BP-187F

 

LES FONDEMENTS DU FÉDÉRALISME CANADIEN

 

Rédaction :
Wolfgang Koerner
Division des affaires politiques et sociales
Décembre 1988


 

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

L’OBJET DE LA CONFÉDÉRATION

MACDONALD ET LE PROJET DE CONFÉDÉRATION

CHRISTOPHER DUNKIN ET LA CRITIQUE
DU PROJET DE LA CONFÉDÉRATION

LES FACTEURS À L’ORIGINE DE LA CONFÉDÉRATION

LE RÉVISIONNISME

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 


LES FONDEMENTS DU FÉDÉRALISME CANADIEN

 

INTRODUCTION

On ne peut modifier la loi comme on modifie une œuvre d’art, car la loi tire toute sa force de l’habitude qui est prise de la respecter et qui ne s’acquiert qu’avec le temps. Modifier à la légère les lois existantes en faveur de lois nouvelles et différentes a donc pour effet d’affaiblir la loi elle-même.

Aristote, La politique, livre IV, chap. II

Aristote avait compris qu’il ne faut pas modifier à la légère les lois fondamentales de l’État. La politique « n’est pas comme les autres arts, où l’élargissement de la connaissance produit inévitablement de meilleurs résultats »(1). Les institutions politiques ne se prêtent pas volontiers aux exercices de rationalisation; d’ailleurs, comme l’a signalé Burke, les constructions de l’esprit peuvent conduire à des excès pires que ceux qu’elles visent à corriger. Le plus souvent, le respect de la loi résulte moins de la démarche d’un esprit éclairé que de l’action du « préjugé ». Force nous est donc de nous ranger derrière Madison, pour qui « une nation de philosophes est aussi utopique que la race des philosophes rois dont rêvait Platon; aucun gouvernement, fut-il le plus rationnel, ne trouvera superflu de jouir du préjugé favorable de la population »(2).

Le Canada a connu récemment de grands bouleversements d’ordre constitutionnel et pourrait en connaître de nouveaux, dans la foulée de l’accord du lac Meech. Toutefois, si nous voulons saisir pleinement la situation actuelle de notre union, nous devons d’abord nous pénétrer des intentions qui ont animé ses fondateurs. En effet, c’est souvent en période de crise et d’évolution rapide qui nous voulons revenir sur les intentions originales, car celles-ci déterminent dans une large mesure le cours de la vie politique. La Confédération « a résulté des compromis consentis par une élite politique dans les domaines de la culture, de la politique, de l’économie et des affaires étrangères; qui plus est, les décisions prises au moment de sa création ont fixé en grande partie les paramètres du débat qui continue d’entourer ces questions »(3).

Le lecteur pourrait ne voir dans cet examen des principes premiers qu’un simple retour sur des sentiers battus. Pourtant, le présent ne peut être jugé à sa juste valeur que si le passé a été bien compris. Il faut aussi reconnaître qu’un programme politique quelconque aura d’autant plus de succès qu’il s’appuiera sur des assises solides. En sciences humaines, on apprend que la solution d’un problème est souvent le fruit d’un retour critique sur les principes premiers plutôt que de la découverte de faits nouveaux. Cela ne veut pas dire que ces derniers n’ont aucune importance : il s’agit simplement de reconnaître que les temps de réflexion ont tout autant d’importance. Après tout, notre matière grise n’est-elle pas notre principal outil de recherche méthodologique? Ceux qui, mesurant l’importance de cette réflexion, sont souvent amenés à en défendre les mérites auprès des collectionneurs de données et des puristes de la méthode trouveront peut-être un peu de réconfort dans ce qui suit :

De toute évidence, l’historiographie ne saurait être une science. Elle ne peut être qu’un savoir-faire, un art et une philosophie. Un savoir-faire, dans la recherche constante des faits; un art, dans la création d’un ordre sensé à partir du chaos des données; et une philosophie, dans la recherche de la perspective et de l’édification. Le présent, c’est le passé d’où naît l’action, et le passé, c’est le présent livré à notre entendement(4).

L’OBJET DE LA CONFÉDÉRATION

Dans un texte intitulé « The Use and Abuse of History »(5), Donald Creighton mesure nettement l’importance de l’intention première dans l’évolution du fédéralisme canadien. Selon cet auteur, le malaise que suscite actuellement le fédéralisme tient pour beaucoup à notre ignorance des intentions originales des pères fondateurs. Cette forme de répudiation et de distorsion du passé menace l’avenir même du fédéralisme, car les Canadiens n’ont plus de point d’appui solide pour passer à l’action :

Ils sont déroutés, en partie parce qu’ils ne connaissent ni leur point de départ, ni le chemin emprunté, ni les buts et les idéaux devant les guider. L’ignorance fait bon accueil au mythe et à la propagande(6).

Bien qu’elles soient contestées et réinterprétées, les intentions originales des pères fondateurs continuent quand même de jouer un rôle important.

Le passé n’est pas mort. Il reste en coulisse et oppose à la révolution ses obstacles juridiques, ses souvenirs historiques et son bagage de convictions; les révolutionnaires ne peuvent l’emporter que s’ils surmontent les obstacles, font taire les craintes et suppriment les inhibitions(7).

Pour un conservateur comme Creighton, le fédéralisme ne survivra que s’il reste fidèle aux principes qui ont présidé à son instauration. Le renoncement aux intentions premières et les grands bouleversements sonneront l’heure de la déstabilisation. Pour que le fédéralisme canadien survive, il faut que son objet premier soit clairement compris et sans cesse réaffirmé. Selon Creighton, la décentralisation du régime fédéral n’a rien d’inévitable, du moins tant que certains organismes ne la recherchent pas sciemment dans un but intéressé.

Il faut défendre l’histoire contre les assauts qu’elle subit au nom du changement. Il faut toujours se méfier des théories qui rejettent le passé ou qui en donnent une interprétation absolument nouvelle. Ces théories ne peuvent manquer d’abonder à une époque de doute et d’incertitude devant l’avenir; la plupart d’entre elles sont d’ailleurs échafaudées, consciemment ou non, pour servir le programme radical de l’heure. De là à la propagande historique, il n’y a qu’un pas vite franchi. […] Une nation qui répudie son passé ou le déforme court le grave danger de l’aliéner son avenir(8).

Si les intentions premières des architectes de la Confédération sont mal interprétées, ce n’est certes pas faute de témoignages historiques. En effet, ces intentions ont été clairement exposées dans divers discours prononcés avant la Confédération, et même une lecture rapide de ces textes fait ressortir la raison d’être fondamentale de la Confédération. Il s’agissait en définitive de fonder une nation transcontinentale « sous la forme d’une monarchie constitutionnelle assujettie à la Couronne britannique »(9). Le principe monarchique n’a jamais été vraiment contesté et il était hors de question d’envisager n modèle fondé sur le précédent américain. Ce que l’on voulait, c’était un gouvernement central fort; si l’union législative était impossible en raison du Québec et de ses particularités dont il était jaloux, le mieux était de constituer une union fédérale fortement centralisée. Comme le soutenait John A. Macdonald :

Les luttes fratricides qui font malheureusement rage aux États-Unis nous montrent la supériorité de nos institutions et du principe dont elles dérivent. Puisse ce principe monarchique nous guider encore longtemps. Plutôt que de nous tourner vers Washington, rallions-nous, avec le parti des modérés, à la devise : « Un Canada uni qui ne fasse qu’une province et qui n’ait qu’un souverain »(10).

Les Américains avaient commis l’erreur d’investir les États de trop grands pouvoirs. John A. Macdonald n’allait pas répéter cette erreur; dès 1861, discutant du problème américain, il énonçait les principes qui allaient être appliqués en 1867.

Ne nous laissons pas échouer sur les mêmes écueils qui ont divisé les Américains. Ils ont commis l’erreur fatale, mais peut-être inévitable, compte tenu de l’état des colonies au moment de la révolution, de faire de chaque État une entité souveraine dotée d’un pouvoir souverain, sauf dans les cas où ce pouvoir a été spécialement confié au gouvernement général par la Constitution. La vraie nature d’une confédération réside dans l’attribution de tous les principes et pouvoirs de la souveraineté au gouvernement général, à l’exclusion des États subordonnés ou individuels qui ne doivent exercer que les pouvoirs qui leur sont expressément confiés. Il nous faut donc un gouvernement central fort, une assemblée législative centrale forte, et un puissant régime décentralisé d’assemblées législatives secondaires chargées des questions d’intérêt local(11).

Les délégués canadiens-français avaient eux aussi souligné l’importance des liens avec la Grande-Bretagne. La Couronne et les institutions parlementaires britanniques allaient d’ailleurs continuer de reconnaître aux Canadiens français les droits nécessaires à leur survie culturelle. À ce chapitre, le maintien du clergé catholique dans le Bas-Canada était d’une importance capitale, et la Grande-Bretagne y avait consenti. Par ailleurs, l’élite canadienne-française ne souhaitait nullement faire avancer la cause de la « démocratie républicaine »; l’adhésion au principe de la monarchie représentait donc un moyen de conjurer une telle tendance. D’après Cartier, les Canadiens français :

comprenaient […] que si leurs institutions, leur lange et leur religion étaient alors laissées intactes, ils le devaient à leur adhésion à la Couronne britannique(12).

Alors que les Américains avaient voulu créer des institutions purement démocratiques, le programme fédéral reposait, selon Cartier, sur le maintien de « l’élément monarchique ». Le maintien de l’institution monarchique et des principes qui la sous-tendent était le seul moyen d’éviter la suite d’événements malheureux qui avaient marqué l’histoire américaine. Bien que Cartier ait offert une analyse beaucoup trop simpliste de la situation américaine, d’autres interlocuteurs reprirent les éléments fondamentaux de ce thème :

Les Américains ont établi une fédération dans le but de perpétuer la démocratie sur ce continent; mais nous, qui avons eu l’avantage de voir le républicanisme à œuvre durant une période de 80 ans, de voir ses défectuosités, nous avons pu nous convaincre que les institutions purement démocratiques ne peuvent produire la paix et la prospérité des nations, et qu’il nous fallait en arriver à une fédération pour perpétuer l’élément monarchique. La différence entre nos voisins et nous est celle-ci : dans notre fédération, le principe monarchique sera le principal caractère, pendant que de l’autre côté de la frontière, le pouvoir qui domine est la volonté de la foule, de la populace enfin(13).

Le plus souvent, le principe de la monarchie fait naître l’idée d’un suffrage limité à la seule élite des propriétaires. La notion de « l’autorité légitime » allait ainsi servir à véhiculer non seulement celle de l’autorité du Parlement, mais aussi le fait que seules les personnes qui en étaient jugées dignes pouvaient participer au gouvernement du pays. Comme l’affirmait Cartier :

Toute personne qui a pu converser avec quelques hommes ou écrivains des États-Unis a invariablement vu tout de suite qu’ils admettent que le gouvernement y est impuissant, par suite de l’introduction du suffrage universel, et que le pouvoir de la populace a conséquemment supplanté l’autorité légitime. Et en ce moment nous sommes les témoins du triste spectacle d’un pays déchiré par la guerre civile(14).

La position de Macdonald au sujet du droit de vote s’inspirait des mêmes sentiments. Même si la loi qui devait être adoptée plus tard (en 1885) allait contribuer à élargir considérablement l’électorat, le critère de propriété continuait à jouer un rôle important. La loi en question s’appuyait sur les grands principes de « l’uniformité du suffrage et de la reconnaissance de la propriété comme facteur déterminant du droit de vote ». Selon Pope, le critère de propriété « visait à empêcher la domination automatique d’une simple majorité ». Cet auteur ajoute que, pour Macdonald, « quiconque appuyait le suffrage universel n’avait aucunement le droit de se dire conservateur »(15). L’opinion de Macdonald à ce sujet n’avait pas varié depuis 1861 au moins :

L’expérience montre que le suffrage universel affaiblit un peuple et le conduit à l’anarchie et au despotisme. En l’absence d’un pouvoir intermédiaire et si la propriété n’est pas protégée ni incluse au nombre des critères de représentation, le peuple est peut-être égal, mais il cesse bientôt d’être libre(16).

Cartier ne doutait pas que l’instauration d’un régime fédéral soit chose possible ni qu’un tel régime puisse assurer la survie de la culture canadienne-française, mais tous ne partageaient pas cet avis. Joly, par exemple, estimait que l’établissement d’un gouvernement central fort ne ferait que sonner le glas des Canadiens français, ce qui irait d’ailleurs à l’encontre du principe même d’une confédération. Sous un tel régime, les provinces seraient de plus en plus tenues d’obéir aux ordres des autorités centrales. Le fédéralisme, soutenait-il, convient à des États indépendants et forts qui jugent nécessaire de s’unir pour faire face à certaines exigences auxquelles ils ne pourraient répondre autrement, notamment au chapitre de la défense. Aux yeux de Joly, le projet de confédération était une tentative déguisée d’union législative, laquelle ne pourrait servir les intérêts du Bas-Canada. L’existence d’un gouvernement central puissant allait, selon lui, faire en sorte que le régime instauré :

[…] ne sera plus une confédération, ce sera une union législative que les apôtres les plus zélés de la confédération repoussent comme étant incompatible avec la diversité des intérêts des différentes provinces.

[…] Les pouvoirs locaux n’auront plus d’existence à eux propre; ils ne seront que les délégués d’autorité du pouvoir central, ses employés, et tout vestige de confédération disparaîtra de votre constitution […]. La faiblesse du pouvoir central n’est pas le résultat du système fédéral, c’est son origine, sa raison d’être. C’est parce que le pouvoir central dans une confédération en peut être autrement que faible, que des États parfaitement indépendants, et qui désirent le demeurer, adoptent le système fédératif uniquement comme un moyen de défense contre l’étranger(17).

Dans le cas du Canada, il existait déjà une autorité capable de prendre en charge le problème de la défense, à savoir la Grande-Bretagne. S’il conservait ses liens étroits avec elle, le Canada voyait sa souveraineté assurée et le projet de confédération n’avait plus sa raison d’être, du moins selon Joly.

Nous avons déjà, sous notre constitution actuelle et sans confédération, un pouvoir central plus fort qu’aucun pouvoir que vous pourrez créer, et auquel nous nous soumettons cependant sans murmurer, parce que c’est un pouvoir central dont l’existence n’est pas incompatible avec celle de nos pouvoirs locaux. C’est le pouvoir de l’Angleterre(18).

Il y avait alors chez les Canadiens français deux écoles de pensée touchant les avantages d’une confédération. Ceux qui se rangeaient derrière Cartier étaient convaincus que c’est le pluralisme d’un régime fédéral qui favoriserait le plus les intérêts des Canadiens français à long terme. Ils trouvaient dans l’ensemble que les Britanniques avaient bien protégé les droits fondamentaux des minorités et que ces droits continueraient d’être respectés si le Canada maintenait la tradition britannique et entretenait des liens étroits avec la Grande-Bretagne. Le fédéralisme laisserait en outre aux autorités locales des pouvoirs suffisants pour que la culture canadienne-française continue de fleurir(19).

L’autre groupe, qui défendait essentiellement le maintien du statu quo, n’était pas aussi rassuré quant aux motifs qui animaient les Britanniques et les habitants du Haut-Canada. Ses porte-parole étaient d’avis que les droits dont jouissaient les Canadiens français n’avaient pas été acquis facilement et qu’ils devaient être protégés avec un soin jaloux. Loi de croire que l’Angleterre garantissait avec magnanimité les droits des minorités, ils pensaient au contraire qu’on avait dû forcer la main aux Britanniques, qui ne s’y étaient résignés que sous la menace de forces extérieures ou de désobéissance civile. Ils ne voyaient dans le fédéralisme qu’une tentative voilée de réaliser tôt ou tard l’union législative et la représentation en fonction du nombre d’habitants(20). Voici ce qu’en pensait Dorion :

Le gouvernement britannique est disposé à instaurer d’emblée une union fédérale et, quand ce sera chose faite, l’élément francophone sera complètement submergé par la majorité des représentants britanniques. Qu’est-ce qui empêcherait alors le gouvernement fédéral d’adopter, comme on nous le demande maintenant, une série de résolutions sans les soumettre au peuple, et de se tourner vers le gouvernement impérial pour qu’il remplace le régime fédératif par une union législative?(21)

Dans la même veine, Perrault soutenait que :

Le projet d’une confédération n’est pas opportun. Et même s’il l’était, je soutiens que son objet n’en demeure pas moins néfaste. J’ai brossé un rapide tableau historique du caractère envahissant de la race britannique sur les deux continents. J’ai souligné l’antagonisme incessant qui a existé entre cette race et la race française. Notre passé nous rappelle la lutte constante que nous avons dû mener pour résister à l’agression de l’élément anglais au Canada et à sa propension à l’exclusivisme. Ce n’est qu’à force de résistance héroïque et grâce à un heureux concours de circonstances que nous avons réussi à obtenir les droits politiques qui nous sont garantis dans la présente constitution. Le projet de confédération n’a d’autre objet que de nous priver des plus précieux de ces droits en les remplaçant par une structure politique qui nous est éminemment hostile(22).

MACDONALD ET LE PROJET DE CONFÉDÉRATION

John A. Macdonald fut l’un des principaux maîtres œuvre de la Confédération. Il est aussi l’un de ceux qui en ont le mieux parlé. Son attitude en politique a toujours été qualifiée de pragmatique, sans doute à juste titre, car il agissait prudemment, en tenant compte des circonstances. Pourtant, on ne lui rendrait pas justice en affirmant, comme l’ont fait certains, qu’il n’était pas un homme d’idées(23). Il se pourrait, comme l’a prétendu MacDermott, que Macdonald n’ait pas accordé une grande place à la réflexion, mais c’était un homme d’action, et non un théoricien. Macdonald a accepté les principes idéologiques dominants du système dans lequel il travaillait et n’a jamais éprouvé le besoin de les transcender. Cette absence de mise en question n’est sans doute pas étrangère à sa réputation d’homme d’État pragmatique et peut aussi expliquer pourquoi il n’a jamais jugé bon de prendre du recul pour énoncer des principes politiques. On aurait tort, pourtant, d’attribuer à un manque d’idées son acceptation de l’idéologie dominante et de la structure sociale en place. Macdonald était un « conservateur libéral », c’est-à-dire un conservateur fidèle à la tradition anglaise incarnée par Burke. En 1865, il résumait sa conception de la politique en ces termes :

Je me contente […] de me borner aux choses pratiques et à assurer au pays les mesures pratiques qu’il demande; quant à la réputation d’homme à système et à idées visionnaires aboutissant tantôt à l’annexion, tantôt à la fédération, tantôt à l’union législative et toujours à des utopies irréalisables, je l’abandonne à l’esprit poétique et plein d’imagination de l’honorable député(24).

Par cette affirmation, Macdonald entendait contester non pas l’adhésion à un ensemble de principes ou d’idées politiques, mais plutôt la poursuite d’objectifs établis a priori. Son opposition portait sur les idées prophétiques, et non sur les principes politiques. Les solutions aux problèmes politiques devaient avoir le même fondement pour lui que pour Burke, c’est-à-dire la tradition de l’art de gouverner, et non pas une doctrine rationnelle. Macdonald n’était pas de ceux qui soulèvent les problèmes avant qu’ils ne se posent. Néanmoins, une fois que l’opinion publique avait fait apparaître l’opportunité ou la nécessité d’une réforme, il allait bien volontiers de l’avant. Un changement d’orientation sur un point précis ne résulte pas nécessairement du seul opportunisme. À l’instar de Burke, Macdonald savait à quels périls on s’expose à vouloir soulever prématurément les questions litigieuses. En 1853, il affirmait :

Il faut avant tout se garder de toucher à la constitution du pays, à moins que, de toute évidence, la population en souffre(25).

Biggar, auteur d’une biographie dithyrambique de Macdonald, se fait une observation du même ordre sur sa façon de changer d’avis sur un sujet donné, en l’occurrence le vote par scrutin secret :

La question du vote par scrutin secret était désormais posée. Il est intéressant de remarquer que John A. Macdonald s’est opposé à cette forme de scrutin, tout comme on le verra, au cours des années suivantes, s’opposer à plusieurs réformes dont il favorisera cependant la concrétisation par la suite, après avoir constaté que l’opinion publique les réclamait. Il s’opposait au scrutin secret parce qu’il estimait que la population du Canada n’était pas soumise à des pressions illégitimes, comme pouvait l’être celle de l’Angleterre ou de certains pays d’Europe(26).

Il jugeait inutile d’entreprendre une réforme, à moins que les circonstances ne l’exigent. En l’occurrence, la situation n’avait pas évolué, à son avis du moins, au point de rendre la réforme indispensable. Pour qu’on adoptât la formule du scrutin secret, il ne suffisait pas qu’elle fût pour certains une bonne idée, séduisante sur le plan intellectuel, ni que d’autres pays l’eussent déjà appliquée. Si la réforme était effectivement indispensable, mieux valait adopter une mesure prudente et mûrement réfléchie, faute de quoi elle ne résisterait pas au temps. Voici ce que disait Pope au sujet de Macdonald :

En règle générale, il préférait « se hâter avec lenteur », bien évaluer la situation, garder ses coudées franches aussi longtemps que possible et n’agir qu’en pleine connaissance de cause. Comme il l’a lui-même fait remarquer, cette façon de faire lui a souvent épargné les conséquences désastreuses d’une intervention hâtive et improvisée. Avec confiance, il laissait le temps résoudre bien des difficultés sur son chemin, et sa sagesse à cet égard a toujours été citée en exemple(27).

Par conséquent, lorsque Waite reprend à son compte la citation de MacDermott, qui voyait en Macdonald un « empiriste sur toute la ligne », il ne se montre pas injuste envers ce dernier. Il a également raison d’affirmer que Macdonald « adaptait sons opinion et son action aux tendances du moment, abandonnant volontiers, mais avec prudence, les mesures qui semblaient désuètes ou irréalisables »(28). On aurait pourtant tort d’en conclure, comme semble vouloir le faire Waite, que Macdonald changeait de principes fondamentaux comme le caméléon change de couleur; il savait simplement qu’on ne peut pas modeler sons environnement en fonction d’un ensemble de principes adoptés a priori. À l’instar de Burke, il contestait la doctrine du rationalisme déductif. Waite signale aussi qu’il se méfiait de « l’esprit de réforme et de cette conception selon laquelle la panacée sociale réside dans la modification des institutions et des lois »(29). Sur ce point comme sur d’autres, Macdonald ne faisait que se conformer au principe conservateur voulant qu’un homme d’État s’occupe des situations et des objectifs à propos desquels il peut agir. Le conservateur conçoit le bien dans le concret, contrairement au philosophe.

Pour Waite, le cynisme de Macdonald en politique n’est que le pendant de son cynisme envers la nature humaine. Il ne se faisait aucune illusion sur les vertus innées de l’animal humain : « il n’a jamais partagé la foi sublime en la perfectibilité du genre humain que professent les églises non conformistes »(30). Il n’y a pas lieu de s’en étonner, car cette foi n’a jamais animé les adeptes de la doctrine conservatrice. Tandis qu’au XVIIIe siècle, les théoriciens de la révolution affirmaient leur confiance en la valeur morale de l’homme et en son aptitude à choisir les mesures exigées par la science et la raison, Burke est toujours resté sceptique sur ce point, estimant plutôt que « la fragile nature humaine devrait toujours s’appuyer sur les traditions bien établies d’une société séculaire »(31). Souvent, ceux qui croyaient aux vertus et aux avantages de la réforme et des idéaux progressistes avaient aussi foi en la bonté fondamentale de l’homme et en sa perfectibilité. Pourtant, bien des réformateurs ont été déçus à ce sujet, comme ont pu l’être ceux qui ont goûté à l’altruisme prétendu de certains révolutionnaires.

Or, après avoir décelé les caractéristiques qui précèdent dans l’attitude de Macdonald en politique, Waite déconcerte son lecteur en affirmant tout de même que Macdonald était un homme dépourvu d’idées. En réalité, même si l’on s’en tient à l’analyse de Waite, il est évident que Macdonald s’inscrit parfaitement dans la tradition conservatrice. En outre, à quoi Waite reconnaît-il de façon certaine l’influence des idées, et comment définit-il un homme d’idées? Sans répondre directement à ces questions, il en vient simplement à la conclusion que, comme Macdonald était un pragmatique accordant une grande place aux circonstances, ses pensées et ses actions ne pouvaient avoir de fondement idéologique ou philosophique cohérent. Il semble même suggérer que celui qui agit en fonction de ses convictions idéologiques doit nécessairement essayer de modifier ou de transcender son environnement immédiat. Ce n’est pourtant pas le genre de conception ou d’attitude politique auquel il faut s’attendre de la part d’un conservateur ni, par conséquent, de Macdonald.

S’il existe un sujet sur lequel Macdonald s’est exprimé de façon typiquement conservatrice, c’est bien celui de la représentation en politique. Pour lui, le rôle du représentant ne se limite pas à celui d’un simple délégué; en outre, il n’a jamais pu concevoir que toute la population puisse être périodiquement invitée à intervenir directement sans le domaine législatif. Dans sa conception de l’ordre constitutionnel britannique, la démocratie sous forme de référendum ou de plébiscite aurait été tout à fait incongrue. Lorsqu’il a été question de soumettre le principe de la Confédération à un votre populaire, Macdonald a réagi en ces termes :

Par quel moyen admis et reconnu par notre Constitution pourrions-nous prendre un tel vote? Il n’y en a pas, et pour le faire il nous faudrait fouler aux pieds les principes de la Constitution anglaise. […] Nous sommes ici les représentants du peuple, et non ses délégués(32).

La position de Macdonald est sans doute tout à fait conforme à la doctrine conservatrice, mais force est néanmoins de reconnaître qu’à l’instar de la plupart des grands hommes politiques, il n’était guère enclin à s’embarrasser de principes. Si le projet de confédération avait été soumis au suffrage de la population, celle-ci aurait très bien pu le rejeter, condamnant du même coup la perspective d’un Canada uni que proposait Macdonald. En revanche, il serait injuste d’imputer sons attitude au seul opportunisme. L’indépendance des députés constituait à ses yeux une composante essentielle du processus démocratique, et le despotisme du peuple, ou la dictature de la majorité, lui semblait tout aussi odieux que le despotisme d’un tyran, le premier étant du reste susceptible de servir de prétexte à l’instauration et au maintien du second, sinon d’y mener. En soumettant les grands thèmes législatifs à l’opinion du peuple, on ne faisait que recourir au « moyen que prend un despote […] pour faire sanctionner sons usurpation par le peuple »(33). En l’occurrence, l’argument de Macdonald est visiblement excessif : utilisé à bon escient, l’outil du plébiscite peut être très efficace en démocratie, mais un conservateur tenant en suspicion la capacité politique du peuple n’avait pas à admettre un tel principe. On remarquera enfin que, à diverses reprises au cours du débat, Macdonald a parlé de « principes conservateurs », qu’il a fini par assimiler à la tradition constitutionnelle britannique.

La notion de « représentation » tenait une place importante dans cette tradition constitutionnelle, selon laquelle les hommes nantis et de bonne réputation étaient les plus aptes à prendre les meilleures décisions en politique. C’était l’opinion de Macdonald, mais il estimait en outre que les principes et la bonne conscience n’étaient pas suffisants. En bon conservateur, il se méfiait de la démocratie et jugeait indispensable de restreindre le principe de la représentation par une structure hiérarchique. Pour illustrer sons propos, il a cité une intervention du parlementaire britannique Leatham.

Dans un gouvernement représentatif, il est essentiel que la classe des électeurs, qui est la même que celle des contribuables, n’ait pas de pouvoir législatif direct, et, dans la représentation parlementaire, le principe représentatif même ne doit pas légiférer. Les droits et la propriété du peuple anglais sont protégés par la prérogative de la Couronne, les privilèges des lords et l’autorité d’une assemblée représentative, qui composent le triple bouclier par lequel sont protégés les droits du plus humble sujet dans le royaume(34).

Pour résumer l’argument de Leatham, Macdonald dit y voir « la solution la plus sage, qui a été appuyée par les hommes politiques les plus éminents d’Angleterre à différentes époques »(35).

Pour Macdonald, les droits et la propriété des électeurs canadiens devaient être protégés par des mesures à peu près identiques, sous réserve des modifications indispensables, à celles que Leatham avait jugées essentielles pour la Grande-Bretagne. La nouvelle union devait assurer « une continuation de la jouissance des lois anglaises, des institutions, de la liberté et de l’union avec la mère patrie »(36).

Par-delà les rivalités de partis, la monarchie était indissociable de la tradition. Dans un régime de partis, elle apportait le symbole nécessaire à l’unification d’éléments disparates. Du reste, pour Macdonald, l’absence de ce genre de symbole unificateur indépendant des partis constituait un grave inconvénient pour le système américain. Bien qu’étant le chef symbolique et politique de l’État, le président américain n’était que « le chef heureux d’un parti politique », qui ne pouvait « jamais être regardé comme le souverain de la nation », car du fait du régime des partis, il ne pouvait représenter qu’un segment de la nation. De l’avis de Macdonald, le principe monarchique offrait une réalité différente :

Je crois qu’il est de la plus grande sagesse que ce principe soit reconnu, afin que nous ayons un monarque vers qui pourront se tourner tous les regards, un monarque qui n’appartiendra ni n’adhérera à aucun parti, en un mot, qui sera le chef et la protection commune de tous(37).

On pouvait également adapter les « privilèges des lords » en les modifiant en fonction des particularités du pays. Une réplique fidèle de la Chambre haute britannique n’était pas envisageable au Canada, où il n’existait pas d’aristocratie foncière, de fortunes territoriales ni de classe distincte séparée du peuple. La solution la plus pratique et, dans les circonstances, la plus compatible avec le modèle britannique, consistait « à conférer à la Couronne le pouvoir d’en nommer les membres […] avec cette différence que les nominations [seraient] à vie ». Le Sénat devait exercer un contrôle efficace sur la Chambre basse, particulièrement en cas d’excès de zèle égalitariste ou démocratique de la part de celle-ci.

Il ne faut pas que ce soit un simple bureau d’enregistrement des décrets de la Chambre basse, mais au contraire une Chambre indépendante douée d’une action propre, et ce n’est qu’à ce titre qu’elle pourra modérer et considérer avec calme la législation de l’assemblée et empêcher la maturité de toute loi intempestive ou pernicieuse passée par cette dernière(38).

Le principe d’une assemblée représentative de type britannique nécessitait aussi une certaine adaptation. Malgré la préférence de Macdonald pour le modèle britannique de l’union législative, la nécessité d’apaiser les revendications des provinces faisait obstacle à son adoption, et la meilleure solution à envisager restait une union fédérale. Macdonald n’ignorait pas qu’il faudrait accorder la représentation proportionnelle à la population demandée par le Haut-Canada ainsi que l’autonomie culturelle revendiquée par le Québec, et permettre aux Maritimes de conserver une certaine identité politique. En toute logique, le choix de l’union fédérale s’imposait. Elle assurerait une représentation équitable au parlement national, elle permettrait au Québec de défendre ses intérêts culturels et elle accorderait suffisamment de latitude aux Maritimes. Malgré certaines concessions, le pouvoir central resterait assurément le plus fort :

Dans la Constitution projetée, tous les sujets d’intérêt général, tout ce qui affecte les provinces comme un tout, seront laissés exclusivement à la législature générale, pendant que les législatures locales régleront les intérêts locaux qui, sans intéresser la confédération entière, ont un haut intérêt local(39).

L’intérêt national devait conserver sa suprématie, Macdonald restant, sur ce point, fidèle à la doctrine de Burke.

Bien que Macdonald n’ait pas rédigé d’ouvrage, ni même de brochure à ce sujet, il ne fait guère de doute que son action politique a été guidée par un ensemble cohérent de principes parfaitement assimilés. Il était conscient des idées sur lesquelles il fondait son action. Son pragmatisme était donc d’ordre philosophique, et non pas uniquement fondé sur l’opportunisme, encore qu’on ne puisse pas dire que cette motivation lui soit toujours restée étrangère. Cependant, on fausserait la réalité en réduisant la motivation de la classe politique au pragmatisme et à l’opportunisme.

CHRISTOPHER DUNKIN ET LA CRITIQUE
DU PROJET DE LA CONFÉDÉRATION

Finalement, Macdonald réussit à imposer sa propre vision du projet de confédération, mais non sans peine. C’est un député indépendant mais d’idéologie conservatrice, Christopher Dunkin, du Bas-Canada, qui s’éleva le plus éloquemment contre le projet. Si Dunkin ne partageait pas l’enthousiasme de Macdonald pour les propositions constitutionnelles à l’étude, il éprouvait néanmoins, tout comme lui, un profond respect pour la tradition et une grande méfiance à l’égard de la démocratie.

Je n’ai aucun goût pour les formes ou institutions démocratiques ou républicaines, ni même pour les révolutions ou nouveautés politiques d’aucune espèce. Les mots « création politique » ne sont pas de moi. […] Tout ce que nous pouvons faire est de surveiller et développer les progrès ordinaires de nos institutions; et si nous voulons que ces progrès soient solides et durables, il faut qu’ils soient lents et bien mûris. […] Je n’ai aucune confiance dans ces changements violents et subits qui ont pour objet la création de quelque chose d’entièrement nouveau(40).

Dans l’ensemble, il reprochait aux auteurs de la constitution projetée de l’avoir hâtivement forgée et de proposer en fait une forme de gouvernement tout à fait nouvelle et non encore éprouvée au lieu de s’inspirer des pratiques traditionnelles. À ses yeux, la nouvelle constitution n’était, contrairement à ce que d’aucuns prétendaient, ni égale ni supérieure à celle de la Grande-Bretagne ou des États-Unis(41). Il trouvait qu’on avait négligé les points de détail et que le projet de confédération était fondamentalement irréalisable du fait qu’on essayait de greffer un régime gouvernemental « fédéral » sur le système britannique de gouvernement de cabinet(42). Dunkin était partisan d’une union législative et ne voyait pas d’un bon œil les institutions républicaines, mais il n’en portait pas moins une réelle admiration aux pères fondateurs américains qui, aux prises avec des questions cruciales, avaient soigneusement étudié toutes les solutions possibles. Il reprochait aux Canadiens de faire preuve d’une hâte excessive là où les Américains avaient bien pesé le pour et le contre(43). D’après lui :

Les auteurs de la Constitution des États-Unis étaient certainement de grands hommes, et le produit d’un grand siècle; de grandes vicissitudes les avaient élevés à la hauteur de leur tâche accomplie au milieu d’événements dans lesquels ils avaient été les principaux auteurs. Et leur travail a été un grand travail, qui a coûté beaucoup de temps et de discussion, et qui a subi de longues et sérieuses révisions de toutes sortes et de toutes parts, avant qu’il ne fût définitivement adopté. Cependant on nous demande d’admettre aujourd’hui ? et de l’admettre sans examen ? que ce travail de trente-trois messieurs, fait et parfait en dix-sept jours, est un travail de beaucoup supérieur à celui-là; et non seulement cela, mais encore qu’il est même meilleur, pour notre population et notre position, que la glorieuse constitution de la mère patrie, qu’il réunit essentiellement les avantages de ces deux constitutions, sans avoir leurs défauts(44).

À certains égards, non seulement les critiques de Dunkin étaient fondées, mais elles se sont révélées quelque peu prophétiques. Selon Dunkin, en voulant arriver à un compromis expéditif, les auteurs de la Constitution avaient accordé certaines prérogatives aux provinces, mais avaient, ce faisant, laissé le « nom » et le « rang » du futur État « dans la plus charmante ambiguïté »(45). « Le jeu de tout à tous », affirmait Dunkin, « est un jeu que l’on ne peut jouer avec succès à la longue »(46). Sa prédiction ne s’est que trop souvent avérée juste, comme en témoignent les querelles constantes qui assombrissent encore les relations entre les provinces et le pouvoir central. L’une des plus importantes ambiguïtés résidait dans le pouvoir de désaveu du gouvernement central. Dunkin soutenait que, d’un côté, on prétendait que cette disposition conférait au gouvernement central un pouvoir réel sur les législatures provinciales, ce qui donnait satisfaction aux partisans d’une union législative, et que, de l’autre, on affirmait qu’elle servirait à renforcer le pouvoir central mais qu’on ne l’invoquerait jamais, ce qui satisfaisait les partisans d’une union fédérale. Au chapitre des droits des minorités, Dunkin était encore sceptique. Par exemple, il estimait que le caractère général des garanties offertes aux minorités du Haut-Canada et du Bas-Canada en matière d’éducation allait forcément un jour donner lieu à des problèmes d’interprétation et à des ambiguïtés et qu’ils risquaient d’entraîner le déni de ces droits(47).

Les critiques de Dunkin ne visaient pas les intentions avouées et les principes généraux des propositions constitutionnelles. Dunkin souscrivait sans réserve à l’institution d’un gouvernement central puissant, mais il s’opposait aux dispositions qui devaient concrétiser cet objectif. Il ne trouvait rien à redire aux principes « idéologiques » qui sous-tendaient le projet constitutionnel, mais il se rendait compte qu’il ne suffisait pas de se fonder sur des principes sûrs et qu’il fallait aussi soigner les détails pour que, au bout du compte, tous ces travaux ne tournent pas court.

Nous n’avons pas à nous occuper d’une simple question abstraite de nationalité, ou d’union ou de désunion, ou d’une union fédérale par opposition à une union législative. Il est inutile de parler vaguement du maintien de nos relations avec la mère patrie, ou de faire de magnifiques spéculations sur les résultats probables de notre indépendance, ou de présenter aveuglément ce projet comme étant un moyen certain d’éviter l’annexion aux États-Unis. Ces généralités faciles et peu coûteuses sont parfaitement inutiles. La seule question est : comment ce projet, dans son ensemble, fonctionnera-t-il? Et c’est là une question à laquelle il n’est pas facile de répondre; c’est une question qui exige beaucoup de patience et une étude approfondie des détails(48).

Cela ne veut pas dire que Dunkin ne se souciait pas de maintenir des liens étroits avec la Grande-Bretagne ni de prévenir l’annexion aux États-Unis. Il s’intéressait de très près à ces questions mais il estimait que les propositions constitutionnelles ne pouvaient offrir de garanties ni dans un cas, ni dans l’autre. Si Dunkin exhortait ses collègues à examiner les détails des propositions, ce n’était pas par souci de rationalisme, mais parce qu’il était convaincu qu’un débat limité à l’étude de vagues considérations générales et un examen superficiel de propositions rédigées à la hâte risquaient de miner les traditions sur lesquelles la Constitution devait reposer et qu’elle était censée préserver. Selon lui, les auteurs des propositions constitutionnelles n’avaient même pas eu la sagesse d’établir une nette distinction entre les fonctions du pouvoir central et celles des provinces ? ce qui entraînerait sans aucun doute des difficultés dans l’avenir.

Nous ne savons même pas quels seront les pouvoirs exercés par le gouvernement général, d’une part, et les législatures locales, de l’autre. Différentes attributions sont spécialement conférées aux deux; grand nombre d’autres sont, d’une manière très confuse, laissées aux deux; et il existe une disposition bien étrange voulant que le gouvernement général puisse non seulement désavouer les actes des législatures provinciales, et restreindre leur initiative en matière de législation de plus d’une manière, mais encore que les lois fédérales aient le pas sur les lois provinciales chaque fois qu’il y aura incompatibilité entre elles(49).

Si la répartition des pouvoirs prêtait le flanc à la critique, il en allait de même des autres aspects principaux de la nouvelle constitution. Dunkin s’inscrirait en faux contre l’affirmation que la Chambre des communes était une réplique fidèle des Communes britanniques, soutenant que sa fonction de représentation ressemblait davantage à celle de la Chambre des représentants des États-Unis. Il s’opposait surtout aux remaniements des districts électoraux qui ne manqueraient pas de se produire après chaque recensement décennal. Il estimait en effet qu’une représentation efficace devait nécessairement reposer sur une influence continue et constante. La disposition proposée allait « mettre en rapport des électeurs qui n’avaient pas pour habitude d’agir ensemble »(50). La possibilité de corriger périodiquement les limites des districts électoraux risquait d’inciter le parti au pouvoir à recourir à la disposition en question dans son propre intérêt. Alors que, selon Dunkin, le système britannique prévoyait que tous les représentants seraient considérés comme « membres de la seule Chambre des communes », le système canadien, avec la délimitation changeante des districts électoraux qui, par ailleurs, s’inscrivaient exclusivement à l’intérieur des frontières provinciales, risquait de faire de la Chambre des communes une simple tribune où l’on exposerait les griefs des provinces. À cet égard, le régime canadien proposé s’apparentait, selon lui, davantage au régime américain qu’au régime britannique, ce qui pouvait fort bien nuire aux perspectives d’avenir de l’union.

La Chambre des représentants est une réunion des délégués des divers États, et notre simulacre de Chambre des communes sera une agrégation de délégués des provinces. Chacun de ses députés s’y rendra marqué du qualificatif de Haut ou de Bas-Canadien, de Nouveau-Brunswickien, de Nouveau-Écossais (sic), de Terre-Neuvien ou d’habitant de l’Île-du-Prince-Édouard. Si nous voulons former une nation, est-ce que nous ne ferions pas mieux de renoncer à ces distinctions plutôt que de la maintenir, voire même de les exagérer, car c’est justement ce que va faire ce système, et trop bien, malheureusement(51).

Dunkin se faisait aussi peu d’illusions sur l’utilité du Sénat. À ceux qui affirmaient que celui-ci représentait l’élément fédéral de la nouvelle Constitution, il rétorquait « qu’il ne contient pas une seule parcelle de ce principe »(52). Ne lui trouvant aucune des vertus de la Chambre des lords, il y voyait plutôt une pâle copie du Sénat américain, sans aucun des grands pouvoirs attribués à cet organe. Le Sénat américain était doté de l’importante fonction judiciaire de destitution qui s’étendait même à la fonction présidentielle. Il avait aussi le pouvoir d’étudier et de désavouer certains traités et certaines nominations faites par le président. Avec la Chambre des représentants, le Sénat exerçait aussi un pouvoir législatif « en ce qui regarde les dépenses et l’imposition des taxes »(53). Par comparaison, le rôle du Sénat canadien était effectivement très mince. Les sénateurs canadiens ne seraient choisis ni par les assemblées provinciales ni par la population de sorte que, selon Dunkin, on ne pouvait pas considérer le Sénat comme un élément fédéral dans le vrai sens du terme.

On ne prétendra pas […] que ce conseil législatif constitué sur des bases si différentes du Sénat des États-Unis, présidé par un fonctionnaire nommé par la Couronne, dépourvu de tout caractère judiciaire ou exécutif, ne pouvant comme ce dernier corps public exercer une surveillance infatigable sur les finances, […] qu’il exercera un contrôle fédéral dans le système proposé, quoique ce conseil puisse fort bien jeter les affaires dans une impasse et empêcher toute législation par un veto absolu, sans qu’on puisse prédire jusqu’où celui-ci s’étendra(54).

Dunkin estimait que l’institution d’un tel Sénat au Canada revenait à « côtoyer le système le plus pernicieux en fait de législation »(55).

Tout comme le Sénat, le Cabinet ne trouvait pas grâce aux yeux de Dunkin, qui y voyait un autre exemple d’abâtardissement de l’usage constitutionnel britannique. Dans la mesure où les provinces n’étaient pas vraiment représentées au niveau fédéral au sein du Sénat, elles devraient l’être ailleurs. Les fonctions de surveillance du pouvoir fédéral assumées par le Sénat américain « en tant que partie intégrante du gouvernement exécutif » devraient être confiées au Cabinet canadien, dont la composition devrait avoir un caractère fédéral pour qu’il puisse représenter les provinces. Or, selon Dunkin, cette perspective était tout à fait contraire à l’usage britannique.

J’affirme qu’un tel système est tout à fait en désaccord avec la pratique et la théorie du gouvernement anglais; avec le régime constitutionnel qui veut que le Cabinet entier soit responsable de chacun des actes du gouvernement. Le Cabinet anglais n’est pas un cabinet composé de parties, mais il constitue une unité(56).

Ce qui inquiétait Dunkin, c’était les faiblesses structurelles de la constitution et non l’objectif que celle-ci visait. Il estimait que ces faiblesses entraveraient la réalisation de cet objectif, c’est-à-dire l’institution d’un gouvernement hautement centralisé. Il était d’avis que, en tentant de combiner divers éléments fédéraux, les auteurs du projet constitutionnel avaient en même temps semé les germes de la destruction future de la constitution. Par comparaison avec la constitution délibérément fédérale des États-Unis et avec la constitution centralisée de la Grande-Bretagne, le projet constitutionnel canadien lui apparaissait comme un compromis boiteux. La réaction de Dunkin à la question constitutionnelle était empreinte d’un conservatisme qui ne s’est jamais démenti. Macdonald était prêt à faire des compromis sur certains aspects pour tenir compte de particularités locales, mais pas Dunkin. Ils avaient pourtant tous deux une idéologie conservatrice et justifiaient leurs positions respectives en invoquant des préceptes conservateurs. Ils admettaient tous deux l’importance de la tradition, ne croyaient ni l’un ni l’autre aux principes démocratiques, étaient en faveur d’une évolution lente et imperceptible de la société et estimaient que les droits de la personne étaient le mieux protégés par les coutumes et les usages hérités. Jamais, pendant le débat constitutionnel, on n’a réclamé la protection des droits « abstraits » de la personne ni proposé qu’ils soient consacrés dans une charte des droits. Cette question, elle aussi, était abordée de façon empirique et typiquement conservatrice. Comme le fait remarquer Creighton :

En général, on part de l’hypothèse que les libertés des sujets font partie de la constitution non écrite héritée de la Grande-Bretagne, et la loi constitutionnelle ne fait mention des droits et libertés qu’à l’égard de quelques cas particuliers, et alors de façon pragmatique et empirique. Elle prévoit des garanties à l’égard du Code civil de la province de Québec, des écoles confessionnelles séparées déjà établies des minorités religieuses et de l’usage du français et de l’anglais au Parlement et dans les tribunaux du Canada, ainsi qu’à l’assemblée législative et dans les tribunaux de la province de Québec(57).

Il n’a jamais été question de faire du Canada un pays bilingue ou biculturel; en fait, l’acception moderne de ce terme était inconnue en 1867. L’usage du français n’a été accordé que dans les régions du Canada où « il était déjà établi par loi ou convention »(58). Si l’on avait imaginé à l’époque que les provinces acquerraient un jour leur statut actuel, les avertissements de Dunkin ne seraient sans doute pas restés lettre morte et on aurait fait preuve de plus de prudence.

Les auteurs de la Constitution cherchaient donc à établir un régime caractérisé par un gouvernement central fort et où les provinces ne joueraient qu’un rôle secondaire. Ils voulaient réunir les conditions dans lesquelles pourrait s’épanouir le patrimoine social et constitutionnel (politique) issu de la tradition britannique.

LES FACTEURS À L’ORIGINE DE LA CONFÉDÉRATION

L’étude des facteurs qui sont à l’origine de la Confédération nous permet de dégager trois grands sujets de préoccupation : premièrement, les difficultés internes découlant de l’Acte d’union de 1841 et le souhait du Québec de préserver sa culture française; deuxièmement, le problème de défense associé à la menace d’agression perçue chez les Américains; troisièmement, diverses considérations d’ordre économique.

En ce qui concerne le premier facteur, on s’était rapidement rendu compte que les efforts déployés pour gouverner les deux groupes ethniques à l’intérieur d’un État unitaire « ou au moins quasi-unitaire » se heurteraient à de grandes difficultés. Diverses solutions avaient été employées pour essayer d’éviter la désintégration du pays. On avait permis au Québec de conserver son droit civil; on avait fini par reconnaître l’usage de la langue française malgré les efforts déployés initialement ? sur les recommandations de Durham ? pour instaurer l’unilinguisme; enfin, la composition des cabinets devait refléter les deux groupes culturels. En outre, les gouvernements étaient dirigés par deux chefs de parti, un de chaque section de la province, et non par un seul premier ministre, et il y avait deux procureurs généraux. Par ailleurs, pour que certaines questions comme l’éducation et les affaires municipales puissent être régies différemment dans chacune des deux sections, « certaines lois adoptées par le Parlement provincial s’appliquaient à une seule des sections, des lois parallèles, mais distinctes, s’appliquant à l’autre »(59). Malgré ces dispositions, les problèmes demeuraient. Comme l’a soutenu Stevenson :

Chacune des sections de la province était convaincue d’être astreinte et assujettie à la volonté de l’autre. Comme elles étaient à peu près d’importance égale et qu’elles bénéficiaient d’une représentation égale au Parlement, cette impression était tout aussi plausible dans les deux camps. Des lois visant l’une ou l’autre section pouvaient être adoptées sans l’appui de la majorité de ses représentants. Lorsque la section ouest devint plus populeuse, ses habitants découvrirent soudain que la représentation égale des deux sections constituait une atteinte intolérable aux principes libéraux, injustice qui leur avait curieusement échappé tant qu’ils avaient été minoritaires. Bon nombre des questions soumises à la législature ne faisaient qu’exacerber les antagonismes ethniques et religieux, qui se trouvaient renforcés par des divergences d’intérêt sur le plan économique entre les deux sections. Les agriculteurs et les fabricants de la section ouest de la province acceptaient mal l’hégémonie de Montréal dans le domaine du commerce et les mesures qui étaient prises pour orienter leurs affaires vers cette ville, comme devaient aussi le faire plus tard les habitants du vaste arrière-pays de l’Ouest(60).

Rien d’étonnant donc que le statu quo n’ait pu durer très longtemps. On avait proposé diverses solutions, mais elles comportaient toutes de grosses lacunes. La représentation selon le nombre d’habitants aurait fait du Bas-Canada une minorité subordonnée au Haut-Canada. La règle de la double majorité aurait pratiquement empêché la constitution d’un gouvernement, tandis que dans une fédération des deux grandes provinces, chacune aurait très bien pu devenir un jour plus puissante que le pouvoir central. Par ailleurs, l’octroi de l’indépendance aux sections aurait certainement conduit à la destruction de « l’unité commerciale et économique de l’axe du Saint-Laurent »(61). Ces difficultés internes incitaient fortement les parties à rechercher une solution pratique.

Comme nous l’avons déjà noté, beaucoup de délégués étaient aussi préoccupés par le problème de la défense. Ainsi, « l’hostilité que l’on percevait chez les Américains et qui se manifestait notamment dans l’affaire du Trent, dans celle des réclamations relatives à l’Alabama, dans des incidents frontaliers et dans des éditoriaux new-yorkais où l’on prônait l’expansion vers le nord, constituaient la toile de fond de discours axés sur la politique de défense, sur l’annexion possible aux États-Unis, sur la nécessité de veiller au développement de l’Ouest canadien et sur la place du Canada dans le système de défense de l’Empire britannique »(62).

Craignant que les États-Unis ne dénoncent l’entente de réciprocité qu’ils avaient conclue avec les colonies, ce qu’ils firent d’ailleurs en 1866, les provinces voyaient dans cette éventualité une raison importante d’ordre économique pour former une confédération. Il fallait désormais réorienter le commerce selon un axe est-ouest, et les Maritimes faisaient face au problème additionnel que posait la défense de leurs côtes et de leurs droits de pêche(63). Le ministre des Finances de l’époque, Alexander Galt, avait fait ressortir les divers avantages économiques de la Confédération dont le plus important était, selon lui, que l’économie des colonies ne dépendrait plus d’une seule industrie. En s’adjoignant les Maritimes, le Canada aurait la possibilité de devenir une puissance maritime, les provinces pourraient profiter de l’accroissement du commerce qui résulterait de la suppression des barrières tarifaires et ne plus dépendre du marché américain dont l’accès était menacé(64).

D’aucuns, bien sûr, doutaient des avantages économiques que procurerait la Confédération. J.B.E. Dorion ne voyait pas en quoi il serait avantageux d’avoir les Maritimes comme partenaire commercial, leurs produits étant semblables à ceux du Canada central. Il disait : « Quel commerce peuvent faire ensemble deux cultivateurs qui ne produiraient que de l’avoine? […] Ils pourraient s’entreregarder avec leur avoine sans pouvoir jamais commercer ensemble; il leur faudrait un acheteur, une troisième personne »(65). D’après Dorion, on pouvait tout aussi bien obtenir les mêmes avantages sans union. Aux yeux de certains, le projet de Confédération n’était « rien de plus qu’une machination destinée à promouvoir les intérêts du chemin de fer du Grand Tronc »(66).

Cependant, malgré les critiques et les réserves formulées, ce sont les recommandations de « l’architecte principal », Macdonald, et de ses partisans qui l’ont finalement emporté. Compte tenu des facteurs de motivation et de la façon dont Macdonald et les autres y ont réagi, il est presque certain que le débat comportait un important élément idéologique et que Macdonald a fait la preuve de son conservatisme libéral. D’autres solutions au problème constitutionnel auraient pu être envisagées et adoptées. Une forme de régime « républicain » aurait permis la constitution d’une union tout aussi efficace qui aurait pu aussi facilement bénéficier de la protection de la Grande-Bretagne en matière de défense. Les droits des citoyens et des minorités auraient pu être garantis dans une déclaration des droits. Or, aucune de ces solutions n’a été retenue.

Macdonald n’a pas abordé la réforme constitutionnelle de façon réactive ou étapiste, et les idées sous-tendant son action n’étaient pas de simples rationalisations ni le fruit de circonstances indépendantes. Le projet de confédération est clairement lié à un ensemble précis d’idées et de valeurs. S’il ne fait aucun doute que le ton et le contenu de la constitution en font un document éminemment « pragmatique »(67), il serait injuste d’y voir un simple expédient politique. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique ne cherchait pas à promouvoir des droits et des principes nouveaux; il témoigne d’un effort délibéré de préserver les droits et libertés hérités d’une tradition particulière et il montre que Macdonald comprenait bien les fondements philosophiques de cette tradition.

LE RÉVISIONNISME

La situation actuelle du Canada est certainement très différente de celle que les Pères de la Confédération avaient envisagé. En effet, leur projet de création d’un pouvoir central puissant auquel les provinces seraient subordonnées dans l’intérêt national ne s’est pas concrétisé. Au cours d’une série de querelles fédérales-provinciales en matière constitutionnelle, le premier ministre de Terre-Neuve, M. Peckford, a même été jusqu’à affirmer que le but véritable de la Confédération avait été de constituer un gouvernement central chargé de protéger les intérêts des provinces et d’agir sur l’ordre de celles-ci! De même, le Québec n’est plus simplement une province ayant certaines caractéristiques propres mais se définit maintenant lui-même comme une entité tout à fait distincte qui mérite un statut spécial. Dans l’état actuel des choses, « la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces, qui, selon les Pères de la Confédération, devait favoriser nettement le Dominion, est maintenant fortement infléchie du côté des provinces »(68). Le pouvoir fédéral n’est pas le seul à s’être effrité. Le rôle du Parlement en tant qu’organe décisionnel et législatif s’est aussi rétréci au profit de l’exécutif, de l’appareil bureaucratique et des unités de négociation fédérales-provinciales.

On attribue souvent la cession des pouvoirs de l’autorité centrale à l’évolution économique et sociale qui s’est produite après la Confédération et qui a fait, disent certains, que les intentions et le projet des Pères de la Confédération ont perdu leur raison d’être. Les tenants de cette notion affirment que les Pères de la Confédération n’avaient pas prévu la croissance inévitable de l’État et de ses responsabilités. Ainsi, ils n’avaient pas prévu « l’expansion considérable de l’éducation, ni l’apparition de l’État-providence avec ses pensions, ses allocations familiales, l’assurance-maladie et d’autres formes d’assurance ». À cette absence de prévision viendrait s’ajouter la décision manquant de prévoyance de laisser aux provinces le secteur des ressources naturelles, ce qui a privé le gouvernement fédéral d’une source de recettes potentiellement importante. Les Pères de la Confédération se sont aussi trompés en pensant que « les grandes améliorations publiques de l’avenir prendraient la forme d’entreprises fédérales comme les chemins de fer transcontinentaux » et non, comme c’est le cas de nos jours, d’entreprises publiques telles que les écoles, les universités, les routes et les hôpitaux, lesquels ont tous été confiés aux provinces. De ce fait, « la tendance contemporaine du développement a élargi de plus en plus les pouvoirs et les responsabilités des provinces, ce qui entraîne inévitablement une grande décentralisation et fait paraître désuet le projet centralisateur des Pères de la Confédération »(69).

Les aspects culturels de la Constitution constituent le second cheval de bataille des révisionnistes. Ceux-ci soutiennent que la Confédération était en fait une union ou une entente « entre deux cultures ou deux nations » et non une union de provinces. Même si rien dans les conférences et débats qui ont précédé la Confédération ne vient appuyer cette thèse, on prétend que l’accord était de nature extra-juridique, « un engagement implicite dont l’esprit devait imprégner toute l’union ». À titre de preuve, les révisionnistes signalent que le « premier gouvernement conservateur a accordé un statut légal à la langue française au Manitoba et que le premier gouvernement libéral qui a suivi la Confédération a fait de même pour les Territoires du Nord-Ouest ». Ils concluent que cette entente non écrite entre les deux cultures ne s’est pas suffisamment concrétisée et qu’il faudrait donc « prendre maintenant d’importantes mesures pour y remédier »(70).

Creighton conteste ces arguments non seulement parce qu’il les considère inexacts du point de vue historique, mais aussi parce qu’il soupçonne leurs partisans de vouloir réécrire l’histoire dans le dessein subtil de favoriser la réalisation de leurs propres objectifs. Comme nous l’avons noté précédemment, l’histoire et les intentions des Pères de la Confédération ont pour effet d’empêcher toute modification de fond des dispositions du fédéralisme canadien. Il serait donc plus facile d’apporter des changements importants au régime si l’on pouvait s’appuyer sur une interprétation de l’histoire qui les justifie. Les tenants de la cession naturelle des pouvoirs du gouvernement central affirment que les Pères fondateurs ont été imprévoyants en ne préparant pas l’avenir et qu’ils n’ont pas investi le gouvernement fédéral de pouvoirs suffisants pour empêcher la décentralisation, tout en conférant par ailleurs des pouvoirs trop étendus aux provinces. En conséquence, la thèse centralisatrice ne tiendrait plus, et il faudrait donc consentir aux provinces les pouvoirs nécessaires pour qu’elles puissent efficacement assumer leurs responsabilités. La thèse culturelle exige que l’on procède à une nouvelle étude et à une nouvelle interprétation des hypothèses sur lesquelles la Confédération était fondée. S’il était vrai que l’union était en fait un groupement culturel et non l’union de provinces, la revendication d’un statut spécial ? une meilleure représentation du fait français dans les institutions fédérales, le droit de négocier des traités internationaux, etc. ?, doit être vue sous un jour nouveau. En fait, on pourrait même aller jusqu’à prétendre que le Québec doit être traité comme un partenaire égal au reste du Canada malgré son infériorité numérique.

Selon Creighton, la thèse de l’inévitabilité de la décentralisation ne résiste pas à l’analyse. La décentralisation ne serait pas imputable à l’imprévoyance des Pères de la Confédération ni ne serait la conséquence inévitable de l’évolution socio-économique. Il affirme que c’est l’intervention humaine qui a amorcé et maintenu la tendance à la décentralisation.

Les Pères de la Confédération ont effectivement pris les dispositions nécessaires en instaurant un gouvernement central fort qui aurait très bien pu s’accommoder des réalités sociales et économiques modernes. Le fait que ce même gouvernement ne soit pas en mesure de jouer maintenant le rôle auquel les Pères de la Confédération le destinaient ne tient pas simplement à l’évolution sociale et économique, mais bien davantage à des interventions humaines arbitraires ? aux décisions des tribunaux et aux arrangements des politiciens. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique n’a subi que peu de modifications officielles, mais son caractère a considérablement changé et a, en fait, presque été transformé du tout au tout par les décisions des tribunaux, en particulier par celles du Comité judiciaire du Conseil privé, qui ont, dans la pratique, transféré les pouvoirs résiduels du gouvernement central, qui était censé les exercer, aux provinces, qui n’étaient jamais censées les détenir. Il n’y avait rien de naturel ni d’inéluctable dans cette évolution. Tout aurait pu et aurait dû se passer autrement(71).

Si les tribunaux sont à l’origine du processus de décentralisation et l’ont favorisé, les politiciens n’échappent pas pour autant au blâme. Les tribunaux ont certes transféré des pouvoirs et des attributions aux provinces, mais les politiciens ont soutenu et accéléré ce processus par le transfert d’importants crédits. Comme l’affirme Creighton :

Pendant la Crise des années 30 et 40, le gouvernement du Dominion a conservé la mainmise sur les affaires économiques et financières. Par la suite, la situation a cependant été modifiée en raison des pressions exercées par les provinces et des concessions consenties par le gouvernement fédéral, de sorte que, très vite, les accords financiers conclus entre les provinces et le Dominion ont régulièrement accru la part des recettes fiscales fédérales revenant aux provinces(72).

La thèse des deux nations ne résiste pas plus que celle de la décentralisation inévitable à l’analyse historique. D’après Creighton, « la Loi de 1870 sur le Manitoba, qui a accordé à la première province des Prairies le statut de province et y a reconnu l’usage de la langue française et l’institution des écoles séparées, ne traduisait pas du tout l’intention initiale des Pères de la Confédération ». En fait, leurs intentions avaient été exprimées dans une loi adoptée l’année précédente et dont les historiens se rappellent peu : l’Acte concernant le gouvernement provisoire de la Terre de Rupert. Cette loi « donnait au Nord-Ouest le gouvernement d’un territoire et non d’une province et ne faisait aucunement mention de la langue ou des écoles ». Cependant, il a fallu renoncer au projet initial en raison de la rébellion de Riel de 1868-1870, qui a amené à fixer prématurément les institutions du Manitoba.

C’est Louis Riel, soutenu par 5 000 Métis et jouissant de l’appui partiel des gens de la rivière Rouge, ainsi que les pressions des Britanniques et les craintes des Canadiens anglais qui redoutaient l’intervention des Américains dans le Nord-Ouest, qui ont amené les Pères de la Confédération à fixer prématurément les institutions du Manitoba avant que la véritable nature de cette province ne soit établie(73).

Les législateurs étaient motivés par des considérations autres que le souci de tenir un engagement touchant le biculturalisme. Malgré les dispositions de la Loi sur le Manitoba, il n’y a eu par la suite aucun effort concerté de la part de l’un ou l’autre parti en vue d’établir le biculturalisme dans l’Ouest. L’Acte des Territoires du Nord-Ouest de 1875, « qui a établi le premier gouvernement territorial des Prairies à l’ouest du Manitoba, ne faisait aucune mention des droits linguistiques ». L’amendement de 1877 « conférant un statut légal à la langue française dans les territoires a été proposé non pas par le gouvernement libéral de l’époque, mais par un sénateur ». Cet amendement ne plaisait pas au ministre de l’Intérieur de l’époque, David Mills, et a été accepté à contrecœur par le gouvernement, soucieux de faire adopter le projet de loi révisé avant la fin de la session(74).

Les problèmes que pose le fédéralisme canadien ne sont pas près d’être réglés. En dépit du rapatriement de la Constitution, le gouvernement fédéral et les provinces vont continuer de s’affronter, et des groupes politiques et sociaux opposés s’efforceront de réécrire l’histoire dans leur propre intérêt. Les mises en garde de Creighton revêtent une importance particulière aux époques de mise en question comme celle que nous traversons actuellement. Il faut se garder de confondre interprétation de l’histoire et déformation délibérée des faits. Creighton affirme à juste titre que, pour être efficace, toute solution à un problème politique doit reposer sur une bonne compréhension de l’histoire.

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Waite, P.B. « The Political Ideas of John A. Macdonald ». Les idées politiques des premiers ministres du Canada. M. Hamelin (éd.). Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1969.

Wright, Benjamin (éd.). « Federalist Paper No. 49 ». The Federalist. Cambridge (Massachussets), Harvard University Press, 1961.

 


(1) Steven E. Rhoads, The Economist’s View of the World, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 195.

(2) Benjamin Wright (éd.), « Federalist Paper No. 49 », The Federalist, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1961, p. 347-351.

(3) R. Nelson, R. Wagenberg, W. Soderland, « The Political Thought of the Fathers of Confederation », communication présentée à l’assemblée annuelle de l’Association canadienne de science politique, Université du Nouveu-Brunswick, juin 1977.

(4) W. et A. Durant, « The Lessons of History », New York, Simon and Schuster, 1968, p. 12.

(5) Donald Creighton, « The Use and Abuse of History », Towards the Discovery of Canada, Toronto, Macmillan of Canada, 1972, p. 65-84.

(6) Ibid., p. 69.

(7) Ibid.

(8) Ibid., p. 83.

(9) Ibid., p. 69.

(10) Archives publiques du Canada, Fonds Macdonald, vol. 158, p. 64011-64012. (Discours prononcé à Kingston en 1861.)

(11) Ibid., p. 64121. (Discours prononcé devant l’Assemblée législative en 1861.)

(12) Débats parlementaires sur la question de la confédération des provinces de l’Amérique britannique du Nord, Québec, Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 58; voir aussi p. 839. (ci-après Débats parlementaires.)

(13) Ibid., p. 58.

(14) Ibid.

(15) Sir J. Pope, Memoirs of the Right Honourable Sir John Alexander Macdonald, Toronto, Oxford University Press, 1930, p. 616.

(16) Archives publiques du Canada, Fonds Macdonald, vol. 158, p. 64123. (Discours prononcé devant l’Assemblée législative en 1861.)

(17) Débats parlementaires, p. 356.

(18) Ibid.

(19) Nelson et al. (1977), p. 6-7.

(20) Ibid., p. 5-6. Voir aussi Débats parlementaires, p. 590-632.

(21) P.B. Waite (éd.), The Confederation Debates in the Province of Canada 1865, Carleton Library Series no 2, Toronto, McClelland and Stewart, 1963, p. 95.

(22) Ibid., p. 128.

(23) Voir P.B. Waite, « The Political Ideas of John A. Macdonald », Les idées politiques des premiers ministres du Canada, M. Hamelin (éd.), Ottawa, Les Éditions de l’Université d’Ottawa, 1969. Voir également T.W.L. MacDermott, « The Political Ideas of John A. Macdonald », Canadian Historical Review, no XIV, 1933. À l’âge de cinq ans, Macdonald quitta Glasgow, en Écosse, pour venir au Canada. Sa famille s’établit à Kingston, où il fréquenta l’école primaire, et où il devait plus tard s’établir comme avocat. Il pratiqua le droit toute sa vie en s’associant à divers confrères, à Kingston jusqu’en 1874, puis à Toronto. Son cabinet s’occupait surtout de droit commercial et avait pour principaux clients des entreprises et des hommes d’affaires connus. Macdonald se lança en politique au niveau municipal à Kingston, où il fut élu conseiller municipal de 1843 à 1846. En 1844, à l’âge de 29 ans, il fut élu député de Kingston à l’Assemblée législative de la Province du Canada. (Pour un bon aperçu biographique, voir l’Encyclopédie au Canada, tome 2, p. 1146.)

(24) Débats parlementaires, p. 1000.

(25) Globe, 12 avril 1853.

(26) E.B. Biggar, Anecdotal Life of Sir John Macdonald, Montréal, John Lovell and Son, 1891, p. 64.

(27) Pope (1930), p. 653.

(28) Waite (1969), p. 52.

(29) Ibid., p. 53.

(30) Ibid., p. 54.

(31) Louis Bredvold et R. Rose (éd.), The Philosophy of Edmund Burke, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1977, 0. 156.

(32) Débats parlementaires, p. 1002.

(33) Ibid.

(34) Ibid., p. 1003.

(35) Ibid., p. 1004.

(36) Ibid., p. 32.

(37) Ibid., p. 33.

(38) Ibid., p. 36-37.

(39) Ibid., p. 31.

(40) Ibid., p. 487.

(41) Ibid., p. 492.

(42) Ibid., p. 502.

(43) Ibid., p. 486.

(44) Ibid., p. 495.

(45) Ibid., p. 492.

(46) Ibid., p. 495.

(47) Ibid., p. 494.

(48) Ibid., p. 487.

(49) Ibid., p. 519.

(50) Ibid., p. 496.

(51) Ibid., p. 497.

(52) Ibid., p. 498.

(53) Ibid.

(54) Ibid., p. 499.

(55) Ibid.

(56) Ibid., p. 502.

(57) Creighton (1972), p. 72.

(58) Ibid., p. 72-73.

(59) G. Stevenson, Unfulfilled Union, Toronto, Macmillan of Canada, 1979, p. 28-29.

(60) Ibid., p. 20-30.

(61) Ibid., p. 40.

(62) Nelson et al. (1977), p. 37.

(63) Stevenson (1979), p. 34.

(64) Nelson et al. (1977), p. 26.

(65) Débats parlementaires, p. 864. Cité dans Nelson et al. (1977), p. 27.

(66) Nelson et al. (1977), p. 29-30.

(67) W.L. Morton, The Kingdom of Canada, Toronto, McClelland and Stewart, 1968, p. 320.

(68) Creighton (1972), p. 74.

(69) Ibid., p. 77.

(70) Ibid., p. 77-78.

(71) Ibid., p. 79.

(72) Ibid., p. 80.

(73) Ibid., p. 80-81.

(74) Ibid.