BP-272F

 

LE POUVOIR DE DÉPENSER :
PORTÉE ET LIMITES

 

Rédaction :
Mollie Dunsmuir
Division du droit et du gouvernement
Octobre 1991


 

TABLE DES MATIÈRES

 

APERÇU HISTORIQUE

FONDEMENT JURIDIQUE

AVANTAGES ET DÉSAVANTAGES

RESTRICTION DU POUVOIR DE DÉPENSER

JURISPRUDENCE RELATIVE AU RÉGIME D'ASSISTANCE PUBLIQUE
DU CANADA (C.-B.)

CONCLUSION

 


 

LE POUVOIR DE DÉPENSER : PORTÉE ET LIMITES

 

APERÇU HISTORIQUE

La notion du « pouvoir de dépenser » du gouvernement fédéral est un fait constitutionnel relativement récent. Elle résulte des initiatives prises par le gouvernement fédéral immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale et est étroitement liée aux efforts visant à centraliser le pouvoir de taxation(1). En versant des fonds, soit unilatéralement, soit en collaboration avec les provinces, pour divers programmes de santé, de services sociaux, d’éducation et de développement, le gouvernement fédéral a radicalement modifié la façon dont on abordait, au Canada, certaines questions qui étaient essentiellement de la compétence des provinces.

Le pouvoir de dépenser est donc devenu le principal instrument d’influence du gouvernement fédéral dans des domaines qui, sur le plan législatif, relèvent des provinces, tels que les soins de santé, l’éducation, le bien-être, la formation de la main-d’oeuvre et le développement régional. En versant des contributions financières pour certains programmes provinciaux donnés, le gouvernement fédéral pouvait influer sur les politiques provinciales et les normes applicables aux programmes.

Jusqu’aux années 60, la plupart des provinces ont accepté cette influence fédérale accrue, mais le Québec s’y est opposé et a refusé d’accepter certaines contributions. Avec l’élection d’un nouveau gouvernement provincial en 1960, les objections du Québec se sont cristallisées et, dans les années qui ont suivi, d’autres provinces ont commencé à juger inadmissible la présence fédérale accrue. En conséquence, les provinces ont reçu, en 1964, le droit de se « retirer » des programmes financés par le biais du pouvoir de dépenser et de recevoir des abattements fiscaux en guise de compensation. Seul le Québec s’est prévalu de cette disposition(2).

Lors d’une conférence fédérale-provinciale des premiers ministres tenue en juin 1969, le gouvernement fédéral a présenté un document intitulé « Les subventions fédérales-provinciales et le pouvoir de dépenser du Parlement canadien », qui, pour la première fois, traitait du caractère évolutif du « pouvoir de dépenser » :

Habituellement, le « pouvoir de dépenser » des gouvernements n’évoque que les dépenses faites par les gouvernements dans le cadre de programmes, en vertu du pouvoir que leur confèrent les lois adoptées par leur organe législatif. D’un point de vue constitutionnel, cependant, l’expression « pouvoir de dépenser » a pris une signification distincte au Canada : elle signifie le pouvoir du Parlement de verser des paiements aux gens, aux institutions ou aux gouvernements à des fins pour lesquelles il (le Parlement) ne possède pas nécessairement le pouvoir de légiférer(3).

Dans le document fédéral, il était signalé qu’il y avait certains désaccords entre les spécialistes en droit constitutionnel au sujet des limites que comportait le pouvoir de dépenser. Certains, comme Bora Laskin et G. V. La Forest(4), ont fait valoir que le Parlement pouvait verser des subventions conditionnelles ou inconditionnelles dans n’importe quel but en autant que le programme n’équivaille pas à une législation ou une réglementation dans un domaine de compétence provinciale. D’autres, y compris la Commission Tremblay au Québec, ont soutenu que le Parlement n’avait aucun pouvoir de verser des subventions de quelque nature que ce soit dans les domaines de compétence provinciale exclusive. D’autres encore semblaient d’avis que des subventions inconditionnelles - mais non des subventions conditionnelles - pouvaient être versées à juste titre dans des domaines de compétence provinciale.

Les gouvernements provinciaux ont fait valoir que le gouvernement et le Parlement du Canada ne devaient pas détenir le pouvoir de lancer des programmes à frais partagés sans obtenir le consentement unanime des provinces parce que l’administration de ces programmes incombait aux provinces, que les programmes à frais partagés forçaient les provinces à modifier leurs priorités en matière de dépenses et de fiscalité et que les citoyens des provinces qui avaient choisi de se « retirer » étaient assujettis à une « taxation sans en tirer d’avantages ».

Le gouvernement fédéral, pour sa part, insistait sur l’importance du pouvoir de dépenser pour que l’on puisse offrir des chances égales à tous les Canadiens (p. ex., par le versement d’allocations familiales), uniformiser les services publics provinciaux (p. ex., dans les domaine de la santé, du bien-être, de l’éducation et des routes), assurer le développement économique régional et mener à bien des programmes de portée nationale tels qu’Expo ‘67.

Au bout du compte, le gouvernement fédéral a « proposé » certains principes : 1) le pouvoir du gouvernement fédéral de dépenser devrait être enchâssé dans la Constitution, 2) le Parlement devrait avoir le pouvoir illimité de verser des subventions inconditionnelles aux gouvernements provinciaux dans le but d’appuyer leurs programmes et leurs services publics, et 3) le pouvoir du Parlement d’instaurer des programmes à frais partagés comportant des subventions conditionnelles dans des domaines de compétence provinciale devrait être assujetti à la condition que soit obtenu un large consensus national et que soient remboursés directement les habitants (et non le gouvernement) d’une province dont l’assemblée législative a choisi de ne pas participer à un tel programme.

Le débat au sujet du pouvoir de dépenser s’est poursuivi mais de façon plus discrète tout au long des diverses négociations constitutionnelles durant les années 70 et 80. En 1986, la limitation du pouvoir fédéral de dépenser est devenue l’une des cinq conditions exigées par le Québec pour donner son appui à la Loi constitutionnelle de 1982. Ainsi, l’Accord du Lac Meech de 1987 aurait ajouté un nouvel article à la Constitution, soit l’article 106A, immédiatement après l’article traitant du pouvoir du gouvernement fédéral en matière d’affectation de crédits. En vertu de l’article 106A, le gouvernement de toute province qui aurait décidé de ne pas participer à un programme à frais partagés dans un domaine de compétence provinciale exclusive aurait pu obtenir une compensation raisonnable, à condition d’offrir un programme compatible avec les objectifs nationaux.

FONDEMENT JURIDIQUE

En tant que mécanisme fiscal, le pouvoir de dépenser n’est pas difficile à comprendre, mais il a toujours été controversé d’un point de vue constitutionnel. E.A. Dreidger a soutenu que le « pouvoir de dépenser » était d’abord apparu au niveau constitutionnel avec la publication du document fédéral présenté lors de la Conférence constitutionnelle fédérale-provinciale de juin 1969. Cependant, Dreidger a été incapable de retrouver l’expression « pouvoir de dépenser » dans tout jugement ou loi canadienne avant 1981(5). On peut donc soutenir que le « pouvoir de dépenser » n’est qu’une extension du pouvoir de taxation jusqu’au point ou le gouvernement fédéral a suffisamment de recettes pour soutenir des programmes nationaux en plus d’exécuter son mandat constitutionnel spécifique.

Peter Hogg convient que le pouvoir de dépenser n’est pas explicite dans la Loi constitutionnelle de 1867, mais il affirme qu’on peut le déduire du pouvoir de percevoir des impôts (paragraphe 91(3)), de légiférer en rapport avec la « propriété publique » (paragraphe 91(1A)) et d’affecter des fonds fédéraux (article 106)(6).

La nature du pouvoir de dépenser est aussi contestée que ses origines. Ceux qui, comme Dreidger, remettent en question l’existence constitutionnelle distincte du pouvoir de dépenser soulignent que le gouvernement fédéral n’a pas besoin d’obtenir un pouvoir constitutionnel supplémentaire pour dépenser ses fonds comme il le souhaite, en autant qu’il ne réglemente pas de fait des domaines de compétence provinciale. Dreidger note que l’Armée du Salut n’a aucun pouvoir de légiférer en ce qui a trait aux hôpitaux mais qu’elle fonde et exploite de tels établissements(7). On peut supposer qu’elle a aussi le droit de verser des subventions à des hôpitaux, à certaines conditions, en autant qu’elle ne s’ingère pas dans le pouvoir de réglementation des hôpitaux que possèdent les provinces.

Les provinces sont toujours libres de refuser de participer à des programmes à frais partagés. Incidemment, en 1975, aucune province n’a accepté la proposition du gouvernement fédéral voulant que le gouvernements provinciaux étendent leurs services sociaux aux autochtones, à la condition que le gouvernement fédéral défraie 100 p. 100 des services offerts aux Indiens vivant sur des réserves et partage avec les provinces les coûts des services offerts aux Indiens vivant à l’extérieur des réserves. En outre, il semble n’y avoir aucun raison technique pour que le pouvoir de dépenser ne soit envisagé que dans une perspective fédérale. En théorie, les dix provinces pourraient se regrouper et adopter une position uniforme dans un domaine de compétence fédérale (p. ex., les pêches) et ensuite offrir de partager les frais d’un programme commun si le gouvernement fédéral était disposé à l’administrer. De même, bien que le commerce international soit exclusivement de compétence fédérale, plusieurs provinces maintiennent au moins une délégation commerciale à l’étranger.

D’un certain point de vue, donc, le pouvoir fédéral de dépenser n’est rien d’autre que la capacité du gouvernement fédéral de percevoir des recettes et de dépenser ensuite ces fonds au delà des montants dont il a besoin pour assumer ses responsabilités constitutionnelles particulières.

Par ailleurs, d’autres sont d’avis que l’ampleur et la nature des transferts monétaires et fiscaux entre les gouvernements constituent essentiellement une redistribution de fait des pouvoirs en vertu de la Constitution(8). Cette opinion au sujet du pouvoir de dépenser en tant que notion constitutionnelle distincte a été pertinemment résumée dans un jugement récent :

En bref, la position des requérants est que le Canada, par son pouvoir financier, a forcé de façon inconstitutionnelle les provinces à participer à certains programmes proposés par le Canada, auxquels s’appliquent des critères et des normes établis par le Canada, bien que ces programmes relèvent exclusivement de la compétence des provinces […]

En somme, l’argument des demandeurs est que le Parlement légifère indirectement dans des domaines de compétence provinciale. Il fait valoir que le Parlement ne peut directement interdire la facturation supplémentaire (en sus des paiements relatifs aux soins de santé) par les médecins, c’est-à-dire qu’il ne peut arriver aux mêmes fins par le biais des conditions qu’il rattache au financement(9).

 

AVANTAGES ET DÉSAVANTAGES

Quel que soit le statut constitutionnel du pouvoir de dépenser, la plupart des observateurs reconnaissent que son utilisation comporte à la fois des avantages et des désavantages.

Avantages

  • Il peut assurer un niveau minimum acceptable de services publics dans différentes régions.

  • Seuls des normes et un financement nationaux peuvent contrebalancer les effets attribuables à la mobilité entre les régions (p. ex., le fait que la plupart des diplômés issus d’un programme de formation particulièrement coûteux puissent se disperser à travers le pays).

  • Il permet d’améliorer la mobilité qu’exige un marché commun intégré.

Désavantages

  • Les transferts intergouvernementaux rendent plus floue la délimitation des responsabilités électorales.

  • Les transferts conditionnels font obstacle aux pouvoirs décisionnels des gouvernements bénéficiaires.

  • Les transferts conditionnels permettent au gouvernement donateur de formuler des politiques dans des domaines où il n’a pas la compétence constitutionnelle(10).

 

RESTRICTION DU POUVOIR DE DÉPENSER

Quelle que soit la façon dont est perçu le statut constitutionnel du pouvoir de dépenser, il y a assurément des limites quant à la façon dont les fonds sont amassés et à la façon dont ils sont dépensés.

Malgré le pouvoir étendu de taxation qu’a le gouvernement fédéral, une loi fiscale pourrait être contestée si elle était conjuguée explicitement à un programme de dépenses qui déborde la compétence fédérale. Bien que, par exemple, les questions environnementales soient en grande partie de compétence provinciale, le gouvernement fédéral peut financer des programmes environnementaux pour s’attaquer à des problèmes locaux dans les provinces. Par contre, si le gouvernement fédéral établissait une taxe dans le but avoué de réaliser un objectif environnemental local ou d’y contribuer financièrement, les tribunaux pourraient invalider la mesure législative en cause. De même, une surtaxe fédérale destinée spécifiquement à créer un fonds de bourses d’étude pourrait soulever des problèmes.

Toute taxation suppose éventuellement une réglementation : « dans une certaine mesure [la taxation] impose un obstacle économique à l’activité taxée comparativement aux autres qui ne le sont pas ». L’énoncé maintes fois répété de Lord Atkin met en relief ce fait : il souligne qu’il doit y avoir une ligne de démarcation entre les effets de réglementation engendrés par la taxation qui sont tolérables et les effets de réglementation qui ne le sont pas.

Quelle est cette ligne de démarcation? En définitive, la question doit être tranchée de cette façon : si une loi fiscale, outre l’imposition elle-même, comporte manifestement des conséquences réglementaires perceptibles, la validité de la loi dépend de ce que l’objet de la réglementation est conforme ou nécessairement accessoire aux pouvoirs de réglementation du niveau de compétence qui prélève cet impôt(11).

Même lorsque le gouvernement fédéral exerce comme il se doit son pouvoir de prélever des impôts, il ne peut pas en faire n’importe quoi. S’il peut dépenser ou donner son argent comme bon lui semble(12), il ne peut réglementer directement les activités qui sont de compétence provinciale.

Le Parlement […] peut utiliser comme il l’entend, les fonds que lui apporte l’exercice légitime du pouvoir de taxation. Il peut assortir de conditions l’usage qui en est fait du moment que cela ne revient pas à réglementer ou contrôler une activité qui déborde son autorité(13).

Il est cependant facile de voir pourquoi les provinces peuvent être irritées par l’utilisation du pouvoir de dépenser. Une fois que le gouvernement fédéral a pris l’initiative d’offrir de partager le coût d’un programme qu’il propose aux provinces d’administrer, les options qui s’offrent aux provinces sont sérieusement restreintes. Si le gouvernement provincial n’offre pas les mêmes avantages que ceux qui sont offerts aux résidents des autres provinces, il en subira vraisemblablement des conséquences politiques. Toutefois, si la province accepte de participer au programme, elle peut ne pas être en mesure d’assumer les dépenses requises ou encore elle devra sacrifier d’autres priorités budgétaires. Il y a aussi la possibilité que le gouvernement fédéral puisse se retirer du programme, laissant la province seule à assumer des responsabilités financières accrues. La réalité politique impose aussi des contraintes majeures à la mise en oeuvre ou à la modification de programmes nationaux à frais partagés. Il serait manifestement difficile d’abandonner un important programme à frais partagés une fois qu’il a été lancé. Ainsi, pour des raisons politiques, la province elle-même peut rarement se prévaloir de la possibilité de mettre fin à de tels programmes bien qu’elle puisse se trouver de moins en moins capable d’assumer des dépenses accrues. Le gouvernement du Canada, par le biais de son pouvoir de dépenser, dispose d’un puissant levier politique(14).

Les contraintes auxquelles fait face le gouvernement fédéral sont toutefois presque aussi sévères. En imposant des conditions plus rigoureuses ou même en appliquant des conditions moins sévères, le gouvernement fédéral court le risque d’outrepasser la ligne de partage des pouvoirs; le retrait, voire la diminution, du financement offert comporte aussi des risques politiques importants.

Ainsi, depuis 1977, la contribution du gouvernement fédéral aux programmes du FPÉ (financement des programmes établis, dans les domaines de l’enseignement post-secondaire, de l’assurance-hospitalisation et de l’assurance-santé) a été déterminée en vertu d’une formule liée à la croissance du produit national brut et à la population de chacune des provinces plutôt qu’en fonction des coûts réels. En théorie, cela incite davantage les provinces à réduire leurs dépenses, et le gouvernement fédéral a ainsi moins intérêt à contrôler ou à vérifier ces dépenses. Les tentatives récentes en vue d’imposer des plafonds semblables à la croissance des transferts en vertu du Régime d’assistance publique du Canada ont toutefois soulevé des critiques et mené à une contestation devant les tribunaux.

JURISPRUDENCE RELATIVE AU RÉGIME D’ASSISTANCE PUBLIQUE
DU CANADA (C.-B.)

Les dispositions du Régime d’assistance publique du Canada(15) autorisent le gouvernement du Canada à conclure des accords avec les gouvernements provinciaux pour le versement de contributions visant à assumer une partie des coûts de l’aide sociale et du bien-être social. Dans ses grandes lignes, l’article 5 du Régime permet des contributions fédérales équivalant à 50 p. 100 des dépenses admissibles de chaque province. Les accords conclus en vertu du Régime demeurent en vigueur aussi longtemps que les régimes provinciaux d’aide sociale et de bien-être social restent en place, à moins d’être révoqués par consentement mutuel ou préavis d’un an de l’une ou l’autre des parties.

En 1990, le gouvernement fédéral a décidé de réduire ses dépenses, en partie en imposant une limite aux contributions versées en vertu du Régime aux provinces financièrement plus à l’aise. En conséquence, une loi a été déposée pour permettre que les contributions fédérales versées à certaines provinces n’augmentent pas plus de 5 p. 100 pour les années se terminant le 31 mars 1990 et le 31 mars 1991(16). Les provinces touchées sont celles qui n’étaient pas admissibles au versement de paiements de péréquation pour l’une ou l’autre de ces années, c’est-à-dire la Colombie-Britannique, l’Alberta et l’Ontario.

En février 1990, le gouvernement de la Colombie-Britannique a soumis deux questions à l’attention de la Cour d’appel de cette province :

1. Le gouvernement du Canada peut-il limiter ses obligations en vertu du Régime et de l’accord auxiliaire qu’il a conclu avec le gouvernement de la Colombie-Britannique d’absorber 50 p. 100 du coût des services d’assistance et de bien-être social?

2. Les dispositions du Régime, celles de l’accord entre le Canada et la Colombie-Britannique et la conduite subséquente du gouvernement du Canada engendrent-elles une expectative légitime, à savoir que le gouvernement du Canada ne déposera pas un projet de loi visant à restreindre ses obligations en vertu de l’accord ou du Régime sans le consentement de la Colombie-Britannique?

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a répondu « non » à la première question et « oui » à la seconde. La Cour suprême du Canada, cependant, a donné une réponse contraire à chacune des deux questions(17).

Dans son jugement portant sur l’appel, la Cour suprême du Canada s’est d’abord demandée si ces questions étaient assujetties à la compétence des tribunaux ou si, comme le procureur général du Canada le faisait valoir, elles étaient de nature politique et, de ce fait, ne pouvaient faire l’objet d’une intervention judiciaire. Le tribunal a jugé que les deux questions avaient un contenu juridique suffisant pour justifier un arrêt judiciaire :

La première question nécessite l’interprétation d’une loi du Canada et d’un accord. La seconde concerne l’applicabilité de la théorie juridique de l’expectative légitime au processus d’adoption d’un projet de loi de finances. Ces deux questions font l’objet de contestation entre les provinces dites « nanties » et le gouvernement fédéral. La décision rendue sur ces questions aura l’effet pratique de trancher les questions de droit en litige et contribuera à résoudre la controverse(18).

Le tribunal a fait remarquer que la formule de contribution figurait uniquement à l’article 5 du Régime et non dans l’accord auxiliaire conclu avec la Colombie-Britannique, qui ne fait mention que des contributions que le Canada est autorisé à verser à cette province en vertu de la Loi (Régime) et du Règlement. Par conséquent, les contributions peuvent faire l’objet de modifications dans la mesure où le Régime lui-même peut être modifié.

Le paragraphe 42(1) de la Loi d’interprétation fédérale précise que chaque loi doit être conçue de façon à réserver au Parlement le pouvoir de l’abroger ou de la modifier, ce qui reflète le principe de la souveraineté parlementaire. En vertu de ce principe et de la Loi d’interprétation, le Parlement était en droit de modifier le Régime et, par conséquent, la formule de contribution. La réponse à la première question de la Colombie-Britannique a donc été affirmative.

Quant à la deuxième question, le tribunal a d’abord réitéré la notion de la doctrine de l’expectative légitime :

Le principe élaboré dans cette jurisprudence n’est que le prolongement des règles de justice naturelle et de l’équité procédurale. Il accorde à une personne touchée par la décision d’un fonctionnaire public la possibilité de présenter des observations dans des circonstances où, autrement, elle n’aurait pas cette possibilité. La cour supplée à l’omission dans un cas où, par sa conduite, un fonctionnaire public a fait croire à quelqu’un qu’on ne toucherait pas à ses droits sans le consulter(19).

Cependant, la doctrine de l’expectative légitime fait partie des règles d’équité procédurale et ne peut créer de droits substantifs. Ainsi, tout au plus, la Colombie-Britannique aurait pu légitimement s’attendre à ce que le gouvernement fédéral la consulte avant d’agir, mais non que le gouvernement fédéral obtienne son consentement. En outre, les règles régissant l’équité procédurale ne s’appliquent pas à un organe exerçant des fonctions purement législatives, et le tribunal n’a pas l’intention de s’ingérer dans le processus législatif.

Le procureur général de la Colombie-Britannique avait fait valoir que l’expectative légitime de la province aurait dû empêcher le gouvernement de déposer le projet de loi, sinon le Parlement de l’adopter. La Cour suprême a rejeté cet argument en invoquant que « [l]e gouvernement parlementaire serait paralysé si la théorie de l’expectative légitime pouvait s’appliquer de manière à empêcher le gouvernement de déposer un projet de loi au Parlement »(20). En outre, une telle interprétation de la doctrine constituerait une entrave au principe fondamental selon lequel le gouvernement n’est pas lié par les engagements de son prédécesseur.

Les provinces et le Conseil national des autochtones du Canada ont présenté divers autres arguments que le tribunal a étudié brièvement, même s’ils sortaient du cadre des deux questions soumises par le gouvernement de la Colombie-Britannique. La question de la compétence législative, soulevée par le procureur général du Manitoba, faisait spécifiquement mention du « pouvoir de dépenser ».

L’argument commence par l’observation que le pouvoir de dépenser du fédéral est plus large que le champ de la compétence législative fédérale. Ainsi, comme il l’a fait dans le cas du Régime, le Parlement peut autoriser le paiement de fonds fédéraux aux provinces pour qu’elles s’en servent dans des domaines de compétence provinciale. D’après le Manitoba, du moment que le Parlement autorisait le gouvernement fédéral à conclure un accord avec la Colombie-Britannique et dès que cet accord était signé, le Parlement devenait inhabile à modifier unilatéralement la loi de manière à changer l’accord(21).

Le tribunal a soutenu que le simple refus de verser des fonds fédéraux jusque-là accordés pour financer une matière de compétence provinciale ne revient pas à réglementer cette matière. Les « répercussions » que le projet de loi C-69 pourrait avoir sur un domaine de compétence provinciale « ne sont manifestement pas suffisantes pour conclure qu’une loi empiète sur la compétence de l’autre palier de gouvernement »(22).

Enfin, le procureur général du Manitoba a aussi fait valoir que le « principe essentiel du fédéralisme » devrait empêcher le Parlement d’intervenir dans des domaines de compétence provinciale et que le tribunal devrait superviser l’exercice du pouvoir de dépenser afin de protéger l’autonomie des provinces. La Cour suprême a conclu simplement que « [l]a surveillance du pouvoir de dépenser ne constitue cependant pas un sujet distinct de contrôle judiciaire. Si une loi n’est ni inconstitutionnelle ni contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, les tribunaux n’ont nullement compétence pour surveiller l’exercice du pouvoir législatif »(23).

CONCLUSION

Le pouvoir de dépenser suppose le transfert de fonds ou de points d’impôt plutôt que la compétence, et les domaines les plus touchés par celui-ci (la santé, l’éducation, le bien-être, la formation professionnelle et le développement régional) sont déjà des domaines de compétence provinciale. En théorie du moins, la suppression du pouvoir de dépenser pourrait tout simplement comporter l’élimination de ces transferts fédéraux aux provinces. En pratique, les provinces insisteraient presque à coup sûr pour obtenir un transfert de points d’impôt ou de fonds.

En finançant des programmes nationaux, même si ceux-ci se trouvent dans le champ de compétence des provinces, le gouvernement fédéral a la possibilité d’uniformiser des normes nationales. Dans le cas des programmes du FPÉ, même s’il n’y a pas de contrôle fédéral sur les dépenses réelles, le montant transféré est calculé en fonction de la population. Si, toutefois, le gouvernement fédéral retire son financement et cède l’espace fiscal ou des points d’impôt(24), le résultat pourrait facilement être inéquitable d’une province à l’autre. Les provinces les plus pauvres recevraient proportionnellement moins que les provinces riches par habitant, même si, de fait, elles appliquaient la même augmentation en pourcentage au niveau de l’impôt provincial. S’il y avait transfert de fonds selon une formule par habitant, les résultats seraient plus équitables, mais compromettraient toujours les normes nationales.

Dans l’ensemble, il semble que peu de choses aient changé depuis que le juge La Forest a rédigé son éminent ouvrage; la question en demeure une de normes, de financement et de mécanismes de coordination plutôt que de changement constitutionnel.

Cela signifie que, dans le fédéralisme canadien, le véritable champ de bataille de la répartition constitutionnelle des pouvoirs fiscaux n’est pas le pouvoir de lever des impôts. […] Au contraire, c’est en rapport avec le pouvoir fédéral de dépenser que la réflexion la plus pénétrante doit être orientée afin de déterminer la façon dont les revendications légitimes du gouvernement fédéral (en ce qui a trait, par exemple, au contrôle de l’économie, à la mobilité des Canadiens, à la péréquation et à l’atténuation des disparités) peuvent être harmonisées avec les revendications tout aussi légitimes des provinces qui cherchent à maintenir le caractère de la société provinciale. Mais, quels que soient les changements apportés au niveau constitutionnel, ils ne feront pas disparaître le besoin de recourir à des modalités pratiques pour répondre aux besoins changeants de la société(25).

 


(1) « En plus de sa politique générale de reconstruction et d’une approche plus interventionniste, notamment en matière de bien-être, le gouvernement a jugé essentiel de centraliser le pouvoir de taxation pour promouvoir les politiques économiques keynésiennes qu’il envisageait d'appliquer et qu’il a suivi avec beaucoup de succès pendant une longue période durant l'après-guerre avec une détermination qui est probablement sans équivalent dans aucun autre pays ». G.V. La Forest, The Allocation of Taxing Power Under the Canadian Constitution, 2e éd., Canadian Tax Paper n° 65, Association canadienne d’études fiscales, 1981, p. 28 (traduction).

(2) Ibid., p. 31-33.

(3) Anne Bayefsky, Canada’s Constitution Act 1982 and Amendments: A Documentary History, vol. 1, Toronto, McGraw-Hill Ryerson, 1989, p. 146-162 (traduction).

(4) Par la suite, M. Laskin est devenu juge en chef et M. La Forest, juge de la Cour suprême du Canada.

(5) E.A. Dreidger, « The Spending Power », Queen’s Law Journal, vol. 7, 1981, p. 124.

(6) Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 2e éd., Toronto, Carswell, 1985, p. 124.

(7) Dreidger (1981), p. 125.

(8) Thomas J. Courchene, « The Fiscal Arrangements: Focus on 1987 », Ottawa and the Provinces: the Distribution of Money and Power, vol. I, Conseil économique de l’Ontario, rapport de recherche spécial, 1985, p. 4.

(9) Winterhaven Stables Ltd. c. Canada (1988), 53 D.L.R., (4th) 413, p. 415 (traduction).

(10)   Joseph E. Magnet, Constitutional Law of Canada: Cases, Notes and Materials, 5e éd., Les Éditions Yvon Blais Inc. 1993, p. 381-382.

(11) Ibid., p. 380-381 (traduction).

(12) Un certain nombre de jugements viennent confirmer que le gouvernement fédéral peut dépenser ses recettes dans des domaines qui débordent sa compétence législative : dans Angers c. M.R.N., [1957], Ex. C.R. 83, la Cour a maintenu la validité des allocations familiales fédérales; et dans SCHL c. Coop College Residences (1975), 13 O.R. (2d) 394 (CAO) la validité des prêts fédéraux destinés à construction de résidences d’étudiants a été maintenue.

(13) Winterhaven Stables, 434 (traduction).

(14) Dreidger (1981), p. 134.

(15) Édicté par S.C. 1966-1967, c. 45 maintenant S.R.C., 1985 c. C-1.

(16) Le projet de loi C-69, Loi modificative portant compression des dépenses publiques, a été déposé le 15 mars 1990 et a reçu la sanction royale le 1er février 1991 pour devenir la Loi sur la compression des dépenses publiques, L.C. 1991, chap. 9.

(17) Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525.

(18) Ibid., p. 546.

(19) Ibid., p. 557; tiré des raisons du jugement majoritaire dans la cause Association des résidents du Vieux Saint-Boniface c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S., 1170, à la p. 1204.

(20) Ibid., p. 559.

(21) Ibid., p. 564.

(22) Ibid., p. 567.

(23) Ibid.

(24) La « marge fiscale » et les « points d’impôt » sont des notions difficiles d’une application pratique restreinte. Au risque de simplifier à outrance, disons que la capacité totale des Canadiens de verser des impôts est considérée en quelque sorte comme une tarte que se partagent les deux paliers de gouvernement. Ainsi, si le gouvernement fédéral réduit sa part, les provinces disposent d’une plus grande « marge fiscale » pour financer de nouveaux programmes.

(25) La Forest (1981), p. 38 (traduction).