BP-259F

L'APPLICATION DES DISPOSITIONS
DE LA LOI SUR LE DIVORCE AUX PENSIONS
ALIMENTAIRES : UNE NOUVELLE ORIENTATION

 

Rédaction :
Kristen Douglas
Division du droit et du gouvernement
Mai 1991
Révisé en juin 1993


 

TABLE DES MATIÈRES

 

CONTEXTE

LA COMPÉTENCE FÉDÉRALE EN MATIÈRE DE PENSIONS ALIMENTAIRES

LES CRITÈRES PRÉVUS PAR LA LOI SUR LE DIVORCE

ORDONNANCES PROVISOIRES

MODIFICATION

LA « TRILOGIE » D'ARRÊTS DE LA COUR SUPRÊME

LA SITUATION ACTUELLE

STORY C. STORY

LINTON C. LINTON

MOGE C. MOGE

CONCLUSION


L’APPLICATION DES DISPOSITIONS
DE LA LOI SUR LE DIVORCE AUX PENSIONS
ALIMENTAIRES : UNE NOUVELLE ORIENTATION

 

Au cours des dernières décennies, des changements considérables se sont produits dans le domaine de la législation régissant les pensions alimentaires au Canada. Les assemblées législatives et les tribunaux ont dû faire face à des changements sociaux, plus particulièrement aux attitudes nouvelles vis-à-vis des femmes et de leurs rôles dans la société ainsi qu’aux conséquences financières de ces attitudes et de ces rôles. Dans certains cas, les juges ont essayé de reconnaître les femmes comme membres à part entière de la société en utilisant des méthodes qui ont créé des difficultés financières tant pour les femmes que pour leurs enfants. Dans le présent document, nous examinons les références les plus récentes sur cette question ainsi que les questions fondamentales avec lesquelles les juges et les législateurs canadiens sont actuellement aux prises.

CONTEXTE

Avant 1968, seules les femmes pouvaient demander une pension alimentaire en vertu de la Loi sur le divorce et une femme n’y avait pas droit s’il était prouvé qu’elle était coupable d’adultère. En ne permettant pas aux maris d’intenter une action pour recevoir une pension alimentaire, le Parlement établissait clairement sa position au sujet des rôles assumés par les époux pendant le mariage. Cet aspect de la loi a été modifié par la Loi sur le divorce de 1968 (S.C. 1967-1968, c. 24) qui permettait à l’un ou l’autre des époux de demander l’aide financière de l’autre. D’après cette loi, la conduite du requérant restait un facteur à prendre en considération quant à l’attribution d’une pension alimentaire au conjoint, mais pas aux enfants.

La Loi sur le divorce de 1985 (L.R.C. 1985, c. D-3.4) a éliminé le lien entre la conduite des parties et le droit de l’un ou l’autre des époux à une pension alimentaire. Des ajustements analogues ont été apportés à la législation matrimoniale provinciale dans l’ensemble du Canada. Ces modifications apportées aux lois constituaient une reconnaissance, peut-être prématurée, de la transformation des rôles des hommes et des femmes au sein du mariage; elles tenaient compte de la possibilité qu’un époux puisse être financièrement dépendant de son épouse et visaient à faire en sorte que la loi soit appliquée indépendamment du sexe des personnes en cause. Même si ces changements répondaient bien aux attentes des partisans de l’égalité des femmes, dans les faits, la situation n’a pas évolué aussi rapidement que dans les lois. Le taux de présence des femmes sur le marché du travail a augmenté, mais partout au Canada, les femmes continuent d’assumer la presque totalité des tâches ménagères et des soins à donner aux enfants, et, en moyenne, les femmes qui occupent un emploi rémunéré reçoivent un salaire qui n’est que les deux tiers de celui des hommes. Dans la plupart des cas, les juges ne se sont mis que lentement à appliquer les mêmes critères aux deux membres d’un couple en instance de divorce, ce qui a peut-être fait en sorte que l’effet du changement législatif ne s’est fait sentir que progressivement. Quoi qu’il en soit, ce changement a eu pour effet d’exacerber les difficultés financières auxquelles font face de nombreuses femmes divorcées et séparées au Canada.

Le rapport du Conseil national du bien-être paru en 1979 et intitulé La femme et la pauvreté a été remis à jour en 1990 sous le titre La femme et la pauvreté, dix ans plus tard. Dans ce rapport, il est fait spécifiquement état des changements apportés à la législation sur le divorce et les biens matrimoniaux ainsi que des autres modifications législatives qui ont transformé la situation des femmes au cours des années 80. Il est fait mention d’un « état de fait scandaleux », à savoir que, malgré les importants changements apportés aux lois, la proportion des femmes chez les pauvres du Canada n’a guère changé. Les familles monoparentales ayant une femme pour chef de famille constituent le groupe le plus exposé à la pauvreté au Canada : 57 p. 100 d’entre elles vivent en dessous du seuil de pauvreté.

L’échec d’un mariage a des conséquences plus fâcheuses pour les femmes et les enfants que pour les hommes. Il a été établi que les pensions alimentaires insuffisantes accordées aux épouses et aux enfants par les tribunaux et les difficultés à faire respecter les jugements correspondants sont les principales causes de la pauvreté de bon nombre de femmes et de leurs enfants. Des avocats ont signalé que c’est parce qu’on s’attendait que par suite de l’adoption de la Loi sur le divorce de 1985, les épouses deviendraient plus rapidement autonomes après la rupture du mariage, que cette loi a eu des effets économiques brutaux et inéquitables.

LA COMPÉTENCE FÉDÉRALE EN MATIÈRE DE PENSIONS ALIMENTAIRES

La question des pensions alimentaires est régie par une loi fédérale, la Loi sur le divorce, plutôt que par une loi provinciale, quel que soit l’endroit où un jugement de divorce est rendu ou a été rendu antérieurement. Les lois provinciales ne s’appliquent qu’aux demandes de pension alimentaire présentées par des personnes cohabitant sans être mariées et aux époux mariés qui n’ont pas divorcé et ne cherchent pas à le faire. En plus du jugement de divorce mettant un terme au mariage, la Loi sur le divorce prévoit deux types de « mesures accessoires » : la pension alimentaire et la garde des enfants.

Pour qu’il puisse y avoir demande de divorce en vertu de la Loi sur le divorce, il faut que le mariage se soit soldé par un échec. Cet échec est défini comme la séparation des parties (pendant au moins un an avant que le jugement de divorce puisse être prononcé), l’adultère ou la cruauté. Ce n’est que lorsque ce critère est satisfait qu’une demande de pension peut être présentée en vertu de la Loi. La Loi définit l’époux comme étant soit l’homme, soit la femme d’un couple uni par les liens du mariage. Une demande de pension alimentaire ne peut être présentée par un époux en vertu de la Loi sur le divorce qu’en tant que mesure accessoire à la demande de divorce (à moins que le divorce ait déjà été prononcé) et elle ne peut être accordée qu’une fois le divorce prononcé. La Loi sur le divorce prévoit bien la possibilité d’une ordonnance alimentaire provisoire pour la durée de la procédure de divorce, mais si celui-ci n’est pas prononcé, aucune pension alimentaire permanente ne sera accordée.

À la différence de la plupart des lois provinciales en matière de droit de la famille, la Loi sur le divorce ne prévoit aucune date limite pour la présentation d’une demande de pension alimentaire. Toutefois, le requérant peut fort bien être tenu de justifier tout long retard dans la présentation de sa demande. En l’absence d’une explication satisfaisante, le requérant pourrait se voir refuser une pension alimentaire.

LES CRITÈRES PRÉVUS PAR LA LOI SUR LE DIVORCE

L’ancienne Loi sur le divorce prévoyait que, pour déterminer le montant du soutien financier devant être payé au conjoint à charge, le tribunal devait appliquer le critère suivant : le tribunal ordonnera une pension alimentaire d’un certain montant « s’il l’estime juste et approprié, compte tenu de la conduite des parties ainsi que de l’état et des facultés de chacune d’elles et des autres circonstances dans lesquelles elles se trouvent ». Les arrêts rendus en vertu de la Loi sur le divorce de 1968, souvent influencés par les dispositions plus détaillées des lois provinciales en matière de droit de la famille, établirent peu à peu des principes plus précis.

Les paragraphes 15(5) et (7) de la Loi sur le divorce de 1985 présentent des critères beaucoup plus détaillés, codifiant dans une certaine mesure l’évolution de la jurisprudence à laquelle avait donné lieu la loi précédente.

15(5) En rendant une ordonnance conformément au présent article, le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chacun des époux et de tout enfant à charge qui fait l’objet d’une demande alimentaire, y compris :

a) la durée de la cohabitation des époux;

b) les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle-ci;

c) toute ordonnance, entente ou autre arrangement alimentaire au profit de l’époux ou de tout enfant à charge.

15(7) L’ordonnance rendue pour les aliments d’un époux conformément au présent article vise :

a) à prendre en compte les avantages ou inconvénients économiques qui découlent pour les époux du mariage ou de son échec;

b) à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin des enfants à charge, en sus de l’obligation financière dont il est question au paragraphe (8);

c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;

d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun d’eux dans un délai raisonnable.

Le paragraphe 15(6) prévoit expressément que les fautes éventuellement commises par l’un des époux ne seront pas prises en considération. En s’écartant du critère des moyens et des besoins et en adoptant au contraire ceux qui figurent aux paragraphes 15(5) et (7), les dispositions de la nouvelle Loi sur le divorce relatives à la pension alimentaire constituent un changement considérable. Prises globalement, ces nouvelles dispositions permettent au tribunal d’évaluer les conditions propres à chaque affaire ainsi que la nature de chaque famille et de chaque relation matrimoniale. L’alinéa 15(7)d) enchâsse l’objectif législatif de l’indépendance économique, ce qui a entraîné certains des effets prêtant le plus à controverse et qui a fait naître la théorie de la « rupture nette » en matière de droit relatif aux pensions alimentaires, le critère de la « raison fondée en droit » et celui du « lien de causalité » pour les litiges matrimoniaux.

Ces critères, qui ont servi à limiter les droits des époux à charge cherchant à obtenir une pension alimentaire à long terme ou permanente, ont commencé à s’élaborer il y a près d’une décennie, mais ils ont été renforcés en 1987 par trois arrêts de la Cour suprême du Canada. Avant cette date, il y avait déjà au Canada des éléments favorisant l’idée de ne pas accorder une ordonnance alimentaire à un conjoint si celle-ci devait s’appliquer après l’expiration de tout lien existant entre le mariage et la capacité de l’époux ou, plus fréquemment, de l’épouse, à subvenir à ses propres besoins. En d’autres termes, un conjoint à charge était tenu de présenter une raison fondée en droit relativement à son besoin de recevoir une aide financière de son conjoint pour que ce droit lui soit reconnu. Dans Messier c. Delage, [1983] 2 R.C.S. 401, la Cour suprême du Canada a établi que le fait d’être marié ne donnait pas à l’époux à charge un droit à une pension alimentaire. Aucun lien n’existant entre le mariage et le fait que l’épouse était en chômage, une augmentation du montant de la pension alimentaire n’était pas justifiée. Cette affaire illustre également le point de vue des juges suivant lequel la pension alimentaire est une affaire privée entre les époux, point de vue qui a limité encore plus l’application du critère de la « raison fondée en droit ».

ORDONNANCES PROVISOIRES

Le conjoint demandant une pension alimentaire peut solliciter une ordonnance provisoire après le commencement de l’action en divorce. Une ordonnance provisoire est temporaire et elle n’est valable que jusqu’à ce que le tribunal rende une autre décision à son sujet ou prononce son jugement (qui constitue l’ordonnance définitive) au sujet de l’action intentée devant lui. La jurisprudence en matière d’ordonnances provisoires est actuellement en pleine évolution, et les tribunaux règlent des questions telles que celle de savoir si le critère du lien de causalité est applicable à un stade intermédiaire de la procédure et, si tel est le cas, si c’est au conjoint demandant la pension qu’il incombe de prouver un lien de causalité ou si c’est le conjoint qui verserait la pension qui doit prouver l’inexistence d’un tel lien. Certains arrêts ont établi que, en matière d’ordonnance provisoire, le critère à retenir est celui des moyens et des besoins, la prise en considération de la demande de pension alimentaire n’étant rejetée que si un jugement antérieur ou une convention préalable suppriment clairement tout droit à une telle pension.

MODIFICATION

La question du droit d’un époux à une pension alimentaire se pose souvent dans le contexte d’une demande de modification d’une ordonnance existante. Un ex-époux à charge peut demander la modification d’une ordonnance du tribunal ou d’une convention de séparation, et le tribunal doit alors déterminer dans quelle mesure les dispositions correspondantes doivent ou non être considérées comme définitives. L’article 17 de la Loi sur le divorce de 1985 permet au tribunal de modifier une ordonnance alimentaire à la demande des ex-époux ou de l’un d’eux. Les critères et les objectifs d’une ordonnance modificative sont énoncés aux paragraphes 17(4), (7) et (8).

Avant de procéder à toute modification, le tribunal doit d’abord s’assurer qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, dans la situation de l’un ou l’autre des ex-époux. On a interprété le paragraphe 17(4) comme exigeant que le tribunal s’assure qu’un tel changement est bien survenu avant de décider de faire usage de son pouvoir discrétionnaire en faveur d’une telle modification. Le tribunal doit tenir compte des changements intervenus de façon générale dans la vie des parties et non pas de changements mineurs laissant les parties dans une situation financière ne différant guère de ce qu’elle était au moment où a été accordé le jugement de divorce. Il doit aussi prendre en considération les objectifs énoncés au paragraphe 17(7).

Récemment encore, le critère qu’utilisaient les tribunaux pour déterminer si le changement était suffisant pour justifier une modification était celui que prévoyait la Loi sur le divorce de 1968. Le changement devait être « catastrophique, radical et imprévu ». Dans des affaires plus récentes, il a été requis que le changement soit catastrophique, radical, imprévu et qu’il ait un lien de causalité avec le mariage, surtout dans le cas où la demande de modification était présentée alors qu’il existait une convention de séparation antérieure au jugement de divorce.

LA « TRILOGIE » D’ARRÊTS DE LA COUR SUPRÊME

La Cour suprême s’est prononcée le 4 juin 1987 sur une « trilogie » d’affaires relatives aux pensions alimentaires, soit les affaires Pelech, Caronet et Richardson. Ces affaires portaient sur la portée de l’examen par voie d’appel en matière de droit de famille, sur les facteurs régissant les demandes de pension alimentaire et sur les objectifs de la législation pertinente.

Dans l’affaire Pelech (Pelech c. Pelech, (1987) 7 R.F.L. (3d) 225), les parties étaient divorcées depuis 1969; en 1982, Mme Pelech a sollicité une modification de l’ordonnance alimentaire en vertu de l’article 11 de la Loi sur le divorce de 1968. Ayant épuisé ses droits à une pension, et étant incapable de travailler pour cause de graves problèmes physiques et psychologiques, Mme Pelech recevait des prestations d’aide sociale au moment de sa demande. Par contre, les avoirs de M. Pelech étaient, depuis le divorce, passés de 128 000 $ à 1 800 000 $.

Madame le juge Bertha Wilson, en énonçant le jugement unanime de la Cour (même si le juge La Forest décida d’exposer séparément ses propres raisons), a accordé la préférence au caractère définitif du règlement des affaires financière des ex-époux plutôt qu’à la nécessité de compenser l’inégalité systémique entre les deux sexes. Selon le juge Wilson, « lorsque les parties ont d’elles-mêmes, librement et après avoir bénéficié des services de conseillers juridiques indépendants, négocié une convention sur la façon de régler leurs affaires financières au moment de la rupture de leur mariage, et que cette convention n’est pas lésionnaire au sens du droit positif, elle devrait être respectée ». Elle a reconnu le droit de toute personne à mettre un terme à ses liens avec une autre et déclaré que la responsabilité financière accompagnant le mariage ne devait pas être considérée comme continuant indéfiniment dans l’avenir.

Dans son arrêt Pelech, le tribunal a établi la nécessité de prouver un lien de causalité entre le changement des circonstances et le mariage avant qu’un tribunal n’ait à intervenir et à annuler ou modifier une convention conclue par les parties. Cette décision a eu pour effet d’ajouter cette troisième étape à la procédure de modification de l’article 17 de la Loi sur le divorce de 1985, les deux premières étapes étant la constatation qu’un changement est intervenu dans les circonstances et la constatation que ce changement n’était pas prévu au moment où la convention avait été conclue.

Dans l’affaire Caron c. Caron, (1987) 7 R.F.L. (3d) 274, la convention de séparation des parties prévoyait que le paiement de la pension alimentaire cesserait si l’épouse cohabitait avec un autre homme; celle-ci demanda au tribunal de rétablir cette pension alimentaire que le mari avait cessé de lui verser comme l’y autorisaient les termes de la convention de séparation. Cette dernière contenait une clause, relative à un changement radical de circonstances qui permettait au tribunal de ne modifier que le montant de la pension (et non pas le droit proprement dit à celle-ci). Le tribunal ayant jugé que le droit à une pension s’était éteint en vertu d’un facteur dont il avait été expressément tenu compte dans la convention et qui n’était pas rattaché au mariage par un lien de causalité (la cohabitation de l’épouse avec un autre homme), il a estimé qu’il n’était pas habilité à rétablir la pension. À la différence d’une modification du montant de la pension, le rétablissement de celle-ci interdit par la convention de séparation.

La demande de pension alimentaire présentée par l’épouse a également été rejetée dans l’affaire Richardson c. Richardson, (1987) & R. F.L. (3d) 304; l’épouse cherchait à obtenir un divorce et une ordonnance alimentaire contrairement à la convention intervenue dans le cadre d’une procédure antérieurement engagée en vertu de la Loi portant réforme du droit de la famille. Madame le juge Wilson, rédigeant le jugement au nom de la majorité, a énoncé qu’un tribunal ne pouvait passer outre aux dispositions relatives à la pension alimentaire contenues dans une convention valide que dans le cas d’un changement radical de circonstances découlant d’un état de dépendance économique engendré par les liens du mariage. Même si l’épouse était tributaire de l’aide sociale au moment de son action en divorce, ce fait n’a pas été considéré comme justifiant par lui-même une modification de la convention.

Le juge La Forest a présenté une opinion dissidente dans l’affaire Richardson, déclarant que les parties à une action en divorce ne peuvent pas écarter la compétence d’une juge relativement à l’attribution d’une pension alimentaire à un conjoint en cas de divorce. Il s’est dit d’avis que, même si la convention était un facteur important devant être pris en considération, elle ne liait pas le juge de première instance.

Même s’ils n’étaient pas à l’origine de la théorie de la « rupture nette » pour ce qui a trait au droit relatif aux pensions alimentaires et au critère du lien de causalité, les arrêts rendus par la Cour suprême dans les trois affaires dont il vient d’être question ont été considérés comme ayant jeté les bases de cette théorie et ils ont fait jurisprudence. Dans ses commentaires sur l’affaire Pelech (7 R.F.L. (3d) 226), le professeur James McLeod a souligné l’importance du « progrès » représenté par ces arrêts et il a avancé que le raisonnement employé dans les trois affaires n’aurait pas seulement une influence sur les demandes de modification mais également sur les demandes initiales de pension alimentaire. Selon lui, ces affaires ont établi un modèle en matière de pension alimentaire qui souligne la « nature individuelle » de l’obligation d’apporter un soutien alimentaire, soulignant l’idée que les parties contractent et dissolvent librement un mariage et qu’elles négocient leurs propres ententes sur un pied d’égalité.

L’application du critère du lien de causalité aux demandes initiales de pension alimentaire a suscité des controverses dans l’ensemble du Canada depuis la publication des arrêts rendus dans les trois affaires susmentionnées, surtout dans le cas des mariages traditionnels de longue durée. Dans de tels mariages, il est difficile de justifier l’application du modèle individuel du mariage et de l’échec du mariage, étant donné surtout le cas bien réel des femmes qui sont financièrement à la charge de leur mari et des femmes pour lesquelles la notion d’indépendance paraît irréaliste. Étant donné les conditions économiques auxquelles font face les femmes qui ont été absentes du marché du travail pendant de nombreuses années, les tribunaux se sont mis à considérer la notion d’« indépendance » comme correspondant à un simple niveau de survie. Si une épouse gagne un revenu correspondant au seuil de pauvreté, souvent considéré comme suffisant pour mettre un terme au versement d’une pension alimentaire, un tel revenu est sans commune mesure avec le niveau de vie dont elle jouissait avant la séparation et avec celui de son ex-mari dont la richesse matérielle a dans la plupart des cas considérablement augmenté après la séparation.

Les décisions brutales consécutives à l’application du principe de la rupture totale même dans le cas d’un mariage traditionnel de longue durée ne se sont pas limitées aux affaires jugées par les tribunaux. Dans de nombreux autres cas, des avocats ont recommandé à leurs clients des ententes à l’amiable, ce qui reflétait leur incertitude quant à la décision que pourrait prendre un tribunal au sujet du montant et de la durée d’une pension alimentaire. Il en est même allé ainsi dans des cas où l’épouse n’avait que fort peu de chances de pouvoir subvenir à ses propres besoins. De nombreuses conventions négociées depuis 1987 portent donc l’empreinte du critère brutal du lien de causalité.

LA SITUATION ACTUELLE

Dans un discours-programme prononcé lors d’une réunion du National Family Law Program à Calgary le 2 juillet 1990 (Revue canadienne de droit familial, vol. 9, automne 1990, p. 33), madame le juge Beverley McLachlin a parlé de la controverse relative au droit en matière de pension alimentaire. Malgré son appui à la réforme du droit matrimonial survenue au cours des années 80, la juge McLachlin a dit que la législation a changé trop vite et qu’elle est en avance sur la situation réelle des hommes et des femmes dans la société canadienne d’aujourd’hui.

Selon elle, la nouvelle législation « visait à encourager l’indépendance et l’autonomie après la séparation » et à permettre ainsi aux parties d’être financièrement indépendantes aussi rapidement que possible pour mettre un terme à leurs liens mutuels. D’après la juge McLachlin, les arrêts rendus par la Cour suprême dans les trois affaires susmentionnées ont été le reflet de ces valeurs. L’arrêt Pelech a souligné le caractère individuel des parties : elles sont libres d’agir, de négocier, de revendiquer ou d’aliéner leurs droits et de choisir leurs propres solutions. Ces valeurs, qui privilégient par dessus tout la souveraineté de chaque époux, conviennent au modèle du mariage considéré comme une « co-entreprise », lequel est fondé sur l’hypothèque que les hommes et les femmes sont égaux dans leurs activités d’ordre économique. Même si cette égalité représente un idéal, elle est « tragiquement fausse pour un grand nombre de femmes dans notre société ».

Comme l’a fait remarquer la juge McLachlin, le principe de la rupture, nette ne convient pas aux mariages traditionnels de longue durée, qu’elle a appelé modèle de l’« union pour la vie ». Les Canadiennes ne jouissent pas toutes de l’égalité salariale, surtout celles qui sont depuis longtemps absentes du marché du travail. Ce fait ébranle la validité de l’hypothèse, adoptée dans les trois affaires susmentionnées, de la négociation à armes égales entre les époux qui se séparent. Les tribunaux ne devraient donc pas, selon elle, se laisser limiter par des « stéréotypes libéraux inapplicables », mais plutôt constater qu’il y a « inégalité réelle » quand celle-ci existe.

La suggestion suivant laquelle les tribunaux devraient évaluer individuellement les réalités économiques auxquelles fait face chaque couple en train de se séparer nous permet d’œuvrer à la création d’une société assurant l’égalité économique sans pénaliser injustement ceux qui n’en profitent pas. Des affaires qui ont dernièrement fait jurisprudence appuient la notion suivant laquelle une pension alimentaire doit être déterminée en fonction de la situation propre à chaque mariage et à chaque séparation.

STORY C. STORY

La Cour d’appel de Colombie-Britannique s’est penchée sur l’application du critère du lien de causalité dans l’affaire Story c. Story ((1989) 23 R.F.L. (3d) 225). Les parties, qui étaient mariées depuis 18 ans, avaient deux enfants et avaient vécu dans une union traditionnelle, en ce sens que la femme avait quitté son emploi en se mariant et s’était occupée de la gestion du foyer et des soins aux enfants pendant tout le temps qu’a duré la cohabitation. Le mari occupait un emploi rémunéré. Un jugement conditionnel de divorce a été prononcé en 1985, mettant un terme au mariage et prévoyant une pension alimentaire pour l’épouse ainsi que pour les enfants. En 1988, le mari a demandé à pouvoir cesser de verser une pension à son épouse ou à faire modifier l’ordonnance pour qu’elle prévoie une date d’expiration. Il était clair à ce moment-là que l’épouse ne pouvait travailler en raison de la maladie mentale dont elle avait souffert pendant toute la durée du mariage.

Lorsque la demande de modification présentée par le mari a été étudiée par la Cour d’appel de Colombie-Britannique, le fait qu’elle ait été présentée en vertu de l’article 17 de la Loi sur le divorce (parce qu’il s’agissait d’une modification et non d’une demande initiale) s’est avéré important. Le juge en chef McEachern a déclaré que le caractère vraisemblablement permanent, désormais établi, du handicap de Mme Story ne constituait pas un changement de circonstance suffisant pour permettre une modification de l’ordonnance alimentaire. Il a examiné les raisons prévues à l’article 15 de la Loi pour l’attribution d’une pension alimentaire et signalé que l’échec du mariage avait entraîné de graves inconvénients économiques pour l’épouse. Il a déclaré que l’élément le plus important de cette affaire n’était pas la maladie mentale de Mme Story mais sa « dépendance économique consécutive à un manque de formation et d’expérience professionnelle antérieur au mariage et à son rôle de ménagère pendant une période aussi longue ».

En commentant l’affaire Story dans un article paru dans la Revue canadienne de droit familial (vol. 9, 1990, p. 143), madame le juge Proudfoot, de la Cour d’appel de Colombie-Britannique, a rejeté l’idée voulant que l’insistance sur la responsabilité individuelle et sur la rupture des relations entre d’anciens époux constitue un progrès en matière d’égalité entre les sexes. Elle a signalé que cette insistance « se traduit souvent par une incapacité à se rendre compte des obstacles que rencontrent beaucoup d’ex-épouses sur la voie de leur indépendance financière » (p. 151). Le juge Proudfoot a proposé que, au lieu d’insister sur les avantages que tirent les parties d’une cessation immédiate de leurs liens et de leurs obligations, on tienne mieux compte du handicap économique dont souffrent de nombreuses femmes qui assument le rôle de ménagères et que l’on reconnaisse les avantages dont elles font ainsi bénéficier leur mari.

LINTON C. LINTON

L’application du principe de la « rupture nette » en matière de pension alimentaire a également été affaiblie ou supprimée en Ontario à la suite de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Linton c. Linton (1990) 1 O.R. (3d) 1). Les Linton se sont séparés après 24 ans de mariage et ont divorcé six ans plus tard. Au moment du procès, Mme Linton gagnait 17 000 $ comme secrétaire et M. Linton gagnait environ 140 000 $ comme cadre supérieur dans une grande entreprise. Mme Linton avait travaillé au foyer jusqu’à l’entrée à l’école de tous les enfants du couple.

La Cour d’appel a examiné en détail les arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires constituant la « trilogie » ainsi que les décisions rendues ultérieurement en Ontario. Les objectifs qu’avait le Parlement en promulguant la Loi sur le divorce de 1985 ont également été discutés en détail. Le juge Osborne, rédigeant le jugement unanime de la Cour, a énoncé que le système de pension alimentaire établi par le Parlement reflète la notion que, pour être justifiée, la nécessité d’une pension alimentaire doit être consécutive aux aspects économiques de la division des responsabilités au sein du mariage. Il s’est dit d’avis que l’on peut presque présumer un inconvénient économique au moment de la rupture d’un mariage de longue durée si l’un des époux a été absent du marché du travail pendant une période prolongée. L’objectif d’indépendance doit être évalué dans le contexte du mariage concerné afin qu’il puisse être tenu compte de façon satisfaisante de la valeur économique des fonctions de soins aux enfants et de gestion du foyer ainsi que de l’inconvénient économique résultant d’une longue absence du marché du travail.

MOGE C. MOGE

Dans son jugement rendu le 17 décembre 1992 relativement à l’affaire Moge c. Moge ([1992] 3 R.C.S. 813), la Cour suprême du Canada a rejeté le principe de l’indépendance économique pour juger de la pension alimentaire et énoncé toute une série de considérations fondées sur le partage équitable des conséquences économiques, considérations dont devront à l’avenir tenir compte les tribunaux. Plutôt que de décréter un train de règles à l’intention des tribunaux inférieurs, elle a étudié les réalités économiques et sociales avec lesquelles sont aujourd’hui aux prises les membres des couples canadiens qui divorcent et reconnu les dures conséquences que doivent affronter les femmes, en particulier depuis que la Cour a prononcé des arrêts importants dans sa « trilogie » d’affaires relatives aux pensions alimentaires, soit les affaires Pelech, Caron et Richardson.

Pour expliquer les motifs de la décision, madame le juge L’Heureux-Dubé commence par affirmer que, bien qu’il soit question de déterminer les circonstances dans lesquelles une ordonnance alimentaire devrait être modifiée ou annulée en vertu de l’article 17 de la Loi de 1985 sur le divorce, « l’appel porte sur la philosophie qui sous-tend la Loi dans son ensemble en matière d’ordonnances alimentaires » (p. 824). Le jugement des faits présentés est relativement court. La plus grande partie de l’analyse est consacrée à l’interprétation plus globale du libellé des dispositions relatives aux pensions alimentaires de la Loi sur le divorce.

Ainsi, la Cour rejette l’idée que le raisonnement qui sous-tend les trois affaires précitées puisse s’appliquer ici, sans égard aux faits. Le juge L’Heureux-Dubé insiste sur l’importance des critères établis aux articles 15 et 17 de la Loi pour déterminer le droit à la pension alimentaire et, citant la cause Story c. Story, fait observer que les stéréotypes du mariage « traditionnel » et du mariage « moderne » peuvent induire en erreur. Elle passe en revue une série de données statistiques qui illustrent la féminisation de la pauvreté au Canada, avant de conclure :

Vu la multiplicité des obstacles économiques qu’affrontent les femmes dans notre société, leur appauvrissement ne peut toutefois être entièrement attribué aux charges financières entraînées par la dissolution du mariage. […] Il n’y a pas de doute, cependant, que le divorce et ses répercussions économiques jouent un rôle. (p. 854)

Dans le modèle de pension alimentaire préconisé dans la cause Moge, les époux sont indemnisés des pertes économiques causées par le mariage, et les avantages et les inconvénients découlant du mariage et leur ventilation sont répartis entre les époux en fonction du niveau de vie dont ils jouissaient durant le mariage. Les tribunaux, lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire, « doivent être conscients de la grande diversité des facteurs comme des décisions prises dans l’intérêt de la famille durant le mariage qui ont pour effet de désavantager un conjoint ou d’avantager l’autre au moment de sa dissolution » (p. 870).

CONCLUSION

Le Parlement a jugé bon de présenter aux tribunaux canadiens une liste de questions dont ils doivent tenir compte lorsqu’ils attribuent une pension alimentaire à l’un des époux au moment d’une action en divorce. Ces questions n’ont pas été classées par ordre d’importance relative, ce qui ne peut en fait être déterminé que dans le contexte de chaque cas particulier. Lorsqu’ils se prononcent sur une pension alimentaire pour l’un des époux, les tribunaux évaluent la contribution que chacun des époux a apporté à leur association économique et ils essaient de faire en sorte qu’aucun des deux ne soit économiquement désavantagé par suite de la rupture du mariage. L’application uniforme de règles, sans qu’il soit tenu compte du sexe des personnes concernées, ne peut constituer pour les femmes une protection satisfaisante contre un inconvénient économique inéquitable étant donné la réalité de l’existence d’un écart salarial entre les hommes et les femmes, une situation qui est exacerbée par le fait que les épouses et les mères sont souvent absentes pendant longtemps du marché du travail.

Dans les trois affaires jugées en 1987 (la « trilogie »), la Cour suprême du Canada a adopté le principe que les époux cherchant à divorcer devraient pouvoir conclure des conventions mettant de façon permanente un terme à leurs liens mutuels sans avoir à craindre qu’une intervention des tribunaux risque d’unir à nouveau leurs sorts. Ces décisions tenaient compte du fait que de nombreux Canadiens désirent que les femmes soient traitées sur un pied d’égalité avec les hommes et qu’elles puissent déterminer leur propre destin et subvenir à leurs propres besoins. Ce désir s’est révélé moins déterminant que celui qu’a la société d’assurer des conditions identiques aux ex-époux en cas de rupture du mariage ou tout au moins de répartir équitablement les inconvénients économiques entre les deux époux. L’arrêt Moge, une décision marquante, comporte une série de considérations destinées à guider les tribunaux dans l’application des objectifs de la Loi sur le divorce à la détermination du droit à la pension alimentaire. Dans le contexte des changements touchant actuellement la répartition des responsabilités au sein du mariage, les tribunaux devront de plus en plus se reporter à ces considérations et accorder des pensions alimentaires d’un niveau adapté aux circonstances particulières de chaque couple.