BP-332F

 

LES DROITS DE LA PERSONNE :
POUR UNE PERSPECTIVE COMMUNE

 

Rédaction : 
Wolfgang Koerner
Division des affaires politiques et sociales
Décembre 1996


 

TABLE DES MATIÈRES

PROBLÈMES PRÉCIS

   A.   Situation de la femme

   B.   Travail et prostitution des enfants


LES DROITS DE LA PERSONNE :
POUR UNE PERSPECTIVE COMMUNE

 

La mondialisation de plus en plus grande des échanges et la nécessité d’investir dans de nouveaux marchés amènent certaines personnes à s’interroger sur les violations des droits de la personne dans certaines des économies en pleine croissance, en particulier dans la région de l’Asie-Pacifique. Selon certains, il est irréaliste de vouloir imposer les notions occidentales en matière de droits de la personne à d’autres cultures, tandis que selon d’autres, les gouvernements de l’Ouest doivent chercher plus activement à obtenir de leurs partenaires commerciaux des garanties dans ce domaine avant de faire des affaires avec eux. Dans ce document, nous examinons le débat qui fait rage à cet égard.

Depuis quelques années, on entend beaucoup parler du «nouvel ordre mondial». Ce que cela pourrait vouloir dire a donné lieu à des spéculations de plus en plus pragmatiques, mais un sentiment général demeure : les nations voient s’ouvrir devant elles des possibilités sans précédent. Les pays de l’ancienne Union soviétique attendent encore les signes d’une prospérité économique et d’une liberté politique manifestes. D’autres voudront que leurs gouvernements concentrent leurs efforts sur le renouveau économique et social pour mieux faire face aux exigences de la mondialisation des échanges. Pour certains, ce nouvel ordre mondial pourrait annoncer à peine plus que de modestes progrès dans la lutte pour s’affranchir de siècles de dénuement et de discrimination.

Ne serait-ce que cela, la fin de la guerre froide a permis de nourrir un certain optimisme à l’égard de l’avenir des relations entre les États et de leurs populations respectives. Et si les Nations Unies n’ont finalement pas été un remède universel en matière de médiation des conflits, elles ont tout de même élaboré toute une série d’«ententes» qui peuvent servir de guide et de normes. La rivalité idéologique entre les superpuissances ne structure plus le monde, et il n’est plus nécessaire de sacrifier les «droits» et la «justice» sur l’autel des intérêts des blocs.

Dans un monde de plus en plus interdépendant, les nations ne peuvent plus s’offrir le luxe d’être les seules à juger de leurs actes. Les gestes qu’elles posent et les progrès qu’elles font dans le domaine des droits de la personne seront jugés par le tribunal de l’opinion publique internationale, par des organisations non gouvernementales et selon les normes que, par l’intermédiaire des Nations Unies, l’humanité est venue à considérer comme celles d’un comportement civilisé. À cet égard, quelques jalons viennent aussitôt à l’esprit :

  • La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948)
  • La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1969)
  • La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1981)
  • La Convention relative aux droits de l’enfant (1989)
  • La Conférence mondiale de Vienne sur les droits de l’homme (1993)
  • La Quatrième conférence mondiale sur les femmes (Beijing, 1995)
  • Le Sommet mondial pour le développement social (1995)

Les cyniques, bien entendu, dénoncent ces accords en prétendant que, bien que leur intention soit non noble, il est impossible de les faire respecter. L’argument est indiscutable. Mais, tout en l’admettant, il faut rappeler que ces déclarations et ces conventions ont fini par constituer un ensemble identifiable de normes internationales sur la bonne conduite des relations entre les gouvernements et les administrés. Et avec le temps, les déclarations d’intention ont fini par se concrétiser dans des éléments du droit coutumier international.

Il y a aussi ceux qui affirment que les principes associés aux droits de la personne, qui sont énoncés dans les documents des Nations Unies et les mesures que l’Organisation a prises, représentent des valeurs «occidentales» qui ne sauraient s’appliquer facilement aux cultures non occidentales. C’est ainsi que les observateurs asiatiques attirent l’attention sur le caractère unique des valeurs de l’Extrême-Orient et mettent l’accent sur les différences qui, selon eux, ne permettent pas d’appliquer des normes morales d’origine occidentale à leur culture. L’argument est parfois présenté sous forme de droits collectifs par opposition aux droits individuels, les premiers étant censés être plus caractéristiques des cultures de l’Asie. Mais cette distinction n’est pas nouvelle. En effet le discours des droits de la personne fait depuis longtemps la distinction entre deux catégories de droits :

  • les droits civils et politiques traditionnels, et
  • les droits économiques et sociaux.

Les premiers (les droits civils et politiques) sont issus des anciennes luttes pour la liberté individuelle et la démocratie. Les droits défendus en l’occurrence étaient, entre autres, l’extension du droit de vote, la primauté du droit et la liberté d’expression et d’association. Les seconds (les droits collectifs) sont issus des tentatives des syndicats et des groupes de citoyens pour compenser les excès du capitalisme sauvage. Il s’agissait d’améliorer la qualité générale de la vie de tous les citoyens. Les droits défendus étaient, entre autres, le droit des ouvriers à former librement des syndicats et à négocier, l’accès universel à l’instruction, l’accès aux soins médicaux et aux programmes sociaux et le droit au travail.

Bien qu’on puisse distinguer les deux traditions, les droits collectifs ne sont en aucun cas censés s’opposer aux droits individuels ou supplanter ceux-ci : ces deux types de droits sont complémentaires. En réalité, les droits collectifs contribuent à favoriser la mise en place des droits individuels. C’est ainsi qu’une population plus instruite sera plus encline à participer à la vie démocratique et à en reconnaître la valeur. Les citoyens qui ont accès à des services sociaux acceptables seront mieux en mesure de faire face aux changements économiques et ils auront une opinion plus positive à l’égard de leur société et de ses institutions. Une population instruite et «protégée» sera moins encline à tolérer les injustices à l’égard d’autrui.

La Déclaration de Bangkok (1993) réaffirme le «droit au développement» comme droit universel et inaliénable. Les signataires de la Déclaration ont donc reconnu que la pauvreté est «l’un des principaux obstacles à la pleine jouissance des droits de la personne». Le développement est considéré comme un préalable nécessaire à l’évolution et à l’amélioration des droits et libertés individuels. Là encore, les droits collectifs et les droits individuels sont complémentaires, puisque les seconds n’ont guère de sens pour ceux qui ne font que subsister. Cependant, les États ne peuvent invoquer le «droit (collectif) au développement» pour refuser d’accorder à leurs citoyens la jouissance de droits civils et politiques individuels. Les droits individuels se concrétiseront mieux et seront mieux défendus par une population qui regarde l’avenir avec optimisme, mais ils ne doivent jamais être sacrifiés sous le prétexte qu’il faut avoir atteint un certain degré de développement avant de pouvoir être accordés.

Si l’on admet que la notion de droits collectifs ne devrait jamais justifier le déni des droits individuels, on peut invoquer le même raisonnement pour ce qui est de la notion de souveraineté. Il est arrivé trop souvent que des gouvernements ont abrogé les droits de la personne, puis revendiqué l’immunité en invoquant le principe du droit international qui interdit l’ingérence dans les affaires intérieures d’un État reconnu. Sans renoncer à ce principe, on peut aujourd’hui faire valoir que le droit international protège les peuples souverains et non leurs gouvernements.

Pour trouver des précédents, il suffit de considérer les résolutions et les sanctions des Nations Unies à l’égard de l’Afrique du Sud, toutes fondées sur le principe que le système juridique des relations raciales de ce pays constituait une menace pour la paix. L’action des Nations Unies a donc établi le principe que la politique intérieure a des répercussions sur la sécurité internationale. De même, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a inscrit les droits de la personne dans une entente internationale, leur garantissant ainsi de figurer à l’ordre du jour de la sécurité régionale européenne. Ce genre d’entente a des répercussions aussi bien sur les gens qui défendent les droits de la personne que sur les régimes qui les bafouent(1).

À l’heure actuelle, la «sécurité» est plus que la seule sécurité militaire ou la sécurité des frontières, comme cela a été historiquement le cas. On peut aujourd’hui valablement parler de sécurité coopérative pour englober non seulement les aspects militaires, mais aussi les aspects sociaux et économiques. On estime que s’il est essentiel que des mesures d’instauration de la confiance sur le plan militaire existent, il faut aussi tenir compte de toutes sortes d’atteintes non traditionnelles à la sécurité. Beaucoup de ces atteintes, par exemple la détérioration de l’environnement ou la gestion des ressources, ont des répercussions transfrontalières. La véritable sécurité a donc plusieurs aspects et ne peut être obtenue que si les nations tiennent compte de l’importance des questions socio-économiques et des préoccupations relatives à l’environnement et aux droits de la personne. Toute sécurité qui sacrifie les droits de la personne n’est pas une véritable sécurité. Il n’est pas possible d’obtenir de stabilité à long terme en adoptant des stratégies qui aliènent et déshumanisent des pans entiers d’une nation. En fin de compte, les États sont responsables des dangers qu’ils constituent pour leurs propres citoyens.

À ceux qui prétendent que la tradition internationale des droits de la personne n’est qu’une tentative de l’Ouest pour imposer «son» système hégémonique de valeurs aux autres, il convient simplement de rappeler ce qui suit :

  • Il est impossible de déterminer ce que seraient «les» valeurs occidentales qui définiraient clairement les pratiques humaines depuis l’Oural jusqu’aux Rocheuses; ce qu’on appelle l’«Ouest» n’est pas une entité monolithique : il embrasse toutes sortes de cultures et de traditions aux valeurs diverses.
  • Les valeurs le plus souvent invoquées par les dirigeants asiatiques, comme «le travail, la famille, l’éducation, les économies et la vie disciplinée» ne sont certainement pas étrangères à la tradition occidentale.
  • Les gens continuent de débattre, de juger, de prendre parti et de critiquer les autres et même des traditions entières lorsqu’ils ont l’impression qu’ils sont en conflit avec leurs propres valeurs. En faisant valoir leurs points de vue aux autres, ils supposent implicitement et confirment l’existence d’un terrain commun d’interaction humaine signifiante. Dans la pratique, les gens ne semblent pas enclins à abandonner l’idée de la recherche de normes morales et de normes de rationalité transculturelles. Malgré toutes leurs différences, les cultures partagent et partageront toujours le dénominateur commun de leur humanité(2).

Au sens réel, toutes les valeurs sont «culturelles» au sens où elles sont «contextuellement définies et dépendantes d’un réseau incontournable de relations socio-culturelles qui leur donnent sens et importance». Mais nous savons aussi, ne serait-ce qu’intuitivement, que les choix moraux ont, par-dessus tout, à voir «avec ce qui est bon en soi, objectivement, et pour tout le monde. Il y a des droits et des devoirs moraux qui existent indépendamment de la race, de la culture, de la tradition ou de la forme de gouvernement». Ces droits et devoirs, en ce qui concerne la pratique et l’action, définissent les être humains comme êtres humains et non comme membres de telle ou telle société(3).

Il y aura toujours une tension entre l’«éthique universaliste» et les coutumes et croyances locales. Cette tension est inévitable, et, à long terme, l’humanité en tirera plus de profit si elle la considère comme positive. La coutume sera toujours critiquée par les tenants de l’éthique universaliste, c’est-à-dire, dans le contexte examiné ici, la tradition des droits de la personne. Mais un principe universel qui ne respecte pas les coutumes très anciennes et les convictions qui s’y rattachent risque de devenir lui-même une abstraction vide, sinon intéressée.

Les droits de la personne sont à l’ordre du jour de la politique internationale, et ils y sont pour y rester. Il n’est plus possible aujourd’hui de parler d’ordre mondial sans tenir compte de la protection des droits de la personne ni remédier aux torts causés par leur violation. Mais ceux qui veulent bien faire doivent se rappeler que, pour une grande partie de l’humanité, la question n’est pas de choisir parmi des biens concurrentiels, mais entre différents degrés de misère. L’ironie veut que même cette dernière alternative puisse avoir des effets salutaires.

PROBLÈMES PRÉCIS

   A. Situation de la femme

Ces dernières années, la situation des femmes et la défense de leurs droits ont été à l’avant-plan. Il reste toutefois beaucoup à faire. La Déclaration de Beijing et la Plate-forme d’action ont engagé les gouvernements à prendre des mesures précises pour mettre fin à la violence à l’égard des femmes, invité les Nations Unies à intégrer les femmes au processus décisionnel, demandé instamment l’élimination des pratiques traditionnelles nocives comme la mutilation des organes génitaux et abordé les questions de discrimination sexuelle(4).

La Conférence de Beijing a attiré l’attention sur les droits politiques, civils et juridiques des femmes, qui continuent à être considérablement sous-représentées dans la plupart des institutions politiques du monde. Les femmes de nombreux pays sont assujetties à des restrictions discriminatoires à l’égard de leurs libertés fondamentales, qu’il s’agisse du droit de vote, du mariage, des déplacements, du droit de propriété, des pratiques successorales, de la garde des enfants, de la citoyenneté ou du témoignage en cour. Les femmes subissent également une discrimination dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, aux soins médicaux et aux services financiers, notamment au crédit. Parmi les autres violations classiques de leurs droits, signalons la violence conjugale, l’exploitation sexuelle, le harcèlement, l’exploitation et le trafic des femmes(5).

Les droits sociaux et politiques des femmes, lorsqu’ils existent, n’ont pas été faciles à obtenir. En fait, du point de vue de la participation égale des femmes à la vie des institutions politiques et socio-économiques, il y a encore beaucoup à faire, même dans les pays dits développés. La violence conjugale, le harcèlement sexuel et la discrimination des salaires sont des problèmes qui se posent partout. Il est indispensable que les gouvernements se montrent à la hauteur de leurs engagements internationaux pour ce qui est des droits des femmes et que tout le travail des organisations non gouvernementales (ONG) soit à cet égard soutenu. Les femmes participent de plus en plus et activement à ces tribunes, y trouvant non seulement une cause commune, mais un moyen important de s’exprimer collectivement.

   B. Travail et prostitution des enfants

L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que, à l’échelle mondiale, plus de 250 millions d’enfants de cinq à quatorze ans sont au travail. Toujours selon l’OIT, l’exploitation des enfants dans des emplois industriels dangereux et dans le commerce sexuel augmente. Selon les estimations, 61 pour cent des jeunes travailleurs (soit 153 millions) sont en Asie, 32 pour cent (80 millions), en Afrique (où l’on trouve le plus fort pourcentage d’enfants au travail) et 18 millions, en Amérique latine(6).

Les conditions de travail rudes, et parfois intolérables, de ces enfants sont connues : il n’y a donc pas lieu de les rappeler ici. La question, pour les décideurs, est celle-ci : Que peut-on faire, concrètement, pour mettre fin au travail et à l’exploitation des enfants? Un brève réflexion révèle que la question est complexe et qu’il faudra des années, sinon des générations, avant que la question soit réglée.

Dans son essence, le travail des enfants est un problème à la fois moral et structurel. Il est moral au sens où l’on ne pourra jamais justifier valablement l’exploitation des faibles, surtout s’il s’agit d’enfants. Il est structurel au sens où les facteurs qui favorisent le travail des enfants sont multiples et échappent à un seul et même pouvoir, qu’il s’agisse d’un gouvernement ou d’un organisme. Les enfants contraints de travailler sont soumis à des pressions de toutes sortes :

  • pauvreté et coutume locales;
  • exploitation par les adultes : parents, employeurs, fonctionnaires;
  • intérêts de sociétés multinationales cherchant à accroître leurs profits en s’installant dans des régions à main-d’oeuvre bon marché;
  • mondialisation des relations économiques internationales.

On ne se surprendra pas que les caractéristiques du travail des enfants soient principalement déterminées par la pauvreté. Dans certains cas, la situation est empirée par la conviction que la servitude pour dettes est une réalité naturelle et incontournable, qu’elle a toujours fait partie des moyens de faire face aux misères de la vie marginale et qu’il en sera toujours ainsi. Si le travail des enfants est considéré comme faisant partie de l’«ordre naturel» des choses, la détermination à le combattre viendra plus difficilement. Ce genre de conviction continue de nourrir la résignation parmi les malheureux qui ne savent pas qu’il existe de meilleures conditions et de favoriser leur exploitation cynique par certains de ceux qui le savent.

Pour de nombreux enfants prisonniers du cycle sans fin de la pauvreté, la seule solution est d’accepter des conditions d’exploitation par le travail ou de tomber dans la prostitution. Là encore, il ne s’agit pas de choisir entre des biens concurrentiels. Entre gagner deux dollars par jour à coudre des ballons de soccer pour le sous-traitant d’une multinationale, être contraint à la prostitution ou mourir de faim, la première solution serait sûrement préférable(7).

Les failles sociales provoquées par une grave pauvreté sont profondes, et ce n’est pas dans les choix individuels que se trouve leur solution. Pour poser correctement le problème et envisager ses solutions, il faut considérer les institutions politiques et économiques de la société et non seulement la situation personnelle et la personnalité de quelques personnes dispersées. Pour être efficace sur le plan politique, et donc répondre à ses besoins, un groupe social doit être en mesure de transformer ses problèmes personnels en questions sociales. Les personnes touchées doivent finir par comprendre que ces questions ne peuvent être réglées par des particuliers, mais uniquement par des modifications de la structure locale dans laquelle ils vivent, voire de la structure sociale tout entière.

Le sentiment d’impuissance nourrit non seulement le désespoir, mais aussi le cynisme. Et le cynisme est plus destructeur encore que le désespoir car il répand une image de la réalité qui le justifie. Si l’on dit suffisamment souvent aux gens que leur «milieu» est leur lot naturel, ils s’y habitueront et l’accepteront. Ils ne trouveront bientôt plus d’autre consolation que dans le sentiment de la fatalité et le désespoir qu’il nourrit.

Pour régler le problème du travail des enfants, il faudra que les gouvernements, les ONG, les grandes sociétés nationales et multinationales et les collectivités locales interviennent de façon active. Il faut au moins que les gouvernements s’assurent que les lois réglementant le travail des enfants sont respectées. La simple survie contraindra parfois les enfants à travailler pour contribuer au revenu familial. Mais ce travail ne doit pas échapper à la réglementation, et le fait d’avoir des lois sans les assortir de mécanismes d’exécution revient à détourner la tête.

Les intérêts économiques incitent les collectivités à accueillir les investissement des sociétés multinationales. Il y a bien entendu une communauté d’intérêts dans ces relations, mais il s’y rattache aussi des responsabilités. Il n’est pas déraisonnable d’inviter les sociétés à jouer un rôle en essayant de garantir des conditions de travail «acceptables» pour ceux qui produisent leurs biens. Ce n’est pas une tâche aisée. Le travail sous-traité à des entreprises locales est souvent sous-traité encore à toutes sortes de petits producteurs à l’échelle des villages. La question est alors de savoir jusqu’à quel point les sociétés devraient intervenir pour réglementer ou contrôler les producteurs locaux et si elles sont bien placées pour cela.

En fin de compte, ce sont les gouvernements nationaux et locaux des pays hôtes qui ont à mettre en place des lois et des mécanismes d’exécution. Certains gouvernements sont disposés à ne pas assumer cette responsabilité, soit par indifférence, soit parce que les exigences économiques les contraignent à prendre toutes les mesures voulues pour développer le pays et créer des emplois. Les ressources et les conditions concrètes limitent les bonnes intentions des gouvernements tout comme elles limitent les possibilités des particuliers.

Il convient de signaler que certaines sociétés adoptent volontairement un code de déontologie. La NIKE Inc., par exemple, signe un protocole d’entente (PE) avec toutes les usines de fabrication de chaussures NIKE. L’entente comporte des clauses contraignant les sous-traitants et les fournisseurs à respecter tous les règlements des gouvernements locaux concernant le salaire minimum, les heures supplémentaires, le travail des enfants, les prestations obligatoires de retraite, etc. De plus, tous les fournisseurs de la société doivent accepter de ne pas recourir au travail forcé, de conserver tous les registres utiles pour justifier qu’ils respectent le PE et de présenter ces registres aux inspecteurs de la NIKE sur demande(8).

Ces codes présentent certains avantages. Ils fournissent des directives administratives à tous les employés de la société dans toutes les sphères d’exploitation et énoncent en termes clairs, pour les sociétés étrangères affiliées et pour les autres, les normes que la société est disposée à appliquer dans la conduite de ses affaires. C’est ainsi que, en 1992, Sears, Roebuck and Co. a annoncé qu’elle avait adopté une politique officielle garantissant que ses importations en provenance de la République populaire de Chine ne contenaient pas de produits fabriqués par des détenus. Cette politique exige que tous les contrats signés par Sears pour l’importation de produits en provenance de Chine comporte une clause interdisant qu’aucun des biens importés dans le cadre du contrat ait été fabriqué par des détenus. La politique stipule également que «les employés de Sears peuvent de temps à autre procéder à des inspections impromptues dans les usines de fabrication de la Chine continentale pour vérifier leur conformité aux lois américaines quant au recours au travail forcé ou au travail des détenus». De plus, la politique exige que Sears tienne à jour des listes des usines de production de ses fournisseurs chinois et les compare à la liste qu’elle dresse des adresses des usines de travail forcé de la République populaire de Chine(9).

D’autres entreprises ont adopté des directives semblables, preuve que si l’on a la bonne volonté et le désir de bien faire, la législation internationale des droits de la personne peut fournir une norme valable de mesure des pratiques commerciales. Conjuguées à la sensibilisation des consommateurs aux conditions de la production, les directives volontaires de ce type peuvent se révéler extrêmement efficaces. Il est tout à fait possible d’inviter les consommateurs à ne pas tenir compte seulement du prix lorsqu’ils font leurs achats.

S’il y a un groupe dont le travail continuera d’être irremplaçable dans le règlement de la question du travail des enfants, c’est la collectivité des ONG. En poursuivant leurs recherches et en élargissant leurs réseaux, les organisations non gouvernementales peuvent faire beaucoup pour accroître la transparence des violations des droits de la personne. Ce sont eux qui sont le mieux placés pour être la conscience, non seulement des gouvernements nationaux, mais de la collectivité internationale tout entière. Le travail proactif de ces groupes a toujours besoin d’appui, et il est indispensable de faire en sorte que les gouvernements nationaux ne puissent les affaiblir. Le travail sur le terrain des ONG est sans prix, non seulement parce qu’il est efficace, mais parce qu’il est la meilleure preuve de l’universalité des droits de la personne. C’est précisément parce que les ONG sont profondément enracinés dans les sociétés et les cultures locales et qu’ils jaillissent de leurs propres collectivités que leur travail a une authenticité et une légitimité indéniables.

Les gens de conscience ont toujours combattu l’exploitation des êtres humains les uns par les autres, qu’il s’agisse de groupes ou de particuliers. La plupart voudraient croire que des progrès importants ont été réalisés à cet égard, mais, lorsqu’on essaie de régler la question actuelle de l’exploitation sexuelle des enfants, on ne peut que s’interroger et se dire que le vernis de civilisation qui recouvre les comportements est en réalité bien mince. Dans ce cas, les coupables ne sont pas toujours ce qu’on appellerait des éléments criminels : il s’agit de plus en plus de petits bourgeois en vacances, à la recherche d’excitation ou d’une forme de gratification perverse que seul Freud pourrait espérer comprendre.

Si les estimations relatives à la prostitution enfantine sont à peu près exactes, elles sont terrifiantes. Qui plus est, aucune région du monde n’en est à l’abri. Les enfants prostitués sont au nombre de 70 000 en Zambie, de 200 000 en Thaïlande, de 40 000 au Vénézuela, de 25 000 en République dominicaine et de 500 000 en Inde. En Amérique, entre 100 000 et 300 000 enfants sont exploités sexuellement (prostitution et pornographie). En Europe de l’Est, la situation est sinistre : même l’Estonie, avec une population équivalant à un quart de celle de Londres, emploie quelque 1 500 enfants, certains à peine âgés de 10 ans, dans l’industrie du sexe(10).

La nature exacte de l’exploitation diffère d’un pays à l’autre. En Asie, par exemple, le commerce sexuel des enfants prend classiquement la forme de relations entre des hommes du lieu et de jeunes prostitués ou encore du «tourisme sexuel». Les enfants sont parfois vendus par la famille ou les amis, parfois en connaissance de cause, parfois avec la conviction que les enfants seront employés comme domestiques ou gagneront autrement de l’argent pour la famille. D’autres sont enlevés et expédiés clandestinement à l’étranger ou dans les villes et déplacés d’un endroit à l’autre, de telle sorte qu’ils «disparaissent» effectivement(11).

En Europe, le trafic des enfants se fait d’un pays à l’autre du continent; les enfants passent des pays pauvres de l’Est aux pays plus riches où le marché est alimenté par des cercles de pédophiles organisés et des services d’information de pointe. On constate aussi une augmentation de la prostitution enfantine pour des raisons de consommation : une consommation effrénée et la pression de la publicité et du désir poussent des jeunes à se prostituer pour acheter des biens très coûteux ou de la drogue. Ce phénomène existe également au Canada, aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni(12).

En Amérique du Sud, l’information nous vient surtout des gens qui travaillent avec les enfants déjà contraints de travailler dans la rue et qui peuvent finir par décider de se prostituer ou y être forcés. Étant donné la précarité de leur situation, ils deviennent facilement la proie des proxénètes et d’autres éléments criminels qui les exploitent en leur vendant une «protection» qui dissimule l’exploitation, souvent la violence et trop souvent la dépendance à l’égard de la drogue. Il arrive aussi qu’ils se prostituent «volontairement», espérant obtenir plus du commerce sexuel que des autres formes de travail dans la rue, pour financer une toxicomanie, acheter des biens de consommation qui seraient autrement hors de leur portée ou simplement pouvoir manger(13).

Les causes de l’exploitation sont nombreuses : précarité économique, migration et urbanisation à grande échelle, désintégration familiale, consommation effrenée et valeurs culturelles de discrimination à l’égard des femmes et des filles. Ce qui est particulièrement troublant, c’est que des «clients» traversent des continents dans le but explicite d’avoir des relations sexuelles avec des enfants. On sait qu’il existe des entreprises de tourisme sexuel développées aux Philippines, au Cambodge et en Thaïlande. Plus récemment, le nombre des voyages d’agrément sexuel ont augmenté de l’Amérique du Nord vers le Brésil et la République dominicaine, et il semblerait que le phénomène s’amplifie également en Europe de l’Est(14).

Tout comme le travail des enfants, la prostitution des enfants dans le cadre du tourisme sexuel n’est pas un problème facile à régler. Certaines agences de voyage ont accepté de prendre leurs responsabilités et commencent à éduquer leurs clients. La compagnie de vols nolisés allemande Condor présente à ses passagers en route vers le Sri Lanka un film contenant un passage sur la vie misérable des «garçons de plage», qui sont souvent la cible des pédophiles étrangers. Certaines agences de voyages s’engagent également à annuler les contrats avec les hôtels qui permettent la prostitution enfantine dans leur établissement. L’Australie a montré la voie dans une législation extra-territoriale qui permet à ses nationaux d’être poursuivis à leur retour pour des crimes sexuels commis contre des enfants à l’étranger. Une législation du même ordre est actuellement à l’étude au Parlement canadien(15).

Ce sont là des mesures positives, mais il faut plus encore. Il faudra faire plus en matière d’éducation et de contrôle policier. Il faut promouvoir, aux échelles nationale et locale, les projets d’aide et de développement qui permettent de réduire la misère qui pousse souvent les parents et les enfants à faire ce qu’ils auraient considéré autrement comme des solutions inacceptables.

Les solutions aux problèmes que nous venons de soulever n’apparaîtront pas brusquement du jour au lendemain : elles procéderont par étapes, et la frustration s’y mêlera constamment. Mais si nous pouvons en arriver à reconnaître la légitimité des droits de la personne à l’échelle internationale, au moins en tant que norme de mesure des actions, alors il y a de l’espoir.

 


(1) Enquête stratégique 1993 - 1994, Institut international d’études stratégiques, 1994, p. 38.

(2) Gerhold K. Becker, «Asian and Western Ethics: Some Remarks on a Productive Tension», Eubios Journal of Asian and International Bioethics, no 5, 1995, p. 33.

(3) Ibid., p. 31.

(4) Overview Of Human Rights Practices, 1995, Département d’État américain, mars 1996.

(5) Ibid.

(6) Guardian Weekly, 17 novembre 1996.

(7) John Stackhouse, «Youngsters Paid $1 For Making $50 Balls», Globe and Mail (Toronto), 20 novembre 1996.

(8) «The Global Sweatshop», Far Eastern Economic Review, 9 septembre 1996, p. 5.

(9) Diane F. Orentlicher et Timothy A. Gelatt, «Public Law, Private Actors: The Impact of Human Rights on Business Investors in China», Northwestern Journal of International Law and Business, vol. 14, no 1, automne 1993, p. 107.

(10) John Henley, «World Congress Addresses Spiralling Child Sex Abuse», The Guardian Weekly, 8 septembre 1996.

(11) World Congress Against Commercial Sexual Exploitation of Children, Overview, 1996.

(12) Ibid.

(13) Ibid.

(14) Ibid.

(15) Henley (1996).