BP-412F

 

LES PEUPLES AUTOCHTONES ET LE RÉFÉRENDUM
DE 1995 AU QUÉBEC :  LES QUESTIONS QUI SE POSENT

 

Rédaction :
Jill Wherrett
Division des affaires politiques et sociales
Février 1996


TABLE DES MATIÈRES

 

INTRODUCTION

CONTEXTE

   A. Les peuples autochtones au Québec

   B. Les frontières actuelles du Québec

   C. La Convention de la Baie James et du Nord québécois

LES DÉBATS RÉFÉRENDAIRE ET POSTRÉFÉRENDAIRE

   A. Les points de vue des autochtones
      1. Les Cris du Québec
      2. Les Inuit du nord du Québec
      3. Les autres groupes autochtones

   B. Le gouvernement du Québec

   C. Le gouvernement fédéral

LES QUESTIONS DE DROIT INTERNATIONAL

   A. L’autodétermination
      1. L’historique et l’évolution de la notion d’autodétermination en droit international
      2. Documents des Nations Unies et autodétermination
      3. La sécession
      4. L’intégrité territoriale

   B. Les normes internationales actuelles et les peuples autochtones

   C. Discussion

RESPONSABILITÉS CONSTITUTIONNELLES ET ISSUES DE TRAITÉS

CONCLUSIONS

 


 

LES PEUPLES AUTOCHTONES ET LE RÉFÉRENDUM
DE 1995 AU QUÉBEC : LES QUESTIONS QUI SE POSENT

 

INTRODUCTION

 

Dans le débat qui a entouré le référendum québécois d'octobre 1995 et dans les discussions qui ont suivi sur l'avenir de la province, les problèmes autochtones ont mobilisé une grande attention. Celui de ces problèmes qui a figuré au premier plan a sans doute été le différend sur le nord du Québec, territoire traditionnel des Cris et des Inuit. Les questions sur les droits à l'autodétermination, sur le statut des territoires autochtones traditionnels en cas de sécession du Québec et sur les obligations du Canada envers les peuples autochtones du Québec tiennent toujours une place dans le débat qui se poursuit.

Dans la présente étude, nous passons en revue les questions et les positions des différentes parties au cours de la campagne référendaire et par la suite. Dans de nombreux domaines, il se pose des questions juridiques et politiques complexes. Afin d'en faciliter la compréhension, nous examinons ci-après les notions sous-jacentes au débat dans le droit canadien et le droit international.

Nous traçons tout d'abord un bref historique de la présence des peuples autochtones au Québec et de la Convention de la Baie James et du Nord québécois. Nous résumons ensuite les positions adoptées au cours de la campagne référendaire et dans la période qui l’a suivi. Nous nous penchons ensuite sur divers aspects du droit et de la pratique aux plans national et international. Nous nous contentons de décrire et d'expliquer, sans plus. Bien que nous présentions l'opinion de divers observateurs, il n'est aucunement question pour nous de juger de la valeur de leurs arguments ni de tirer des conclusions à partir de ces derniers.

CONTEXTE

   A. Les peuples autochtones au Québec

Le Québec compte environ 62 000 autochtones(1) qui se répartissent entre les groupes suivants : Inuit et dix nations indiennes, à savoir les Cris, les Micmacs, les Malécites, les Algonquins, les Hurons, les Montagnais, les Abénakis, les Atikameks, les Naskapis et les Mohawks. Quinze collectivités inuit et neuf collectivités cries se trouvent dans le nord du Québec.

Les terres exclusivement réservées aux peuples autochtones dans la province totalisent 14 770 kilomètres carrés. Environ 95 p. 100 de ces terres leur ont été réservées aux termes de la Convention de la Baie James et du Nord québécois et de la Convention du Nord-Est québécois. Les 5 p. 100 qui restent sont des réserves et des établissements(2).

   B. Les frontières actuelles du Québec

Les frontières du Québec ont plusieurs fois été modifiées depuis la Confédération, en 1867(3). En 1870, le Canada a acheté à la Compagnie de la Baie d'Hudson la Terre de Rupert, qui était habitée par des Inuit, des Cris, des Montagnais, des Naskapis, des Atikameks et des Algonquins. Dans les quelques dizaines d'années qui ont suivi, le Canada a transféré des parties de ce territoire au Québec. En 1898, la limite septentrionale du Québec a été tracée depuis la rive est de la Baie James jusqu'à l'embouchure de la rivière Eastmain, puis le long de cette rivière vers le nord, et ensuite franc est jusqu'au fleuve Hamilton, puis le long de ce cours d'eau jusqu'à la limite ouest du Labrador. En 1912, le vaste territoire délimité par la Eastmain, la côte du Labrador et les baies d'Hudson et d'Ungava a été cédé au Québec, ce qui a donné les frontières septentrionales d'aujourd'hui. Des Cris, des Montagnais et des Naskapis habitaient ces terres. La Loi de l'extension des frontières du Québec, adoptée en 1912, comprenait plusieurs dispositions sur les peuples autochtones du territoire : la province reconnaîtrait les droits des Indiens dans la même mesure que le gouvernement du Canada les avait reconnus et la province obtiendrait la cession des territoires de la même manière que le gouvernement fédéral l'avait fait ailleurs. La Loi disait aussi que le gouvernement du Canada conservait son obligation de fiduciaire à l'égard des Indiens du territoire et de la gestion des terres réservées à leur usage.

Les terres indiennes et inuit du Québec n'ont pas fait l'objet de traités ni de cessions, bien que certains groupes autochtones aient obtenus des titres de propriété sur de petits territoires.

   C.  La Convention de la Baie James et du Nord québécois

Au printemps de 1971, le gouvernement du Québec a annoncé son intention de procéder à la Baie James à des aménagements hydro-électriques. Les terres visées faisaient partie du territoire transféré par la Loi sur l'extension des frontières du Québec de 1912, et elles n'avaient pas encore été cédées par les peuples autochtones qui habitaient ce territoire. En 1972, les Cris et les Inuit ont entamé des poursuites contre le gouvernement du Québec pour obtenir une injonction contre ces aménagements. À l'automne de 1973, le juge Albert Malouf a accordé une injonction provisoire suspendant le projet de la Baie James; cette injonction a ensuite été annulée par la Cour d'appel du Québec. Avant que la Cour suprême n'entende l'appel, les gouvernements fédéral et québécois, le Grand conseil des Cris (du Québec) et la Société des Inuit du Nord québécois en sont arrivés à un règlement à l'amiable(4). La Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) a été signée le 11 novembre 1975.

La Convention et les lois fédérales et provinciales qui la mettent en application forment un ensemble détaillé et complexe. Aux termes de la CBJNQ, les Cris et les Inuit ont obtenu un certain nombre de droits et d'avantages, dont une indemnisation financière de 232,5 millions de dollars sur 21 ans en échange de leurs droits sur les terres. La Convention prévoyait aussi la mise en place de structures administratives et de programmes spéciaux pour les Cris et les Inuit, leur accordant une certaine autonomie gouvernementale. En 1976, les parties à la CBJNQ et les Naskapis ont signé la Convention du Nord-Est québécois, qui accordait aux Naskapis les mêmes avantages que la CBJNQ.

LES DÉBATS RÉFÉRENDAIRE ET POSTRÉFÉRENDAIRE

Après l'élection du Parti québécois, à l'automne de 1994, le gouvernement du Québec a commencé à préparer la sécession. Une ébauche de projet de loi prévoyant une déclaration unilatérale d'indépendance a été rendue publique en décembre 1994; est ensuite venu le dépôt de la Loi sur l'avenir du Québec (projet de loi 1) à l'Assemblée nationale le 7 septembre 1995(5). Selon le projet de loi, une nouvelle constitution québécoise reconnaîtrait les droits constitutionnels existants des nations autochtones d'une manière compatible avec l'intégrité territoriale du Québec. Le projet de loi précisait clairement que le Québec conserverait le territoire qui est actuellement le sien à l'intérieur du Canada. Il ajoutait que la nouvelle constitution reconnaîtrait le droit des peuples autochtones à l'autonomie gouvernementale dans les territoires dont ils ont l'entière propriété ainsi que leur droit de participer au développement du Québec.

Dans les semaines précédant le référendum, des groupes autochtones se sont élevés contre cette position. Les Cris, notamment, ont soutenu avoir le droit de faire en sorte que leur territoire continue d’être rattaché au Canada. Ce sont surtout les Cris et le gouvernement du Québec qui ont fait entendre leur voix dans ce débat, ainsi que des commentateurs du monde universitaire. Depuis le référendum, les Cris et le gouvernement du Québec campent sur leurs positions, et le statut des territoires autochtones a pris une grande place dans les discours fédéral et provincial concernant les conditions d’une éventuelle sécession.

   A.  Les points de vue des autochtones

      1.  Les Cris du Québec

Le Grand Conseil des Cris (du Québec), sous la direction du grand chef Matthew Coon Come, a été le groupe autochtone qui s'est fait le plus entendre. Les Cris affirment depuis de longues années qu'ils forment un peuple et que leur droit à l'autodétermination est reconnu en droit international. Ils soutiennent que ni eux ni leur territoire ne doivent être annexés à un Québec indépendant sans leur consentement, et que, si le Québec a le droit de quitter le Canada, les Cris ont le droit de décider que leur territoire restera rattaché au Canada. Les Cris, généralement, ne réclament pas le droit de se séparer du Canada; ils estiment plutôt être un peuple lié au Canada par traité (la CBJNQ) et se considèrent comme des citoyens canadiens(6).

Les Cris ont affirmé qu'une déclaration unilatérale d'indépendance du Québec porterait atteinte aux principes fondamentaux des droits de l'homme, de la démocratie et du consentement. S'il y avait sécession, les Cris disent qu'ils demanderont la protection des tribunaux canadiens et affirmeront la compétence crie à l'égard de leur peuple et de leurs terres.

Dans la période précédant le référendum, les Cris ont fait leurs interventions aux niveaux national et international. Une commission crie a tenu 14 audiences dans 10 localités en août et en septembre 1995. Dans son rapport, The Voice of a Nation on Self-Determination, elle a fait état de l'opposition des Cris à une sécession qui se ferait sans leur consentement et réaffirmé leur détermination à maintenir leurs relations avec le gouvernement fédéral.

En octobre 1995, les Cris ont rendu publique une étude, Sovereign Injustice, dans laquelle sont citées diverses sources canadiennes et internationales à l'appui de leur thèse(7). Ce livre actualise une étude réalisée en 1991 et présentée à la Commission des droits de l'homme de l'ONU, au moment de sa 48e session, en février 1992. Sovereign Injustice insiste sur le fait que les peuples autochtones ont le droit à l'autodétermination, ce qui comprend le droit de rester rattachés au Canada. Selon l’ouvrage, le rattachement forcé des Cris à tout État québécois futur ne serait ni valable, ni légitime du point de vue de la pratique et du droit internationaux, canadiens et autochtones. Pareille mesure, de soutenir les Cris, serait une grave dérogation aux déclarations du Québec qui prétend recourir à une processus juste et démocratique pour parvenir à ses fins.

Dans l'étude, il est également dit qu'aucune règle en droit canadien ou en droit international ne garantit que les frontières actuelles du Québec seraient celles d'un État québécois souverain.

Les auteurs du volume font remarquer que les portions du Québec annexées à la province en 1898 et en 1912 correspondent en grande partie aux territoires traditionnels des Cris de la Baie James et d'autres peuples autochtones, et que ces territoires ont été rattachés à la province sans le consentement de ces derniers. Ils concluent que la Convention de la Baie James et du Nord québécois prévoit des obligations fédérales permanentes que le Québec ne pourrait pas assumer unilatéralement.

Pour bien faire ressortir leur opposition à la sécession du Québec, les Cris ont tenu un référendum distinct le 24 octobre 1995. La question posée aux électeurs cris était la suivante : « Consentez-vous, comme peuple, à ce que le gouvernement du Québec sépare du Canada les Cris de la Baie James et leur territoire traditionnel si le oui l'emportait au référendum québécois? » Les Cris ont, à 96,3 p. 100, opté pour rester rattachés au Canada. Le taux de participation des 6 380 électeurs s'est élevé à 77 p. 100.

Les inquiétudes des Cris au sujet de la sécession ne sont pas disparues au lendemain du référendum. À la fin de janvier 1996, M. Coon Come a exhorté le premier ministre à faire adopter aux Communes une déclaration officielle appuyant la décision des Cris de demeurer rattachés au Canada si le Québec faisait sécession. Les Cris ont réaffirmé que la CBJNQ est un traité qui oblige le gouvernement fédéral à protéger les intérêts des Cris en cas de déclaration unilatérale d'indépendance de la part du Québec(8). Les Cris ont également pris part aux audiences du comité sénatorial qui a étudié le projet de loi C-110 (Loi concernant les modifications constitutionnelles). Ils se sont opposés au projet de loi, soutenant que les réformes ne devaient pas se faire aux dépens des Cris et des autres peuples autochtones(9). À leur avis, le projet de loi C-110 pourrait empêcher le gouvernement fédéral de proposer des initiatives constitutionnelles pour protéger les droits des peuples autochtones si le Québec se séparait. Les Cris ont proposé un amendement, au cas où le Sénat appuierait le projet de loi; il s’agit d’une disposition de non-dérogation visant à assurer que la Loi ne limiterait pas les pouvoirs du Parlement de proposer ou d'autoriser une modification à la Constitution permettant : a) de reconnaître, confirmer ou protéger les droits ancestraux et issus de traités ou d'autres droits et libertés ou b) de maintenir et protéger l'unité nationale et l'intégrité territoriale du Canada. Les Cris ont aussi demandé de participer aux initiatives fédérales en faveur de l'unité nationale.

      2.   Les Inuit du nord du Québec

Les Inuit du nord du Québec ont aussi soulevé des préoccupations graves au sujet de l'avenir de leur territoire. Comme les Cris, ils affirment leur droit à l'autodétermination et leur droit de choisir de continuer à faire partie de la fédération canadienne. Les Inuit ont tenu un référendum distinct le 29 octobre 1995. La question posée aux électeurs inuit était la suivante : « Acceptez-vous que le Québec devienne souverain? » Le taux de participation a été d'environ 75 p. 100, et 96 p. 100 des électeurs ont voté contre la souveraineté du Québec. Ce résultat a été similaire à celui du vote que les Inuit avaient tenu parallèlement au référendum québécois de 1980, car 94 p. 100 d'entre eux avaient alors voté non.

Les Inuit continuent de soutenir qu'ils ont le droit de rester des citoyens canadiens et de faire en sorte que le nord du Québec continue à faire partie du Canada, en vertu de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et de la CBJNQ. Pour des motifs analogues à ceux des Cris, les Inuit se sont opposés au projet de loi C-110. Ils ont recommandé que la proposition soit reconsidérée ou, à défaut, que soit adopté un amendement semblable à celui proposé par les Cris.

      3.   Les autres groupes autochtones

Les dirigeants d’autres peuples autochtones du Québec se sont aussi opposés à ce que les territoires autochtones ne fassent plus partie du Canada. Au début d'octobre 1995, les chefs des Premières nations, dans une déclaration réaffirmant le droits des peuples autochtones du Québec et du Labrador à la coexistence pacifique et amicale, ont expliqué pourquoi ils répugnaient à ce que les autochtones soient intégrés de force dans un nouvel État indépendant, soutenant que cela serait contraire au droit international(10).

Contrairement à leurs habitudes, beaucoup de peuples autochtones ont exercé leur droit de vote, les Mohawks de Kanesatake, de Kahnawake et d'Akwesasne faisant exception. Ailleurs, les Indiens ont appuyé vigoureusement le fédéralisme(11). Les résultats publiés du référendum montrent que plus de 95 p. 100 des autochtones qui ont participé au référendum ont voté non.

Pendant la dernière semaine de la campagne référendaire, les chefs autochtones du Québec et le grand chef de l'Assemblée des Premières Nations, Ovide Mercredi, ont dit clairement qu'ils comptaient prendre part à toute discussion sur l'avenir du Canada.

   B.  Le gouvernement du Québec

La position du Parti québécois, exprimée dans son projet de loi sur la souveraineté, est que le Québec conserverait ses frontières actuelles en se séparant. En septembre 1995, David Cliche, député à l'Assemblée nationale, alors porte-parole du gouvernement pour les affaires autochtones, a soutenu devant la commission crie examinant qui était la souveraineté, que les frontières de la province ne pourraient être modifiées. Il a dit à la commission que le Québec n'avait pas besoin du consentement des Cris pour se séparer du Canada et que ce consentement ne serait nécessaire que pour apporter des modifications à la Convention de la Baie James. Pour le reste, selon lui, un Québec séparé assumerait simplement les responsabilités du Canada prévues à l'Accord(12).

Au cours du débat référendaire, Lucien Bouchard et Jacques Parizeau ont rejeté les affirmations voulant que les peuples autochtones aient le même droit que les Québécois à l'autodétermination. Ils ont déclaré que, en droit international, le Québec le droit de maintenir ses frontières actuelles après la sécession. Selon eux, une fois le Québec reconnu comme État indépendant, les peuples autochtones relèveraient simplement de lui.

Depuis le référendum, le gouvernement du Québec a maintenu sa position : en cas de sécession, le territoire de la province ne serait pas divisible.

   C.  Le gouvernement fédéral

Au cours du débat référendaire, le gouvernement fédéral a peu commenté les questions autochtones. En mai 1994, cependant, le ministre des Affaires indiennes, Ron Irwin, a exprimé l'opinion que les peuples autochtones ont le droit de rester au Canada, avec leurs territoires, si le Québec se séparait du Canada. En octobre 1995, M. Irwin a déclaré, lors d'une réunion avec les chefs des Premières nations à Ottawa, que le gouvernement fédéral protégerait les peuples autochtones et leurs territoires si la province votait en faveur de la séparation, et il a réaffirmé que les peuples autochtones au Québec avaient le droit de continuer à faire partie du Canada(13).

Le gouvernement est intervenu plus énergiquement dans le débat au début de 1996. Commentant la stratégie fédérale à suivre si le Québec votait en faveur de la séparation, le ministre des Affaires intergouvernementales, Stéphane Dion, et le premier ministre ont laissé entendre que des régions du Québec pourraient avoir le droit de continuer à faire partie du Canada(14). Le ministre Irwin a également remis en question le droit du Québec à l'égard du territoire visé par la Convention de la Baie James(15).

LES QUESTIONS DE DROIT INTERNATIONAL

Les arguments avancés par les différentes parties soulèvent des questions sur les droits à l'autodétermination, les conditions de sécession et les droits territoriaux qui sont fondés en droit international. Dans la présente section, nous traitons des notions d'autodétermination, de sécession et d'intégrité territoriale, tant sur un plan général que du point de vue des peuples autochtones. Vu la complexité des questions et le caractère évolutif du droit international, il va sans dire que des interprétations différentes sont possibles.

   A.   L’autodétermination

Les partisans de la sécession du Québec et les Cris présentent tous deux des arguments fondés sur le droit à l'autodétermination. S'il est vrai que le principe de l'autodétermination a évolué au niveau international, il n'en existe toutefois pas de définition précise dans le droit international; les gouvernements et les juristes adoptent de nombreuses positions différentes sur la question. L'évolution de cette notion trahit un conflit constant entre le principe de la liberté des peuples à décider de leur statut politique et celui de l'intégrité territoriale des États.

      1.   L’historique et l’évolution de la notion d’autodétermination en droit international

Vers la fin de la Première Guerre mondiale, le principe de l'autodétermination a commencé à émerger comme élément du droit international. Dans les 14 points qu'il a proposés comme l’approche américaine au processus de paix, en 1918, le président des États-Unis, Woodrow Wilson, a préconisé une version modérée de l'autodétermination, qui devait s'appliquer à tous les peuples d'Europe, particulièrement ceux qui avaient été autrefois sous la coupe de l'empire ottoman. Une version plus radicale de l'autodétermination, définie par Lénine avant la révolution bolchevique, présentait ce principe comme un moyen de libération pour tous les peuples sous régime colonial(16).

La conception plus restrictive proposée par Wilson a prévalu à l'époque. Le Pacte de la Société des Nations n'a pas clarifié le principe de l'autodétermination, mais l'organisation a précisé clairement qu'il n'existait aucun droit international positif de sécession(17). Même si la communauté internationale n'a pas adopté le droit à l'autodétermination pour protéger les « peuples » à l'intérieur des États existants, elle a épousé le principe des «droits des minorités ». Un « groupe minoritaire » dans une région d'un État recevrait le soutien de la communauté internationale si ses droit à l'autodétermination, n'allant toutefois pas jusqu'à la sécession, étaient brimés(18).

Au cours de la Seconde Guerre mondiale et dans la période qui a suivi, un ethos de nationalisme et d'anticolonialisme a commencé à se répandre. Il a cependant subsisté dans la communauté internationale une scission entre ceux qui contestaient l'ordre colonial et les pays qui tenaient toujours à conserver leurs colonies.

      2.  Documents des Nations Unies et autodétermination

Après la création de l'ONU, le processus de clarification et d'interprétation de la notion d'autodétermination a débuté. Au départ, la Charte des Nations Unies ne comportait nettement pas un droit général à l'autodétermination; celle-ci était considérée comme un principe et non un droit. Le paragraphe 1(2) énonçait l'un des principes qui guident l'ONU : « Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes... »

Les pressions des mouvements de décolonisation ont fait apparaître peu à peu une interprétation plus large du droit à l'autodétermination. En 1960, dans un geste décisif, l’ONU a adopté la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux(19). L'article 2 de cette déclaration stipule que « tous les peuples ont le droit de libre détermination; en vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel ». Ce document est de nature essentiellement politique et d'une valeur juridique incertaine; il a quand même jeté les bases de ce qu'on peut appeler le nouveau droit de l'ONU sur l'autodétermination. Comme le dit le spécialiste en droit international Richard Falk :

La pensée exprimée par la résolution 1514 demeure importante pour comprendre les luttes postcoloniales plus récentes en ce qui concerne l'application du droit à l'autodétermination, bien que ce texte ne vise pas à préciser le contenu juridique de ce droit, ni à déterminer les circonstances et les limites de son application(20).

En 1966, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté le texte final des deux Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme. Les textes du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Protocole facultatif du Pacte international relatif aux droits civils et politiques reconnaissent que tous les peuples ont le droit à l'autodétermination.

Là encore, il n'y a pas de définition du droit à l'autodétermination dans ces documents. Les observations formulées au cours de la rédaction de ceux-ci permettent de croire que le droit de sécession n'était pas englobé dans cette disposition, ce qui est l'interprétation défendue par la plupart des spécialistes en droit international. Les quelques-uns qui ont tenté de prouver le contraire ont soutenu que, en dépit de l'ambiguïté qui existe, les deux textes ont été adoptés à l'unanimité et affirment le principe universel du droit à l'autodétermination, qui ne peut exclure le droit de sécession. Ils disent également que leur position est confirmée par le libellé du Pacte, qui accorde le droit à l'autodétermination à « tous les peuples » et pas uniquement aux colonies ou à d'autres territoires qui ne se gouvernent pas eux-mêmes.

Les efforts de conciliation entre opinions divergentes sur le principe ou le droit d'autodétermination a culminé dans une nouvelle résolution adoptée en 1970 par l'ONU. L'influente Déclaration relative aux relations amicales entre les États(21) a réaffirmé le principe de l'égalité des droits des peuples et leur droit à l'autodétermination établi dans la Charte de l'ONU :

En vertu du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, principe consacré dans la Charte des Nations Unies, tous les peuples ont le droit de déterminer leur statut politique, en toute liberté et sans ingérence extérieure, et de poursuivre leur développement économique, social et culturel, et tout État à le devoir de respecter ce droit conformément aux dispositions de la Charte. [...]

Rien dans les paragraphes précédents ne sera interprété comme autorisant ou encourageant une action, quelle qu’elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique de tout État souverain et indépendant se conduisant conformément au principe de l’égalité de droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes énonçé ci-dessus et doté ainsi d’un gouvernement représentant l’ensemble du peuple appartenant au territoire sans distinction de race, de croyance ou de couleur.

Tout État doit s’abstenir de toute action visant à rompre partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un autre État ou d’un autre pays.

La Déclaration semble dire que le respect de l'intégrité territoriale d'un État doit primer l'exercice du droit à l'autodétermination, ce qui empêcherait la sécession. Il a toutefois été dit que la Déclaration réaffirmait le principe de l'intégrité territoriale, mais d'une manière plus conditionnelle, révélant « une réceptivité potentielle aux revendications portant sur l'autodétermination et [semblant] permettre des échappatoires à cet égard, ce qui n'est pas vraiment conciliable avec la primauté inconditionnelle accordée jusque-là à l'intégrité territoriale et à l'unité politique »(22).

Une conception large du droit englobe à la fois l'autodétermination « extérieure », par laquelle un peuple décide librement son statut dans la communauté internationale et se libère de toute autorité étrangère, et l'autodétermination « interne », par laquelle un peuple choisit le système de gouvernement qu'il souhaite et la nature de son régime. La première forme d'autodétermination comprend le droit au sens classique, celui de la sécession et de la formation d'un nouvel État. Il peut aussi comprendre l'intégration dans un État existant ou l'association à un autre État. L'autodétermination interne, c'est un peuple qui décide de sa propre destinée à l'intérieur d'un État existant.

Comme ce qui précède le montre clairement, l'autodétermination est une notion ambiguë, sans définition claire. C'est la raison pour laquelle ce principe, dans le droit international, prête à des interprétations variables. Richard Falk soutient que la notion a évolué sur trois plans : la morale, la politique et le droit, le droit international étant en retard sur le débat moral et l’expérience politique(23). Il fait remarquer que les documents en droit international soutiennent deux tendances opposées : la première limite l'autodétermination en insistant sur l'unité territoriale inconditionnelle des États; la deuxième est « une approche juridique nouvelle qui reconnaît l'incertitude relative à la nature et à la portée de ce droit, tout en tenant compte du fait que les entités qui faisaient anciennement partie de l'Union soviétique et de la Yougoslavie ont obtenu la reconnaissance diplomatique et ont été admises aux Nations Unies »(24). Même si le débat juridique se poursuit sur le statut de l'autodétermination comme droit juridique par opposition à principe politique, Falk estime qu'elle est devenue une norme généralement acceptée en droit international.

Les documents juridiques internationaux dont nous venons de faire mention parlent de l'autodétermination des « peuples ». Il n'existe toutefois pas de définition généralement acceptée de ce terme en droit international; sa signification varie donc et donne lieu à des différends. Les éléments qui ont été soulignés sont la communauté de langue, d'histoire, de culture, de race ou d'ethnicité, de mode de vie et de territoire. La notion de peuple a également une dimension subjective : une prise conscience actuelle d'identité collective et la volonté de protéger cette identité(25).

      3.  La sécession

La sécession signifie, en droit international, la création d'un État sans le consentement de l'État auquel la nouvelle entité distincte était rattachée(26). Comme des spécialistes du droit international l'ont fait remarquer, l'autodétermination sécessionniste est une question distincte de celle du droit général à l'autodétermination(27).

Le droit international n'appuie la sécession ou l'indépendance de « peuples » ou de « territoires » que dans des situations exceptionnelles(28). Bien qu'il soutienne le droit à l'autodétermination de tous les peuples, il a généralement limité le droit de sécession à des situations spéciales de décolonisation dans le tiers monde. Même si la plupart des juristes en droit international conviennent que la Charte de l'ONU ne confère pas le droit de sécession, divers arguments ont été avancés pour justifier celle-ci(29).

      4.   L’intégrité territoriale

L'intégrité territoriale, principe qui est le fondement de l'inviolabilité du territoire des États, est reconnu à l'article 4 de la Charte de l'ONU.

Dans le cas de la sécession de peuples colonisés ou assujettis, la pratique internationale a suivi le principe de l’uti possidetis, par lequel une région colonisée devient indépendante, les frontières du nouvel État correspondant à celles de la colonie. Le principe a été appliqué pour la première fois aux colonies espagnoles d'Amérique latine et a ensuite été repris dans d'autres régions. Cette règle vise à assurer la continuité et la stabilité maximums, à limiter les revendications ethniques et à réduire le plus possible les conflits. Certains auteurs ont fait observer toutefois que le principe de l’uti possidetis n'est pas d'application obligatoire en droit international et que son application a été variable(30).

   B.  Les normes internationales actuelles et les peuples autochtones

Le droit international portant expressément sur les peuples autochtones est une innovation relativement récente. La Convention de 1989 de l'Organisation internationale du travail concernant les peuples indigènes et tribaux est, dans le droit international contemporain, l'énoncé le plus concret des droits des peuples autochtones(31). Cette convention reconnaît les limites qui ont été imposées aux droits des peuples autochtones et les aspirations de ceux-ci à contrôler leurs propres institutions, leur mode de vie et leur développement économique et à maintenir leur identité, leur langue et leur religion. Elle incite les gouvernements à promouvoir l'intégrité culturelle des autochtones, à garantir leurs droits à l'égard des terres et des ressources et à consulter les peuples concernés, et aussi à mettre en place les moyens nécessaires pour qu'ils participent aux institutions représentatives et se dotent de leurs propres institutions.

La Convention ne traite pas expressément de l'autodétermination. Selon le paragraphe 1(3), l'utilisation du terme « peuples » dans la convention ne doit pas s'interpréter comme ayant une application relativement au droit qui peut se rattacher à ce terme en droit international. Cette disposition a été inscrite dans la Convention en raison des préoccupations de divers pays, dont le Canada, qui craignaient que le texte ne soit interprété comme appuyant le droit des peuples indigènes à une autodétermination complète en droit international(32).

En 1982, le Groupe de travail des populations autochtones de l'ONU a été mis sur pied(33). Ce groupe s'est réuni presque chaque année depuis afin d'élaborer une ébauche de déclaration des droits des peuples autochtones. La question centrale a été la formulation du droit à l'autodétermination, les peuples autochtones préconisant que ce droit soit inclus explicitement et sans restrictions, et les représentants des États s'opposant à cette pleine reconnaissance juridique. L'ébauche de 1993 disait : « Les peuples autochtones ont le droit à l'autodétermination. En vertu de ce droit, ils peuvent librement poursuivre leur développement économique, social et culturel » (traduction). Le texte ne définit pas l'expression « peuples autochtones ». Cette proposition a reçu l'appui du Grand Conseil des Cris (du Québec) et de la Conférence circumpolaire inuit. Certaines organisations autochtones ont critiqué l'ébauche parce qu'elle n'allait pas assez loin alors que, de façon générale, les gouvernements croyaient qu'elle allait trop loin(34). Erica-Irene Daes, présidente du Groupe de travail des populations autochtones, a souligné que, généralement, les autochtones n'aspirent pas à former des États distincts, et elle a décrit l'autodétermination des populations autochtones comme une autonomie gouvernementale interne à l'intérieur des États existants(35).

Les divergences de vue au sujet de l'autodétermination des autochtones reflètent des approches différentes de ce qui constitue un « peuple » aux fins de l'autodétermination. Les peuples autochtones ont réclamé une application large du terme. Certains observateurs considèrent les peuples autochtones comme des minorités à l'intérieur de pays et, à ce titre, leur refuseraient certains droits, dont l'autodétermination(36). D'autres ont soutenu que les peuples autochtones étaient hors de tout doute des « peuples » aux sens social, culturel et ethnologique du terme, comme en témoignent leurs langues, leurs lois, traditions et leurs histoires distinctes(37).

La question des droits des peuples autochtones, en droit international, demeure l'objet de controverses. James Anaya a écrit que, même si plusieurs États répugnent à utiliser le terme « autodétermination » à propos des peuples indigènes, il existe un large consensus international pour dire que les peuples indigènes ont le droit de demeurer des groupes distincts, maîtres de leur propre destinée(38).

   C.  Discussion

Les sections précédentes ont porté sur les notions d'autodétermination, de sécession et d'intégrité territoriale. Tant les partisans de la sécession du Québec que les peuples autochtones ont affirmé leurs droits à l'autodétermination. Les revendications du Québec et des peuples autochtones de la province sont parfois décrits comme concurrentes ou comparables; on soutient que, si le Québec a le droit de s'autodéterminer, les peuples autochtones ont un droit égal ou similaire(39). Les prétentions des Cris à l'autodétermination entrent également en conflit avec la revendication d'intégrité territoriale du Québec en cas de sécession.

En ce qui concerne le Québec, son droit à l'autodétermination a été appuyé par un certain nombre de commentateurs. Ainsi, Daniel Turp a défendu la cause de l'existence d'un peuple québécois avec, comme corollaire, le droit à l'autodétermination(40). Le projet de rapport de la Commission de la souveraineté de l'Assemblée nationale du Québec a défini le peuple québécois en fonction de la résidence, soulignant la conscience d'une collectivité nationale distincte composée de tous ceux qui habitent au Québec(41). D'autres ont soutenu que le droit du Québec n'était pas assuré et se sont demandé si un seul peuple québécois peut être défini aux fins de l'autodétermination(42).

En ce qui concerne les peuples indigènes du nord du Québec, les Cris et les Inuit ont affirmé devant les gouvernements provincial et fédéral, des tribunes internationales et l'ONU qu'ils sont des « peuples » ayant le droit à l'autodétermination. Un certain nombre d'auteurs ont appuyé leur revendication du statut de peuple en soulignant les cultures, histoires, organisations politiques et sens de l'identité des groupes autochtones(43).

Le droit à l'autodétermination entraîne-t-il le droit à la sécession? Les opinions varient. En 1992, le rapport d'un comité de cinq juristes internationaux dont les services avaient été retenus par l'Assemblée nationale du Québec a affirmé que les peuples autochtones du Québec n'avaient pas le droit de sécession, mais que le Québec n’avait non plus ce droit(44). Dans un article récent, N. Finkelstein, G. Vegh et C. Joly concluent que le Québec n'a pas le droit de sécession en droit international(45). Quand à la revendication de l'autodétermination par les Cris, elle n'est pas présentée comme un argument en faveur de la sécession, mais pour le choix du statut politique(46).

Dans un rapport, les cinq spécialistes reconnaissent que, quoi qu'il en soit du droit juridique, la sécession du Québec peut avoir lieu dans les faits. En pareil cas, ils appliquent le principe de l’uti possidetis pour conclure que les frontières seraient celles qu'a la province actuellement. D'autres ont soutenu que ce principe ne peut être accepté comme norme établie du droit international dans le contexte de la dislocation d'États fédéraux(47) et que les cinq spécialistes ont fait erreur en appliquant ce principe à la situation québécoise(48). Il a également été affirmé que le droit international ne clarifie pas la légitimité de la souveraineté ni l'intégrité territoriale du Québec, et que souveraineté et intégrité dépendaient plutôt de la reconnaissance de la communauté internationale(49).

Ces opinions divergentes expliquent en partie les revendications opposées que nous constatons aujourd'hui. Le gouvernement du Québec affirme avoir le droit de se séparer et de garder le territoire de la province intact. Les Cris et d'autres groupes autochtones affirment leur droit à l'autodétermination, ce qui supposerait qu'ils peuvent faire en sorte que leur territoire continue d’être partie du Canada. Les débats récents ont gravité autour de la question suivante : si le Canada est divisible, le Québec n'est-il pas divisible lui aussi(50)? Comme ce qui précède le montre clairement, une argumentation peut être faite en faveur des deux positions.

RESPONSABILITÉS CONSTITUTIONNELLES ET ISSUES DE TRAITÉS

En dehors des questions de droit international, le référendum a également suscité des discussions sur les responsabilités constitutionnelles et issues de traités du Canada dans le contexte de la souveraineté du Québec. Le débat a souvent tourné autour de la Convention de la Baie James et du Nord québécois.

Le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 donne au gouvernement fédéral la compétence à l'égard des Indiens et des terres qui leur sont réservées. L'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît et confirme les droits existants, ancestraux et issus de traités des peuples autochtones du Canada. L'article 35.1 engage le gouvernement du Canada et les provinces à l'égard du principe voulant que, avant que des modifications ne soient apportées à l'article 35, à l'article 25 (qui protège les droits autochtones de l'abrogation ou de la dérogation par recours à la Charte), ou au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, une conférence constitutionnelle sur la modification proposée soit convoquée, avec la participation de représentants autochtones.

Les tribunaux canadiens ont établi qu'il existe une relation de fiduciaire entre la Couronne fédérale et les peuples autochtones du Canada(51). En raison de cette responsabilité spéciale de fiduciaire découlant de l'histoire, des traités et de la législation, le gouvernement doit protéger les intérêts des peuples autochtones(52).

Dans le contexte des négociations sur la souveraineté, Renée Dupuis et Kent McNeil soutiennent que les obligations créées par le pouvoir fédéral exigeraient que le gouvernement fédéral défende les intérêts des peuples autochtones à l'égard des terres qui leur sont réservées. Le gouvernement fédéral serait également responsable d'assurer le respect des droits ancestraux et issus de traités, y compris les droits découlant de la Convention de la Baie James et du Nord québécois. Selon les auteurs, dans un processus préliminaire non constitutionnel, ni le Québec ni le gouvernement fédéral n'auraient l'obligation juridique de faire en sorte que les peuples autochtones jouent un rôle direct dans les négociations. Par contre, toute modification constitutionnelle découlant de ces négociations exigerait probablement que les gouvernements fédéral et provincial convoquent une conférence constitutionnelle avec des représentants autochtones, étant donné la garantie de participation de l'article 35.1 de la Constitution(53). Les modifications sur les droits ancestraux et issus de traités pourraient également faire intervenir les obligations de fiduciaire des autorités fédérales pour assurer une participation autochtone aux pourparlers constitutionnels(54).

Allen Buchanan soutient aussi que la Convention de la Baie James a été adoptée dans le cadre fédéral canadien, ce qui confère au gouvernement fédéral le mandat de protéger les intérêts fondamentaux des autochtones. Selon lui, la validité de l'accord dépend de l'existence des obligations fédérales et du cadre constitutionnel permettant de les honorer; il conclut que le gouvernement fédéral pourrait faire de la renégociation du statut des autochtones à l'intérieur du Québec une condition à la réalisation complète de la sécession(55).

Parmi les conditions les plus importantes figure la clarification du statut des peuples autochtones et la protection de leurs intérêts, y compris à l'égard de l'autodétermination. Comme il n'est pas possible de dire a priori que la protection adéquate de ces intérêts n'exigera pas d'importants pouvoirs sur le territoire ou même des rajustements des frontières entre le Canada et le Québec, si les peuples autochtones préfèrent rester sous la compétence canadienne, la question autochtone et celle de la territorialité sont inextricablement liées(56).

Dans le contexte d'une déclaration unilatérale d'indépendance, Dupuis et McNeil affirment que les obligations de fiduciaire obligeraient le Canada à maintenir sa relation avec les peuples autochtones au Québec aussi longtemps qu'il le faut pour protéger leurs intérêts(57). Ils concluent que les obligations du Canada obligeraient le gouvernement fédéral à consulter les peuples autochtones au Québec et à l'extérieur en cas de déclaration unilatérale d'indépendance.

José Woehrling a écrit que, en cas de déclaration unilatérale, une sécession pacifique, sans perte de territoire, exigerait un accord entre les peuples autochtones au Québec et le gouvernement du Québec. Selon lui, le Québec devrait alors inscrire les droits des autochtones dans sa constitution et conclure un accord avec le Canada pour garantir aux autochtones la jouissance de leurs droits(58).

CONCLUSIONS

L'examen des principes et des normes du droit international et du droit intérieur concernant les questions autochtones fait ressortir la complexité du débat. Vu l'incertitude politique au sujet de l’avenir du Québec et le fait que les revendications autochtones ne sont pas réglées, ces problèmes ne perdront pas de leur acuité. Compte tenu de la nature évolutive du droit international et des intérêts divergents des parties, les préoccupations autochtones seront un important enjeu dans les futures discussions sur la sécession.


(1) Les données démographiques varient selon les sources. Au recensement de 1991, 137 615 personnes au Québec ont dit avoir des origines autochtones, soit exclusivement, soit en combinaison avec d'autres origines. De ce nombre, 56 925 ont dit s'identifier à un groupe autochtone et (ou) être des Indiens inscrits. Cependant, ces chiffres ne tiennent pas compte de plusieurs réserves qui n'ont pas pris part au recensement ou qui ont été recensées de façon incomplète.

(2) B. Morse, Comparative Assessment of Indigenous Peoples in Quebec, Canada and Abroad, rapport rédigé pour la Commission d'étude sur toute offre d'un nouveau partenariat de nature constitutionnelle et la Commission d'étude des questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté, mars 1992, p. 46.

(3) Voir T. Morantz, « Aboriginal Land Claims in Quebec », dans K. Coates (éd.), Aboriginal Land Claims in Canada, Toronto, Copp Clark Pitman, 1992, p. 102-104.

(4) Trois sociétés - Hydro-Québec, la Société de développement de la Baie James et la Société d'énergie de la Baie James - étaient également parties à la convention.

(5) Loi concernant l'avenir du Québec (projet de loi 1), Assemblée nationale du Québec, première session, 35e législature, déposée le 7 septembre 1995 par le premier ministre Jacques Parizeau.

(6) Grand Conseil des Cris (du Québec), « Un message concernant les droits des Cris et des autres peuples autochtones du Canada », octobre 1995.

(7) Grand Conseil des Cris (du Québec), Sovereign Injustice: Forcible Inclusion of the James Bay Crees and Cree Territory into a Sovereign Quebec, Grand Conseil des Cris, Nemaska, 1995.

(8) « Crees: Don't Abandon Us », The Gazette (Montréal), 1er février 1995.

(9) Grand Conseil des Cris, Mémoire concernant le projet de loi C-110 (Loi concernant les modifications constitutionnelles), Sénat du Canada, 24 janvier 1996.

(10) « First Nations Say No to PQ », Windspeaker, novembre 1995.

(11) « Les autochtones sont des adversaires acharnés de la souveraineté », Le Droit, 9 novembre 1995.

(12) « Cree Wave « Red Flag » at Separatists », Ottawa Citizen, 22 septembre 1995.

(13) « Irwin Guarantees Protection for Aboriginals", Ottawa Citizen, 28 octobre 1995.

(14) « Quebec Divisible, Chrétien says », Globe and Mail (Toronto), 30 janvier 1996.

(15) « Native Land not Quebec's, Irwin Says », Globe and Mail (Toronto), 14 février 1996.

(16) Richard Falk, « Pertinence du droit à l'autodétermination des peuples en droit international, à l'égard des obligations de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones du Québec dans le contexte d'une éventuelle souveraineté », dans S.J. Anaya, R. Falk et D. Pharand, L'obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones dans le contexte de l'accession du Québec à la souveraineté, volume 1 - Dimension internationale, Ottawa, Commission royale sur les peuples autochtones, 1995, p. 48.

(17) Une distinction s'impose entre les principes juridiques et les pratiques politiques. Même si le droit à la sécession n'est pas prévu en droit international, la sécession peut se réaliser dans les faits.

(18) M.M. Kampelman, « Secession and the Right of Self-Determination », Washington Quarterly, vol. 16, 1993, p. 6.

(19) Résolution 1514(XV) de l'Assemblée générale.

(20) Falk (1995), p. 54.

(21) Résolution 2625 (XXV) de l'Assemblée générale.

(22) Falk (1995), p. 57.

(23) Ibid., p. 53.

(24) Ibid., p. 59.

(25) Y. Dinsten, « Collective Human Rights of Peoples and Minorities », International and Comparative Law Quarterly, vol. 25, 1976, p. 104.

(26) S. Williams, International Legal Effects of Secession by Quebec, North York (Ontario), York University Centre for Public Law and Public Policy, 1992, p. 2.

(27) L. Bucheit, Secession: The Legitimacy of Self-Determination, New Haven, Yale University Press, 1978, p. 127.

(28) D. Sanders, « If Quebec Secedes from Canada Can the Cree Secede from Quebec? », UBC Law Review, vol. 29, no 1, 1995, p. 157.

(29) Voir par exemple Allen Buchanan, « Self-Determination and the Right to Secede », Journal of International Affairs, vol. 45, 1992, p. 353-357.

(30) I. Brownlie signale que l'application du principe n'est pas obligatoire et que les États sont libres d'en adopter d'autres, Principles of Public International Law, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 135. Sanders (1995) écrit, à la page 157, que le principe de l’uti possidetis ne peut être accepté comme une norme établie du droit international dans le contexte de la rupture d'États fédéraux, et que son application n'a pas été fructueuse dans un certain nombre de circonstances. Quant à l'attitude de la communauté internationale face aux frontières internes préexsistantes de la Yougoslavie, Falk (1995), aux pages 77 et 78, avance l'idée que la permanence des frontières n'est pas assurée par le droit, mais que l'issue est scellée au moyen d'une évaluation du contexte.

(31) Convention de l'Organisation internationale du travail (no 169) concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants, 27 juin 1989 (entrée en vigueur le 5 septembre 1990). Il s'agit d'une révision de la convention no 107 concernant la protection et l'intégration des populations aborigènes et autres populations tribales et semi-tribales dans les pays indépendants, adoptée en 1969 (titre). Le remplacement du terme « populations » par « peuples » a donné lieu à un débat considérable et a traduit une évolution non seulement à l'OIT, mais plus largement au niveau international. R. Dupuis, « L'avenir du Québec et les peuples autochtones », Choix, vol. 1, no 10, 1995, p. 26.

(32) Le Canada n'a pas ratifié la Convention à cause de plusieurs problèmes précis et d'une préoccupation plus générale au sujet de la signification du terme « peuples ».

(33) Au sujet des progrès accomplis par ce groupe, voir D. Sanders, « The U.N. Working Group on Indigenous Populations », Human Rights Quarterly, vol. 11, 1989, p. 406-433.

(34) Le Canada a participé aux délibérations sur l'ébauche de déclaration. Il a exprimé des réserves au sujet de l'utilisation du terme « peuples » au niveau international et résisté à une utilisation sans nuance du terme « autodétermination » à propos des peuples autochtones.

(35) D. Sanders, « Developments at the United Nations: 1994 », Canadian Native Law Reporter, vol. 4, 1994, p. 13.

(36) P. ThornBerry, « Self-Determination, Minorities, Human Rights: A review of International Instruments », International and Comparative Law Quarterly, vol. 38, 1980, p. 868-869.

(37) Erica-Irene Daes, « Some Considerations on the Right of Indigeneous Peoples to Self-Determination », document inédit, 1993, p. 7.

(38) S.J. Anaya, « L'obligation de fiduciaire du Canada à l'égard des peuples autochtones du Québec en vertu du droit international général », dans S.J. Anaya, R. Falk et D. Pharand, L'obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones dans le contexte de l'accession du Québec à la souveraineté, Volume 1 - Dimension internationale, Ottawa, Commission royale sur les peuples autochtones, 1995, p. 31.

(39) Daniel Turp soutient que les nations québécoise et autochtones ont un droit semblable, en droit international, à l'autodétermination et à la sécession par voie démocratique. D. Turp, « Quebec's Democratic Right to Self-Determination », dans S. Hartt, A. deMestral, J. McCallum, V. Loungnarath, D. Morton et D. Turp, Tangled Web: Legal Aspects of Deconfederation, Institut C.D. Howe, 1992. Reg Whitaker fait ressortir la différence des revendications, mettant en opposition les aspects moral et politique : « Quebec Versus Aboriginal Rights to Self-Determination », in Canada Watch, no 3, mars-avril 1995, p. 87-89. Il soutient que les peuples autochtones ont des revendications au fondement moral beaucoup plus solide que les Québécois, mais que ces derniers ont un pouvoir et une capacité économique et politique supérieurs pour assumer la souveraineté.

(40) D. Turp (1992), p. 11.

(41) Commission d'étude des questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté, Projet de rapport, Québec, Bibliothèque nationale du Québec, 1992, p. 10.

(42) Dans Sovereign Injustice, p. 17-32, on traite de la question de savoir si les « peuples du Québec » sont des peuples distincts aux fins de l'autodétermination.

(43) Sanders (1995) soutient que les Cris et les Inuit ont une cause solide en ce qui concerne leur droits politiques distincts, p. 144-145. Voir également B. Miller, « Quebec's Accession to Sovereignty and its Impact on First Nations », University of New Brunswick Law Journal, vol. 43, 1994, p. 261-266; et G. Alfred, « L'avenir des relations entre les Autochtones et le Québec », Choix/IRPP, vol. 1, n10, juin 1995, p. 4-19. Michael Bryant, « Aboriginal Self-Determination: The Status of Canadian Aboriginal Peoples at International Law », University of Saskatchewan Law Review, vol. 56, no 2, 1992, p. 285-296, se demande si les peuples autochtones au Canada satisfont aux critères d'autodétermination.

(44) R. Higgins, A. Pellet, M. Shaw, C. Tomuschat et T. Franck, « L'intégrité territoriale du Québec dans l'hypothèse de l'accession du Québec à la souveraineté », dans Commission d'étude des questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté, Projet de rapport (annexe), Québec, la Commission, 1992.

(45) N. Finkelstein, G. Vegh et C. Joly, « Does Quebec Have a Right to Secede at International Law? », The Canadian Bar Review, vol. 74, no 2, 1995, p. 223-260.

(46) Comme le signale Allen Buchanan, l'exercice du droit à l'autodétermination ne suppose pas toujours la sécession si d'autres degrés ou formes d'autodétermination sont possibles. « Self-Determination and the Right to Secede », Journal of International Affairs, vol. 45, hiver 1992, p. 351.

(47) Sanders (1995), p. 157.

(48) Finkelstein et al. (1995), p. 260; Falk (1995), p. 78.

(49) Voir par exemple J.-P. Venne, « Le Québec et le droit international », in Options politiques, avril 1995, p. 32-34.

(50) Voir par exemple P. Monahan, « If Canada Is Divisible, So Is Quebec », Globe and Mail (Toronto), 1er février 1996.

(51) R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, à la p. 1108.

(52) Diverses sources de ces obligations sont définies dans R. Dupuis et K. McNeil, L'obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones dans le contexte de l'accession du Québec à la souveraineté, volume 2 - Dimension intérieure, Ottawa, Commission royale sur les peuples autochtones, 1995, p. 6.

(53) Voir également à ce sujet N. Finkelstein et G. Vegh, The Separation of Quebec and the Constitution of Canada, North York (Ontario), York University Centre for Public Law and Public Policy, 1992.

(54) Dupuis et McNeil (1995), p. 63.

(55) Allen Buchanan, « Quebec Secession and Native Territorial Rights », The Network, vol. 2, no 3, 1992, p. 3.

(56) Ibid., p. 4 (traduction).

(57) Dupuis et McNeil (1995), p. 67.

(58) J. Woehrling, « Les aspects juridiques d'une éventuelle sécession du Québec », La revue du barreau canadien, vol. 74, no 2, 1995, p. 328. Comme nous l'avons déjà dit, le projet de loi québécois de 1995 sur la souveraineté affirmait que les droits des peuples autochtones seraient garantis dans une nouvelle constitution québécoise.