de celle-ci.

La Cour a statué que la compétence de la province dans des domaines comme la santé, les hôpitaux, la pratique de la médecine et la politique de soins de santé lui donne le droit de protéger l'intégrité de son régime de soins de santé en empêchant l'émergence d'un système à deux paliers, de veiller à ce que des soins de qualité élevée soient administrés et de rationaliser la prestation des services médicaux de manière éviter leur dédoublement et à réduire les dépenses publiques à ce chapitre.

Toutefois, la Cour a également déclaré que toute loi sur l'avortement, ou du moins l'interdiction de pratiquer des avortements assortie de conséquences pénales, a toujours été considérée comme relevant du droit pénal. Toute loi provinciale interdisant des avortements et imposant des sanctions en conséquence lui semble donc suspecte. Pour réglementer avec validité l'administration de services d'avortement, il aurait fallu que la loi de la Nouvelle-Écosse soit ancrée solidement dans une politique de soins de santé. Lorsque la Cour a examiné les antécédents de cette loi et les circonstances entourant son adoption, y compris le Hansard pour la période des débats à ce sujet, elle a constaté que les préoccupations en matière de soins de santé brillaient manifestement par leur absence.

De plus, le but apparent de la loi était, à son avis, de compétence fédérale parce qu'il relevait du droit pénal. Citant des décisions antérieures, la Cour a fondé le pouvoir de légiférer en matière de droit criminel sur le critère suivant :

[...] nous pouvons à bon droit rechercher quel mal ou effet public préjudiciable ou indésirable est visé par la loi. Cet effet peut viser des intérêts sociaux, économiques ou politiques; et la législature a eu en vue la suppression du mal ou la sauvegarde des intérêts menacés.

[...]

L'interdiction est-elle alors édictée en vue d'un intérêt public qui peut lui donner un fondement la rattachant au droit criminel? Paix, sécurité, santé, moralité, ordre public : telles sont les fins visées ordinairement mais non exclusivement par ce droit-là, [...]

La Cour a dit clairement que la présence ou l'absence d'un but ou objectif public de nature criminelle est déterminante pour établir la validité d'une loi provinciale en matière d'avortement. La loi de la Nouvelle-Écosse a été déclarée invalide parce que « l'objectif premier des textes était d'interdire de pratiquer un avortement ailleurs que dans un hôpital parce que cela constituait un acte socialement indésirable et toute préoccupation à l'égard de la santé et de la sécurité des femmes enceintes ou à l'égard de la politique de la santé, des hôpitaux ou de la réglementation de la profession médicale n'était qu'accessoire ».

Enfin, la Cour a fait remarquer que sa décision était fondée sur une analyse de la division des pouvoirs et qu'elle ne tenait pas compte de l'incidence de la Charte canadienne des droits et libertés. Le fait que la Cour ait conclu que cette loi était de compétence fédérale et non pas provinciale ne signifie pas que la loi pourrait survivre ou non à une contestation intentée en vertu de la Charte.

En 1985, alors que l'avortement était encore assujetti au Code criminel, le Nouveau-Brunswick a modifié sa Loi médicale en adoptant de nouvelles dispositions stipulant que les médecins qui pratiquaient des avortements ailleurs que dans des hôpitaux approuvés par le ministère de la Santé pouvaient être déclarés coupables de manquement professionnel et encourir des sanctions. Il semble que la province ait pris ces mesures à la suite de la demande du Dr Morgentaler d'y ouvrir une clinique privée.

En juin 1994, près de dix ans plus tard, le Dr Morgentaler a pratiqué cinq avortements dans l'établissement qu'il avait depuis peu ouvert à Fredericton. Le jour même, le ministère de la Santé a déposé une plainte auprès du Conseil de l'Ordre des médecins et des chirurgiens, en vertu des modifications apportées à la loi en 1985, exigeant qu'il interdise au Dr Morgentaler de pratiquer d'autres avortements. Le 5 juillet, le Conseil s'est exécuté et a nommé une commission d'enquête, dont l'audience a été suspendue jusqu'à ce que les tribunaux se prononcent sur la constitutionnalité des modifications de 1985.

En septembre 1994, la Cour du Banc de la Reine a déclaré que les modifications étaient contraires à la Constitution. Tenant compte de tous les facteurs pertinents, dont le fait que la Loi avait été modifiée alors que le Code criminel régissait encore l'avortement, le juge a repris l'argumentation du cas qui s'est présenté en Nouvelle-Écosse; il en est arrivé à la conclusion que, même si les dispositions législatives visaient à imposer un règlement aux médecins, leur unique objectif était d'interdire l'établissement de cliniques privées, en particulier par le Dr Morgentaler. En janvier 1995, deux des trois juges de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick ont confirmé l'arrêt du tribunal inférieur dans un jugement remarquablement succinct. Ils ont repris la décision du juge Sopinka, qui, s'exprimant au nom de tout le tribunal, a déclaré que la loi provinciale, dont l'objectif principal est d'interdire l'avortement, sauf en des circonstances exceptionnelles, empiète sur les pouvoirs fédéraux en matière de droit pénal.

Le 13 septembre 1996, la Division d’appel de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard a confirmé la validité d’un règlement qui limitait le financement public des avortements aux avortements pratiqués « dans un hôpital lorsque l’état de la patiente est tel que la [Health and Community Services] Agency juge ce service nécessaire pour des raisons médicales ». Même si cela signifie que les services assurés en ce qui concerne les avortements dans l’Île-du-Prince-Édouard sont plus limités que dans la plupart des provinces, cela est compatible avec les cas précédents. Une province peut limiter par règlement les services assurés en ce qui concerne les avortements à condition que la loi en vigueur autorise la prise d’un tel règlement. Si la loi en vigueur confère clairement ce pouvoir, comme dans le cas de la Health Services Act de l’Île-du-Prince-Édouard, les restrictions réglementaires concernant les services assurés seront valides.

   H. Autres questions

En août 1991, la Cour fédérale du Canada a confirmé qu'un contribuable ne peut retrancher la somme de 50 $ de son impôt pour dénoncer le financement, par le gouvernement, des services d'avortement. La Cour a statué que le préambule de la Charte, qui proclame que le « Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu », ne fait qu'empêcher l'État canadien de devenir officiellement athée. Elle a indiqué par ailleurs que toute atteinte à la liberté de conscience et de religion est justifiée en vertu de la Charte parce le contribuable, à l'instar de tous les autres, est tenu par la loi de payer des impôts. L'État ne l'oblige pas à financer le recours aux avortements mais uniquement à payer ses impôts comme tous les autres citoyens.

En novembre 1991, la Section d'appel de la Cour fédérale a statué qu'une clinique d'avortement indépendante administrée à des fins charitables et non dans le but de faire des profits constitue une oeuvre de charité au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu. Selon elle, les activités de la clinique ne pouvaient être jugées contraires à la politique générale lorsque pareille politique n'existait pas. La Cour a donc accueilli l'appel contre le refus du ministre du Revenu national d'accorder à la clinique le statut d'oeuvre de charité.

Dans deux provinces, les tribunaux ont maintenu le droit d'adolescentes, âgées respectivement de 13 et de 16 ans, de se faire avorter malgré les objections de leurs parents lorsqu'elles ont démontré qu'elles possédaient l'intelligence et la compréhension voulues pour prendre elles-mêmes une décision éclairée.

En 1994, le procureur général de l'Ontario a présenté une demande d'injonction au sujet de manifestations contre l'avortement organisées en près de 23 endroits, au motif que ces activités constituaient une nuisance publique. Les manifestants s'étaient postés devant les domiciles et les cabinets de médecins qui pratiquaient des avortements, ainsi que devant certains hôpitaux et cliniques d'avortement privées. Le tribunal a statué que la vie privée et la santé physique et psychologique des femmes devant subir un avortement constituaient des motifs suffisants pour déroger à un droit garanti par la Constitution, dans ce cas la liberté d'expression. À son avis, le piquetage soutenu devant le domicile des médecins constitue une prétention établie prima facie de surveillance, ainsi qu'un cas de nuisance publique et privée. Le tribunal a accédé à la majorité des demandes d'injonction, imposant des conditions différentes selon les circonstances.

En 1995, le gouvernement de la Colombie-Britannique a adopté la Access to Abortion Services Act après que des cliniques d’avortement eurent fait l’objet de nombreuses protestations et qu’un médecin pratiquant des avortements à une clinique eut été grièvement blessé par balle. La Loi prévoyait la création, autour des cliniques d’avortement et du domicile des fournisseurs de services, d’une zone qu’il serait interdit de franchir et à l’intérieur de laquelle les manifestations de protestataires seraient interdites. À la fin de 1996, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a soutenu que cette loi, même si elle empiétait clairement sur la liberté d’expression et de religion de la personne accusée, était justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte. Elle a déclaré que, étant donné que les messages des protestataires pouvaient être exagérés et véhiculer une information trompeuse et que leur ton et leurs commentaires étaient offensants, ils ne correspondaient pas aux valeurs essentielles de la liberté d’expression. Elle a signalé par ailleurs, que l’objectif de la Loi, qui est d’assurer l’accès aux soins de santé, est une valeur fondamentale de notre société.

MESURES PARLEMENTAIRES

   A. Mesures prises par le gouvernement

Au cours de la 33e législature, le gouvernement avait déposé une motion à débattre et à mettre aux voix à la Chambre des communes, afin d'obtenir l'avis du Parlement sur la rédaction de la nouvelle loi. Selon cette motion, un avortement aurait été légal aux premiers stades de la grossesse si, de l'avis d'un médecin agréé, la continuation de la grossesse avait compromis ou avait probablement compromis la santé physique ou mentale de la femme; un avortement n'aurait été légal aux stades ultérieurs de la grossesse que si certaines autres conditions étaient réunies, notamment si, de l'avis de deux médecins, la continuation de la grossesse constituait ou constituerait probablement une menace pour la vie de la femme ou une menace grave pour sa santé. La proposition ne définissait ni les « premiers stades » et les « stades inférieurs » de la grossesse, ni les « autres conditions » supplémentaires dans lesquelles un avortement pourrait légalement être pratiqué aux stades ultérieurs de la grossesse.

Le débat sur la motion du gouvernement concernant l'avortement a débuté à la Chambre des communes le 26 juillet et s'est terminé par un vote libre le 28 juillet 1988. À ce moment-là, 21 propositions d'amendement avaient été présentées par des députés, dont cinq ont été retenues par le Président pour être mises aux voix. Aucune proposition, y compris celle du gouvernement, n'a été adoptée.

Sur les six propositions étudiées par la Chambre, celle qui a recueilli le plus de voix prévoyait la politique la plus restrictive en matière d'avortement. Selon cette proposition, un avortement n'aurait été permis que si au moins deux médecins agréés indépendants déclaraient, de bonne foi et en se fondant sur des motifs raisonnables, qu'à leur avis, la continuation de la grossesse constituait ou constituerait probablement une menace pour la vie de la femme. Cet amendement a été rejeté par 118 voix contre 105. Fait important à souligner, aucun député du sexe féminin n'a voté en faveur de cette proposition.

La deuxième motion qui a recueilli le plus de voix est celle du gouvernement, qui a été rejetée par 147 voix contre 76. Les autres propositions ont reçu très peu d'appui.

Étant donné le vote peu concluant de la Chambre des communes au sujet de l'avortement, le gouvernement a déclaré qu'il évaluerait les options qui s'offraient à lui, sans toutefois préciser le moment auquel il pourrait déposer un nouveau projet de loi sur l'avortement.

Le 3 novembre 1989, le ministre de la Justice a déposé à la Chambre des communes le Projet de loi C-43, Loi concernant l'avortement. Si ce projet de loi avait été adopté par la Chambre des communes et par le Sénat, quiconque aurait provoqué un avortement chez une femme aurait été coupable d'un acte criminel, sauf si l'avortement avait été provoqué par un médecin, ou sur ses instructions, qui en était arrivé à la conclusion que sans l'avortement la santé ou la vie de la personne aurait vraisemblablement été menacée. La « santé » était définie comme incluant la santé physique, mentale et psychologique.

Le projet de loi C-43 a été renvoyé à un comité législatif le 28 novembre 1989. Le comité a entendu au-delà d'une cinquantaine de témoins de toutes les régions du Canada. La plupart étaient des défenseurs de l'option pro-choix ou pro-vie, les premiers faisant valoir que l'avortement ne devrait pas être régi par le Code criminel, les autres estimant que le projet de loi C-43 n'assurerait pas une protection suffisante au foetus. Les groupes pro-choix ont fait valoir que la Loi canadienne sur la santé devrait être utilisée pour assurer l'accès aux services d'avortement. Dans l'ensemble, seule une petite minorité de témoins étaient disposés à recommander ou à discuter d'amendements conformes au principe du projet de loi.

L'Association médicale canadienne (AMC) constitue une exception notable à cet égard. L'Association a fait valoir avec force que de simples citoyens ne devraient pas être autorisés à prendre des procédures en vertu du projet de loi C-43 sans le consentement du procureur général de la province. La question de poursuites privées contre un médecin qui aurait effectué un avortement ne se posait pas en vertu de l'ancienne loi puisqu'un avortement était légal s'il avait précédemment été approuvé par le Comité d'avortement thérapeutique. L'Association médicale canadienne a estimé que le projet de loi C-43, qui n'assurait pas une telle protection au médecin, ouvrait la voie au harcèlement juridique de la part de groupes ou de particuliers pro-vie. Un amendement fondé sur l'argument de l'AMC a été proposé par des membres du Comité mais il n'a pas été adopté.

En vertu d'un autre amendement qui a été étudié, toute mesure discriminatoire prise à l'égard d'un travailleur des soins de santé qui aurait refusé de participer à un avortement pour des raisons de conscience aurait constitué une infraction. Les témoins et les membres du Comité se sont dits d'avis qu'aucun travailleur de la santé qui s'opposerait à l'avortement pour des raisons de conscience ne devrait être forcé de participer à ce type d'intervention. Toutefois, la majorité a estimé qu'un « article de loi concernant la conscience » relevait plutôt des droits de la personne ou des relations de travail, de compétence provinciale.

Le 6 avril 1990, le Comité a fait rapport du projet de loi C-43 à la Chambre des communes, sans amendement. Le débat en troisième lecture a débuté le 22 mai 1990, et le 23 mai la Chambre rejetait tous les amendements proposés au projet de loi C-43 par une majorité importante. La plupart des amendements proposés visaient à resserrer les conditions d'obtention d'un avortement.

Le 29 mai 1990, la Chambre des communes a adopté le projet de loi C-43 en troisième lecture par un vote de 140 voix contre 131. Les membres du Cabinet ont tous dû voter pour le projet de loi, mais les députés ont pu voter selon leur conscience.

Le 31 janvier 1991, le Sénat a voté sur le projet de loi C-43. Comme à la Chambre des communes, il s'agissait d'un vote libre sauf pour les membres du Cabinet (le sénateur Murray). Des 86 sénateurs présents, 43 ont voté en faveur du projet de loi et 43 contre celui-ci. Étant donné que le Règlement du Sénat prévoit qu'un partage des voix équivaut à un vote négatif, le projet de loi C-43 a donc été défait.

Divers projets d'initiative parlementaire visant à restreindre la possibilité d'obtenir un avortement ont été déposés tant au cours de la trente-quatrième que de la trente-cinquième Législature, mais aucun n'a franchi l'étape de la deuxième lecture.

 

CHRONOLOGIE

27 juin 1969 - Le projet de loi C-150 (législation actuelle sur l'avortement) reçoit la sanction royale après avoir été adopté le 14 mai 1969 par la Chambre des communes et le 12 juin suivant par le Sénat.

9 février 1977 - Le comité Badgley dépose son rapport. Il conclut que le recours prévu par la loi sur l'avortement n'est pas appliqué de façon équitable à travers le Canada.

17 avril 1982 - La Loi constitutionnelle de 1982 reçoit la sanction royale.

30 avril 1987 - Dans l'affaire Borowski c. Procureur général du Canada, la Cour d'appel de la Saskatchewan statue que les articles 7 et 15 de la Charte ne s'appliquent pas au foetus.

28 janvier 1988 - Dans un jugement majoritaire (cinq opinions contre deux), la Cour suprême du Canada statue que l'article 287 (alors 251) du Code criminel porte atteinte aux droits que la Charte garantit aux femmes enceintes et qu'il est donc nul et non avenu.

28 juillet 1988 - Après un débat de deux jours, la Chambre des communes rejette six propositions sur l'avortement, dont la motion présentée par le gouvernement.

9 mars 1989 - La Cour suprême du Canada rend sa décision dans l'affaire Borowski c. Procureur général du Canada en statuant à l'unanimité qu'elle ne peut se prononcer étant donné que la loi sur l'avortement a été jugée inconstitutionnelle dans l'affaire Morgentaler.

26 juillet 1989 - Dans une décision rendue à trois contre deux, les juges de la Cour d'appel du Québec maintiennent l'injonction interdisant à Mme Chantal Daigle de se faire avorter, s'appuyant largement sur le Code civil du Québec.

8 août 1989 - La Cour suprême au grand complet entend l'appel de Mme Daigle. Même si l'avocat de cette dernière explique qu'il vient juste d'apprendre que sa cliente a déjà subi un avortement, la Cour continue d'entendre les plaidoiries. À l'unanimité, les juges se prononcent en faveur de la levée de l'injonction, les motifs de leur décision devant être rendus publics ultérieurement.

27 octobre 1989 - Le Dr Morgentaler est accusé, à Halifax, d'avoir pratiqué des avortements illégaux en contravention de la Medical Services Act de la Nouvelle-Écosse.

3 novembre 1989 - Le ministre de la Justice dépose à la Chambre des communes le projet de loi C-43, Loi concernant l'avortement.

16 novembre 1989 - La Cour suprême du Canada dépose ses motifs dans l'affaire Tremblay c. Daigle. La Cour statue que ni le droit civil ni la common law ne reconnaissent dans le foetus une « personne juridique »; on ne peut donc supposer que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec confère au foetus une personnalité juridique.

29 mai 1990 - Le projet de loi C-43 est adopté en troisième lecture par la Chambre des communes, sans amendement.

19 octobre 1990 - La Medical Services Act de la Nouvelle-Écosse et ses règlements, qui interdisent la prestation de certains services médicaux, dont les avortements thérapeutiques, à l'extérieur des hôpitaux, sont déclarées inconstitutionnels.

31 janvier 1991 - Le projet de loi C-43 est défait au Sénat à la suite d'un partage égal des voix.

5 juillet 1991 - La Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse confirme la décision rendue le 19 octobre 1990 par la Cour provinciale concernant la Medical Services Act.

30 septembre 1993 - La Cour suprême du Canada affirme l'inconstitutionnalité de la Nova Scotia Medical Service Act et de ses règlements.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Bibliothèque du Parlement, Direction de l'information et des services techniques.  L'avortement au Canada 1969-1989. Bibliographie n° 277. 1989.

Canada. Comité sur l'application des dispositions législatives sur l'avortement.  Rapport. 1977.

Commission de réforme du droit du Canada.  Les crimes contre le foetus. Ottawa, 1989.

Cook, Rebecca J. et Bernard M. Dickens.  Abortion Laws in Commonwealth Countries. Genève, Albany (N.Y.), Organisation mondiale de la santé, 1979.

Morton, Mildred.  Le jugement Morgentaler : En quoi les décisions diffèrent-elles? Ottawa, Bibliothèque du Parlement, Service de recherche, 1988.

Sachdev, Paul (éd.).  Abortion : Readings and Research. Toronto, Butterworths, 1981.

Sachdev, Paul (éd.). International Handbook on Abortion. New York, Greenwood Press, 1988.

Statistique Canada, Division de la santé et du bien-être, Section de l'hygiène publique. Avortements thérapeutiques. Ottawa, 1973-1988.

Tietze, Christopher et Stanley K. Henshaw.  Induced Abortion : A World Review. 6e édition, New York (N.Y.), Alan Guttmacher Institute, 1986.

 

JURISPRUDENCE

Borowski c. Procureur général du Canada, [1989] 1 R.C.S. 342, confirmant pour d'autres motifs (1987), 39 D.L.R. (4th) 731.

B.C. Civil Liberties Assn. c. C.-B. (Procureur général) (1988), 24 B.C.L.R. 189 (C.S. C.-B.).

C. c. S., [1987] 1 A11 E.R. 1230.

C. c. Wren (1986), 35 D.L.R. (4th) 419 (C.A. Alb.).

Canadian Abortion Rights Action League Inc. c. Nouvelle-Écosse (Procureur général) (1990), 69 D.L.R. (4th) 241 (C.A. N.-É.).

Carruthers c. Therapeutic Abortion Committee of Lions Gate Hospital (1983), 6 D.L.R. (4th) 57 (C.F. Appel).

Children's Aid Society of the Regional of Peel, c. S. (P.) (1991), 28 G.C.W.S. (3d) 474 (Cour Ont. Div. prov.).

Everywoman's Health Centre Society c. M.N.R. (1991), 30 A.C.W.S. (3d) 767, [1991] 2 C.T.C. 320; (1991) 92 DTC 6001 (C.F. Appel).

Lexogest c. Manitoba (Procureur général) (1993), 101 D.L.R. (4th) 523 (C.A. Man.).

Medhurst c. Medhurst (1984), 9 D.L.R. (4th) 252 (H.C. de l'Ont.).

Morgentaler c. Île-du-Prince-Édouard (Ministre de la Santé) (1996), 122 D.L.R. (4th) 728.

Morgentaler c. La Reine, [1976] R.C.S. 616.

Ontario (Procureur général) c. Dieleman (1994), 117 D.L.R. (4th) 449 (Div. gén.).

O'Sullivan c. Canada (1991), 84 D.L.R. (4th) 124 (C.F. 1re inst.).

Paton c. British Pregnancy Advisory Service Trustees, [1979] B.R. 276.

Procureur général du Nouveau-Brunswick c. Morgentaler, 23 janvier 1995, non publié (C.A.), confirmant Morgentaler c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) (1994), 117 D.L.R. 753.

R. c. Bourne, [1939] 3 A11 E.R. 615.

R. c. Morgentaler, [1988] 1 S.C.R. 30.

R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, confirmant R. c. Morgentaler (1991), 83 D.L.R. (4th) 8 (C.A. N.-É) et 99 N.S.R. (2d) 393.

R. c. Sullivan, Lemay, [1991] 1 S.C.R. 489.

Re « Baby R » (1988), 53 D.L.R. (4th) 69 (C.S. C.-B.).

Re F (in utero), [1988] 2 W.L.R. 1288.

Tremblay c. Daigle, [1989] 2 S.C.R. 530.


La première version de ce bulletin d'actualité a été publiée en novembre 1989.  Le document a été sans cesse mis à jour depuis.