BP-144F

 

LE DÉFICIT FÉDÉRAL:
QUELQUES ILLUSIONS ÉCONOMIQUES

 

Rédaction :
Marion Wrobel
Analyste principal
Février 1986


 

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

LE DÉFICIT EST-IL UN PROBLÈME?

LES RISQUES DE RAJUSTER LE DÉFICIT

CONCLUSION

 


LE DÉFICIT FÉDÉRAL:
QUELQUES ILLUSIONS ÉCONOMIQUES

INTRODUCTION

Le budget fédéral encourage toujours les observateurs à y aller de leurs essais, de leurs discours et de leurs éditoriaux sur le déficit. Cette année, les commentaires semblent encore plus dignes d’attention que d’habitude. Étant donné que le budget du 26 février met l’accent sur le déficit, le débat public à ce sujet risque fort de se prolonger.

La récente dégringolade du dollar canadien a mis en relief l’opinion que les marchés internationaux se font de la politique économique canadienne, ainsi que la nécessité de réduire le déficit budgétaire. Que cette opinion soit juste ou non (elle l’est probablement) n’a pas tellement d’importance. Ce qui importe, c’est qu’elle exerce des pressions sur le ministre des Finances afin qu’il réduise les dépenses (ou augmente les impôts), ce que le monde des affaires canadien l’exhorte à faire depuis quelque temps, comme en témoignent les déclarations du Conseil d’entreprises pour les questions d’intérêt national(1).

Par contre, certains éditorialistes et économistes soutiennent qu’il n’est pas indispensable de réduire davantage le déficit. Ils estiment que, ou bien le ministre des Finances est venu à bout de ce monstre que constitue le déficit, même si le public ne l’a pas encore remarqué, ou bien il en a une vision erronée. Selon eux, les profanes et les chefs d’entreprise s’appuient sur la valeur absolue du déficit, telle que généralement publiée, pour conclure que nous traversons une crise. Si seulement ils mettaient ces chiffres en perspective, utilisaient les bons concepts et faisaient les rajustements qui s’imposent, ils constateraient qu’il n’y a aucun problème.

C’est du moins l’opinion avancée par certains économistes, et nous allons l’étudier dans les pages qui suivent. Comme le lecteur le constatera, pareille façon de voir est très séduisante. Il est beaucoup plus facile de minimiser le problème du déficit que de réduire le déficit lui-même.

LE DÉFICIT EST-IL UN PROBLÈME?

Il semble bien que plus le déficit augmente, plus il se trouve d’observateurs pour prétendre qu’il n’est pas vraiment très important.

En 1982, il est apparu clairement que le déficit fédéral avait atteint très rapidement des proportions pour le moins dangereuses. Peu après, certains économistes(2) ont recommandé de l’accroître encore davantage, affirmant que le déficit corrigé n’était absolument pas démesuré et qu’en fait, il était même beaucoup trop petit. Le ministère des Finances a abordé la question dans un document qui situait les déficits fédéraux dans leur « véritable » contexte(3) et qui concluait lui aussi que le déficit fédéral était en réalité beaucoup moins important qu’on ne le croyait généralement.

Le déficit observé est trompeur, parce que le niveau d’activité économique et le taux d’inflation faussent la réalité. A moins d’être corrigé comme il se doit en fonction de ces facteurs, le déficit ne peut pas refléter fidèlement la situation financière de l’État(4).

Lorsque l’économie fonctionne en deçà de sa capacité, les recettes sont inférieures à ce qu’elles seraient autrement et les dépenses ont tendance à être trop élevées, parce que les recettes et certaines dépenses sont fonction de la production nationale. Des changements discrétionnaires touchant les dépenses et les mesures fiscales peuvent accentuer cette tendance.

En conséquence, au cours d’un cycle économique, le déficit augmentera si l’économie ralentit, et il baissera s'il a y a reprise. C’est ce mouvement automatique qu’il faut corriger des variations conjoncturelles pour avoir une idée juste de la situation financière de l’État.

Après avoir fait les rajustements qui s’imposent à l’égard des cycles de l’activité économique, nous aboutissons au déficit structurel, qui donne une idée plus juste de la situation financière de l’État. Un déficit structurel considérable indique un problème chronique ou à long terme, alors qu’un déficit conjoncturel imposant est un phénomène temporaire.

Il importe de bien faire ces corrections. Pour que le budget s’équilibre au cours d’un cycle (et il faut souligner que c’est là l’interprétation stricte de la politique financière keynésienne), le rajustement doit être fait à partir du rendement moyen du cycle et non de son rendement maximal. Il arrive fréquemment que ceux qui proposent de pareils rajustements utilisent des niveaux d’activité économique plutôt aberrants. Ainsi, MM. Bossons et Dungan ont fondé leur rajustement sur un taux de chômage de 6 p. 100, tandis que dans son étude, le ministère des Finances a utilisé le concept d’un taux de chômage corrigé des variations conjonctuelles fondé sur un taux de chômage « normal » de 4 à 4,5 p. 100 chez les hommes adultes. Il n’est donc pas surprenant que ces deux documents parviennent presque à démontrer qu’il n’y a aucun déficit. En réalité, on peut constater que ces chiffres sont biaisés, étant donné que les rajustements du ministère des Finances montrent un écart de production à partir d’aussi loin que 1977. Il est probable que pour le Ministère, les changements relevés dans l’offre de main-d’oeuvre sont assimilés à une évolution de la demande.

Depuis que l’activité économique a atteint le creux de la vague au cours du dernier trimestre de 1982, il y a eu au moins trois années de reprise. La production réelle a regagné plus que ce qu’elle avait perdu depuis 1981, et la production réelle par habitant a elle aussi augmenté. Il est bien évident qu’à l’heure actuelle, nous ne devrions plus prétendre que le déficit est en grande partie un phénomène conjoncturel(5). Cela se vérifie d’autant plus facilement que les rajustements conjoncturels qui sont faits ont tendance à diminuer la taille du déficit structurel.

En résumé, tout l’intérêt des rajustements conjoncturels réside en ce qu’ils permettent de découvrir la partie du déficit enregistré qui est de nature structurelle. Cela est important sur le plan de la politique financière. En effet, un déficit conjoncturel est une chose dont l’économie peut venir à bout très rapidement, mais un déficit structurel exige l’intervention explicite de l’État, en vue de réduire les dépenses ou d’augmenter les impôts. Les partisans de mesures gouvernementales à l’égard du déficit considèrent qu’il s’agit d’un phénomène structurel, tandis que ceux qui s’y opposent y voient un phénomène en grande partie conjoncturel.

Le cycle économique n’est pas le seul facteur qui peut altérer la valeur des chiffres sur le déficit. Une augmentation des prix fausse aussi les données. Les actifs qui ont une valeur nominale fixe voient leur valeur réelle diminuer avec le temps si l’inflation est positive. Pour compenser cette perte, quand une poussée inflationniste est prévue, les taux d’intérêt augmentent. Ainsi, lorsque les prix montent, une partie des frais d’intérêt nominaux constitue en fait un remboursement d’une partie du principal initial. L’utilisation de frais d’intérêt nominaux fausse donc à la hausse la valeur réelle du déficit.

Le ministère des Finances(6) a calculé la baisse de la valeur réelle du passif net à valeur fixe et a utilisé ce chiffre pour corriger de l’inflation le déficit. Pour 1981 et 1982, le ratio du déficit observé au PNB a diminué d’environ deux points à la suite de ce rajustement.

Les données du Ministère allaient jusqu’en 1982 seulement. On a donc procédé comme il le fait pour les mettre à jour jusqu’en 1985, afin d’établir le tableau 1. Si la correction de l’inflation a considérablement réduit la valeur du déficit au début des années 80, elle semble maintenant avoir peu d’effet : le ratio du déficit au PNB passe de 6,2 à 5,3 p. 100 en 1983, de 7 à 6 p. 100 en 1984 et de 6,6 à 6,1 p. 100 en 1985.

Les rajustements du déficit proposés par différents économistes servent à évaluer l’ampleur du déficit structurel proprement dit. Dans leurs études publiées en 1983, MM. Bossons et Dungan et le ministère des Finances ont soutenu que le déficit n’était pas un problème, puisqu’il était imputable soit à la récession, soit au remboursement accéléré de la dette réelle de l’État.

Or, si nous appliquons aujourd’hui la méthodologie de ces auteurs, une seule conclusion s’impose : le déficit est un problème très grave qui s’est accentué progressivement. En 1985-1986, il est, par nature, presque totalement structurel(7), et il y a donc peu de chances que les prescriptions en vue de régler le problème portent leurs fruits.

Tableau 1
Soldes budgétaires de l'administration fédérale (selon les Comptes nationaux)
Corrigés de l'inflation

 

Passif net à valeur fixe

Solde budgétaire observé

Baisse de valeur réelle du passif net à valeur fixe

Solde budgétaire corrigé de l’inflation

En proportion du PNB

Observé Corrigé
(en millions de dollars) (en pourcentage)

1970

1971

1972

1973

1974

1975

1976

1977

1978

1979

1980

1981

1982

1983(8)

1984

1985

8 320

8 520

8 816

9 374

9 024

8 894

11 878

15 962

22 282

34 803

44 759

55 896

64 854

84 449

112 912

140 265

266

- 145

- 566

387

1 109

- 3 805

- 3 391

- 7 303

- 10 685

- 9 264

- 10 153

- 7 979

- 21 083

- 24 100

- 29 659

- 30 814*

408

294

494

1 091

1 354

909

1 031

966

1 538

4 123

4 591

6 216

6 718

3 610

4 228

2 258

674

149

- 72

- 477

2 483

- 2 896

- 2 360

- 6 377

- 9 147

- 5 141

- 5 561

- 1 763

- 14 365

- 20 490

- 25 431

- 28 556

0,3

- 0,2

- 0,5

0,3

0,8

- 2,3

- 1,8

- 3,5

- 4,6

- 3,5

- 3,5

- 2,4

- 6,0

- 6,2

- 7,0

- 6,6

0,8

0,2

- 1,1

1,2

1,7

- 1,8

- 1,2

- 3,0

- 4,0

- 2,0

- 1,9

- 0,5

- 4,1

- 5,3

- 6,0

- 6,1

* Estimation

Source : Canada, ministère des Finances, Le déficit fédéral mis en perspective, Ottawa, avril 1983, p. 66.

Comme nous avons démontré qu’il existe un vaste déficit structurel, on pourrait penser que le débat est clos et que personne ne soutiendrait que le « budget réel » frise l’équilibre. Au contraire, on peut toujours trouver un économiste pour avancer une nouvelle théorie du déficit.

L’une de ces théories est celle du déficit de base, qui n’est pas encore devenue un élément courant du débat(9). On mesure le déficit de base en soustrayant des recettes publiques les seules dépenses des programmes : c’est simplement une façon indirecte d’exclure les versements d’intérêt. Lorsque ces versements constituent une part importante des dépenses totales, leur suppression peut facilement nous faire passer d’un vaste déficit à un budget équilibré, ou même à un excédent. Si, en plus, nous ne tenons pas compte des dépenses sociales ou des transferts aux provinces, l’excédent sera encore plus grand. Et il s’accroîtra encore si nous laissons aussi de côté les dépenses relatives à la défense et les versements aux agriculteurs...

Il y a un avantage bien précis à utiliser la notion de déficit de base; en effet, on peut s’en servir pour imputer les déficits élevés à la politique financière, comme c’est normalement le cas. Selon un éditorial récent :

Le problème, ce ne sont pas les dépenses, mais bien les taux d’intérêt réels, qui sont trop élevés par rapport à la croissance économique. Pourquoi diable faut-il que les salariés et les entreprises sacrifient à des versements d’intérêt improductifs une part de plus en plus grande des revenus qu’ils génèrent? Et pourquoi les bénéficiaires de programmes publics utiles devraient-ils en faire les frais?

Dans son budget, Wilson a deux choix pour comprimer la dette publique : s’attaquer au véritable problème ou le maquiller, c’est-à-dire réduire des programmes importants grâce auxquels fonctionne notre pays(10).

Par « s’attaquer au véritable problème », on entend dans cet éditorial réduire les taux d’intérêt réels par une politique monétaire expansionniste. Or, le ministère des Finances ne fait pas intervenir la politique monétaire. Dans un document de consultation prébudgétaire, il déclare à ce sujet :

Le problème financier est, de par sa nature, une question de déséquilibre structurel entre les dépenses et les recettes. La politique monétaire ne peut régler ce problème fondamental(11).

Il est impossible de justifier l’exclusion des versements d’intérêt dans le calcul du déficit, à moins évidement que le gouvernement n’ait pas l’intention d’honorer sa dette. Lorsqu’il gère un déficit et emprunte sur les marchés financiers, il doit payer des frais d’intérêt. C’est simplement le coût d’option lié à l’utilisation de cette ressource, et il n’est pas moins légitime que ceux qui se rapportent à la main-d’oeuvre ou aux matières premières.

On peut encore considérer le déficit sous un autre angle. Certains proposent qu’on en étudie l’incidence sur le ratio de la dette au PNB : tant que ce ratio reste stable, le déficit ne devrait pas être une source de préoccupation. Cet argument ne tient pas compte d’une question importante concernant le niveau auquel nous essayons de stabiliser ce ratio. C’est une chose de maintenir la dette à 30 p. 100 du PNB, mais c’en est une autre de la maintenir à 100 p 100, comme nous allons maintenant le faire ressortir.

Le ratio de la dette du PNB est une variable économique importante. Si les agents économiques considèrent les effets financiers des secteurs public et privé comme de parfaits substituts, un accroissement de la dette publique laisse nécessairement moins de place, dans l’économie, au montant de la dette privée. C’est inquiétant, car les dépenses publiques ont tendance à ne pas être aussi productives que les dépenses privées. En fait, une grande partie des emprunts publics sert à financer la consommation courante plutôt que l’investissement productif (dans les ressources physiques aussi bien qu’humaines). Par conséquent, à court terme, le déficit ne stimule pas l’activité économique et, à long terme, il nuit à la croissance économique et à la productivité.

En soi, l’augmentation du ratio de la dette au PNB n’est pas un problème; si le niveau de l’investissement public productif était trop bas, nous voudrions en fait que ce rapport soit encore plus élevé. La préoccupation actuelle concernant l’évolution de la situation financière de l’État tient à la conviction qu’une trop lourde dette a déjà été accumulée ou le sera dans les prochaines années. La prudence financière exige qu’on stabilise le ratio de la dette au PNB, mais ce n’est certes pas suffisant(12). La question n’est pas de déterminer à quel moment il faut stabiliser ce ratio, mais plutôt à quel niveau.

Le ministère des Finances reconnaît cette limite dans sa dernière déclaration sur les déficits et la dette. L’objectif visé à moyen terme consiste à stabiliser le ratio de la dette au PNB d’ici le début des années 90, tandis que l’objectif à long terme est de le ramener au niveau auquel il se situait avant la récession(13).

Sur le plan de l’action gouvernementale, considérons les conséquences de chercher à maintenir un ratio dette-PNB stable. Si la situation financière de l’État est stable (c.-à-d. s’il gère des déficits qui maintiennent ce ratio à un niveau constant), le rapport suivant doit tenir :

Déficit de base + taux d’intérêt x dette = Taux de croissance du PNB x dette

Si le déficit de base est nul et si le secteur monétaire est en équilibre (c.-à-d. que le taux d’inflation correspond aux prévisions), un rapport constant de la dette au PNB exige que les taux d’intérêt réels correspondent aux taux réels de la croissance du PNB. S’ils sont plus élevés, le ratio de la dette au PNB le sera également, même avec un équilibre de base. C'est la situation à laquelle le Ministre fait allusion quand il dit : « Le problème financier actuel est aggravé du fait que les taux d’intérêt réels sont supérieurs aux taux réels de croissance de l’économie »(14). Puis il fait l’analogie suivante : « La situation peut être comparée à celle d’un placement de fonds empruntés. Si le rendement sur ce placement est inférieur au loyer versé sur l’emprunt, le résultat est évident »(15).

Mais quelle leçon faut-il en tirer? Si le taux d’intérêt est supérieur au taux de rendement, on ne devrait pas faire le placement. Morale de cette histoire : il ne faut pas faire le placement, puis se plaindre de ce que les taux d’intérêt sont élevés. En fait, si les taux d’intérêts réels sont trop élevés, le gouvernement devrait plutôt dégager un excédent de base(16) pour stabiliser le ratio de la dette au PNB. Puisqu’il a beaucoup plus de contrôle sur l’ampleur du déficit ou de l’excédent de base que sur les taux d’intérêt réels, c’est la variable qu’il devrait contrôler pour atteindre son objectif.

LES RISQUES DE RAJUSTER LE DÉFICIT

Il y a une bonne raison pour apporter certains rajustements au déficit observé en vue de mettre en perspective la situation financière de l’État. L’inflation et les cycles économiques modifient le déficit observé, et il importe de considérer les origines et les répercussions de ces changements. Il est légitime de considérer le ratio de la dette au PNB; il serait même imprudent de ne pas le faire. Mais il n’est pas légitime d’envisager ce ratio uniquement par rapport à la question de la constance. Il est même utile de considérer la notion de déficit de base. Mais il n’est certainement pas légitime de l’utiliser comme fondement de la politique financière de l’État : la dette accumulée par le passé fait partie de ce qui a été légué au gouvernement de l’heure, et le service de cette dette ne saurait être exclu.

Cela dit, pourquoi ce scepticisme face aux rajustements? Il y a plusieurs raisons, mais disons que de façon générale, les craintes viennent du fait que les nouvelles théories sont mises de l’avant par ceux qui voudraient que l’État augmente les déficits. C’est une chose que d’essayer de dissimuler la véritable ampleur des déséquilibres financiers, pour éviter l’embarras ou l’hystérie qu’on provoquerait si on en faisait voir la vraie nature, mais c’en est une autre d’utiliser ces tours d’adresse mathématiques pour promouvoir des déficits encore plus grands. Un problème risque alors de se poser.

On a fait valoir dans d’autres documents(17) qu’il peut être risqué de tenir compte des variations liées à la conjoncture et à l’inflation et que cela peut en fait déstabiliser le déficit et le ratio de la dette au PNB. Les deux textes auxquels nous renvoyons traitent plus en détail ce problème, mais nous pouvons exposer ici certains risques qui s’y rattachent.

Si la correction des variations conjoncturelles est faite en fonction d’un point repère irréaliste, on risque d’amener le gouvernement vers des déficits plus importants et plus fréquents qu’il n’est souhaitable. Si ces déficits sont eux-mêmes la source d’un piètre rendement de l’économie, alors des déficits élevés aujourd’hui justifient des déficits élevés demain, et vogue la galère!

Le fait de tenir compte de l’inflation a tendance à empêcher que la valeur réelle de la dette nette diminue, et il décourage fortement de la réduire. Ainsi, toute hausse imprévue ou temporaire du déficit produit un legs permanent, c’est-à-dire fait augmenter la dette et les déficits futurs.

Traiter le déficit uniquement comme un problème de stabilisation du ratio de la dette au PNB peut également favoriser des déficits plus élevés. Le ratio déficit-PNB permettant de stabiliser le rapport dette-PNB peut être défini selon la formule suivante :

Déficit = Dette x Croissance du PNB
PNB      PNB

En stabilisant le ratio au niveau prévu pour 1990-1991 plutôt qu’à celui d’avant la récession (1980-1981), le gouvernement fait plus que doubler la taille des déficits avec lesquels il sera perpétuellement aux prises et cela, même si la croissance économique est régulière. Si, dans l’intervalle, une nouvelle récession vient gonfler les déficits et relever le niveau auquel la croissance de la dette peut être stabilisée, le seuil du déficit sera de nouveau augmenté.

Pour rendre cet argument plus concret, supposons que le PNB du Canada augmente de 6,5 p. 100 par année. S’il stabilisait le ratio dette-PNB à son niveau prévu pour 1990-1991(18), le gouvernement fédéral pourrait avoir un déficit annuel correspondant à rien moins que 4,1 p. 100 du PNB. Par contre, s’il tentait de stabiliser au niveau de 0,28:1 d’avant la récession, ses déficits annuels ne pourraient pas excéder 1,8 p. 100 du PNB. Lorsqu’on base le calcul sur le produit national brut de1985, la différence représente un déficit admissible de plus de 10 milliards de dollars par année.

C’est l’utilisation du déficit de base comme principe financier pertinent qui met le plus en péril la stabilité financière. Qu’il le veuille ou non, tout gouvernement doit tenir compte de la dette accumulée par ses prédécesseurs et des ressources financières qu’il perd à cause des intérêts à payer. Nous avons peut-être un excédent de base aujourd’hui, mais la dette et les déficits de base des années passées.

Les intérêts sont le coût d’option des emprunts. Ils sont la preuve que ces ressources financières pourraient être utiles ailleurs. Si le gouvernement était convaincu que ses emprunts ne lui coûtent rien, il y aurait recours de plus en plus. En d’autres termes, les taux d’intérêt sont un obstacle à la croissance des déficits. D’aucuns estiment que cet obstacle n’est pas très efficace, mais il suffit de voir l’usage qu’on fait d’autres ressources lorsqu’elles ne coûtent rien pour avoir une bonne idée de la façon dont les déficits évolueraient s’il n’était pas tenu compte des taux d’intérêt.

CONCLUSION

En se perfectionnant constamment, la science de l’économie est toujours plus en mesure de replacer certaines variables dans la bonne perspective. Mais ceux qui y ont recours ont aussi tendance à tirer des conclusions plutôt bizarres. On peut facilement concevoir que lorsque le déficit fédéral atteindra 500 milliards de dollars par année et excédera 50 p. 100 du PNB annuel, certains analystes nous diront que le déficit n’est pas un problème, qu’un resserrement de la politique financière conduirait à la catastrophe et qu’on ne peut vraiment résoudre le problème qu’en établissant la politique économique en fonction des besoins des Canadiens et non des attentes de ceux qui spéculent sur les taux de change.

Les quatre façons d’entrevoir le déficit que nous avons décrites ici sont toutes valables jusqu’à un certain point dans des contextes bien précis. Cependant, il serait hasardeux de s’y tenir sans discernement; cela pourrait simplement fournir une excuse pour laisser augmenter les déficits.

En 1983, certains spécialistes nous ont dit que les déficits fondraient sous l’effet de la relance économique et d’une baisse de l’inflation, mais voici une opinion plus sceptique émise au même moment : « le déficit actuel consolidé du gouvernement canadien est très important et, à défaut de changements de la structure budgétaire, il demeurera probablement élevé dans l’avenir prévisible (cela est particulièrement vrai du déficit fédéral qui est proportionnellement beaucoup plus élevé que celui des provinces et des municipalités »(19). Plus nous recourrons à ces nouvelles façons d’envisager les déficits, plus les prédictions des sceptiques se réaliseront.

Enfin, un commentaire sur l’analyse économique et le déficit semble indiqué. Les quatre approches que nous venons de décrire sont des façons d’envisager le déficit que les économistes pourraient retenir, mais que les comptables, par exemple, pourraient laisser de côté. Elles sont toutes, jusqu’à un certain point, défendables du point de vue économique. Toutefois, ce serait une erreur de croire que le débat actuel oppose simplement le milieu des affaires (qui insiste sur une réduction rapide du déficit) et les économistes (qui insistent sur une approche plus sensée). Une telle façon de voir ne tient aucun compte du fait qu’une grande partie des économistes redoutent fort les conséquences du déficit et de la dette et insistent sur la nécessité de les réduire considérablement. Si l’on juge que le budget de février 1986 n’a pas un effet marqué sur le déficit, il ne faut pas en conclure que M. Wilson se serait rangé du côté des économistes en général, même s’il est peut-être du même avis que certains d’entre eux.

Les méthodes d’analyse économique sur lesquelles porte le présent document sont encore tellement vagues et suscitent tellement de divergences d’opinion qu’on pourrait s’en servir pour « prouver » presque n’importe quoi. Cela contraste vivement avec l’analyse mathématique qui permet de savoir si la deuxième dérivée d’une fonction linéaire est elle-même une fonction exponentielle ou si deux et deux font cinq.

L’analyse économique ne suffit pas à réduire le déficit fédéral actuel : elle montre simplement que le déficit constitue un problème. Lorsqu’on voit la chose dans une juste perspective et qu’on fait les rajustements qui s’imposent, on constate que les recettes publiques sont largement insuffisantes. Par contre, il est possible de prouver exactement le contraire en maniant l’analyse économique à tort et à travers.

 


(1) Conseil d’entreprises pour les questions d’intérêt national, The Federal Deficit: Some Options for Expenditure Reduction, Ottawa, 2 août, et National Deficits and Debt, Meeting the Challenge, Ottawa, octobre 1985.

(2) Consulter entre autres : J. Bossons et D.P. Dungan, « The Government Deficit: Too High or Too Low? », Canadian Tax Journal, vol. 31, no 1, janvier-février 1983, p. 1 à 29. Selon les auteurs de cette étude, la situation budgétaire globale de toutes les administratins publiques contribuait à aggraver le ralentissement de l’activité économique, et, à défaut de nouveaux encouragements fiscaux offerts par les gouvernements, le PNB réel du Canada risquait de ne pratiquement pas augmenter en 1983. En fait, la croissance réelle pour 1983 a été de 3,3 p. 100.

(3) Canada, ministère des Finances, Le déficit fédéral mis en perspective, Ottawa, avril 1983.

(4) Une évaluation juste du déficit devrait aussi inclure des éléments comme le passif non capitalisé du RPC et du RRQ, qui sont exclus des chiffres publiés. Si l’on avait inclus ces éléments, le déficit fédéral aurait augmenté en moyenne de 18,1 milliards de dollars au cours des sept dernières années. Si le passif non capitalisé des régimes de retraite des administrations publiques avait été inclus, le déficit fédéral aurait encore augmenté de 2,3 milliards de dollars en 1984. Le passif du RPC du gouvenement fédéral se limite strictement au montant du fonds; en conséquence, il vaudrait mieux ajouter la fluctuation dans la valeur du passif non capitalisé au déficit public global. Quoi qu’il en soit, le passif non capitalisé représente une augmentation à venir des cotisations au RPC, hausse qui sera nécessaire pour respecter les engagements. Comme ces cotisations sont considérées comme des impôts fédéraux, un accroissement du passif non capitalisé a le même effet qu’une augmentation du déficit fédéral.

(5) Cela ne signifie pas que les économistes vont cesser de le faire. Ainsi, à l’été de 1985, un économiste a soutenu que la situation financière fédérale était très restrictive. Selon lui, le déficit structurel devait représenter 3,7 p. 100 du PNB en 1985, et seulement 1,8 p. 100 du PNB en 1986. Cependant, si l’on se fiait à ces chiffres, il faudrait conclure que le Canada traverse à nouveau une période de récesion économique. Voir l’article de T. Wilson, « The Fiscal Stance and the Economic Outlook — The Short-Term Impact », dans le document préparé par D.D. Purvis, Report of the Policy Forum on the May 1985 Federal Budget, John Deutsch Institute for the Study of Economic Policy, juillet 1985.

(6) Canada, ministère des Finances (1983).

(7) Le rapport du déficit structurel (corrigé des variations conjoncturelles) au déficit observé était de 50 p. 100 en 1982, de 54 p 100 en 1983 et de 70 p. 100 en 1984. Il devrait être encore plus élevé en 1985 et en 1986. Les chiffres du ministère des Finances sous-estiment probablement l’importance du déficit structurel, comme nous le faisons valoir dans le présent document. Voir : Canada, ministère des Finances, Revue économique, avril 1985, p. 133.

(8) Les données des trois dernières années ont été calculées selon la méthode du Ministère exposée précédemment.

(9) L’expression « déficit de base » est employée dans les documents budgétaires, mais on n’en a pas tiré de conclusions sur le plan de l’action.

(10) « Attack On Deficit Misses The Mark », Toronto Star, 7 février 1986.

(11) L’honorable Michael Wilson, Réduire le déficit et maîtriser la dette nationale, ministère des Finances, novembre 1985, p. 17.

(12) N. Laurie, « Wilson Doesn’t Have To Reduce The Deficit Further », Toronto Star, 29 janvier 1986.

(13) L’honorable Michael Wilson (1985), p. 17 et 23.

(14) L’honorable Michael Wilson (1985), p. 11.

(15) Ibid., p. 11.

(16) Dans l’équation ci-dessus, le montant inscrit au titre du déficit de base serait négatif.

(17) Voir B. Zafiriou, « Le déficit : ampleur et gravité », et M. Wrobel, « Effets sur la politique financière du déficit budgétaire rajusté en fonction de l’inflation », dans La revue économique (5) : Politiques de stabilisation, BP-69F, Service de recherche, Bibliothèque du Parlement, Ottawa, Mai 1983.

(18) Ce calcul est fondé sur le ratio dette-PNB prévu pour 1990-1991 dans le budget fédéral de mai 1985, soit 0,63:1.

(19) B. Zafirou (1983), p. 21.