BP-187F
LES FONDEMENTS DU FÉDÉRALISME CANADIEN
Rédaction :
TABLE
DES MATIÈRES MACDONALD ET LE PROJET DE CONFÉDÉRATION CHRISTOPHER DUNKIN
ET LA CRITIQUE LES FACTEURS À LORIGINE DE LA CONFÉDÉRATION
LES FONDEMENTS DU FÉDÉRALISME CANADIEN
Aristote avait compris quil ne faut pas modifier à la légère les lois fondamentales de lÉtat. La politique « nest pas comme les autres arts, où lélargissement de la connaissance produit inévitablement de meilleurs résultats »(1). Les institutions politiques ne se prêtent pas volontiers aux exercices de rationalisation; dailleurs, comme la signalé Burke, les constructions de lesprit peuvent conduire à des excès pires que ceux quelles visent à corriger. Le plus souvent, le respect de la loi résulte moins de la démarche dun esprit éclairé que de laction du « préjugé ». Force nous est donc de nous ranger derrière Madison, pour qui « une nation de philosophes est aussi utopique que la race des philosophes rois dont rêvait Platon; aucun gouvernement, fut-il le plus rationnel, ne trouvera superflu de jouir du préjugé favorable de la population »(2). Le Canada a connu récemment de grands bouleversements dordre constitutionnel et pourrait en connaître de nouveaux, dans la foulée de laccord du lac Meech. Toutefois, si nous voulons saisir pleinement la situation actuelle de notre union, nous devons dabord nous pénétrer des intentions qui ont animé ses fondateurs. En effet, cest souvent en période de crise et dévolution rapide qui nous voulons revenir sur les intentions originales, car celles-ci déterminent dans une large mesure le cours de la vie politique. La Confédération « a résulté des compromis consentis par une élite politique dans les domaines de la culture, de la politique, de léconomie et des affaires étrangères; qui plus est, les décisions prises au moment de sa création ont fixé en grande partie les paramètres du débat qui continue dentourer ces questions »(3). Le lecteur pourrait ne voir dans cet examen des principes premiers quun simple retour sur des sentiers battus. Pourtant, le présent ne peut être jugé à sa juste valeur que si le passé a été bien compris. Il faut aussi reconnaître quun programme politique quelconque aura dautant plus de succès quil sappuiera sur des assises solides. En sciences humaines, on apprend que la solution dun problème est souvent le fruit dun retour critique sur les principes premiers plutôt que de la découverte de faits nouveaux. Cela ne veut pas dire que ces derniers nont aucune importance : il sagit simplement de reconnaître que les temps de réflexion ont tout autant dimportance. Après tout, notre matière grise nest-elle pas notre principal outil de recherche méthodologique? Ceux qui, mesurant limportance de cette réflexion, sont souvent amenés à en défendre les mérites auprès des collectionneurs de données et des puristes de la méthode trouveront peut-être un peu de réconfort dans ce qui suit :
Dans un texte intitulé « The Use and Abuse of History »(5), Donald Creighton mesure nettement limportance de lintention première dans lévolution du fédéralisme canadien. Selon cet auteur, le malaise que suscite actuellement le fédéralisme tient pour beaucoup à notre ignorance des intentions originales des pères fondateurs. Cette forme de répudiation et de distorsion du passé menace lavenir même du fédéralisme, car les Canadiens nont plus de point dappui solide pour passer à laction :
Bien quelles soient contestées et réinterprétées, les intentions originales des pères fondateurs continuent quand même de jouer un rôle important.
Pour un conservateur comme Creighton, le fédéralisme ne survivra que sil reste fidèle aux principes qui ont présidé à son instauration. Le renoncement aux intentions premières et les grands bouleversements sonneront lheure de la déstabilisation. Pour que le fédéralisme canadien survive, il faut que son objet premier soit clairement compris et sans cesse réaffirmé. Selon Creighton, la décentralisation du régime fédéral na rien dinévitable, du moins tant que certains organismes ne la recherchent pas sciemment dans un but intéressé.
Si les intentions premières des architectes de la Confédération sont mal interprétées, ce nest certes pas faute de témoignages historiques. En effet, ces intentions ont été clairement exposées dans divers discours prononcés avant la Confédération, et même une lecture rapide de ces textes fait ressortir la raison dêtre fondamentale de la Confédération. Il sagissait en définitive de fonder une nation transcontinentale « sous la forme dune monarchie constitutionnelle assujettie à la Couronne britannique »(9). Le principe monarchique na jamais été vraiment contesté et il était hors de question denvisager n modèle fondé sur le précédent américain. Ce que lon voulait, cétait un gouvernement central fort; si lunion législative était impossible en raison du Québec et de ses particularités dont il était jaloux, le mieux était de constituer une union fédérale fortement centralisée. Comme le soutenait John A. Macdonald :
Les Américains avaient commis lerreur dinvestir les États de trop grands pouvoirs. John A. Macdonald nallait pas répéter cette erreur; dès 1861, discutant du problème américain, il énonçait les principes qui allaient être appliqués en 1867.
Les délégués canadiens-français avaient eux aussi souligné limportance des liens avec la Grande-Bretagne. La Couronne et les institutions parlementaires britanniques allaient dailleurs continuer de reconnaître aux Canadiens français les droits nécessaires à leur survie culturelle. À ce chapitre, le maintien du clergé catholique dans le Bas-Canada était dune importance capitale, et la Grande-Bretagne y avait consenti. Par ailleurs, lélite canadienne-française ne souhaitait nullement faire avancer la cause de la « démocratie républicaine »; ladhésion au principe de la monarchie représentait donc un moyen de conjurer une telle tendance. Daprès Cartier, les Canadiens français :
Alors que les Américains avaient voulu créer des institutions purement démocratiques, le programme fédéral reposait, selon Cartier, sur le maintien de « lélément monarchique ». Le maintien de linstitution monarchique et des principes qui la sous-tendent était le seul moyen déviter la suite dévénements malheureux qui avaient marqué lhistoire américaine. Bien que Cartier ait offert une analyse beaucoup trop simpliste de la situation américaine, dautres interlocuteurs reprirent les éléments fondamentaux de ce thème :
Le plus souvent, le principe de la monarchie fait naître lidée dun suffrage limité à la seule élite des propriétaires. La notion de « lautorité légitime » allait ainsi servir à véhiculer non seulement celle de lautorité du Parlement, mais aussi le fait que seules les personnes qui en étaient jugées dignes pouvaient participer au gouvernement du pays. Comme laffirmait Cartier :
La position de Macdonald au sujet du droit de vote sinspirait des mêmes sentiments. Même si la loi qui devait être adoptée plus tard (en 1885) allait contribuer à élargir considérablement lélectorat, le critère de propriété continuait à jouer un rôle important. La loi en question sappuyait sur les grands principes de « luniformité du suffrage et de la reconnaissance de la propriété comme facteur déterminant du droit de vote ». Selon Pope, le critère de propriété « visait à empêcher la domination automatique dune simple majorité ». Cet auteur ajoute que, pour Macdonald, « quiconque appuyait le suffrage universel navait aucunement le droit de se dire conservateur »(15). Lopinion de Macdonald à ce sujet navait pas varié depuis 1861 au moins :
Cartier ne doutait pas que linstauration dun régime fédéral soit chose possible ni quun tel régime puisse assurer la survie de la culture canadienne-française, mais tous ne partageaient pas cet avis. Joly, par exemple, estimait que létablissement dun gouvernement central fort ne ferait que sonner le glas des Canadiens français, ce qui irait dailleurs à lencontre du principe même dune confédération. Sous un tel régime, les provinces seraient de plus en plus tenues dobéir aux ordres des autorités centrales. Le fédéralisme, soutenait-il, convient à des États indépendants et forts qui jugent nécessaire de sunir pour faire face à certaines exigences auxquelles ils ne pourraient répondre autrement, notamment au chapitre de la défense. Aux yeux de Joly, le projet de confédération était une tentative déguisée dunion législative, laquelle ne pourrait servir les intérêts du Bas-Canada. Lexistence dun gouvernement central puissant allait, selon lui, faire en sorte que le régime instauré :
Dans le cas du Canada, il existait déjà une autorité capable de prendre en charge le problème de la défense, à savoir la Grande-Bretagne. Sil conservait ses liens étroits avec elle, le Canada voyait sa souveraineté assurée et le projet de confédération navait plus sa raison dêtre, du moins selon Joly.
Il y avait alors chez les Canadiens français deux écoles de pensée touchant les avantages dune confédération. Ceux qui se rangeaient derrière Cartier étaient convaincus que cest le pluralisme dun régime fédéral qui favoriserait le plus les intérêts des Canadiens français à long terme. Ils trouvaient dans lensemble que les Britanniques avaient bien protégé les droits fondamentaux des minorités et que ces droits continueraient dêtre respectés si le Canada maintenait la tradition britannique et entretenait des liens étroits avec la Grande-Bretagne. Le fédéralisme laisserait en outre aux autorités locales des pouvoirs suffisants pour que la culture canadienne-française continue de fleurir(19). Lautre groupe, qui défendait essentiellement le maintien du statu quo, nétait pas aussi rassuré quant aux motifs qui animaient les Britanniques et les habitants du Haut-Canada. Ses porte-parole étaient davis que les droits dont jouissaient les Canadiens français navaient pas été acquis facilement et quils devaient être protégés avec un soin jaloux. Loi de croire que lAngleterre garantissait avec magnanimité les droits des minorités, ils pensaient au contraire quon avait dû forcer la main aux Britanniques, qui ne sy étaient résignés que sous la menace de forces extérieures ou de désobéissance civile. Ils ne voyaient dans le fédéralisme quune tentative voilée de réaliser tôt ou tard lunion législative et la représentation en fonction du nombre dhabitants(20). Voici ce quen pensait Dorion :
Dans la même veine, Perrault soutenait que :
MACDONALD ET LE PROJET DE CONFÉDÉRATION John A. Macdonald fut lun des principaux maîtres uvre de la Confédération. Il est aussi lun de ceux qui en ont le mieux parlé. Son attitude en politique a toujours été qualifiée de pragmatique, sans doute à juste titre, car il agissait prudemment, en tenant compte des circonstances. Pourtant, on ne lui rendrait pas justice en affirmant, comme lont fait certains, quil nétait pas un homme didées(23). Il se pourrait, comme la prétendu MacDermott, que Macdonald nait pas accordé une grande place à la réflexion, mais cétait un homme daction, et non un théoricien. Macdonald a accepté les principes idéologiques dominants du système dans lequel il travaillait et na jamais éprouvé le besoin de les transcender. Cette absence de mise en question nest sans doute pas étrangère à sa réputation dhomme dÉtat pragmatique et peut aussi expliquer pourquoi il na jamais jugé bon de prendre du recul pour énoncer des principes politiques. On aurait tort, pourtant, dattribuer à un manque didées son acceptation de lidéologie dominante et de la structure sociale en place. Macdonald était un « conservateur libéral », cest-à-dire un conservateur fidèle à la tradition anglaise incarnée par Burke. En 1865, il résumait sa conception de la politique en ces termes :
Par cette affirmation, Macdonald entendait contester non pas ladhésion à un ensemble de principes ou didées politiques, mais plutôt la poursuite dobjectifs établis a priori. Son opposition portait sur les idées prophétiques, et non sur les principes politiques. Les solutions aux problèmes politiques devaient avoir le même fondement pour lui que pour Burke, cest-à-dire la tradition de lart de gouverner, et non pas une doctrine rationnelle. Macdonald nétait pas de ceux qui soulèvent les problèmes avant quils ne se posent. Néanmoins, une fois que lopinion publique avait fait apparaître lopportunité ou la nécessité dune réforme, il allait bien volontiers de lavant. Un changement dorientation sur un point précis ne résulte pas nécessairement du seul opportunisme. À linstar de Burke, Macdonald savait à quels périls on sexpose à vouloir soulever prématurément les questions litigieuses. En 1853, il affirmait :
Biggar, auteur dune biographie dithyrambique de Macdonald, se fait une observation du même ordre sur sa façon de changer davis sur un sujet donné, en loccurrence le vote par scrutin secret :
Il jugeait inutile dentreprendre une réforme, à moins que les circonstances ne lexigent. En loccurrence, la situation navait pas évolué, à son avis du moins, au point de rendre la réforme indispensable. Pour quon adoptât la formule du scrutin secret, il ne suffisait pas quelle fût pour certains une bonne idée, séduisante sur le plan intellectuel, ni que dautres pays leussent déjà appliquée. Si la réforme était effectivement indispensable, mieux valait adopter une mesure prudente et mûrement réfléchie, faute de quoi elle ne résisterait pas au temps. Voici ce que disait Pope au sujet de Macdonald :
Par conséquent, lorsque Waite reprend à son compte la citation de MacDermott, qui voyait en Macdonald un « empiriste sur toute la ligne », il ne se montre pas injuste envers ce dernier. Il a également raison daffirmer que Macdonald « adaptait sons opinion et son action aux tendances du moment, abandonnant volontiers, mais avec prudence, les mesures qui semblaient désuètes ou irréalisables »(28). On aurait pourtant tort den conclure, comme semble vouloir le faire Waite, que Macdonald changeait de principes fondamentaux comme le caméléon change de couleur; il savait simplement quon ne peut pas modeler sons environnement en fonction dun ensemble de principes adoptés a priori. À linstar de Burke, il contestait la doctrine du rationalisme déductif. Waite signale aussi quil se méfiait de « lesprit de réforme et de cette conception selon laquelle la panacée sociale réside dans la modification des institutions et des lois »(29). Sur ce point comme sur dautres, Macdonald ne faisait que se conformer au principe conservateur voulant quun homme dÉtat soccupe des situations et des objectifs à propos desquels il peut agir. Le conservateur conçoit le bien dans le concret, contrairement au philosophe. Pour Waite, le cynisme de Macdonald en politique nest que le pendant de son cynisme envers la nature humaine. Il ne se faisait aucune illusion sur les vertus innées de lanimal humain : « il na jamais partagé la foi sublime en la perfectibilité du genre humain que professent les églises non conformistes »(30). Il ny a pas lieu de sen étonner, car cette foi na jamais animé les adeptes de la doctrine conservatrice. Tandis quau XVIIIe siècle, les théoriciens de la révolution affirmaient leur confiance en la valeur morale de lhomme et en son aptitude à choisir les mesures exigées par la science et la raison, Burke est toujours resté sceptique sur ce point, estimant plutôt que « la fragile nature humaine devrait toujours sappuyer sur les traditions bien établies dune société séculaire »(31). Souvent, ceux qui croyaient aux vertus et aux avantages de la réforme et des idéaux progressistes avaient aussi foi en la bonté fondamentale de lhomme et en sa perfectibilité. Pourtant, bien des réformateurs ont été déçus à ce sujet, comme ont pu lêtre ceux qui ont goûté à laltruisme prétendu de certains révolutionnaires. Or, après avoir décelé les caractéristiques qui précèdent dans lattitude de Macdonald en politique, Waite déconcerte son lecteur en affirmant tout de même que Macdonald était un homme dépourvu didées. En réalité, même si lon sen tient à lanalyse de Waite, il est évident que Macdonald sinscrit parfaitement dans la tradition conservatrice. En outre, à quoi Waite reconnaît-il de façon certaine linfluence des idées, et comment définit-il un homme didées? Sans répondre directement à ces questions, il en vient simplement à la conclusion que, comme Macdonald était un pragmatique accordant une grande place aux circonstances, ses pensées et ses actions ne pouvaient avoir de fondement idéologique ou philosophique cohérent. Il semble même suggérer que celui qui agit en fonction de ses convictions idéologiques doit nécessairement essayer de modifier ou de transcender son environnement immédiat. Ce nest pourtant pas le genre de conception ou dattitude politique auquel il faut sattendre de la part dun conservateur ni, par conséquent, de Macdonald. Sil existe un sujet sur lequel Macdonald sest exprimé de façon typiquement conservatrice, cest bien celui de la représentation en politique. Pour lui, le rôle du représentant ne se limite pas à celui dun simple délégué; en outre, il na jamais pu concevoir que toute la population puisse être périodiquement invitée à intervenir directement sans le domaine législatif. Dans sa conception de lordre constitutionnel britannique, la démocratie sous forme de référendum ou de plébiscite aurait été tout à fait incongrue. Lorsquil a été question de soumettre le principe de la Confédération à un votre populaire, Macdonald a réagi en ces termes :
La position de Macdonald est sans doute tout à fait conforme à la doctrine conservatrice, mais force est néanmoins de reconnaître quà linstar de la plupart des grands hommes politiques, il nétait guère enclin à sembarrasser de principes. Si le projet de confédération avait été soumis au suffrage de la population, celle-ci aurait très bien pu le rejeter, condamnant du même coup la perspective dun Canada uni que proposait Macdonald. En revanche, il serait injuste dimputer sons attitude au seul opportunisme. Lindépendance des députés constituait à ses yeux une composante essentielle du processus démocratique, et le despotisme du peuple, ou la dictature de la majorité, lui semblait tout aussi odieux que le despotisme dun tyran, le premier étant du reste susceptible de servir de prétexte à linstauration et au maintien du second, sinon dy mener. En soumettant les grands thèmes législatifs à lopinion du peuple, on ne faisait que recourir au « moyen que prend un despote [ ] pour faire sanctionner sons usurpation par le peuple »(33). En loccurrence, largument de Macdonald est visiblement excessif : utilisé à bon escient, loutil du plébiscite peut être très efficace en démocratie, mais un conservateur tenant en suspicion la capacité politique du peuple navait pas à admettre un tel principe. On remarquera enfin que, à diverses reprises au cours du débat, Macdonald a parlé de « principes conservateurs », quil a fini par assimiler à la tradition constitutionnelle britannique. La notion de « représentation » tenait une place importante dans cette tradition constitutionnelle, selon laquelle les hommes nantis et de bonne réputation étaient les plus aptes à prendre les meilleures décisions en politique. Cétait lopinion de Macdonald, mais il estimait en outre que les principes et la bonne conscience nétaient pas suffisants. En bon conservateur, il se méfiait de la démocratie et jugeait indispensable de restreindre le principe de la représentation par une structure hiérarchique. Pour illustrer sons propos, il a cité une intervention du parlementaire britannique Leatham.
Pour résumer largument de Leatham, Macdonald dit y voir « la solution la plus sage, qui a été appuyée par les hommes politiques les plus éminents dAngleterre à différentes époques »(35). Pour Macdonald, les droits et la propriété des électeurs canadiens devaient être protégés par des mesures à peu près identiques, sous réserve des modifications indispensables, à celles que Leatham avait jugées essentielles pour la Grande-Bretagne. La nouvelle union devait assurer « une continuation de la jouissance des lois anglaises, des institutions, de la liberté et de lunion avec la mère patrie »(36). Par-delà les rivalités de partis, la monarchie était indissociable de la tradition. Dans un régime de partis, elle apportait le symbole nécessaire à lunification déléments disparates. Du reste, pour Macdonald, labsence de ce genre de symbole unificateur indépendant des partis constituait un grave inconvénient pour le système américain. Bien quétant le chef symbolique et politique de lÉtat, le président américain nétait que « le chef heureux dun parti politique », qui ne pouvait « jamais être regardé comme le souverain de la nation », car du fait du régime des partis, il ne pouvait représenter quun segment de la nation. De lavis de Macdonald, le principe monarchique offrait une réalité différente :
On pouvait également adapter les « privilèges des lords » en les modifiant en fonction des particularités du pays. Une réplique fidèle de la Chambre haute britannique nétait pas envisageable au Canada, où il nexistait pas daristocratie foncière, de fortunes territoriales ni de classe distincte séparée du peuple. La solution la plus pratique et, dans les circonstances, la plus compatible avec le modèle britannique, consistait « à conférer à la Couronne le pouvoir den nommer les membres [ ] avec cette différence que les nominations [seraient] à vie ». Le Sénat devait exercer un contrôle efficace sur la Chambre basse, particulièrement en cas dexcès de zèle égalitariste ou démocratique de la part de celle-ci.
Le principe dune assemblée représentative de type britannique nécessitait aussi une certaine adaptation. Malgré la préférence de Macdonald pour le modèle britannique de lunion législative, la nécessité dapaiser les revendications des provinces faisait obstacle à son adoption, et la meilleure solution à envisager restait une union fédérale. Macdonald nignorait pas quil faudrait accorder la représentation proportionnelle à la population demandée par le Haut-Canada ainsi que lautonomie culturelle revendiquée par le Québec, et permettre aux Maritimes de conserver une certaine identité politique. En toute logique, le choix de lunion fédérale simposait. Elle assurerait une représentation équitable au parlement national, elle permettrait au Québec de défendre ses intérêts culturels et elle accorderait suffisamment de latitude aux Maritimes. Malgré certaines concessions, le pouvoir central resterait assurément le plus fort :
Lintérêt national devait conserver sa suprématie, Macdonald restant, sur ce point, fidèle à la doctrine de Burke. Bien que Macdonald nait pas rédigé douvrage, ni même de brochure à ce sujet, il ne fait guère de doute que son action politique a été guidée par un ensemble cohérent de principes parfaitement assimilés. Il était conscient des idées sur lesquelles il fondait son action. Son pragmatisme était donc dordre philosophique, et non pas uniquement fondé sur lopportunisme, encore quon ne puisse pas dire que cette motivation lui soit toujours restée étrangère. Cependant, on fausserait la réalité en réduisant la motivation de la classe politique au pragmatisme et à lopportunisme. CHRISTOPHER DUNKIN ET
LA CRITIQUE Finalement, Macdonald réussit à imposer sa propre vision du projet de confédération, mais non sans peine. Cest un député indépendant mais didéologie conservatrice, Christopher Dunkin, du Bas-Canada, qui séleva le plus éloquemment contre le projet. Si Dunkin ne partageait pas lenthousiasme de Macdonald pour les propositions constitutionnelles à létude, il éprouvait néanmoins, tout comme lui, un profond respect pour la tradition et une grande méfiance à légard de la démocratie.
Dans lensemble, il reprochait aux auteurs de la constitution projetée de lavoir hâtivement forgée et de proposer en fait une forme de gouvernement tout à fait nouvelle et non encore éprouvée au lieu de sinspirer des pratiques traditionnelles. À ses yeux, la nouvelle constitution nétait, contrairement à ce que daucuns prétendaient, ni égale ni supérieure à celle de la Grande-Bretagne ou des États-Unis(41). Il trouvait quon avait négligé les points de détail et que le projet de confédération était fondamentalement irréalisable du fait quon essayait de greffer un régime gouvernemental « fédéral » sur le système britannique de gouvernement de cabinet(42). Dunkin était partisan dune union législative et ne voyait pas dun bon il les institutions républicaines, mais il nen portait pas moins une réelle admiration aux pères fondateurs américains qui, aux prises avec des questions cruciales, avaient soigneusement étudié toutes les solutions possibles. Il reprochait aux Canadiens de faire preuve dune hâte excessive là où les Américains avaient bien pesé le pour et le contre(43). Daprès lui :
À certains égards, non seulement les critiques de Dunkin étaient fondées, mais elles se sont révélées quelque peu prophétiques. Selon Dunkin, en voulant arriver à un compromis expéditif, les auteurs de la Constitution avaient accordé certaines prérogatives aux provinces, mais avaient, ce faisant, laissé le « nom » et le « rang » du futur État « dans la plus charmante ambiguïté »(45). « Le jeu de tout à tous », affirmait Dunkin, « est un jeu que lon ne peut jouer avec succès à la longue »(46). Sa prédiction ne sest que trop souvent avérée juste, comme en témoignent les querelles constantes qui assombrissent encore les relations entre les provinces et le pouvoir central. Lune des plus importantes ambiguïtés résidait dans le pouvoir de désaveu du gouvernement central. Dunkin soutenait que, dun côté, on prétendait que cette disposition conférait au gouvernement central un pouvoir réel sur les législatures provinciales, ce qui donnait satisfaction aux partisans dune union législative, et que, de lautre, on affirmait quelle servirait à renforcer le pouvoir central mais quon ne linvoquerait jamais, ce qui satisfaisait les partisans dune union fédérale. Au chapitre des droits des minorités, Dunkin était encore sceptique. Par exemple, il estimait que le caractère général des garanties offertes aux minorités du Haut-Canada et du Bas-Canada en matière déducation allait forcément un jour donner lieu à des problèmes dinterprétation et à des ambiguïtés et quils risquaient dentraîner le déni de ces droits(47). Les critiques de Dunkin ne visaient pas les intentions avouées et les principes généraux des propositions constitutionnelles. Dunkin souscrivait sans réserve à linstitution dun gouvernement central puissant, mais il sopposait aux dispositions qui devaient concrétiser cet objectif. Il ne trouvait rien à redire aux principes « idéologiques » qui sous-tendaient le projet constitutionnel, mais il se rendait compte quil ne suffisait pas de se fonder sur des principes sûrs et quil fallait aussi soigner les détails pour que, au bout du compte, tous ces travaux ne tournent pas court.
Cela ne veut pas dire que Dunkin ne se souciait pas de maintenir des liens étroits avec la Grande-Bretagne ni de prévenir lannexion aux États-Unis. Il sintéressait de très près à ces questions mais il estimait que les propositions constitutionnelles ne pouvaient offrir de garanties ni dans un cas, ni dans lautre. Si Dunkin exhortait ses collègues à examiner les détails des propositions, ce nétait pas par souci de rationalisme, mais parce quil était convaincu quun débat limité à létude de vagues considérations générales et un examen superficiel de propositions rédigées à la hâte risquaient de miner les traditions sur lesquelles la Constitution devait reposer et quelle était censée préserver. Selon lui, les auteurs des propositions constitutionnelles navaient même pas eu la sagesse détablir une nette distinction entre les fonctions du pouvoir central et celles des provinces ? ce qui entraînerait sans aucun doute des difficultés dans lavenir.
Si la répartition des pouvoirs prêtait le flanc à la critique, il en allait de même des autres aspects principaux de la nouvelle constitution. Dunkin sinscrirait en faux contre laffirmation que la Chambre des communes était une réplique fidèle des Communes britanniques, soutenant que sa fonction de représentation ressemblait davantage à celle de la Chambre des représentants des États-Unis. Il sopposait surtout aux remaniements des districts électoraux qui ne manqueraient pas de se produire après chaque recensement décennal. Il estimait en effet quune représentation efficace devait nécessairement reposer sur une influence continue et constante. La disposition proposée allait « mettre en rapport des électeurs qui navaient pas pour habitude dagir ensemble »(50). La possibilité de corriger périodiquement les limites des districts électoraux risquait dinciter le parti au pouvoir à recourir à la disposition en question dans son propre intérêt. Alors que, selon Dunkin, le système britannique prévoyait que tous les représentants seraient considérés comme « membres de la seule Chambre des communes », le système canadien, avec la délimitation changeante des districts électoraux qui, par ailleurs, sinscrivaient exclusivement à lintérieur des frontières provinciales, risquait de faire de la Chambre des communes une simple tribune où lon exposerait les griefs des provinces. À cet égard, le régime canadien proposé sapparentait, selon lui, davantage au régime américain quau régime britannique, ce qui pouvait fort bien nuire aux perspectives davenir de lunion.
Dunkin se faisait aussi peu dillusions sur lutilité du Sénat. À ceux qui affirmaient que celui-ci représentait lélément fédéral de la nouvelle Constitution, il rétorquait « quil ne contient pas une seule parcelle de ce principe »(52). Ne lui trouvant aucune des vertus de la Chambre des lords, il y voyait plutôt une pâle copie du Sénat américain, sans aucun des grands pouvoirs attribués à cet organe. Le Sénat américain était doté de limportante fonction judiciaire de destitution qui sétendait même à la fonction présidentielle. Il avait aussi le pouvoir détudier et de désavouer certains traités et certaines nominations faites par le président. Avec la Chambre des représentants, le Sénat exerçait aussi un pouvoir législatif « en ce qui regarde les dépenses et limposition des taxes »(53). Par comparaison, le rôle du Sénat canadien était effectivement très mince. Les sénateurs canadiens ne seraient choisis ni par les assemblées provinciales ni par la population de sorte que, selon Dunkin, on ne pouvait pas considérer le Sénat comme un élément fédéral dans le vrai sens du terme.
Dunkin estimait que linstitution dun tel Sénat au Canada revenait à « côtoyer le système le plus pernicieux en fait de législation »(55). Tout comme le Sénat, le Cabinet ne trouvait pas grâce aux yeux de Dunkin, qui y voyait un autre exemple dabâtardissement de lusage constitutionnel britannique. Dans la mesure où les provinces nétaient pas vraiment représentées au niveau fédéral au sein du Sénat, elles devraient lêtre ailleurs. Les fonctions de surveillance du pouvoir fédéral assumées par le Sénat américain « en tant que partie intégrante du gouvernement exécutif » devraient être confiées au Cabinet canadien, dont la composition devrait avoir un caractère fédéral pour quil puisse représenter les provinces. Or, selon Dunkin, cette perspective était tout à fait contraire à lusage britannique.
Ce qui inquiétait Dunkin, cétait les faiblesses structurelles de la constitution et non lobjectif que celle-ci visait. Il estimait que ces faiblesses entraveraient la réalisation de cet objectif, cest-à-dire linstitution dun gouvernement hautement centralisé. Il était davis que, en tentant de combiner divers éléments fédéraux, les auteurs du projet constitutionnel avaient en même temps semé les germes de la destruction future de la constitution. Par comparaison avec la constitution délibérément fédérale des États-Unis et avec la constitution centralisée de la Grande-Bretagne, le projet constitutionnel canadien lui apparaissait comme un compromis boiteux. La réaction de Dunkin à la question constitutionnelle était empreinte dun conservatisme qui ne sest jamais démenti. Macdonald était prêt à faire des compromis sur certains aspects pour tenir compte de particularités locales, mais pas Dunkin. Ils avaient pourtant tous deux une idéologie conservatrice et justifiaient leurs positions respectives en invoquant des préceptes conservateurs. Ils admettaient tous deux limportance de la tradition, ne croyaient ni lun ni lautre aux principes démocratiques, étaient en faveur dune évolution lente et imperceptible de la société et estimaient que les droits de la personne étaient le mieux protégés par les coutumes et les usages hérités. Jamais, pendant le débat constitutionnel, on na réclamé la protection des droits « abstraits » de la personne ni proposé quils soient consacrés dans une charte des droits. Cette question, elle aussi, était abordée de façon empirique et typiquement conservatrice. Comme le fait remarquer Creighton :
Il na jamais été question de faire du Canada un pays bilingue ou biculturel; en fait, lacception moderne de ce terme était inconnue en 1867. Lusage du français na été accordé que dans les régions du Canada où « il était déjà établi par loi ou convention »(58). Si lon avait imaginé à lépoque que les provinces acquerraient un jour leur statut actuel, les avertissements de Dunkin ne seraient sans doute pas restés lettre morte et on aurait fait preuve de plus de prudence. Les auteurs de la Constitution cherchaient donc à établir un régime caractérisé par un gouvernement central fort et où les provinces ne joueraient quun rôle secondaire. Ils voulaient réunir les conditions dans lesquelles pourrait sépanouir le patrimoine social et constitutionnel (politique) issu de la tradition britannique. LES FACTEURS À LORIGINE DE LA CONFÉDÉRATION Létude des facteurs qui sont à lorigine de la Confédération nous permet de dégager trois grands sujets de préoccupation : premièrement, les difficultés internes découlant de lActe dunion de 1841 et le souhait du Québec de préserver sa culture française; deuxièmement, le problème de défense associé à la menace dagression perçue chez les Américains; troisièmement, diverses considérations dordre économique. En ce qui concerne le premier facteur, on sétait rapidement rendu compte que les efforts déployés pour gouverner les deux groupes ethniques à lintérieur dun État unitaire « ou au moins quasi-unitaire » se heurteraient à de grandes difficultés. Diverses solutions avaient été employées pour essayer déviter la désintégration du pays. On avait permis au Québec de conserver son droit civil; on avait fini par reconnaître lusage de la langue française malgré les efforts déployés initialement ? sur les recommandations de Durham ? pour instaurer lunilinguisme; enfin, la composition des cabinets devait refléter les deux groupes culturels. En outre, les gouvernements étaient dirigés par deux chefs de parti, un de chaque section de la province, et non par un seul premier ministre, et il y avait deux procureurs généraux. Par ailleurs, pour que certaines questions comme léducation et les affaires municipales puissent être régies différemment dans chacune des deux sections, « certaines lois adoptées par le Parlement provincial sappliquaient à une seule des sections, des lois parallèles, mais distinctes, sappliquant à lautre »(59). Malgré ces dispositions, les problèmes demeuraient. Comme la soutenu Stevenson :
Rien détonnant donc que le statu quo nait pu durer très longtemps. On avait proposé diverses solutions, mais elles comportaient toutes de grosses lacunes. La représentation selon le nombre dhabitants aurait fait du Bas-Canada une minorité subordonnée au Haut-Canada. La règle de la double majorité aurait pratiquement empêché la constitution dun gouvernement, tandis que dans une fédération des deux grandes provinces, chacune aurait très bien pu devenir un jour plus puissante que le pouvoir central. Par ailleurs, loctroi de lindépendance aux sections aurait certainement conduit à la destruction de « lunité commerciale et économique de laxe du Saint-Laurent »(61). Ces difficultés internes incitaient fortement les parties à rechercher une solution pratique. Comme nous lavons déjà noté, beaucoup de délégués étaient aussi préoccupés par le problème de la défense. Ainsi, « lhostilité que lon percevait chez les Américains et qui se manifestait notamment dans laffaire du Trent, dans celle des réclamations relatives à lAlabama, dans des incidents frontaliers et dans des éditoriaux new-yorkais où lon prônait lexpansion vers le nord, constituaient la toile de fond de discours axés sur la politique de défense, sur lannexion possible aux États-Unis, sur la nécessité de veiller au développement de lOuest canadien et sur la place du Canada dans le système de défense de lEmpire britannique »(62). Craignant que les États-Unis ne dénoncent lentente de réciprocité quils avaient conclue avec les colonies, ce quils firent dailleurs en 1866, les provinces voyaient dans cette éventualité une raison importante dordre économique pour former une confédération. Il fallait désormais réorienter le commerce selon un axe est-ouest, et les Maritimes faisaient face au problème additionnel que posait la défense de leurs côtes et de leurs droits de pêche(63). Le ministre des Finances de lépoque, Alexander Galt, avait fait ressortir les divers avantages économiques de la Confédération dont le plus important était, selon lui, que léconomie des colonies ne dépendrait plus dune seule industrie. En sadjoignant les Maritimes, le Canada aurait la possibilité de devenir une puissance maritime, les provinces pourraient profiter de laccroissement du commerce qui résulterait de la suppression des barrières tarifaires et ne plus dépendre du marché américain dont laccès était menacé(64). Daucuns, bien sûr, doutaient des avantages économiques que procurerait la Confédération. J.B.E. Dorion ne voyait pas en quoi il serait avantageux davoir les Maritimes comme partenaire commercial, leurs produits étant semblables à ceux du Canada central. Il disait : « Quel commerce peuvent faire ensemble deux cultivateurs qui ne produiraient que de lavoine? [ ] Ils pourraient sentreregarder avec leur avoine sans pouvoir jamais commercer ensemble; il leur faudrait un acheteur, une troisième personne »(65). Daprès Dorion, on pouvait tout aussi bien obtenir les mêmes avantages sans union. Aux yeux de certains, le projet de Confédération nétait « rien de plus quune machination destinée à promouvoir les intérêts du chemin de fer du Grand Tronc »(66). Cependant, malgré les critiques et les réserves formulées, ce sont les recommandations de « larchitecte principal », Macdonald, et de ses partisans qui lont finalement emporté. Compte tenu des facteurs de motivation et de la façon dont Macdonald et les autres y ont réagi, il est presque certain que le débat comportait un important élément idéologique et que Macdonald a fait la preuve de son conservatisme libéral. Dautres solutions au problème constitutionnel auraient pu être envisagées et adoptées. Une forme de régime « républicain » aurait permis la constitution dune union tout aussi efficace qui aurait pu aussi facilement bénéficier de la protection de la Grande-Bretagne en matière de défense. Les droits des citoyens et des minorités auraient pu être garantis dans une déclaration des droits. Or, aucune de ces solutions na été retenue. Macdonald na pas abordé la réforme constitutionnelle de façon réactive ou étapiste, et les idées sous-tendant son action nétaient pas de simples rationalisations ni le fruit de circonstances indépendantes. Le projet de confédération est clairement lié à un ensemble précis didées et de valeurs. Sil ne fait aucun doute que le ton et le contenu de la constitution en font un document éminemment « pragmatique »(67), il serait injuste dy voir un simple expédient politique. LActe de lAmérique du Nord britannique ne cherchait pas à promouvoir des droits et des principes nouveaux; il témoigne dun effort délibéré de préserver les droits et libertés hérités dune tradition particulière et il montre que Macdonald comprenait bien les fondements philosophiques de cette tradition. La situation actuelle du Canada est certainement très différente de celle que les Pères de la Confédération avaient envisagé. En effet, leur projet de création dun pouvoir central puissant auquel les provinces seraient subordonnées dans lintérêt national ne sest pas concrétisé. Au cours dune série de querelles fédérales-provinciales en matière constitutionnelle, le premier ministre de Terre-Neuve, M. Peckford, a même été jusquà affirmer que le but véritable de la Confédération avait été de constituer un gouvernement central chargé de protéger les intérêts des provinces et dagir sur lordre de celles-ci! De même, le Québec nest plus simplement une province ayant certaines caractéristiques propres mais se définit maintenant lui-même comme une entité tout à fait distincte qui mérite un statut spécial. Dans létat actuel des choses, « la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces, qui, selon les Pères de la Confédération, devait favoriser nettement le Dominion, est maintenant fortement infléchie du côté des provinces »(68). Le pouvoir fédéral nest pas le seul à sêtre effrité. Le rôle du Parlement en tant quorgane décisionnel et législatif sest aussi rétréci au profit de lexécutif, de lappareil bureaucratique et des unités de négociation fédérales-provinciales. On attribue souvent la cession des pouvoirs de lautorité centrale à lévolution économique et sociale qui sest produite après la Confédération et qui a fait, disent certains, que les intentions et le projet des Pères de la Confédération ont perdu leur raison dêtre. Les tenants de cette notion affirment que les Pères de la Confédération navaient pas prévu la croissance inévitable de lÉtat et de ses responsabilités. Ainsi, ils navaient pas prévu « lexpansion considérable de léducation, ni lapparition de lÉtat-providence avec ses pensions, ses allocations familiales, lassurance-maladie et dautres formes dassurance ». À cette absence de prévision viendrait sajouter la décision manquant de prévoyance de laisser aux provinces le secteur des ressources naturelles, ce qui a privé le gouvernement fédéral dune source de recettes potentiellement importante. Les Pères de la Confédération se sont aussi trompés en pensant que « les grandes améliorations publiques de lavenir prendraient la forme dentreprises fédérales comme les chemins de fer transcontinentaux » et non, comme cest le cas de nos jours, dentreprises publiques telles que les écoles, les universités, les routes et les hôpitaux, lesquels ont tous été confiés aux provinces. De ce fait, « la tendance contemporaine du développement a élargi de plus en plus les pouvoirs et les responsabilités des provinces, ce qui entraîne inévitablement une grande décentralisation et fait paraître désuet le projet centralisateur des Pères de la Confédération »(69). Les aspects culturels de la Constitution constituent le second cheval de bataille des révisionnistes. Ceux-ci soutiennent que la Confédération était en fait une union ou une entente « entre deux cultures ou deux nations » et non une union de provinces. Même si rien dans les conférences et débats qui ont précédé la Confédération ne vient appuyer cette thèse, on prétend que laccord était de nature extra-juridique, « un engagement implicite dont lesprit devait imprégner toute lunion ». À titre de preuve, les révisionnistes signalent que le « premier gouvernement conservateur a accordé un statut légal à la langue française au Manitoba et que le premier gouvernement libéral qui a suivi la Confédération a fait de même pour les Territoires du Nord-Ouest ». Ils concluent que cette entente non écrite entre les deux cultures ne sest pas suffisamment concrétisée et quil faudrait donc « prendre maintenant dimportantes mesures pour y remédier »(70). Creighton conteste ces arguments non seulement parce quil les considère inexacts du point de vue historique, mais aussi parce quil soupçonne leurs partisans de vouloir réécrire lhistoire dans le dessein subtil de favoriser la réalisation de leurs propres objectifs. Comme nous lavons noté précédemment, lhistoire et les intentions des Pères de la Confédération ont pour effet dempêcher toute modification de fond des dispositions du fédéralisme canadien. Il serait donc plus facile dapporter des changements importants au régime si lon pouvait sappuyer sur une interprétation de lhistoire qui les justifie. Les tenants de la cession naturelle des pouvoirs du gouvernement central affirment que les Pères fondateurs ont été imprévoyants en ne préparant pas lavenir et quils nont pas investi le gouvernement fédéral de pouvoirs suffisants pour empêcher la décentralisation, tout en conférant par ailleurs des pouvoirs trop étendus aux provinces. En conséquence, la thèse centralisatrice ne tiendrait plus, et il faudrait donc consentir aux provinces les pouvoirs nécessaires pour quelles puissent efficacement assumer leurs responsabilités. La thèse culturelle exige que lon procède à une nouvelle étude et à une nouvelle interprétation des hypothèses sur lesquelles la Confédération était fondée. Sil était vrai que lunion était en fait un groupement culturel et non lunion de provinces, la revendication dun statut spécial ? une meilleure représentation du fait français dans les institutions fédérales, le droit de négocier des traités internationaux, etc. ?, doit être vue sous un jour nouveau. En fait, on pourrait même aller jusquà prétendre que le Québec doit être traité comme un partenaire égal au reste du Canada malgré son infériorité numérique. Selon Creighton, la thèse de linévitabilité de la décentralisation ne résiste pas à lanalyse. La décentralisation ne serait pas imputable à limprévoyance des Pères de la Confédération ni ne serait la conséquence inévitable de lévolution socio-économique. Il affirme que cest lintervention humaine qui a amorcé et maintenu la tendance à la décentralisation.
Si les tribunaux sont à lorigine du processus de décentralisation et lont favorisé, les politiciens néchappent pas pour autant au blâme. Les tribunaux ont certes transféré des pouvoirs et des attributions aux provinces, mais les politiciens ont soutenu et accéléré ce processus par le transfert dimportants crédits. Comme laffirme Creighton :
La thèse des deux nations ne résiste pas plus que celle de la décentralisation inévitable à lanalyse historique. Daprès Creighton, « la Loi de 1870 sur le Manitoba, qui a accordé à la première province des Prairies le statut de province et y a reconnu lusage de la langue française et linstitution des écoles séparées, ne traduisait pas du tout lintention initiale des Pères de la Confédération ». En fait, leurs intentions avaient été exprimées dans une loi adoptée lannée précédente et dont les historiens se rappellent peu : lActe concernant le gouvernement provisoire de la Terre de Rupert. Cette loi « donnait au Nord-Ouest le gouvernement dun territoire et non dune province et ne faisait aucunement mention de la langue ou des écoles ». Cependant, il a fallu renoncer au projet initial en raison de la rébellion de Riel de 1868-1870, qui a amené à fixer prématurément les institutions du Manitoba.
Les législateurs étaient motivés par des considérations autres que le souci de tenir un engagement touchant le biculturalisme. Malgré les dispositions de la Loi sur le Manitoba, il ny a eu par la suite aucun effort concerté de la part de lun ou lautre parti en vue détablir le biculturalisme dans lOuest. LActe des Territoires du Nord-Ouest de 1875, « qui a établi le premier gouvernement territorial des Prairies à louest du Manitoba, ne faisait aucune mention des droits linguistiques ». Lamendement de 1877 « conférant un statut légal à la langue française dans les territoires a été proposé non pas par le gouvernement libéral de lépoque, mais par un sénateur ». Cet amendement ne plaisait pas au ministre de lIntérieur de lépoque, David Mills, et a été accepté à contrecur par le gouvernement, soucieux de faire adopter le projet de loi révisé avant la fin de la session(74). Les problèmes que pose le fédéralisme canadien ne sont pas près dêtre réglés. En dépit du rapatriement de la Constitution, le gouvernement fédéral et les provinces vont continuer de saffronter, et des groupes politiques et sociaux opposés sefforceront de réécrire lhistoire dans leur propre intérêt. Les mises en garde de Creighton revêtent une importance particulière aux époques de mise en question comme celle que nous traversons actuellement. Il faut se garder de confondre interprétation de lhistoire et déformation délibérée des faits. Creighton affirme à juste titre que, pour être efficace, toute solution à un problème politique doit reposer sur une bonne compréhension de lhistoire. Archives publiques du Canada, Fonds Macdonald, vol. 158. Biggar, E.B. Anecdotal Life of Sir John Macdonald. Montréal, John Lovell and Son, 1891. Brevold, Louis et R. Rose (éd.). The Philosophy of Edmund Burke. Ann Arbor, University of Michigan Press, 1977. Creighton, Donald. « The Use and Abuse of History ». Towards the Discovery of Canada. Toronto, Macmillan of Canada, 1972. Débats parlementaires sur la question de la confédération des provinces de lAmérique britannique du Nord. Québec, Hunter, Rose et Lemieux, 1865. Durant, W. et A. The Lessons of History. New York, Simon and Schuster, 1968. MacDermott, T.W.L. « The Political Ideas of John A. Macdonald ». Canadian Historical Review, no XIV, 1933. Morton, W.L. The Kingdom of Canada. Toronto, McClelland and Stewart, 1968. Nelson, R., R. Wagenberg et W. Soderland. « The Political Thought of the Fathers of Confederation ». Communication présentée à lassemblée annuelle de lAssociation canadienne de science politique, Université du Nouveau-Brunswick, juin 1977. Pope, Sir J. Memoirs of the Right Honourable Sir John Alexander Macdonald. Toronto, Oxford University Press, 1930. Rhoads, Steven E. The Economists View of the World. Cambridge, Cambridge University Press, 1985. Stevenson, G. Unfulfilled Union. Toronto, Macmillan of Canada, 1979. Waite, P.B. (éd.). The Confederation Debates in the Province of Canada 1865. Carleton Library Series, no 2. Toronto, Mclelland and Stewart, 1963. Waite, P.B. « The Political Ideas of John A. Macdonald ». Les idées politiques des premiers ministres du Canada. M. Hamelin (éd.). Ottawa, Éditions de lUniversité dOttawa, 1969. Wright, Benjamin (éd.). « Federalist Paper No. 49 ». The Federalist. Cambridge (Massachussets), Harvard University Press, 1961.
(1) Steven E. Rhoads, The Economists View of the World, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 195. (2) Benjamin Wright (éd.), « Federalist Paper No. 49 », The Federalist, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1961, p. 347-351. (3) R. Nelson, R. Wagenberg, W. Soderland, « The Political Thought of the Fathers of Confederation », communication présentée à lassemblée annuelle de lAssociation canadienne de science politique, Université du Nouveu-Brunswick, juin 1977. (4) W. et A. Durant, « The Lessons of History », New York, Simon and Schuster, 1968, p. 12. (5) Donald Creighton, « The Use and Abuse of History », Towards the Discovery of Canada, Toronto, Macmillan of Canada, 1972, p. 65-84. (6) Ibid., p. 69. (7) Ibid. (8) Ibid., p. 83. (9) Ibid., p. 69. (10) Archives publiques du Canada, Fonds Macdonald, vol. 158, p. 64011-64012. (Discours prononcé à Kingston en 1861.) (11) Ibid., p. 64121. (Discours prononcé devant lAssemblée législative en 1861.) (12) Débats parlementaires sur la question de la confédération des provinces de lAmérique britannique du Nord, Québec, Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 58; voir aussi p. 839. (ci-après Débats parlementaires.) (13) Ibid., p. 58. (14) Ibid. (15) Sir J. Pope, Memoirs of the Right Honourable Sir John Alexander Macdonald, Toronto, Oxford University Press, 1930, p. 616. (16) Archives publiques du Canada, Fonds Macdonald, vol. 158, p. 64123. (Discours prononcé devant lAssemblée législative en 1861.) (17) Débats parlementaires, p. 356. (18) Ibid. (19) Nelson et al. (1977), p. 6-7. (20) Ibid., p. 5-6. Voir aussi Débats parlementaires, p. 590-632. (21) P.B. Waite (éd.), The Confederation Debates in the Province of Canada 1865, Carleton Library Series no 2, Toronto, McClelland and Stewart, 1963, p. 95. (22) Ibid., p. 128. (23) Voir P.B. Waite, « The Political Ideas of John A. Macdonald », Les idées politiques des premiers ministres du Canada, M. Hamelin (éd.), Ottawa, Les Éditions de lUniversité dOttawa, 1969. Voir également T.W.L. MacDermott, « The Political Ideas of John A. Macdonald », Canadian Historical Review, no XIV, 1933. À lâge de cinq ans, Macdonald quitta Glasgow, en Écosse, pour venir au Canada. Sa famille sétablit à Kingston, où il fréquenta lécole primaire, et où il devait plus tard sétablir comme avocat. Il pratiqua le droit toute sa vie en sassociant à divers confrères, à Kingston jusquen 1874, puis à Toronto. Son cabinet soccupait surtout de droit commercial et avait pour principaux clients des entreprises et des hommes daffaires connus. Macdonald se lança en politique au niveau municipal à Kingston, où il fut élu conseiller municipal de 1843 à 1846. En 1844, à lâge de 29 ans, il fut élu député de Kingston à lAssemblée législative de la Province du Canada. (Pour un bon aperçu biographique, voir lEncyclopédie au Canada, tome 2, p. 1146.) (24) Débats parlementaires, p. 1000. (25) Globe, 12 avril 1853. (26) E.B. Biggar, Anecdotal Life of Sir John Macdonald, Montréal, John Lovell and Son, 1891, p. 64. (27) Pope (1930), p. 653. (28) Waite (1969), p. 52. (29) Ibid., p. 53. (30) Ibid., p. 54. (31) Louis Bredvold et R. Rose (éd.), The Philosophy of Edmund Burke, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1977, 0. 156. (32) Débats parlementaires, p. 1002. (33) Ibid. (34) Ibid., p. 1003. (35) Ibid., p. 1004. (36) Ibid., p. 32. (37) Ibid., p. 33. (38) Ibid., p. 36-37. (39) Ibid., p. 31. (40) Ibid., p. 487. (41) Ibid., p. 492. (42) Ibid., p. 502. (43) Ibid., p. 486. (44) Ibid., p. 495. (45) Ibid., p. 492. (46) Ibid., p. 495. (47) Ibid., p. 494. (48) Ibid., p. 487. (49) Ibid., p. 519. (50) Ibid., p. 496. (51) Ibid., p. 497. (52) Ibid., p. 498. (53) Ibid. (54) Ibid., p. 499. (55) Ibid. (56) Ibid., p. 502. (57) Creighton (1972), p. 72. (58) Ibid., p. 72-73. (59) G. Stevenson, Unfulfilled Union, Toronto, Macmillan of Canada, 1979, p. 28-29. (60) Ibid., p. 20-30. (61) Ibid., p. 40. (62) Nelson et al. (1977), p. 37. (63) Stevenson (1979), p. 34. (64) Nelson et al. (1977), p. 26. (65) Débats parlementaires, p. 864. Cité dans Nelson et al. (1977), p. 27. (66) Nelson et al. (1977), p. 29-30. (67) W.L. Morton, The Kingdom of Canada, Toronto, McClelland and Stewart, 1968, p. 320. (68) Creighton (1972), p. 74. (69) Ibid., p. 77. (70) Ibid., p. 77-78. (71) Ibid., p. 79. (72) Ibid., p. 80. (73) Ibid., p. 80-81. (74) Ibid. |