Direction de la recherche parlementaire


MR-131F

 

LE SUICIDE CHEZ LES AUTOCHTONES :
LE RAPPORT DE LA COMMISSION ROYALE

 

Rédaction  Nancy Miller Chenier
Division des affaires politiques et sociales

Le 23 février 1995


 

TABLE DES MATIÈRES

 

L'AMPLEUR DU PROBLÈME

LES FACTEURS DÉTERMINANTS

LA PRÉVENTION DU SUICIDE :  CERTAINES INITIATIVES COMMUNAUTAIRES

OBSTACLES ET SOLUTIONS

CONCLUSION


 

LE SUICIDE CHEZ LES AUTOCHTONES :
LE RAPPORT DE LA COMMISSION ROYALE

 

En février 1995, la Commission royale sur les peuples autochtones a rendu public son rapport spécial sur le suicide. Durant 172 jours (répartis sur plusieurs années) d'audiences publiques qui se sont tenues dans 92 collectivités d'un bout à l'autre du Canada, les commissaires ont appris que le suicide était l'un des plus urgents problèmes auquels font face les collectivités autochtones. De plus, en 1993, la Commission a tenu deux consultations spéciales sur la prévention du suicide avec des organisations nationales représentant les autochtones, à savoir l'Assemblée des premières nations, la Native Women's Association of Canada, le Conseil national des autochtones du Canada (maintenant le Congrès des peuples autochtones), les Inuit Tapirisat du Canada, la Pauktuutit (association de femmes inuit) et Ralliement national des Métis.

L'AMPLEUR DU PROBLÈME

Dans son rapport, la Commission signale que l'utilisation des données existantes pose plusieurs problèmes puisque, pour diverses raisons, celles-ci ne révèlent pas l'ampleur réelle du problème. En effet, les statistiques recueillies concernent principalement les Indiens inscrits et les Inuit qui vivent dans les Territoires du Nord-Ouest et excluent les Indiens non inscrits, les Métis et les Inuit qui habitent ailleurs au pays. De plus, dans certains cas, il peut être difficile de déterminer si le suicide est la cause du décès; on estime que jusqu'à 25 p. 100 des morts accidentelles chez les autochtones sont en fait des suicides non déclarés.

Bien que le taux réel de suicide soit sans doute plus élevé que ne l'indiquent les chiffres disponibles, la Commission estime que le taux de suicide chez les autochtones, dans tous les groupes d'âge, est environ trois fois plus élevé que dans la population non autochtone. Elle fixe le taux de suicide chez les Indiens inscrits et chez les Inuit à respectivement 3,3 fois et 3,9 fois la moyenne nationale.

Ce sont chez les adolescents et les jeunes adultes que les risques sont les plus élevés. Les cas de suicide chez les jeunes autochtones de 10 à 19 ans sont cinq à six fois plus nombreux que chez les non-autochtones du même âge; c'est toutefois entre 20 et 29 ans que l'on constate le taux le plus élevé de suicide chez les autochtones et les non-autochtones.

LES FACTEURS DÉTERMINANTS

Dans son rapport, la Commission répartit les principaux facteurs de risque associé au suicide en quatre grandes catégories : les facteurs psychobiologiques, le contexte situationnel, les facteurs socio-économiques et les tensions d'ordre culturel. Elle estime que ces tensions sont particulièrement graves chez les autochtones.

Bien que la présence de troubles mentaux ou de maladies mentales associés au suicide (comme la dépression, l'anxiété et la schizophrénie) soit moins documentée chez les autochtones que dans d'autres groupes, la rancoeur serait, d'après les responsables des services de santé communautaire, un problème psychologique répandu dans ces collectivités.

Le contexte situationnel semble être plus déterminant. L'éclatement de la famille par suite de l'internat forcé des enfants dans des pensionnats, de l'adoption ou de longues périodes d'hospitalisation dans des établissements situés à vol d'avion pour le traitement de maladies chroniques comme la tuberculose font partie des facteurs qui contribuent au suicide. À cela s'ajoute une consommation accrue d'alcool et de drogues comme palliatif à la détresse. Des études portant sur des autochtones qui se sont suicidés ont révélé que près de 90 p. 100 des victimes avaient de l'alcool dans le sang. On indique aussi les lésions cérébrales ou les psychoses paranoïaques résultant de l'inhalation chronique de solvants sont une cause importante de suicide chez les jeunes.

Les facteurs socio-économiques, tels que l'extrême pauvreté, une faible scolarisation, des possibilités d'emploi limitées, le piètre état des logements et des installations sanitaires et la mauvaise qualité de l'eau touchent un nombre anormalement élevé d'autochtones. Les personnes qui vivent dans de telles conditions sont beaucoup plus susceptibles que d'autres d'éprouver des sentiments de désarroi et de désespoir qui risquent de les mener au suicide.

Les tensions d'ordre culturel désignent la perte de confiance dans la manière de comprendre la vie et dans le mode de vie qui ont été enseignés dans une culture en particulier. Elles se produisent lorsque l'ensemble des rapports, des connaissances, des langues, des institutions sociales, des croyances, des valeurs et des règles morales qui unit un peuple et lui confère son identité collective et son sentiment d'appartenance se trouve bouleversé. Le fait que les autochtones aient été dépossédés de leurs terres, aient perdu le contrôle sur leurs conditions de vie, aient vu leurs croyances et leur vie spirituelle anéantis et leurs institutions sociales et politiques affaiblies ainsi que la discrimination raciale dont ils sont victimes ont gravement entamé leur confiance et contribuent à les prédisposer au suicide, à l'automutilation et à d'autres formes d'autodestruction.

LA PRÉVENTION DU SUICIDE : CERTAINES INITIATIVES COMMUNAUTAIRES

En plus des témoignages faisant état du désespoir provoqué par le suicide, la Commission a entendu des témoignages décrivant des initiatives de prévention du suicide motivées par une volonté individuelle, communautaire et régionale de changer les choses. Chaque initiative est unique. Certaines visent directement à prévenir le suicide et d'autres s'attaquent plus généralement aux causes et aux conséquences d'un comportement violent et autodestructeur. Dans le rapport, la Commission décrit six initiatives de ce genre, soit celles prises par la réserve de Wikwemikong de l'île Manitoulin, sur le lac Huron, en Ontario; par la réserve de Big Cove, au Nouveau-Brunswick; dans l'ensemble des Territoires du Nord-Ouest; dans les rues du secteur nord de Winnipeg, au Manitoba; à Canim Lake en plein coeur de la Colombie-Britannique; et dans les collectivités faisant partie du Conseil tribal de Meadow Lake, dans le nord-ouest de la Saskatchewan.

Les initiatives prises par la réserve de Wikwemikong remontent au milieu des années 70 lorsque sept suicides ont eu lieu dans un petit secteur de la collectivité. Par suite d'une enquête et d'une étude concernant les événements, il a été décidé de financer deux organismes de services locaux. Rainbow Lodge, connu maintenant sous le nom de Ngwaagan Gamig Recovery Centre, est un centre non médical de traitement et de prévention de l'alcoolisme et des toxicomanies et le Wikwemikong Counselling Service, rebaptisé depuis Nadmadwin Mental Health Clinic, est un service de soutien indépendant en santé mentale. La présence de ces services, conjuguée à une sensibilisation publique, une responsabilisation collective et un développement communautaire accrus ont contribué à favoriser la stabilité psychologique que connaît à l'heure actuelle la collectivité.

En 1992, sept suicides et 75 tentatives de suicide ont eu lieu à Big Cove. À la suite d'une enquête du coroner, il a été recommandé de contrôler plus sévèrement l'alcool et la drogue, de créer des emplois, d'offrir des services permanents de santé mentale dans les réserves et de favoriser l'accès à l'autonomie gouvernementale. Les intervenants locaux ont entrepris une consultation collective afin de déterminer le genre de collectivité que pourrait devenir Big Cove si chacun faisait sa part pour l'améliorer. Ce groupe a préconisé que l'on mise davantage sur les valeurs traditionnelles, les rituels et les cérémonies de guérison autochtones pour remédier aux problèmes sous-jacents de l'éclatement de la famille et de la collectivité. On a donc tenu un rassemblement d'une semaine faisant appel aux ressources de la spiritualité micmaque, du christianisme et de la psychothérapie occidentale, et au cours duquel la collectivité a pleuré ses disparus et amorcé un processus de guérison. Lors d'une dernière séance de partage, on a formulé des recommandations sur tout un éventail de questions depuis les responsabilités de la collectivité jusqu'au racisme en dehors de cette même collectivité.

En 1989, un débat à l'assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest sur le suicide parmi les autochtones a abouti à la nomination d'un coordonnateur chargé d'élaborer une stratégie globale et à la mise en oeuvre d'un programme de prévention du suicide. En 1990, un forum populaire à Rankin Inlet a déclenché une série de sept forums régionaux réunissant plus de 300 personnes et à l'issue desquels il a été recommandé que tous les ministères territoriaux contribuent à renforcer les familles et les collectivités et que des ressources soient affectées aux initiatives communautaires. La nécessité de mettre sur pied un programme de formation sur l'ensemble du territoire a entraîné l'établissement d'un partenariat entre le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, l'Association canadienne pour la santé mentale et la Muttart Foundation, d'Edmonton. Le programme d'études en prévention du suicide qui en est résulté forme ceux et celles qui travaillent près des gens dans leur collectivité — conseillers en désintoxication, représentants en santé communautaire, travailleuses des refuges pour femmes — afin qu'ils fassent profiter les autres de leurs compétences.

Dans les rues du secteur nord de Winnipeg, la Patrouille du clan de l'ours, une force bénévole, s'emploie à protéger les membres vulnérables de cette collectivité autochtone urbaine contre la violence et l'exploitation. Des préoccupations quant à la sécurité urbaine avaient été soulevées à l'occasion de l'assemblée annuelle des jeunes autochtones en 1991, préoccupations auxquelles a donné suite le Ma Mawi Chi Itata Centre, un service autochtone d'aide sociale à l'enfance et à la famille. La patrouille se compose de bénévoles qui reçoivent environ 20 heures de formation en premiers soins, en mesures de sécurité et en résolution de conflits. Elle s'occupe des femmes et des enfants qui sont harcelés dans la rue, des cas d'intoxication et de surdose, de violence familiale et de menaces de suicide.

À Canim Lake, au milieu des années 70, on a tenté de remédier aux problèmes que connaissait la collectivité en s'attaquant à l'alcoolisme qui y sévissait. Par suite de ces mesures, l'alcoolisme a presque totalement disparu. Mais devant la persistance des problèmes, les dirigeants de la collectivité ont entrepris d'en déterminer les causes profondes et ont découvert les abus qui avaient cours dans la collectivité. Ils ont constaté que les auteurs de ces abus avaient eux-mêmes été victimes d'agressions physiques et sexuelles au pensionnat St. Joseph, où ils avaient été internés de force de 6 à 16 ans. Pour combattre l'alcoolisme et les séquelles de ces abus, on a fait, entre autres, appel à la thérapie, aux cérémonies traditionnelles et aux programmes de traitement basés sur les modèles de justice propres aux Shuswaps.

Au milieu des années 80, le Conseil tribal de Meadow Lake a constaté que les enfants de ses réserves étaient privés d'un milieu propice à leur développement et d'un sentiment d'appartenance culturelle, tant sur le plan de la langue que sur celui des traditions. Par ailleurs, les adultes de ces collectivités n'avaient personne pour garder leurs enfants lorsqu'ils devaient quitter leur milieu pour suivre des cours ou un programme de désintoxication. Après des mois de discussion, un plan de programme de garde communautaire a été élaboré, axé sur la culture, les traditions et les valeurs des premières nations et fonctionnant d'après les normes d'éducation et de soins les plus élevées au pays. Grâce à un partenariat avec la School of Child and Youth Care de l'Université de Victoria, un programme de cours a été élaboré, axé sur les besoins et les priorités de la collectivité. Les installations de formation et la garderie sont situées dans le Wakayos Child Care Education Centre. On y favorise un plus grand intérêt envers le bien-être des enfants et des familles.

OBSTACLES ET SOLUTIONS

La Commission reconnaît que certains des obstacles au changement existent au sein même des collectivités. Elle fait remarquer que certains dirigeants communautaires s'intéressent plus souvent au développement économique et à l'autonomie gouvernementale qu'aux problèmes sociaux, que les événements et les facteurs de risque liés au suicide constituent des sujets de honte que l'on s'efforce de dissimuler, que les adultes n'arrivent pas à servir de modèles aux jeunes, et que les conflits et les rivalités dans les collectivités empêchent une action concertée. Cependant, elle constate également que le contrôle par des non-autochtones des programmes et des ressources a donné très peu de résultats en matière de prévention à long terme et s'est traduit par une absence de coordination des interventions d'urgence, une absence de politique globale et nationale en matière de santé mentale, l'inégalité d'accès aux programmes et aux ressources, de la confusion engendrée par la multiplicité des sources de financement et une insuffisance des ressources documentaires et des programmes de formation.

Dans le cadre d'action que propose la Commission, cette dernière recommande, pour l'ensemble du Canada, une démarche comportant trois niveaux d'intervention, axée sur la collectivité. Cette démarche comprend la mise sur pied de services d'aide directe en cas de suicide, la promotion de la prévention globale par le développement communautaire et un appui à l'autodétermination, à l'autosuffisance, à la guérison et à la réconciliation. Elle s'appuie sur sept éléments : la revitalisation culturelle et spirituelle, le resserrement des liens familiaux et communautaires, l'attention prioritaire aux enfants et aux jeunes, l'approche holistique, la participation collective, le partenariat et la prise en charge par la collectivité.

La Commission a de plus précisé certains objectifs, entre autres, l'établissement d'un calendrier étalé sur dix ans pour atteindre les objectifs premiers de la campagne pancanadienne de prévention du suicide et de l'automutilation chez les autochtones. D'ici 1997, chaque collectivité autochtone devra compter au moins une personne-ressource qui sache dépister les intentions suicidaires, intervenir au besoin et soutenir les proches des victimes. D'ici 1998, chaque collectivité devra disposer d'une personne-ressource spécialisée en développement communautaire. Un forum national sur la prévention du suicide chez les autochtones devra se tenir la première année de la campagne, puis tous les trois ans par la suite jusqu'à la dixième année de la campagne.

CONCLUSION

Lorsqu'il a été rendu public, le rapport de la Commission royale a d'une part été critiqué parce qu'il préconise des solutions traditionnelles qui freineraient la modernisation des collectivités autochtones et d'autre part été louangé parce qu'il tâche de s'attaquer à un problème complexe et d'acheminer les collectivités vers la santé et le bien-être à tous les niveaux. Un commissaire a indiqué ne pouvoir souscrire à la politique générale préconisée dans le rapport tout en insistant sur la nécessité de prendre des mesures appropriées dans les collectivités aux prises avec un problème de suicide. Dans l'ensemble, le rapport présente une démarche d'ensemble à un problème qui inquiète de plus en plus les collectivités autochtones en général et qui touche en particulier leurs enfants et leurs jeunes.