BP-244F

 

LE SÉNAT : NOMINATIONS EN VERTU DE
L'ARTICLE 26 DE LA LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1867

 

Rédaction :
Mollie Dunsmuir
Division du droit et du gouvernement
Août 1990


TABLE DES MATIÈRES

APERÇU

L’ÉVOLUTION HISTORIQUE DE L’ARTICLE 26

LES CIRCONSTANCES PERMETTANT D’INVOQUER L’ARTICLE 26

CONCLUSION


LE SÉNAT : NOMINATIONS EN VERTU DE L’ARTICLE 26 DE
LA LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1867

APERÇU

Les articles 26, 27 et 28 de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoient que la Reine peut nommer quatre ou huit sénateurs supplémentaires. Jusqu’en septembre 1990 toutefois, ce pouvoir n’avait jamais été exercé et certains se sont interrogés sur les circonstances qui permettraient que ces nominations soient faites convenablement.

Quand la Loi constitutionnelle de 1867 a été rédigée, on a longuement discuté de la nécessité d’inclure une disposition permettant au gouvernement en place de nommer des sénateurs supplémentaires pour se tirer de l’impasse en cas de divergences de vues irréconciliables entre la Chambre des communes et le Sénat. Sir John A. Macdonald s’opposait à l’idée et soutenait qu’une telle disposition permettant d’« innonder » le Sénat de sénateurs détruirait l’indépendance et l’utilité de cette institution. À la Conférence de Londres de 1866, pendant laquelle la loi fut rédigée, les autres délégués demeurèrent toutefois divisés sur la question.

Le gouvernement britannique tenait absolument à ce qu’une disposition de ce genre figure dans la loi, si bien que l’article 26 a fini par être rédigé et approuvé. Les délégués des colonies insistèrent cependant pour que les nominations supplémentaires tiennent compte de la représentation régionale, que leur nombre soit strictement limité et que la décision finale relève de la Couronne plutôt que du gouvernement en place. Le gouvernement britannique accepta ces restrictions, même s’il s’inquiétait un peu des deux dernières.

Avant les nominations faites récemment, un seul premier ministre avait, d’après les archives, tenté de recourir à l’article 26. En effet, en 1873, Alexander Mackenzie a demandé à la Couronne de nommer six sénateurs supplémentaires, mais le secrétaire de la colonie a refusé de présenter à Sa Majesté une recommandation en ce sens. Le comte de Kimberley a décidé que l’article 26 ne devait être invoqué que lorsque la gravité et la persistance d’un conflit d’opinions entre les deux Chambres paralyserait le gouvernement ou l’empêcherait de fonctionner. De plus, selon lui, il devait être au moins possible, si ce n’est probable, que les nominations supplémentaires dénouent l’impasse.

Étant donné que l’article 26 n’a pas été invoqué avant 1990, le mécanisme des nominations n’est pas tout à fait clair. On peut supposer qu’aucun des sénateurs supplémentaires ne peut venir de Terre-Neuve ni des Territoires, parce que ces régions ne sont pas incluses dans les divisions actuelles du Sénat. Nommer des sénateurs de l’Ontario semblerait assez simple, mais il faudrait réfléchir un peu dans le cas des divisions des Maritimes et de l’Ouest. Qu’arriverait-il si, par exemple, de nouveaux sénateurs provenaient du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse et que le prochain poste vacant se présentait à l’Île-du-Prince-Edouard? Conformément à l’article 27, le poste vacant de l’Île-du-Prince-Edouard ne pourrait être comblé tant que la représentation de la division des Maritimes ne serait pas revenue à 24 membres. De même, chaque sénateur du Québec représente un des 24 collèges électoraux, ce qui pourrait être difficile à concilier avec les articles 26 et 27.

Enfin, la question des nominations de sénateurs supplémentaires se complique du fait que l’article 26 confère ce pouvoir expressément à la Couronne, à l’insistance des délégués canadiens à la Conférence de Londres de 1866. Toutefois, depuis l’adoption du Statut de Westminster, en 1931, la Reine (ou le gouverneur général, en son nom) sont constitutionnellement tenus d’accepter l’avis de leurs ministres canadiens. Par conséquent, un pouvoir de nomination qui a été libellé en termes généraux, afin de permettre à la Reine de recevoir un conseil indépendant et d’agir en tant que dernier arbitre, relève maintenant du premier ministre en place.

L’ÉVOLUTION HISTORIQUE DE L’ARTICLE 26

Les dispositions constitutionnelles relatives à la structure et aux pouvoirs du Sénat n’ont pas été prises à la légère par les Pères de la Confédération. En réalité, l’un des délégués à la Conférence de Londres en 1866, au cours de laquelle la Loi constitutionnelle de 1867 a été rédigée, a déclaré par la suite que « cette question de la constitution du Sénat a pris plus de temps que toute autre aspect du projet de loi. [Nous] en avons certainement discuté pendant une semaine »(1).

Même si la possibilité d’une impasse entre les deux Chambres du Parlement a été envisagée pendant les négociations entre les colonies, aucune disposition n’a été prise dans les résolutions de Québec de 1864 en vue de la nomination de membres supplémentaires. Ces résolutions ont été convenues par les représentants de cinq colonies ¾ Canada (Haut et Bas), Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve ¾ même si seul le Canada s’est rendu jusqu’à l’approbation législative.

Quand John A. Macdonald, alors procureur général de l’Ouest, a présenté ces résolutions à l’Assemblée législative du Canada l’année suivante, il a expliqué en détail la relation entre les deux Chambres :

La disposition de la Constitution selon laquelle le Conseil législatif [Sénat] comprendra un nombre limité de membres, que chacune des grandes divisions nommera 24 membres et pas plus, empêchera la Chambre haute d’être écrasée par un gouvernement qui voudrait réaliser ses propres programmes ou plaire à ses propres partisans. [...] Il est fondé de croire que, parce que la Couronne n’a pas le droit de procéder à des nominations illimitées, il existe un risque d’impasse entre les deux branches de la législature, un risque que la Chambre haute tout à fait indépendante du souverain, de la Chambre basse et des conseillers de la Couronne puisse agir indépendamment et créer ainsi une impasse. Mais nous savons que cela ne se produit pas en Angleterre. La Chambre haute serait inutile si elle n’exerçait pas, quand elle le juge bon, le droit de s’opposer, de modifier ou de retarder un projet de loi de la Chambre basse. Elle n’aurait aucune utilité si elle se contentait de consigner les décrets de la Chambre basse. Elle doit être une Chambre indépendante, jouir de sa propre liberté d’action, car elle n’est utile en tant qu’organe de réglementation, qui étudie calmement les projets de loi présentés par la branche populaire et empêche leur adoption à la hâte ou peu réfléchie, mais elle ne s’opposera jamais aux volontés clairement exprimées et comprises de la population(2).

Même si Macdonald fondait ses arguments sur la faible probabilité d’une impasse, il se peut aussi que la décision de ne pas permettre de nominations supplémentaires, peu importe les circonstances, ait été influencée par les dangers de perturber l’équilibre fragile entre les intérêts régionaux, linguistiques et religieux dans la composition proposée du Parlement.

La première allusion à une disposition permettant de nommer des sénateurs supplémentaires en cas d’impasse semble se trouver dans une lettre adressée au gouverneur général Monck à la fin de 1864, au sujet des résolutions de Québec : « Le gouvernement de Sa Majesté désire vous informer sans délai de son approbation générale des travaux de la Conférence. Deux dispositions de grande importance semblent toutefois nécessiter des révisions »(3). L’une d’entre elles touche à la constitution du Conseil législatif : « Si les membres sont nommés à vie et que leur nombre est fixe, [y aura-t-il] des moyens suffisants de restaurer l’harmonie entre le Conseil législatif et l’Assemblée populaire? »(4).

Tout au long des débats, il semble que le gouvernement de Grande-Bretagne ait insisté pour qu’il existe un mécanisme quelconque permettant de dénouer une éventuelle impasse entre les deux Chambres. Au cours d’un débat au Sénat quelques années plus tard, M. R.D. Wilmot, qui faisait partie de la délégation du Nouveau-Brunswick à la Conférence de Londres de 1866, a décrit en détail les négociations au sujet de l’article 26(5). Les avis des délégués étaient assez également partagés au sujet de l’ajout, dans la Constitution, d’une disposition afin de dénouer une impasse. En trois occasions, les délégués en faveur des propositions de Québec ont eu gain de cause, et chaque fois, le président de la Conférence (sir John A. Macdonald) en a informé lord Carnarvon. À trois reprises, lord Carnarvon, secrétaire de la colonie, a indiqué qu’il préférait une disposition permettant de dénouer une impasse. Enfin, au milieu de débats interminables, les délégués ont adopté « l’article 26 comme soupape de sûreté en case d’impasse »(6).

En plus d’exprimer leurs divergences quant au principe en cause, les délégués ont également discuté de la forme exacte que devait prendre cette soupape de sûreté. Le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, en particulier, craignaient que des nominations supplémentaires ne permettent au Haut-Canada d’écraser les autres provinces. La solution a consisté à stipuler que les nominations supplémentaires devraient être réparties également entre les trois divisions, soit l’Ontario, le Québec et les Maritimes. Mais même cette solution n’a pas réussi à apaiser les craintes du Québec, étant donné qu’un sénateur devrait être nommé pour chacun des 24 collèges électoraux du Bas-Canada :

En accordant le pouvoir d’inonder le Conseil législatif de conseillers, on détruit son utilité. Le Bas-Canada insiste pour que chacune de ses division actuelles soit représentée au Conseil. En donnant au gouvernement central le pouvoir d’accroître le nombre, on change les proportions. Cette question a été réglée à la satisfaction des catholiques romains et des protestants, des Anglais et des Français(7).

Au début de janvier 1867, les délégués présentaient une nouvelle proposition. Il serait possible d’effectuer des nominations supplémentaires au Sénat, à condition que ces nominations soient réparties également entre les trois sections du Canada, quand le Sénat aurait rejeté une mesure financière une fois ou tout autre projet de loi trois fois et à condition que, à la troisième lecture à la Chambre des communes, une majorité de députés de deux des trois divisions se soient prononcés en faveur du projet de loi(8).

Dans un mémoire au Cabinet britannique, lord Carnarvon mentionnait deux autres conditions ajoutées par les délégués : que les nominations se fassent par la Couronne et non par le gouverneur général et que leur nombre ne dépasse pas six. Il ajoutait : « L’intervention de la Couronne est à mon avis une proposition douteuse, mais elle vise à vérifier la volonté populaire et l’action du gouvernement local et je ne vois comment nous pourrions nous y opposer »(9). Par conséquent, la troisième ébauche de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique se lit comme suit :

16. Lorsqu’une mesure financière adoptée par la Chambre des communes est rejetée par le Sénat pendant une session ou qu’un autre projet de loi adopté par la Chambre des communes est rejeté par le Sénat à trois reprises consécutives, et que le gouverneur général établit dans chaque cas que le projet de loi en question a été adopté à la majorité des voix dans deux des trois divisions du Royaume, Sa Majesté est autorisée à nommer des sénateurs supplémentaires, en maintenant la règle de l’égalité entre les trois divisions du Haut-Canada, du Bas-Canada et des Maritimes(10)

L’article suivant prévoyait que, dans le cas où le nombre de sénateurs aurait été accru de la sorte, aucune nomination supplémentaire ne pouvait, dans les conditions habituelles, être effectuée tant que le nombre de membres de chaque division n’était pas revenu à 24.

La quatrième ébauche du projet de loi simplifiait les dispositions relatives à la nomination des sénateurs supplémentaires :

20. Sur demande du gouvernement du Canada, Sa Majesté en conseil peut sanctionner la nomination de sénateurs supplémentaires, de manière à ce que le nombre total ne dépasse jamais vingt-huit membres, tout en maintenant la représentation proportionnelle de chacune des division. Dans le cas où un poste devient vacant après que la nombre de sénateurs a été porté à plus de soixante-douze, aucune nomination n’est effectuée sans l’approbation du gouvernement britannique tant que le nombre total ne sera pas réduite à soixante-douze(11).

La version finale des dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 permettant de dénouer une impasse se lit comme suit :

26. Si en aucun temps, sur la recommandation du gouverneur général, la Reine juge à propos d’ordonner que trois ou six membres soient ajoutés au Sénat, le gouverneur général pourrait, par mandat adressé à trois ou six personnes (selon le cas) ayant les qualifications voulues, représentant également les trois divisions du Canada, les ajouter au Sénat.

27. Dans le cas où le nombre des sénateurs serait ainsi en aucun temps augmenté, le gouverneur général ne mandera aucune personne au Sénat, sauf sur pareil ordre de la Reine donné à la suite de la même recommandation, tant que la représentation de chacune des trois divisions du Canada ne sera pas revenue au nombre fixe de vingt-quatre sénateurs.

28. Le nombre de sénateurs ne devra en aucun temps excéder soixante-dix-huit.

Le gouvernement britannique n’a probablement pas été très enchanté ni de la participation de la Couronne ni du nombre limité de sénateurs supplémentaires, mais le compromis semble avoir été la meilleure solution possible. En déposant l’Acte de l’Amérique du Nord britannique à la Chambre des lords de la Grande-Bretagne, lord Carnarvon a déclaré :

[Les sénateurs] seront nommés à vie par le gouverneur général en conseil. Mais comme il est évident que le principe des nominations à vie, conjugué à un nombre fixe de sénateurs, pourrait rendre une divergence d’opinions entre les deux Chambres presque insoluble pendant de nombreuses années, et qu’il pourrait entraîner ce que l’on appelle populairement une impasse législative, la Couronne est investie du pouvoir ¾ pouvoir qui, faut-il le préciser, ne serait exercé que dans des circonstances exceptionnelles et très graves ¾ de nommer six autres sénateurs, à condition que ces six sénateurs proviennent en nombre égal des trois divisions, afin de ne pas perturber leur importance relative, et que les prochains postes vacants ne soient pas comblés tant que le Sénat ne serait pas revenu à son nombre normal. Il convient peut-être de préciser que l’ajout de six sénateurs pourrait ne pas réussir à parer aux désaccords législatifs contre lesquels nous voulons nous protéger. Je suis libre d’avouer que j’aurais préféré une marge plus grande(12).

Au fur et à mesure que le Canada a grandi, les compromis établis avec soin pour dénouer une éventuelle impasse ont dû être modifiés afin de tenir compte de l’arrivée de nouvelles provinces. La loi de 1867 avait prévu le nombre de sénateurs qui serait accordé à Terre-Neuve et à l’Île-du-Prince-Édouard, si ces dernières adhéraient à l’Union par la suite(13), mais pas celui des provinces de l’Ouest. L’Île-du-Prince-Édouard aurait droit à quatre sénateurs, à inclure dans la division des Maritimes, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse abandonnant chacune deux sièges pour que le nombre de sénateurs de la division des Maritimes ne dépasse pas 24. Terre-Neuve aurait eu droit à quatre sénateurs, ne faisant partie d’aucune division. Selon sir John A. Macdonald :

Relativement parlant, [Terre-Neuve] n’a aucun intérêt en commun avec les autres provinces des Maritimes, mais elle a des intérêts et des revendications propres à défendre. Elle doit donc être traitée séparément et jouir d’une représentation distincte à la Chambre haute, ce qui crée une exception par rapport au principe de l’égalité établi entre les autres divisions(14).

Quand le Manitoba a été formé, en 1870, on lui a accordé deux membres au Sénat et on a prévu deux autres postes de sénateurs à mesure que la population grandirait. La Colombie-Britannique est entrée dans la Confédération canadienne en 1871 et a eu droit à trois sénateurs. L’Alberta et la Saskatchewan ont suivi en 1905 et ont eu droit à quatre sénateurs chacune et à deux autres sénateurs de plus après le recensement suivant. Enfin, en 1915, le Parlement a rationalisé la représentation des provinces de l’Ouest au Sénat en adoptant un amendement constitutionnel. Chacune des quatre provinces de l’Ouest avait désormais droit à six membres au Sénat, pour former une division de l’Ouest de 24 sénateurs, semblable aux divisions de l’Ontario, du Québec et des Maritimes(15). Le nombre de sénateurs était donc porté de 72 à 96.

Parce qu’il existait désormais quatre divisions au lieu de trois, le nombre de sénateurs pouvant être nommés en application de l’article 26 a été porté à quatre ou huit, au lieu de trois ou six. Le libellé de l’article 27 a été légèrement modifié lui aussi afin que, dans le cas où des sénateurs supplémentaires seraient nommés, aucun nouveau sénateur ne puisse être mandé pour représenter une division au Sénat tant que la représentation de cette division ne serait pas revenue à 24.

Le nombre de sénateurs auxquels Terre-Neuve a eu droit en entrant dans la Confédération a été porté de quatre à six, ce qui a porté à 102 le nombre total de sénateurs prévu par la Loi constitutionnelle de 1867, modifiée. Le nombre maximum de sénateurs permis si l’article 26 était invoqué a été porté à 110.

En 1975, la Constitution a été modifiée une fois de plus afin de permettre la nomination d’un sénateur du Yukon et d’un autre des Territoires du Nord-Ouest(16). Aucune autre modification de nature à changer la constitution du Sénat n’a été apportée depuis, et le nombre maximum de sénateurs s’établit comme suit :

21. Sujet aux dispositions de la présente loi, le Sénat se composera de cent quatre membres, qui seront appelés sénateurs.

28. Le nombre des sénateurs ne devra en aucun temps excéder cent douze.

Il existe quatre divisions au Sénat : l’Ontario, le Québec, les Maritimes, (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick et Île-du-Prince-Édouard) et les provinces de l’Ouest (Manitoba, Colombie-Britannique, Saskatchewan et Alberta). L’article 26 prévoit que la Reine peut nommer un ou deux membres supplémentaires pour chacune des divisions, si elle le juge à propos et sur recommandation du gouverneur général. Lorsque des nominations de ce genre sont effectuées, aucune autre nomination n’est permise dans l’une ou l’autre de ces quatre divisions, tant que le nombre de sénateurs n’est pas revenu au nombre de normal de 24 par division(17).

LES CIRCONSTANCES PERMETTANT D’INVOQUER L’ARTICLE 26

En 1873, le gouvernement Macdonald a démissionné à cause du scandale du Pacifique. Le gouvernement Mackenzie s’est emparé du pouvoir le 2 novembre 1873. Mackenzie prorogea le Parlement le jour même et le dissout le 2 janvier 1874. Le 22 janvier, les libéraux de Mackenzie étaient reportés au pouvoir, avec une écrasante majorité.

Entre temps, Mackenzie et son Cabinet avaient conseillé au gouverneur général et recommandé à la Reine, à la fin de décembre 1873, de nommer six sénateurs supplémentaires. Cette demande semble s’être accompagnée d’un mémorandum dans lequel le premier ministre décrivait ses raisons(18). Selon Mackenzie, l’article 26 avait pour objet d’« éviter les complications ou les contretemps possibles en donnant une certaine souplesse au système ». Mackenzie mentionne l’entente conclue entre les dirigeants des deux partis politiques avant la Confédération selon laquelle chaque parti nommerait la moitié des premiers sénateurs et fait observer que 29 des 31 sénateurs nommés depuis 1867 étaient d’allégeance conservatrice.

Même si Mackenzie n’est pas allé jusqu’à soutenir que les nominations au Sénat devaient maintenir le principe de l’égalité de la représentation entre les partis, il estimait important d’éviter de donner l’impression que le Sénat était « trop la création du gouvernement en place ». À cause de la disparité des nominations du gouvernement Macdonald, « des preuves assez claires justifient l’application des mesures de contrepoids prévues dans la Constitution ». En outre, les nominations supplémentaires garantiraient que les mesures gouvernementales seraient défendues efficacement au Sénat(19).

Le gouverneur général, lord Dufferin, a transmis la demande à lord Kimberley, secrétaire d’État aux colonies, le 26 janvier 1874, dès qu’il fut clair que Mackenzie avait remporté les élections. Le 18 février 1874, lord Kimberley répondit qu’il ne pouvait conseiller à Sa Majesté d’ordonner les nominations demandées. Il considérait la question « d’une importance considérable », mais estimait que l’intention des auteurs de l’article 26 avait été d’investir Sa Majesté du pouvoir de nommer des sénateurs supplémentaires afin de « préparer un moyen de mettre le Sénat d’accord avec la Chambre des communes, au cas d’un sérieux conflit d’opinions entre les deux Chambres ». Par conséquent, il ne pouvait être conseillé à Sa Majesté d’invoquer cet article, si ce n’est dans le cas où « un conflit viendrait à surgir entre les deux Chambres avec un tel caractère de gravité ou de persistance que le gouvernement se trouvât dans l’impossibilité de fonctionner sans l’intervention de Sa Majesté ¾ et où il serait démontré que la création limitée de sénateurs, autorisée par l’acte, pût offrir la solution de la difficulté »(20).

Les choses en seraient restées là, en apparence tout au moins, car la correspondance n’était pas rendue publique, n’eût été une remarque faite en passant par le gouverneur général en 1876. Lors d’une visite en Colombie-Britannique, lord Dufferin constata une insatisfaction considérable à l’endroit du Canada. La construction du chemin de fer du Pacifique avait été retardée et un projet de loi prévoyant la construction d’un chemin de fer d’Esquimalt à Nanaimo, pour compenser ces retards, avait été rejeté au Sénat. S’efforçant de rassurer les citoyens de la Colombie-Britannique que le gouvernement avait fait tout son possible pour faire adopter ces projets de loi, lord Dufferin fit la déclaration suivante, qui fut largement diffusée dans la presse :

Le lendemain [du rejet du projet de loi] je vis M. Mackenzie, et j’ai rarement rencontré un homme plus contrarié, plus déconcerté qu’il l’était en ce moment. Il alla même, dans cette entrevue, jusqu’à protester avec plus de chaleur qu’il n’en a mis, contre la décision du gouvernement anglais qui avait refusé, sur l’opinion des jurisconsultes de la Couronne, de lui permettre d’augmenter le nombre de sénateurs(21).

Par la suite, des motions ont été déposées à la Chambre et au Sénat pour demander la production de toute la correspondance relative à cette demande de sénateurs supplémentaires.

Ayant reçu ces documents, la majorité conservatrice au Sénat ne devait pas rester muette sur la question. Le 19 mars 1877, le Sénat adoptait une résolution exprimant combien elle appréciait la conduite du gouvernement de Sa Majesté « en refusant de conseiller un acte que ne justifiait aucune raison constitutionnelle ». Le Sénat fit également consigner son opinion sur l’utilisation convenable de l’article 26 :

Ce pouvoir serait exercé seulement dans le cas de grave éventualité politique, et dans le but de mettre un terme à des désaccords tels, entre le Sénat et l’autre Chambre, que tous les autres moyens eussent été reconnus impuissants à faire cesser; et

toute addition au nombre des sénateurs, prévue par les dispositions de la 26e section de l’Acte de l’Amérique britannique du Nord ¾ à moins d’être absolument nécessaire pour mettre le Sénat d’accord avec la Chambre des communes, en cas de conflit ayant un caractère réel de gravité et de persistance ¾ comporterait une atteinte à l’indépendance constitutionnelle du Sénat, et tendrait à déprécier son utilité comme partie constituante de la législature(22).

Cette intervention semble être la dernière documentation officielle concernant l’objet et l’utilisation convenable de l’article 26(23).

CONCLUSION

La plupart des observateurs conviennent que l’article 26 visait à être invoqué uniquement en cas de grave impasse entre les Chambres(24). En cas de collision des volontés de ce genre, il revenait à la Couronne de décider si les circonstances justifiaient le recours au mécanisme de dénouement des impasses.

Le premier ministre Mackenzie a essayé un autre moyen que l’article 26 en 1873 quand il a demandé à la Reine de nommer six sénateurs supplémentaires en invoquant comme motif que la disposition visait uniquement « à trouver un moyen d’éviter les complications ou les contretemps possibles en donnant une certaine souplesse au système ». Lord Kimberley, secrétaire de la colonie, rejeta la demande, ayant donné une interprétation plus étroite et plus classique à l’article en cause.

Mais au moins trois facteurs rendent une interprétation moderne de l’article 26 plus difficile que ne laisse croire l’histoire législative. Il y a d’abord et avant tout l’évolution du Canada, où le rôle de la Couronne a été réduit à celui d’un personnage constitutionnel décoratif agissant sur les conseils des ministres canadiens. Quand l’article 26 a été rédigé, les délégués ne voulaient pas d’une disposition permettant de dénouer les impasses de crainte que la nomination au Sénat de sénateurs supplémentaires par le gouvernement ne compromette le rôle d’arbitre permanent de la Couronne. Ce rôle ayant disparu, l’idée d’un tiers objectif effectuant une médiation entre la Chambre des communes et le Sénat, envisagé par les délégués à la Conférence de Londres, est disparue elle aussi.

Deuxièmement, le libellé de l’article 26 est assez large et, contrairement à une version antérieure, il ne contient aucun critère précis permettant de déterminer les situations où le pouvoir de nommer des sénateurs peut être invoqué. On peut supposer que les délégués ont estimé ces critères inutiles étant donné que le pouvoir ultime était investi à la Couronne et que, comme le déclarait lord Kimberley en 1874, la Reine n’interviendrait que dans les circonstances les plus graves. Mais en apparence, le premier ministre peut invoquer cet article en tout temps.

Troisièmement, même si l’article 26 fait partie du droit constitutionnel, il s’approche de très près des concepts associés habituellement à une convention constitutionnelle. Dans ce qui demeure l’article le plus approfondi sur la question, Eugene Forsey laisse entendre que le pouvoir de nommer des sénateurs supplémentaires repose sur des principes et des conventions qui « restent encore à établir, et qui devront être établis sans pouvoir s’inspirer de notre histoire ni de l’histoire britannique »(25).

Il fait remarquer, par exemple, qu’il existe des circonstances où un gouverneur général est autorisé à rejeter même les nominations au Sénat habituelles, par exemple, lorsqu’un gouvernement défait aux élections essaie de combler les postes vacants au Sénat avant que le nouveau gouvernement n’entre en fonction. Il indique aussi qu’il y a des moments où un gouvernement serait tout à fait en droit d’effectuer des nominations au Sénat en vertu de l’article 26 en l’absence de tout conflit d’opinions avec le Sénat, notamment si un gouvernement élu n’était nullement représenté au Sénat.

Malgré les observations qui précèdent, il semble clair qu’à l’origine, l’article 26 visait à fournir un mécanisme permettant de dénouer une impasse s’il devait se présenter des différences irréconciliables entre les deux Chambres. Le fait qu’une telle impasse ne soit pas présentée au cours des 120 premières années qui ont suivi la Confédération n’invalide ni le but de l’article 26 ne le recours à cet article dans des circonstances appropriées.


(1) Débats du Sénat, 19 mars 1877, p. 202 (M. Wilmot).

(2) Canada, Législature, Parliamentary Debates on the Subject of Confederation, Hunter, Rose & Co., Québec, 1865, p. 36 (traduction).

(3) G.P. Brown (éd.), Documents on the Confederation of British North America, Toronto, The Carleton Library, No. 40, McClelland and Stewart, 1969, p. 171 (traduction). Le premier problème mentionné concerne les prérogatives de la Couronne au sujet du pardon.

(4) Ibid. (traduction).

(5) Débats du Sénat, 19 mars 1877, p. 203-204.

(6) Ibid., p. 203.

(7) Brown (1969), p. 212 (traduction).

(8) Ibid., p. 283 (traduction)

(9) Ibid., p. 264 (traduction).

(10) Ibid., p. 268 (traduction).

(11) Ibid., p. 283 (traduction).

(12) Cité par le sénateur MacPherson au Sénat (Débats du 19 mars 1877, p. 215-216). Lord Carnarvon soulignait également, comme l’avait fait sir John A. Macdonald dans les délibérations de 1865, la possibilité d’un roulement élevé des sénateurs, en dépit des nominations à vie : en 1856, 42 membres nommés ou à vie du Conseil législatif du Canada qui exsitait avant la Confédération avaient répondu à l’appel. En 1862, il n’en restait plus que 42 et, en 1864, selon sir John A., plus que 21. L’idée, que « six membres supplémentaires [...] s’ajoutant à une modification si importante et si fréquente de la composition du Sénat [suffirait] à maintenir l’harmonie législative entre les deux Chambres », ne semble pas avoir été acceptée avec beaucoup d’enthousiasme par l’un ou l’autre des deux camps dans les délibérations du Sénat.

(13) Loi constitutionnelle de 1867, article 147.

(14) Parliamentary Debates, 1865, p. 35 (traduction).

(15) Acte constitutionnel de 1915, 5-6 Geo. V, c. 45 (U.K.) Act. L’article 22 de la Loi constitutionnelle de 1867, modifiée, créait les divisions du Sénat.

(16) Loi constitutionnelle (no 2), 1975, S.C. 1974-75-76, c. 53.

(17) L’article 27 prévoit que l’article 26 peut être de nouveau invoqué à condition que le nombre de sénateurs ne dépasse pas 112. Les circonstances dans lesquelles un tel geste pourrait être posé sont toutefois obscures.

(18) Les circonstances entourant la demande et les documents d’accompagnement sont exposés en détail dans deux articles d’Eugene Forsey : « Alexander Mackenzie’s Memoranda on the Appointment of Extra Senators, 1873-74 », 27 Canadian Historical Review (1946), p. 189-194; et « Appointment of Extra Senators Under Section 26 of the British North America Act », 12 Canadian Journal of Economics and Political Science (1946), p. 159-167.

(19) Quand la question a été débattue par la suite, les conservateurs ont prétendu que six ou sept des quelque 32 nominations postérieures à la Confédération avaient été des nominations libérales (Débats du Sénat, 19 mars 1877, p. 210).

(20) Sénat, Journaux, 1877, p. 77.

(21) Chambre des communes, Débats. 1er mars 1877, p. 366.

(22) Sénat, Journaux, 19 mars 1877, p. 130 et Débats, 19 mars 1877, p. 194.

(23) A.B Keith laisse entendre que sir Wilfrid Laurier aurait peut-être demandé non officiellement s’il pouvait effectuer des nominations supplémentaires, mais il n’indique pas sa source d’information : « Sir Wilfrid Laurier aurait aimé faire appliquer les dispositions prévues en cas d’impasse, mais sa demande non officielle en Angleterre en 1990 lui confirma que cette faveur ne lui serait pas accordée ». Responsible Government in the Dominions, Clarendon Press, Oxford, 1928, vol. 1, p. 463.

(24) Par exemple, W.R. Riddell, The Canadian Constitution in Form and Fact, New York, Columbia University Press, 1923, p. 24; J.G. Bourinot, Parliamentary Procedure and Practice, Montréal, Dawson Brothers, 1892, p. 141; A.B. Keith, Imperial Unity in the Dominions, Oxford, Clarendon Press, 1916, p. 392; R. MacGregor Dawson, Democratic Governement in Canada, University of Toronto Press, 1949, p. 63.

(25) Forsey, « Appointment of Extra Senators under Section 26... » (1946), p. 166 (traduction).