BP-418F

LES TAXES SUR LES OPÉRATIONS FINANCIÈRES :
LE POUR, LE CONTRE, LES PROBLÈMES CONCEPTUELS
ET LES RECETTES ESTIMATIVES

 

Rédaction :
Marion Wrobel
Analyste Principal
Juin 1996


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

QU'EST-CE QU'UNE TAXE SUR LES OPÉRATIONS FINANCIÈRES?

   A. Les avantages d'une taxe sur les opérations financières

   B. Le coût d'une taxe sur les opérations financières

LES PROBLÈMES CONCEPTUELS DE LA TAXE

ESTIMATION DES RECETTES POTENTIELLES D'UNE TOF

   A. Les recettes théoriques

   B. Certaines considérations empiriques

   C. Estimation des recettes pour le Canada, d'après les résultats obtenus à l'étranger

   D. Estimation indépendante des recettes

CONCLUSION


LES TAXES SUR LES OPÉRATIONS FINANCIÈRES :
LE POUR, LE CONTRE, LES PROBLÈMES CONCEPTUELS ET
LES RECETTES ESTIMATIVES

INTRODUCTION

Nombreux sont ceux qui espéraient qu'à la réunion des dirigeants du G-7, tenue à Halifax au cours de l'été 1995, la taxe Tobin (du nom de son concepteur, le professeur James Tobin) figurerait parmi les premiers articles à l'ordre du jour. Cette taxe, qui devait s'appliquer à presque toutes les opérations au comptant sur le marché des changes, était perçue par ses partisans comme un moyen de freiner la spéculation excessive sur les devises comme celle qui avait déjà provoqué la crise du peso mexicain. Au départ, la justification de l’imposition de cette taxe était de contenir la spéculation; il convient toutefois d’ajouter que la possibilité de tirer des recettes d'une assiette fiscale mondiale égale à un billion de dollars US par jour présentait aussi un intérêt certain. Les promoteurs de la taxe sont déçus que les gouvernements ne l'aient pas envisagée sérieusement l'an dernier et qu'elle ne semble pas plus populaire en 1996.

En revanche, une autre forme de taxe sur les opérations financières fait parler d'elle. Si les transactions financières internationales ne peuvent être taxées faute d'un consensus mondial en ce sens, pourquoi ne pas taxer à la place les transactions nationales? La spéculation sur le marché des obligations et sur celui des actions est considérée au mieux comme à peine moins répugnante que la spéculation sur les devises, et la simple ampleur des opérations financières au Canada assurerait une assiette fiscale si imposante que les recettes fiscales annuelles seraient de l'ordre de dizaines de milliards de dollars, même si le taux de taxation était infime. C'est du moins ce qu'affirment les Canadiens(1) qui sont en faveur d'une taxe sur les opérations financières (TOF).

Cette forme de taxe que l’on conçoit maintenant comme une source de recettes pour l'État, a en fait été mise de l’avant à la suite du krach boursier de 1987 comme un moyen de stabiliser les marchés financiers. Le gouvernement du président Bush et celui du président Clinton l'ont étudiée et un taux de 50 point de base a été envisagé lors des délibérations sur le budget américain de 1990. Les deux présidents ont également proposé une taxe sur le marché des contrats à terme, qui aurait varié de 11 à 14 cents par opération.

Le net avantage d'une TOF par rapport à la taxe Tobin, c'est qu'elle pourrait être mise en oeuvre sans un accord international. N'importe quel État peut en imposer une de lui-même, et certains pays l'ont fait. Par conséquent, si jamais le gouvernement du Canada était tenté de les imiter, il pourrait examiner ce qui s'est passé à l'étranger.

Dans ce document, nous traitons de divers aspects de la taxe sur les opérations financières. Dans la première partie, nous abordons les questions plus théoriques : en quoi consiste la taxe, dans quel but est-elle proposée et pourquoi certains s’y opposent. Dans la deuxième, nous évoquons certains des problèmes conceptuels qu'il faudrait régler si le gouvernement envisageait d'imposer une telle taxe. Enfin, dans la dernière, nous examinons les recettes susceptibles d'être tirées, en théorie et en pratique, d'une TOF et tentons d'en estimer le montant réalisable au Canada.

Nous ferons fréquemment allusion ici aux TOF imposées à l'étranger. Le lecteur sera sans doute bien avisé de consulter le BP-419, Les taxes sur les transactions financières : Leçons à tirer de l'expérience des pays étrangers, qui complète la présente étude.

QU'EST-CE QU'UNE TAXE SUR LES OPÉRATIONS FINANCIÈRES?

Une taxe sur les opérations financières peut être considérée grosso modo comme tout impôt, droit, redevance, etc. levé par un gouvernement sur la vente, l'achat, le transfert ou l'inscription d'un instrument financier; dans la plupart des cas, c'est une taxe sur les transactions. Elle peut avoir une assiette très large ou ne pas s'appliquer à divers instruments ou à des opérations effectuées par certains types de négociateurs. Ce peut être une taxe sur la valeur ou une taxe fixe. Elle peut être prélevée soit sur des opérations effectuées par des Canadiens, soit sur des opérations effectuées au Canada, soit sur les deux. Le législateur peut même imposer une taxe aux acheteurs (comme au Royaume-Uni), aux vendeurs (comme au Japon) ou aux deux (comme en France). Pour éviter toute confusion, signalons que les taux de taxe que nous utilisons représentent le coût fiscal total d'une opération « aller-retour », c'est-à-dire l'achat et la vente. L'incidence économique de la taxe dépendra bien entendu de l'état du marché.

En règle générale, les TOF imposées dans les autres pays ne s'appliquent pas aux activités telles que les retraits bancaires, les chèques et le financement d'une automobile ou d'une maison. Bien que certains des groupes proposant l'imposition d'une TOF au Canada visent effectivement à taxer ces opérations, vu la taille de l'assiette fiscale potentielle, le Canada serait l'exception s'il donnait suite à une telle suggestion. Par conséquent, nous nous en tenons ici à l'étude de l'application plus conventionnelle de la taxe.

Au Brésil, une taxe temporaire de 25 points de base(2) a été imposée sur les retraits bancaires en 1993, en même temps que diverses mesures spéciales concernant les retraits de salaires, de pensions, etc.(3). Cette taxe se voulait toutefois une mesure temporaire pour contrer une crise financière et elle a été effectivement supprimée à la fin de 1994.

Au bout du compte, l'incidence d'une TOF sur les marchés dépend des caractéristiques énumérées ci-dessus ainsi que du milieu financier. Les effets dans une grande économie ou dans une économie fermée où les mouvements de capitaux sont minimes ne seront pas les mêmes que dans une petite économie ouverte où les capitaux peuvent traverser librement les frontières. La conséquence nette sur les recettes publiques dépendra aussi du contexte dans lequel la taxe est mise en oeuvre ainsi que de sa conception.

À en juger d'après ce qui est arrivé dans les pays étrangers, il existe une grande variété de taxes. Souvent, les opérations exécutées en dehors des frontières du pays ne sont pas taxables et, lorsqu'elles le sont, la perception de la taxe pose d'énormes problèmes. Les transactions des titres de l'État et les opérations des spécialistes (comme les mainteneurs de marché ou d'autres chargés de maintenir une liquidité suffisante sur les marchés) ne sont pas taxables, bien souvent, ou alors, pour les secondes, elles sont soumises à des taux réduits. Ces exceptions peuvent restreindre sensiblement l'assiette de la TOF.

   A. Les avantages d'une taxe sur les opérations financières

John Maynard Keynes, convaincu que les opérations financières devaient s'effectuer dans le but d'investir du capital réel et de négocier, non de spéculer, a été le premier partisan éminent d'une taxe sur les opérations financières. Comme il l'expliquait lui-même : « On s'entend généralement à dire que les casinos devraient être inaccessible et chers, dans l'intérêt public. Peut-être en va-t-il de même pour les bourses »(4). Donc, pour reprendre les paroles maintenant célèbres du professeur James Tobin, nous devrions « jeter du sable dans les rouages des marchés financiers » pour ralentir et décourager les transactions spéculatives.

La plupart des universitaires qui sont partisans d'une TOF partagent l’avis du professeur Tobin. Ils croient que les marchés financiers sont des institutions complexes et coûteuses qui sont trop efficaces et qui ne servent à rien d'autre qu'à redistribuer la richesse qui existe déjà. Alors que la société retire bien peu de cette activité, les gains potentiels, selon eux, peuvent être considérables pour les investisseurs eux-mêmes. Par conséquent, cette spéculation prive les activités bénéfiques pour la société de grandes quantités de ressources et d'un capital humain bourré de talents. En outre, à mesure que croît le secteur financier, le gouvernement doit augmenter les ressources consacrées à sa réglementation et diminuer celles qu’il consacre au financement de la production économique réelle. Les partisans de la taxe font remarquer que les diplômés des écoles de commerce américaines se cherchent des postes dans le secteur financier, tandis que leurs homologues japonais se dirigent vers le secteur manufacturier(5).

Le pire, c'est que les transactions à court terme dues à la spéculation affaiblissent probablement la capacité des marchés financiers à financer l'économie réelle. Elles sont réputées accroître la volatilité des marchés. Or, comme une volatilité excessive augmente les risques et donc le coût du capital, les entreprises ont de plus en plus de mal à trouver le financement dont elles ont besoin pour de vrais investissements. De plus, une telle volatilité excessive pourrait être associée à une efficacité réduite des marchés de capitaux, ce qui entraîne une dégradation du bien-être économique. Les spéculateurs sont considérés comme des opérateurs « parasites » qui fondent leurs décisions sur des renseignements n'ayant rien à voir avec la valeur intrinsèque ou foncière des investissements financiers. Agissant comme les moutons de Panurge, ils provoquent une hausse démesurée des cours dans un marché haussier et une baisse exagérée dans un marché baissier. Il en résulte une répartition faussée des ressources, puisque les investisseurs sont guidés par des prix qui sont de piètres indicateurs de la valeur fondamentale de certains placements.

Tout cela est dû à des transactions fondées sur un instinct animal irréfléchi, et non plus sur la valeur réelle des placements, de leurs dividendes et des perspectives de bénéfices. Ces caractéristiques sont à l'origine d'investissements à très court terme, l'engagement à détenir des actions étant soumis à diverses influences très variées qui créent des vagues d'optimisme ou de pessimisme. Si ces transactions coûtaient plus cher, elles seraient moins fréquentes, les marchés seraient plus rentables et moins volatiles, et les frais de financement seraient moindres.

La sagesse populaire veut que les gestionnaires de portefeuille nord-américains agissent à courte vue parce qu'ils sont engagés et congédiés selon les résultats trimestriels. Cette myopie se propage aux cadres qui, préoccupés par le cours des actions de leurs entreprises, sont obligés d'adopter eux aussi une attitude à courte vue. Une TOF devrait décourager un tel comportement parce qu'elle taxerait de façon disproportionnée les spéculateurs habituels dont les opérations sont plus rapprochées. Si la taxe réussissait à purger le marché de ces investisseurs irrationnels, l'efficience en serait améliorée.

À mesure que l'idée de l’imposition d'une TOF fait son chemin depuis les universitaires jusqu'aux politiciens, les effets sur le marché deviennent subordonnés à un autre avantage escompté, à savoir le fait qu'une telle taxe rapporterait à l'État. Comme on pense généralement que les joueurs à ce « grand casino » sont de grosses institutions, des opérateurs très bien rémunérés, des gestionnaires de portefeuille et des gens riches, les partisans de cette taxe font valoir qu'elle ne toucherait pas directement la majorité des Canadiens et qu'elle aurait une incidence très progressive.

   B. Le coût d'une taxe sur les opérations financières

Aux partisans qui énumèrent divers arguments en faveur d'une TOF, ceux qui sont contre opposent leurs propres arguments théoriques et empiriques.

Tout d'abord, ceux qui dénoncent le « gaspillage » des ressources associé à l'activité financière seraient étonnés de toute l'activité comparable que peut susciter une taxe. L'histoire est remplie de tentatives pour éviter l'impôt et d'innovations financières conçues uniquement dans le but de tourner la fiscalité; or, la lutte contre toutes ces initiatives exige une surveillance gouvernementale et des dépenses publiques accrues. Comme les comptables et les avocats sont doués pour ces innovations, il est difficile de prédire les effets secondaires d'une TOF.

Aux États-Unis, on trouve deux exemples d'innovations du genre : les fonds du marché monétaire destinés expressément à offrir aux épargnants un substitut aux comptes d'épargne dont les taux d'intérêt sont plafonnés, et les obligations résiduaires qui ont servi, jusqu'en 1982, à profiter des échappatoires du code américain de l'impôt sur le revenu(6).

Bien que les arguments qui précèdent établissent une corrélation entre la volatilité du marché et les transactions à court terme, ils dépendent de la croyance que les opérateurs à court terme sont, par nature, des spéculateurs déstabilisants. Certains spéculateurs, toutefois, peuvent stabiliser un marché, et une taxe qui aurait un effet disproportionné sur les opérateurs à court terme se répercuterait sur eux.

Les marchés financiers sont volatiles puisque les informations sur les valeurs mobilières coûtent cher. Mais sont-ils trop volatiles et cette volatilité s'est-elle accrue récemment? Les données empiriques ne confirment pas indubitablement cette thèse. Les frais de transaction ont chuté aux États-Unis à la suite de la déréglementation des services financiers et de l'accroissement de la concurrence. L'activité boursière s’est accrue en conséquence et elle est relativement plus élevée aux États-Unis que dans les autres pays. Pourtant, rien n'indique nettement que le marché américain est plus volatile aujourd'hui qu’hier ni que sa volatilité a augmenté en réaction à cette activité accrue(7). D'ailleurs, au moment du krach boursier de 1987, les cours sont tombés plus bas dans certains des pays ayant une TOF qu'au Canada ou aux États-Unis, deux pays où cette taxe n'existe pas (voir la figure 1). Il est vrai aussi que les prix ont moins diminué dans certains pays ayant une TOF comme l'Allemagne, l'Autriche et le Japon, mais la baisse du cours des actions nationales n'a pas paru être influencée par l'existence ni par le taux de ces taxes(8).

En outre, l'effet d'une TOF sur la distribution pourrait ne pas être aussi souhaitable que prévu. Il est vrai que les effets en portefeuille augmentent proportionnellement plus rapidement que le revenu, mais les investisseurs institutionnels deviennent des joueurs de plus en plus importants sur les marchés financiers et leur clientèle est bien plus représentative de la société canadienne. Le plus important, toutefois, c'est que si l'imposition d'une taxe entraînait la baisse du prix des avoirs, les retraités et ceux qui s'approchent de la retraite en souffrirait d'une façon disproportionnée, même si la plupart d'entre eux ne sont pas riches. Le cas échéant, les régimes de pension, même ceux dont la gestion est passive, pourraient avoir du mal à s'acquitter de leurs obligations.

Malheureusement, les effets secondaires imprévus d'une TOF ne se limiteraient pas à ceux-là. Une telle taxe pourrait réduire l'efficience des marchés de capitaux en provoquant l'inertie chez les investisseurs. S'ils ne réagissaient pas à de nouveaux renseignements, le prix des valeurs mobilières ne refléterait pas leur valeur économique réelle et les ressources financières ne seraient pas réparties efficacement. Cela entraînerait une hausse du coût du capital et, en conséquence, une diminution de la formation de capitaux. À long terme, il en résulterait une réduction de la productivité, puis des salaires réels.

FIGURE 1
TAUX DE LA TOF ET CHUTE DES COURS BOURSIERS EN OCTOBRE 1987

BP 418 F FIG 1.bmp (1116214 bytes)

Note : L'axe des ordonnées indique la variation en pourcentage des cours boursiers pendant la période commençant une semaine avant le krach d'octobre 1987 et se terminant deux semaines après. L'axe des abscisses indique le pourcentage moyen de la diminution des cours boursiers aux États-Unis.

Source : C.S. Hakkio, « Should We Throw Sand in the Gears of Financial Markets? », Federal Reserve Bank of Kansas City, Economic Review, deuxième trimestre, 1994.

En dernière analyse, l’incidence d'une TOF sur les rouages des marchés financiers ne peut être déterminée que d'une manière empirique, puisqu'il y a des arguments théoriques à l'appui des deux camps. C'est vrai également pour ce qui est des recettes fiscales; ceux qui sont contre croient que les recettes prévues sont surestimées et qu'au bout du compte, les recettes de la taxe sont insuffisantes pour faire contrepoids aux effets secondaires négatifs.

LES PROBLÈMES CONCEPTUELS DE LA TAXE

La conception d'une TOF, tout comme celle de n'importe quelle taxe, soulève des questions manifestes. Outre les possibilités de recettes, que souhaite-t-on tirer de la taxe? Qui désire-t-on taxer? Pourquoi? Quelles opérations veut-on taxer et comment le faire?

Une TOF peut avoir, sur les marchés financiers, des répercussions dramatiques capables de tempérer nos idées initiales. Ainsi, les instruments du marché monétaire (ceux ayant un terme de moins de un an, qui peut être d'à peine 30 jours) doivent-ils être taxés? La réponse est affirmative si l'on croit que tous les instruments financiers devraient être considérés de la même manière, sinon la taxe est susceptible d'infléchir le choix des effets de financement.

Un bon du Trésor de 90 jours doit être renouvelé quatre fois par année; s'il était taxable, il faudrait payer la taxe quatre fois pour une obligation d'une année gardée jusqu'à échéance. L’une des solutions à ce problème consisterait à exonérer un titre d'emprunt au moment de son achat initial ou de son rachat à l'échéance. On pourrait aussi appliquer aux valeurs mobilières des taux qui varieraient selon leur terme. Cependant, cette méthode n'est pas sans difficulté. En général, ces solutions ne devraient avoir qu'une incidence minime sur l'assiette de la taxe.

Mais ces solutions pourraient malgré tout être insuffisantes. Les instruments du marché monétaire fournissent aux investisseurs institutionnels comme les sociétés de fonds mutuels un endroit temporaire où mettre leurs liquidités en attendant de choisir un placement. En ce sens, ces instruments sont assimilables à de l'argent comptant — ils ne constituent pas un investissement en soi mais plutôt une solution intérimaire avant le choix d'un placement à plus long terme. La Banque du Canada, elle, en a fait l'outil de sa politique monétaire. Quant aux institutions financières en général, elles s'en servent pour conserver des réserves suffisantes qui fructifient tout en garantissant les investissements.

Les effets du marché monétaire sont privilégiés parce qu'ils sont sûrs et liquides. Personne ne s'en sert pour spéculer. Taxer les opérations sur les titres du marché monétaire ne ferait qu'augmenter le coût des emprunts gouvernementaux et diminuer la valeur, pour les marchés, de cet outil indispensable. Les produits bancaires en sont des substituts assez semblables et, à cause du jeu de ces facteurs, nombre des pays qui ont imposé une TOF exonèrent les instruments du marché monétaire(9). Les Suisses ne l'ont pas fait et c'est pourquoi le marché monétaire ne s'est jamais vraiment développé dans leur pays. Dans l'étude générale BP-419, complémentaire de la présente, nous mentionnons le cas de la Suède où l'activité sur le marché monétaire a chuté de 20 p. 100 après l'imposition d'une taxe de seulement un cinquième de un point de base.

Par contre, si les instruments du marché monétaire étaient exonérés d'une TOF, l'assiette fiscale potentielle figurant au tableau 2 ci-après (p. 24) serait amputée de près de deux tiers. Si les bons du Trésor étaient les seuls à être détaxés, l'assiette serait réduite de presque 43 p. 100.

Bien des gouvernements ne taxent pas les titres d'État et le projet américain de 1990 exonérait tous les bons du Trésor fédéral. L’exonération s'imposait parce que l'on savait que la taxe se répercuterait entièrement sur le coût de l'emprunt. Une telle exemption réduirait l'assiette fiscale d’un autre 31 p. 100.

Si tous les titres d'État ou seulement ceux du gouvernement fédéral, tant à court terme qu'à long terme, étaient exempts de la taxe, les obligations du secteur privé seraient manifestement défavorisées. Et si aucun des titres d'emprunt n'était taxé, ils seraient plus intéressants que les actions pour les investisseurs. Si cela se produisait, les entreprises pourraient accroître leur ratio d'endettement dans le but d'exploiter cette préférence, multipliant par le fait même les risques des placements dans le secteur privé.

Il existe bien d'autres problèmes conceptuels. Les pays ayant une TOF en exonèrent souvent les opérations initiales telles l'émission de nouvelles actions ou de nouveaux titres d'emprunt, mais il y a quelques exceptions frappantes. En taxant ces activités, le gouvernement fausserait le jugement des entreprises qui ont à choisir entre le financement extérieur et l'autofinancement de leurs projets; les PME dont la croissance est rapide et qui sont avides de capitaux s'en trouvaient défavorisées. Exonérer les transactions initiales a un effet négligeable sur l'assiette fiscale, comme l'indique le tableau 2.

De nombreuses opérations financières font office de placement intermédiaire en attendant que l'investisseur puisse atteindre son but véritable. L'achat et la vente d'actions de fonds mutuels en est un exemple : en effet, si ces opérations en plus des transactions du fonds lui-même étaient taxées, il y aurait double voire multiple taxation, ce qui inciterait sans doute les Canadiens à investir dans des fonds mutuels américains. D'autres opérations servent à modérer les risques associés à certaines transactions — cela vaut en particulier pour les produits dérivés. Dans les marchés concurrentiels, toutes les taxes imposées sur ces opérations intermédiaires seraient payées par le consommateur.

Le rôle que jouent les mainteneurs de marché complique aussi la conception d'une TOF. Un mainteneur de marché, c'est un courtier qui détient un inventaire d'actions d'une entreprise, ou de plusieurs, et qui assure une liquidité sur le marché lorsque les autres acheteurs et vendeurs ne le font pas. Ces transactions forment le cinquième de l'activité à la Bourse de New York et cette proportion est sans doute la même au Canada. Ces spécialistes jouent un rôle bien plus important encore dans la négociation de contrats à terme ou dans l'activité des marchés hors-cote comme celui de la NASDAQ, à New York, ou du Réseau canadien de transactions, à Toronto. Taxer les opérations des intermédiaires et des spécialistes ferait vraisemblablement grimper le coût des liquidités en augmentant l'écart entre cours acheteur et cours vendeur.

Est-ce qu'une TOF au Canada s'appliquerait aux transactions des Canadiens à l'étranger? Les Américains avaient proposé que ces opérations soient taxées, mais ce serait extrêmement difficile à faire respecter. En appeler à la coopération de la communauté internationale ne réglerait pas le problème, puisque maints pays ne seraient que trop heureux de devenir des centres d'opérations financières internationales.

Le marché financier propose en outre de nombreux produits qui sont des substituts très semblables les uns des autres. Une obligation d'État est assez proche d'une obligation de société très bien cotée; les bons du Trésor se substituent fort bien à d'autres effets du marché monétaire et les dépôts bancaires peuvent remplacer les fonds de placements monétaires(10). Taxer une série de produits encouragerait les investisseurs à rechercher des substituts qui ne sont pas taxés. Ainsi, les investisseurs peuvent obtenir un degré de risque et un taux de rendement comparables en investissant dans des actions ou dans des produits dérivés. Il est très difficile de taxer les produits dérivés sans produire d’effet sur d'autres produits financiers. Par contre, ne pas les taxer provoque l'inefficience, l'injustice et l'érosion de l'assiette fiscale.

Lorsque la taxe est peu élevée, il se produit généralement une distorsion minime, et les investisseurs sont moins tentés de l'éviter. Pourtant, étant donné ce qui est arrivé en Suède, il semblerait que dans certains marchés et pour certains produits, même une taxe « minime » pourrait s'avérer excessive. De plus, comme les frais d'administration et d'observation comportent des variables et des composantes fixes, il se pourrait qu'un taux minime génère des recettes très basses proportionnellement à ces frais. Étant donné la nature des institutions qui exécutent ces opérations, les frais d'administration du gouvernement pourraient être relativement négligeables, mais la conformité à la loi pourrait coûter cher au secteur privé. Dans les autres pays, la taxe s'applique à l'acheteur ou au vendeur, mais pas à l'intermédiaire. Il faut conserver de multiples reçus individuels dans l'intérêt tant du contribuable que du gouvernement, qui peut vouloir faire des vérifications et s'assurer que la taxe est payée.

En général, une assiette plus étendue a un effet plus neutre qu'une assiette restreinte, puisqu'il reste moins de substituts non taxés. Certains segments de l'assiette, toutefois, sont intrinsèquement impossibles à taxer ou alors, très difficiles à taxer. Tout effort pour imposer ces segments pourrait risquer de créer des difficultés d'application, de coûter cher en frais de vérification et d'administration pour le gouvernement en général, et d'entraîner une foule d'autres conséquences imprévues.

Il serait probablement impossible de faire en sorte qu'une TOF ne favorise aucun produit plus qu'un autre, malgré l'application la plus générale et la conception la plus minutieuse. Par exemple, nous avons fait remarquer précédemment que les placements dans des fonds mutuels pourraient être taxés deux fois et même plus. Pour régler le problème, on pourrait notamment exonérer de la taxe l'achat ou la vente des actions de tels fonds, mais cela risquerait de créer d'autres problèmes. Les Sociétés de fonds mutuels qui offrent aux investisseurs la possibilité de transférer leurs placements d'un fonds à un autre de la même famille seraient avantagées par rapport aux sociétés autonomes. Une échappatoire importante permettrait la création de fonds de placement spécialisés ne détenant qu'un seul titre ou un éventail restreint de valeurs mobilières(11). Les investisseurs, y compris d'autres sociétés de fonds mutuels n'auraient alors qu'à acheter et vendre des actions de leur fonds de placement pour négocier des titres sans payer la TOF.

Les difficultés de conception d'une TOF résident dans le fait que tous les produits financiers, même ceux des banques et des compagnies d'assurance, ont un équivalent ailleurs. Ces substituts peuvent prendre la forme d'actions, de titres à revenu fixe ou de produits dérivés, ou d'une combinaison de ceux-ci. En outre, il est possible de créer rapidement, facilement et d'une manière inattendue de nouveaux produits dotés des mêmes revenus, risques et conditions de participation que d'autres produits. Le gouvernement serait alors obligé de demeurer à l'affût de la moindre nouveauté financière afin de s'assurer que la TOF soit neutre et qu'elle ne cause aucune inefficience économique.

ESTIMATION DES RECETTES POTENTIELLES D'UNE TOF

En fin de compte, nous pourrions conclure qu'une TOF ne produit aucun effet bon ou mauvais sur les rouages des marchés financiers. Et pourtant, il pourrait y avoir lieu de taxer malgré tout les opérations financières afin d'exploiter cette nouvelle source de recettes dont le gouvernement a bien besoin et d'ajouter un élément de neutralité à une fiscalité qui vise un très grand nombre de transactions et de services qui ne sont pas d'ordre financier.

Comme il n'y a jamais eu de TOF au Canada, il sera instructif d'examiner ce qui est arrivé à l'étranger et d'analyser les estimations des universitaires avant de tenter de calculer les recettes potentielles au pays. Tout d'abord, il faut étudier certains des facteurs servant systématiquement à estimer les recettes de l'État.

   A. Les recettes théoriques

Les recettes tirées d'une TOF peuvent s'exprimer par l'équation suivante :

REV = t(P+D P)(Q+D Q) + D OTHREV - D EXPEND

dans laquelle : REV représente les recettes fédérales tirées de la TOF
                      t représente le taux de la TOF
                      P représente le prix moyen des valeurs taxées
                      Q représente le nombre de transactions
                      OTHREV représente les autres recettes du gouvernement fédéral
                      EXPEND représente les dépenses fédérales.

  Le symbole delta (D ) représente les changements d'une variable donnée.

Si une TOF n'a aucun effet sur les marchés financiers et qu'elle n'impose pas de frais d'administration et d'exécution supplémentaires, l'équation qui précède peut s'exprimer tout simplement comme suit :

REV = tPQ.

Dans un monde aussi simple, les recettes fiscales seraient égales au produit du taux de la taxe et de la valeur totale des transactions, c'est-à-dire le nombre d'opérations multiplié par leur prix moyen. Dans ce cas, calculer les recettes de la taxe ne serait pas compliqué : on connaît assez précisement le volume des transactions; il suffit donc de le multiplier par le taux de la taxe pour obtenir le montant total des recettes. Dans ce monde simple, un taux de un point de base sur les transactions indiquées au tableau 2 produirait des recettes de 1,06 milliard de dollars.

Il est cependant irréaliste de supposer qu'une TOF n'aurait aucune incidence sur le comportement des marchés financiers. Par conséquent, il faut utiliser l'équation plus complexe, qui propose quatre manières dont une taxe sur les opérations pourrait jouer sur les recettes fiscales globales.

La valeur des transactions peut varier pour deux raisons : une TOF peut entraîner une modification non seulement du volume des transactions, mais aussi du cours des titres négociés. Que le nombre de transactions soit susceptible de diminuer n'a rien d'étonnant, puisque c'est considéré comme l'un des effets avantageux d'une TOF. Ce qui est moins évident, c'est l'ampleur de la diminution du volume des transactions. Le prix moyen des valeurs négociées pourrait aussi changer, peut-être à la hausse, mais sa chute est plus probable.

Deux effets indirects ne doivent pas être négligés non plus. Ainsi, l'imposition d'une TOF pourraient amener la modification des autres recettes de l'État. En particulier, si elle influait sur le cours moyen des valeurs mobilières, il en découlerait des plus-values ou des moins-values qui se répercuteraient sur les recettes de l'impôt sur le revenu. Cette conséquence augmenterait ou réduirait les recettes de la TOF. De plus, d'autres recettes fiscales seraient susceptibles de diminuer s'il y avait une hausse, imputable à la taxe, du coût du financement des entreprises ou des frais d'observation de la loi. Supposons par exemple qu'une entreprise ayant déjà financé son fonds de roulement par l'émission d'un papier dont le terme est de un an et le taux d'intérêt de 6 p. 100, se voit contrainte de payer une TOF de 15 points de base. Si elle arrivait à trouver un autre mode de financement auprès d'une institution financière à un taux de 6,1 p. 100, elle le ferait, car non seulement elle remplacerait alors une opération taxable par une autre qui ne l'est pas, mais encore l'augmentation du coût de l'emprunt réduirait ses bénéfices et lui permettrait de diminuer son impôt sur le revenu(12).

En outre, une TOF pourrait jouer sur le coût des emprunts de l'État; c'est une considération importante pour les gouvernements au Canada parce qu'ils sont déjà fortement endettés. Tous les ordres de gouvernement, mais surtout le fédéral, se servent énormément des titres d'emprunt à court terme pour financer leurs déficits passés, actuels et futurs. Un bon du Trésor de 90 jours est reconduit quatre fois par année, même s'il est détenu jusqu'à l'échéance. Si un investisseur est obligé de payer la TOF à chaque renouvellement, il préférera à ces bons un instrument à plus long terme. Par conséquent, les gouvernements seront obligés d'accorder un taux d'intérêt plus élevé sur leurs bons ou d'opter pour un financement à plus long terme. Le gouvernement est actuellement favorisé par les taux d'intérêt des bons du Trésor de 90 jours; il est probable qu'une TOF sur de telles transactions se répercuterait intégralement sur les frais d'emprunt de l'État, qui augmenteraient.

Pourtant, même là, on sous-estime les effets probables sur les gouvernements et sur les autres emprunteurs canadiens. L'économie canadienne est petite et ouverte et, tout compte fait, le pays est un emprunteur net auprès du reste du monde. Les Canadiens empruntent plus à l'étranger qu'ils ne prêtent et il est peu vraisemblable qu'ils arrivent, au moyen d'une TOF, à contraindre leurs créanciers d'accepter un rendement inférieur. De plus, comme ils investissent déjà à l'étranger, surtout aux États-Unis où il n'y a aucune TOF, imposer une telle taxe au Canada rendrait les placements à l’étranger encore plus intéressants. Nous serions donc obligés d'accepter le taux d'intérêt réel en vigueur dans le monde et d'assumer le coût entier de n'importe quelle TOF. Tout nouvel emprunt de l'État devrait absorber le coût intégral d'une TOF, comme tout nouvel emprunt de l'entreprise privée, ce qui entraînerait une diminution des bénéfices et, par conséquent, des recettes tirées de l'impôt sur les sociétés.

Une taxe, quelle qu'elle soit, occasionne toujours des frais administratifs, surtout si elle est nouvelle. Comme certains coûts sont variables et d'autres fixes, si le taux est bas, la taxe serait sans doute moins rentable à cause de ces frais. La taille et la nature de l'assiette peuvent aussi influer sur les frais d'administration; plus l'assiette est grande, plus les frais sont élevés. Il serait relativement cher, par exemple, de tenter d'imposer une taxe sur les opérations financières des Canadiens à l'étranger.

Aucune étude d'une taxe canadienne ne serait complète sans l'examen des considérations fédérales-provinciales. La TOF serait une taxe fédérale mais elle aurait des conséquences pour les gouvernements provinciaux. Tout compte fait, elle entraînerait une baisse des recettes nettes des provinces à cause de la réduction de l'assiette fiscale provinciale, provoquée par des plus-values moindres, par des frais d'exploitation et de financement plus élevés pour les entreprises, et par la possibilité que la TOF constitue une dépense d'entreprise. La TOF toucherait aussi les gouvernements provinciaux dans la mesure où elle provoquerait une augmentation du coût de leurs emprunts.

   B. Certaines considérations empiriques (13)

Prix moyens des valeurs mobilières : Les partisans d'une TOF soutiennent qu'en atténuant la volatilité, la taxe réduirait les risques sur les marchés financiers et y ferait donc monter le cours des titres. Cela arriverait uniquement si la volatilité s'atténuait vraiment. Mais si elle demeurait stable ou même si elle s'accentuait, les prix ne monteraient pas. La plupart des données empiriques donnent à penser, par contre, que les prix baisseraient.

Plusieurs études en sont arrivées à des estimations très variées de la baisse du prix des valeurs. Par exemple, on a estimé qu'une TOF de 0,5 p. 100 d'application très étendue provoquerait une baisse du cours de toutes les actions à la Bourse de New York, pouvant aller d'un minimum de 1,2 p. 100 jusqu'à 7,7 et même 13 p. 100. Pour les actions très facilement négociables, la diminution des cours pourrait aller jusqu'à 18 p. 100. (Ces changements s'ajouteraient à la variation normale des cours qui se produit sur les marchés financiers.)

Plusieurs raisons expliquent ces estimations. Taxer un produit quelconque dont il existe des substituts non taxés provoquera inévitablement une certaine baisse des prix. Or, comme le coût final des opérations sur un titre augmenterait après l'imposition d'une TOF, il faudrait en réduire le prix pour que le taux de rendement demeure compétitif. Autrement dit, les futures dettes fiscales seraient capitalisées dans le prix du titre. Le cours des valeurs qui sont négociées plus fréquemment baisserait davantage afin de compenser la facture fiscale totale plus élevée. Le prix des actions liquides subirait une diminution relativement considérable parce qu'elles sont négociées souvent. Cette interprétation est conforme à ce qui a pu être observé après l'imposition de la TOF en Suède(14).

Volume : L'effet de la TOF sur le cours des valeurs ne fait pas l'unanimité, mais on ne relève aucune divergence d'opinion au sujet de son incidence sur le volume des transactions. La hausse du coût des transactions financières devrait réduire leur volume tout comme augmenter le prix de n'importe quel produit comprime la demande. Les transactions financières semblent particulièrement sensibles au prix. Leur degré de sensibilité dépend énormément des autres solutions qui s'offrent à l'investisseur et du coût des transactions avant l'imposition de la TOF. Les négociateurs institutionnels seront sans doute les plus touchés, car non seulement ils sont les plus importants, mais leurs opérations sont celles qui coûtent le moins cher, et de loin.

Il a été estimé qu'une taxe de 0,5 p. 100 d'application étendue réduirait d'environ 8 p. 100 le volume des transactions aux États-Unis. D'autres études concluent à des effets plus sentis. Des estimations de l'élasticité(15) du volume des transactions en fonction des frais s'échelonnent entre -0,26 d'après des données de 1968, -1 selon les données suédoises et -1,7 d'après les données britanniques(16). Selon une autre étude, les tendances à long terme du volume des transactions aux États-Unis étaient compatibles avec une élasticité de -2 à -3(17).

Les deux variables mentionnées ci-dessus sont en corrélation directe et inverse. Si l'on s'attend à ce que le volume des transactions d'un titre donné subisse une chute dramatique après l'imposition d'une taxe, son prix demeurera relativement stable puisque le montant de la taxe à capitaliser sera peu élevé. Si en revanche, le volume n'est pas censé s'amenuiser, il y aura plus de taxe à capitaliser dans le titre dont le prix diminuera davantage.

Dans les documents, on trouve peu d'études empiriques sur les effets indirects d'une TOF. Le cas de la Suède donne à penser, toutefois, que la perte indirecte de recettes annulera la plupart des recettes directes de la TOF.

   C. Estimation des recettes pour le Canada, d'après les résultats obtenus à l'étranger

Le tableau 1 compare les recettes directes que les pays ont tirées d'une TOF au milieu des années 80 et les calcule en pourcentage de trois assiettes différentes afin de donner une idée de la fécondité financière de ces taxes.

Le tableau n'aide pas vraiment à estimer les recettes d'une TOF au Canada. La Suisse, qui a fixé un taux très proche de celui de l'Allemagne, a pourtant tiré de sa taxe des recettes douze fois plus élevées par rapport à la taille de son économie. Comme elle est un paradis fiscal sûr, sa devise a souvent été malheureusement très forte à cause de l'afflux de capitaux. Le système suisse de taxes financières a parfois été conçu dans le but exprès de freiner cet afflux(18) et il se pourrait que ce soit cet effet qui se fasse sentir. Le Canada n'a pas ce problème.

TABLEAU 1
TAXES SUR LES OPÉRATIONS ET RECETTES

PAYS

TAXE
(en points de base)

RECETTES DE LA TAXE EN POURCENTAGE :

DES RECETTES TOTALES

DU PNB

DE LA VALEUR MARCHANDE DU TITRE

ALLEMAGNE

25

0,14 %

0,04 %

0,28 %

ÉTATS-UNIS

taxes variant selon les États

0,17 %

0,03 %

0,08 %

FRANCE

             30 et 15

0,26 %

0,12 %

1,19 %

ITALIE

15

1,10 %

0,38 %

6,10 %

JAPON

             18 et 55

1,42 %

0,17 %

0,34 %

PAYS-BAS

50 sur les petites opérations

0,63 %

0,32 %

1,17 %

ROYAUME-UNI

                      50

0,80 %

0,30 %

0,01 %

SUÈDE

                    100

0,87 %

0,36 %

1,55 %

SUISSE

             15 et 30

2,33 %

0,48 %

0,94 %

Source : L.H. Summers et V.P. Summers, « When Financial Markets Work Too Well : A Cautious Case for a Securities Tax », Journal of Financial Services Research, vol. 3, 1989, p. 275.

L'Italie, dont le taux de la taxe est relativement bas, tire de cette dernière des recettes impressionnantes; toutefois, ces recettes quand on les compare à celles des autres pays, sont si exorbitantes proportionnellement à la valeur marchande des titres que cela paraît impossible. La taxe du Royaume-Uni, qui rapporte aussi de généreuses recettes, ne correspond qu'à 0,01 p. 100 de la valeur marchande des titres, un pourcentage tout à fait disproportionné par rapport aux taxes d’autres pays comme l'Allemagne dont la taxe rapporte pourtant moins.

Toutes ces contradictions donnent à penser que la conception et l'application des taxes varient énormément et d'une manière qui s'expose difficilement dans un tableau.

En extrapolant à partir des rapports de la taxe au PNB indiqués au tableau 1, on obtient une estimation très approximative des recettes que le Canada aurait pu tirer d'une telle taxe en 1996. Les recettes vont de 300 millions de dollars (Allemagne) à 3,75 milliards de dollars (Suisse) en passant par 1,275 milliard (Japon) et 2,25 milliards (Royaume-Uni).

En 1990, le Congressional Budget Office (CBO), la commission des finances du Congrès américain(19), a calculé qu'une TOF de 50 points de base appliquée à toutes les transactions de valeurs mobilières aux États-Unis et à toutes les opérations effectuées par des ressortissants américains à l'étranger rapporterait environ 13,4 milliards de dollars US pendant l'exercice 1995, ce qui équivaut à 0,2 p. 100 du PIB. Pour le Canada, cela correspondrait en gros à des recettes de 1,5 milliard de dollars. Aux fins des calculs du CBO, l'achat et la vente des bons du Trésor américain étaient les seules transactions exonérées.

Les recettes annuelles tirées des taxes et droits britanniques sur les opérations financières sont d'à peu près 800 millions de livres. Quand on applique ces chiffres au marché américain, on arrive à des recettes de sept milliards de dollars US par année si l'on calcule d'après la valeur capitalisée du marché des actions américain ou de 11 milliards de dollars US si l'on utilise plutôt le volume des transactions aux États-Unis(20). À première vue, ces estimations semblent confirmer aisément les projections du CBO, puisque les taxes britanniques ne s'appliquent pas aux titres à revenu fixe. Mais comme le font remarquer Froot et Campbell, les frais de transaction aux États-Unis sont les plus bas parmi tous les grands marchés financiers, ce qui y explique la forte activité. Même une TOF minime représenterait une part disproportionnellement élevée du coût total des opérations et aurait, par conséquent, une incidence relativement exagérée sur le volume des transactions.

En reprenant cette même technique pour extrapoler le montant des recettes de la taxe au Canada à partir des données pour le Royaume-Uni, on obtient des montants relativement faibles : 550 millions de dollars si l'on s'appuie sur la capitalisation et 730 millions si l'on calcule d'après le volume des transactions. En 1995, par exemple, la valeur des opérations à la Bourse de Toronto correspondait à 5 p. 100 de celle des transactions à la Bourse de New York. La capitalisation des actions à la première équivalait à environ 6 p. 100 de celle de la seconde(21).

Le lecteur doit noter que ces estimations pour le Canada sont fondées sur les modèles de taxe utilisés dans les autres pays. Généralement, les taux sont élevés pour les actions et minimes ou nuls pour les titres d'emprunt, surtout ceux de l'État.

   D. Estimation indépendante des recettes

La valeur du « casino » canadien était d'environ 10,6 billions de dollars en 1995, une augmentation par rapport aux 10,1 billions de l'année précédente(22); ces montants représentent la valeur totale des opérations sur les actions, obligations et instruments du marché monétaire, négociés sur les marchés primaire et secondaire. En 1995, le secteur privé a émis de nouveaux titres valant en tout 25,5 milliards de dollars dont 16 milliards en actions et le reste en emprunts. Les gouvernements au Canada ont émis de nouveaux titres d'emprunt d'une valeur de 59,3 milliards de dollars(23). L'émission de nouveaux titres d'emprunt sert à financer autant des nouveaux emprunts que des dettes antérieures qui sont arrivées à échéance pendant l'année. Le marché primaire représente moins de 1 p. 100 de l'activité globale.

Le tableau qui suit donne le détail des transactions susmentionnées. Comme on peut le constater, les transactions d'actions ne représentent qu'une bien mince fraction de l'ensemble des opérations financières; la très grande majorité de celles-ci porte sur des obligations et des titres du marché monétaire (c.-à-d. des valeurs à revenu fixe dont le terme est inférieur à un an). À peu près les trois quarts de toutes les transactions concernent des titres du gouvernement fédéral. Les sommes sont énormes et elles grossissent rapidement. Ce serait donc une assiette intéressante.

Comme 1 p. 100 de 10,6 billions de dollars est égal à 106 milliards de dollars, on se représente aisément l'ampleur de cette assiette. Un dixième de 1 p. cent (soit 10 points de base) de 10,6 billions donne 10,6 milliards et un centième de 1 p. 100 (soit 1 point de base) équivaut à 1,06 milliard de dollars. Comme nous l'expliquons ailleurs dans l'étude, il ne faudrait pas confondre ces chiffres avec des recettes fiscales estimatives. Il serait tout à fait faux de croire qu'une taxe de un point de base rapporterait un milliard de dollars par année. Les chiffres permettent toutefois de nous faire une idée de la taille de l'assiette potentielle d’une taxe sur les opérations financières.

Selon certains, même cette somme imposante ne représente qu'une fraction de l'assiette potentielle. Les partisans d'une TOF au Canada avancent un volume total des transactions de l'ordre de 53 billions de dollars par année, ce qui comprend, outre les opérations énumérées dans le tableau, l'encaissement des chèques, l'octroi de prêts et d'hypothèques, les dépôts et les retraits des comptes bancaires, etc.(24). Sauf erreur, cela signifie que les sommes indiquées au tableau 2 ne constituent que 20 p. 100 de l'assiette fiscale potentielle.

Pour mettre ces 53 billions de dollars en contexte, précisons que l'Association canadienne des paiements a compensé 23 billions de dollars de transactions électroniques et sur papier en 1995, ce qui ne comprend pas les dépôts et les retraits dans une même institution, qui sont aussi extrêmement nombreux, vu la taille considérable des banques canadiennes.

Nous estimons ci-après les recettes que le gouvernement fédéral serait susceptible de tirer d'une taxe sur les opérations financières. Pour nos calculs, nous avons supposé une taxe de 10 points de base sur les transactions d'actions et de un point de base sur les titres à revenu fixe.

TABLEAU 2
LES TRANSACTIONS FINANCIÈRES AU CANADA
(en milliards de dollars)

TYPE DE TITRE

1995

1994

ACTIONS

                        256

223

     
OBLIGATIONS

3 595

3 307

dont :    
Gouvernement du Canada

3 298

2 992

Gouvernements provinciaux

                        217

                   235

Sociétés

                          39

                     37

     
MARCHÉ MONÉTAIRE

6 751

6 607

dont :    
Bons du Trésor fédéraux

4 573

4 547

Bons du Trésor provinciaux

                        160

                   160

Acceptations bancaires

                        710

                   625

Effets de commerce

                        760

                   670

Banques, sociétés de fiducie et de prêt hypothécaire

                        540

                   570

                          
TOTAL                 10 600

            10 140

Les chiffres étant arrondis et certaines catégories mineures étant exclues, il se peut que le total diffère de la somme des données.

Source : Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières, Capital Market Statistics, mars 1996.

Pour examiner l'opportunité d'imposer une TOF au Canada, il importe de savoir que les trois grandes catégories indiquées au tableau 2 représentent trois marchés financiers distincts qui seraient tous touchés par la taxe mais d'une manière différente. Le marché des actions constitue une assiette d'environ 250 milliards de dollars. Les transactions aller-retour coûtent aux investisseurs institutionnels canadiens des sommes équivalant à entre 80 et 100 points de base. Une taxe de 10 points de base représente une augmentation de 10 à 12,5 p. 100 de leur coût. Comme le marché des capitaux au Canada est déjà très intégré à celui des États-Unis, le volume des transactions ici devrait réagir à la taxe en diminuant de 20 ou 25 p. 100, si l'on suppose une élasticité de -2. Cet indice d'élasticité figure parmi les estimations les plus optimistes que nous avons présentées dans l'étude, mais il est celui qui convient vraisemblablement, étant donné l'effet d'entraînement que les marchés financiers américains exercent sur ceux du Canada.

Négocier des actions de sociétés canadiennes dans les bourses américaines a certains désavantages : comme ce sont surtout des investisseurs, des analystes et des négociateurs canadiens qui s'y intéressent, la liquidité est meilleure au Canada qu'aux États-Unis et les titres y sont mieux connus. Par conséquent, le marché des valeurs canadiennes est plus efficient ici et cette efficience tend à faire en sorte que leur cours est plus proche de leur valeur réelle. Aux États-Unis, les titres canadiens ne représentant qu'une infime partie du marché, les services associés à leur négociation peuvent laisser à désirer.

Malgré ces écueils, les transactions sur les actions intercotées de sociétés canadiennes qui ont lieu aux États-Unis représentent près de la moitié de la valeur de ces opérations et les bourses canadiennes s'inquiètent vivement de cette perte d'une part de leur marché. Tout ce qui serait susceptible d'améliorer la position relative des bourses américaines ne ferait que compliquer l'existence des investisseurs canadiens, puisque cela favoriserait les transactions loin de leur marché naturel. Les investisseurs institutionnels canadiens tentent déjà de faire la plupart de leurs transactions aux États-Unis pour profiter des frais inférieurs. Une TOF élevée accentuerait cet écart entre les frais au Canada et ceux aux États-Unis.

Le marché obligataire canadien, qui a une valeur de 3,6 billions de dollars par année, est 13 fois plus important que celui des actions. Les frais de négociation y sont bien moins élevés que sur le marché des actions puisqu'ils sont de cinq à dix points de base. Par conséquent, une taxe de un point de base serait énorme. En Suède, une taxe de trois point de base sur les obligations a provoqué une chute de 85 p. 100 de l'activité. Dans le cas du Japon, une proportion anormalement élevée des émissions et des transactions d'obligations japonaises se fait plutôt en Europe. Cette particularité est attribuable au système de taxes japonais d'obligations. En outre, avant que l'Allemagne n'élimine ses taxes, 30 p. 100 des obligations de l'État allemand étaient négociées à Londres et 50 p. 100 des autres obligations libellées en DM étaient aussi négociées là. Il ne serait pas étonnant de perdre 25 p. 100 des opérations sur les obligations canadiennes à la suite de l'imposition d'une taxe de un point de base.

Cependant, un autre fait est primordial. Les opérations sur les obligations du Canada forment plus de 90 p. 100 du volume des transactions sur le marché obligatoire. Les pays qui ont imposé une taxe de type TOF ont généralement décidé d'exonérer les titres d'État, sachant que cette taxe se répercute sur les emprunteurs et non sur les prêteurs. Par exemple, un investisseur X songe à acheter une obligation d'État. En apprenant qu'il doit payer une taxe à l'achat, il décide qu'il ne veut pas donner autant que prévu pour son obligation; il exige donc un taux d'intérêt légèrement plus élevé. Il constate également que s'il veut revendre son obligation avant l'échéance, l'acheteur devra aussi payer une taxe et en tiendra compte dans son offre d'achat. Et tout s'enchaîne... Si le gouvernement lance sur le marché de nouvelles obligations de 10 ans qui seront habituellement négociées cinq fois avant leur échéance, alors la valeur actualisée d'une taxe de cinq points de base sera capitalisée dans le prix initial du titre.

Donc, même si les recettes directes initiales d'une TOF sur les obligations pourraient être de l'ordre de 270 millions de dollars par année, le bénéfice des recettes s'amenuiserait avec le temps, à mesure que le gouvernement fédéral lancerait de nouvelles émissions d'obligations. En 1995, le gouvernement fédéral a lancé de nouvelles émissions d'une valeur de 46 milliards de dollars (en obligations et bons du Trésor), qui lui auraient coûté plus cher s'il y avait eu une TOF. Avec le temps, la part des recettes directes totales provenant des frais du service de la dette augmenterait proportionnellement au nombre de titres d'emprunt fédéraux émis sous le régime d'une TOF.

L'économie canadienne est petite et ouverte et les divers gouvernements au pays sont très endettés. Nous formons une nation d'emprunteurs nets sur les marchés internationaux. Il est fort peu probable qu'une TOF puisse réussir à abaisser le taux d'intérêt réel que le gouvernement doit payer pour le service de sa dette. Donc, au bout du compte, une TOF est une taxe que le gouvernement s'impose surtout à lui-même.

Le gros des opérations financières se compose des transactions de titres d'emprunt à court terme, généralement appelés titres du marché monétaire. Les deux tiers de ces 6,8 billions de dollars correspondent aux transactions de bons du Trésor. C'est un autre marché distinct des deux premiers. Ces titres sont très sûrs et très faciles à liquider. Pour les sociétés ayant une bonne cote de solvabilité et pour les gouvernements, ces valeurs constituent généralement le mode d'emprunt le plus économique. Les investisseurs, toutefois, considèrent les effets du marché monétaire comme des substituts aux liquidités. Pour eux, c'est un moyen de gagner de l'intérêt sur de l'argent qu'ils gardent liquide pendant de brèves périodes en attendant d'arrêter leurs stratégies à plus long terme. La liquidité assurée par des frais de transaction de un ou deux points de base explique l'activité aussi forte. Sur ce segment du marché, une taxe de un point de base est vraiment énorme et elle poussera indubitablement les intéressés à chercher d'autres produits non taxés pour gérer leur argent, notamment les dépôts bancaires.

Les titres du marché monétaire sont à très court terme; les termes de trois mois sont courants pour les bons du Trésor et même s'ils étaient conservés jusqu'à l'échéance, on leur appliquerait une taxe de quatre points de base par année. Même si chaque bon n'était revendu qu'une fois en plus du rachat à l'échéance, emprunter au moyen de ces effets à court terme coûterait huit points de base par année à l'emprunteur. Comme c'est la méthode que privilégie par-dessus tout le gouvernement fédéral pour trouver de l'argent, c'est lui qui a le plus à perdre en taxant ce marché.

Très peu de pays taxent les effets du marché monétaire. La Suède a connu une chute de 20 p. 100 du volume des transactions après avoir imposé une taxe de 0,2 point de base, le cinquième de la taxe retenue comme hypothèse aux fins de notre étude. En Suisse, le marché monétaire s'est développé très lentement dans les années 80 et on a blâmé les taxes imposées par le gouvernement sur les opérations financières pour cette situation. Rien ne nous permet de supposer que le Canada serait à l'abri d'une telle conséquence. Quelles que soient les recettes directes que le gouvernement pourrait réaliser en taxant les transactions sur le marché monétaire, elles seraient annulées presque entièrement par la hausse du coût des emprunts.

Taxer les opérations sur le marché monétaire, même si le taux n'était que de un point de base, entraînerait une énorme baisse du volume des transactions. Il ne serait pas exagéré de présumer que leur nombre diminuerait au moins de moitié. Comme pour les obligations, l'effet de la TOF se répercuterait au bout du compte sur le gouvernement fédéral. Mais ces conséquences indirectes sur les coûts d'emprunt de l'État devraient être ressenties presque complètement dès la première année, étant donné que ces titres sont à très court terme.

Les recettes directes tirées de la TOF par le gouvernement fédéral la première année sont estimées comme suit :

  • 190 millions de dollars sur les actions, en supposant une baisse de 25 p. 100 du volume des transactions;

  • 270 millions de dollars sur les obligations, en supposant une baisse de 25 p. 100 du volume des transactions;

  • 340 millions de dollars sur les titres du marché monétaire, en supposant une baisse de 50 p. 100 du volume des transactions.

Ce qui donne au total 800 millions de dollars de recettes directes.

Quatre-vingt-dix pour cent des transactions sur les obligations d'État concernent des titres du gouvernement fédéral. À supposer que le gouvernement assume intégralement le coût de la TOF sur ses obligations et qu'il étale l'entrée en vigueur de la taxe sur dix ans, ses frais d'emprunt la première année augmenteraient de 24,3 millions de dollars. La deuxième année, ils augmenteraient de 48,6 millions de dollars, la troisième année, de 72,9 millions de dollars, etc.

Maintenant, si l'on présume que les deux tiers des recettes directes de la TOF provenant des titres du marché monétaire seraient assumés par le gouvernement fédéral, d'après sa part du volume des transactions et à condition que le marché se soit tout à fait adapté dans la première année, les frais d'emprunt du gouvernement augmenteraient encore de 230 millions de dollars.

Autrement dit, les 800 millions de dollars de recettes directes se traduiront par seulement 545 millions de dollars de recettes nettes la première année suivant l'imposition de la TOF. Une fois que le marché obligataire se sera parfaitement adapté, au bout de dix ans, il ne restera plus que 327 millions de dollars de recettes nettes des 800 millions de dollars de recettes directes. C'est seulement le quart du montant obtenu en multipliant l'assiette par le taux de la taxe. En outre, 7,5 p. 100 des recettes fédérales nettes, si rien ne change, proviendraient des gouvernements provinciaux.

Évidemment, c'est une estimation bien sommaire. Néanmoins, les recettes fédérales y sont probablement surestimées parce que les effets sur le volume des transactions de titres à revenu fixe au Canada pourraient fort bien être plus importants que dans notre hypothèse. Nos calculs ne tiennent pas compte de l'incidence de la hausse des frais d'emprunt sur les recettes de l'impôt sur le revenu, non plus que de l'effet de l'augmentation des frais d'observation. Ils font aussi abstraction des conséquences des moins-values attribuables à la taxe de 10 points de base sur les actions, ainsi qu'à la perte de revenus au Canada due à une réduction du volume des transactions d'actions d'au moins 60 milliards de dollars par année. Nous n'avons pas non plus tenu compte des frais d'administration du gouvernement.

L'examen qui précède donne nettement à penser qu'une TOF sur les transactions d'actions est une créature bien différente d'une TOF sur les titres à revenu fixe. D'autres pays le savent et c'est pourquoi leur taxe sur ces valeurs est inférieure à celle sur les actions : quatre points de base en Autriche et trois points de base au Japon et en Suède. Pourtant, ces taux apparemment faibles se sont néanmoins avérés trop élevés pour le marché. Il en va de même pour les taxes sur les titres à court terme qui existent seulement en Suisse et en Suède. Or, le développement de ce marché a été sérieusement entravé en Suisse, alors qu'en Suède, la taxe de 0,2 point de base a entraîné une chute marquée du volume des transactions.

En dépit des difficultés que pourrait créer une TOF sur les transactions d'actions et de la possibilité d'effets secondaires néfastes, c'est nettement l'assiette qui convient le mieux à cette taxe. Cependant, comme elle est relativement restreinte, il faudrait que le taux de la taxe soit assez élevé pour rapporter des sommes intéressantes. Par la suite, les effets préjudiciables finiraient éventuellement par annuler les bénéfices de ces recettes fiscales.

CONCLUSION

Au Canada, une foule de biens et de services sont taxés, que ce soit par l’imposition de la TPS ou d'autres taxes. Jusqu'à présent, toutefois, les services financiers n'ont pas été aussi lourdement taxés parce qu'il était difficile d'appliquer une taxe de vente à cette assiette. Mais si nous désirons que le système fiscal ait un effet neutre sur les choix économiques personnels, il faudrait taxer les services financiers comme tout le reste. Il existe donc une raison légitime de le faire.

Une longue liste d'éminents analystes ont justifié les TOF en soutenant qu'il fallait taxer le « grand casino ». Cet argument est pourtant trompeur en un sens, puisqu'il donne une impression de jeu, de spéculation et d'oisiveté qui offrent des bénéfices égoïstes sans aucune valeur sociale et même préjudiciables pour la société. C'est un jugement de valeur et il n'est pas mâché. Dans la mesure où il se confirme, il s'applique uniquement à un petit sous-groupe de cette assiette potentielle de 11 billions de dollars. Il est faux de prétendre que toutes les opérations financières ou même qu'une grande partie d'entre elles ont des caractéristiques du jeu, surtout si l'on songe à certains grands segments de l'assiette.

Donc, pour justifier une taxe sur les opérations financières, il faut davantage qu'une allusion au « grand casino ». Il s'imposerait de démontrer qu'une TOF conviendrait mieux que la taxe qu'elle a remplacé ou qu'elle a contribué à remplacer.

Mais la TOF est-elle une bonne taxe? Les taxes imposées à l'étranger ont obtenu des résultats mitigés. Le Japon semble avoir eu du succès avec sa TOF depuis le début et il en a tiré des recettes directes considérables. Quoique ces taxes aient eu certains effets néfastes sur le marché financier japonais, le gouvernement juge qu'ils n'en annulent pas les bénéfices. Le Royaume-Uni semble avoir tiré des recettes impressionnantes d'une telle taxe tout en ayant joui d'une industrie financière florissante. Malgré tout, il croit que les choses iraient mieux sans la taxe et il a fait connaître son intention de la supprimer.

La Suède, par contre, semble être l'exemple classique de la situation où tout va mal, tandis que l'Allemagne, comme bien d'autres pays, est arrivée à la conclusion que les coûts dépassent tous les avantages de ce type de taxe.

Le Canada se compare-t-il plutôt à la Suède et à l'Allemagne qu’au Japon? Le Canada est un pays à l'économie petite et ouverte où les capitaux sont extrêmement mobiles et qui est très lourdement endettée comme tous ses gouvernements. Au Japon, c'est le contraire et, de surcroît, le pays possède une culture différente de celle du Canada et du reste du monde industrialisé.

Une TOF peut réussir si un certain nombre de facteurs sont réunis, mais ce serait encore mieux si nos marchés financiers et ceux de nos concurrents étaient taxés de la même manière. C'est fort peu probable au Canada, puisque les États-Unis n'ont pas annoncé leur intention d'imposer une telle taxe et que d'autres pays sont plutôt en train de la supprimer. Les fournisseurs canadiens de services financiers se heurtent à la concurrence féroce des États-Unis où les frais sont moins élevés. Imposer une TOF accentuerait cet écart.

Il reste toutefois une autre question qui importe à la discussion. Les TOF sont tentantes à cause de l'ampleur extraordinaire de leur assiette potentielle par rapport à la taille de l'économie. Qu'elles totalisent 11 billions de dollars, 23 billions voire 53 billions de dollars, les transactions financières éclipsent l'activité économique réelle qui est évaluée à 750 milliards de dollars. Comme la TOF pourrait être fixée à un taux très faible à cause de cette gigantesque assiette, certains croient qu'elle causerait peu de distorsion et qu'elle serait relativement inoffensive.

Quel que soit le type de taxe choisi, il en résultera un transfert du pouvoir d'achat réel du secteur privé aux gouvernements. Il faut payer, mais en fonction de son revenu et de son actif, non de ses transactions financières. En définitive, le PNB est la meilleure mesure de la capacité de payer — la valeur totale des transactions financières ne mesure pas cette capacité. Donc, une taxe de un milliard de dollars sur des transactions financières de 11 billions de dollars réduit le pouvoir d'achat du secteur privé d'autant qu'une taxe équivalente sur autre chose, même si elle se fait par petites ponctions invisibles. Son incidence sur les contribuables et ses conséquences sur l'économie sont peut-être différentes, mais elle arrive au même résultat que n'importe quelle autre taxe de un milliard de dollars sur le PNB.

Une TOF, même à un taux minime, peut causer des distorsions. Les transactions financières indiquées au tableau 1 totalisent 14 fois le PNB annuel et presque 100 fois celui reconnu au secteur des finances, des assurances et de l'immobilier. De plus, dans leur sens le plus large (c-à-d. en retenant l'estimation de 53 billions de dollars), elles ont presque 500 fois la valeur ajoutée attribuée à ce même secteur. Chaque opération renferme donc une fraction de valeur ajoutée et serait très sensible au prix et au coût.

Selon la théorie économique, la charge d'une TOF retomberait sur ceux qui ont utilisé le capital plutôt que sur ceux qui l'ont fourni au moment où ce capital était très mobile et où le pays imposant la taxe était petit et un emprunteur net. Ce sont donc les emprunteurs canadiens qui paieraient la taxe et non les épargnants canadiens et étrangers. Or, les plus importants emprunteurs au Canada sont bien entendu nos gouvernements.

Alors que l'imposition d'une TOF ferait subir une moins-value ponctuelle à ceux qui investissent actuellement dans les titres financiers canadiens, les futurs investisseurs ne pourraient pas être forcés d'assumer ces coûts, tant que d'autres méthodes non taxées seraient à leur portée.

Enfin, avant d'imposer une TOF, il faut réfléchir à un élément que nous avons à peine effleuré, à savoir qu'une TOF fédérale constituerait, dans une certaine mesure, une taxe directe sur les Trésors provinciaux. Si la taxe s'appliquait aux titres des gouvernements provinciaux, elle provoquerait directement une hausse du coût de leurs emprunts. Si elle entraînait une baisse du prix des avoirs ou si elle faisait augmenter d'une manière quelconque les frais des entreprises, elle rétrécirait l'assiette de l'impôt sur le revenu pour les gouvernements provinciaux et donc leurs recettes fiscales. Tout gouvernement fédéral qui envisagerait l'imposition d'une taxe sur les opérations financières serait avisé de prendre en considération ces effets sur les provinces au moment de concevoir sa taxe.


(1) J. Hemeon, « Group Campaigns for Tax on « The Big Casino » : Aiming to Replace GST with New Levy on All Financial Transactions », Toronto Star, 24 mars 1996, p. D1.

(2) Un point de base est égal à un centième de point de pourcentage.

(3) « Brazil : Financial Transactions Tax », International Tax Digest, vol. 5, no 3, mai-juin 1993.

(4) J.M. Keynes, The General Theory of Employment Interest and Money, New York, Harcourt Brace and World Inc., 1935, chapitre 12, p. 159 (traduction).

(5) L.H. Summers et V.P. Summers, « When Financial Markets Work Too Well : A Cautious Case for a Securities Transaction Tax », Journal of Financial Services Research, 1989, p. 261-286.

(6) J.J. McConnell, Securities Transaction Taxes : What Would Be Their Effects on Investors and Portfolios?, Chicago (Ill.), Catalyst Institute, juillet 1993.

(7) P. Shome et J.G. Stotsky, Financial Transactions Taxes, document de travail du FMI WP/95/77, août 1995.

(8) C.S. Hakkio, « Should We Throw Sand in the Gears of Financial Markets? », Federal Reserve Bank of Kansas City, Economic Review, deuxième trimestre, 1994.

(9) R.G. Hubbard, Securities Transactions Taxes : Can They Raise Revenue?, Chicago (Ill.), Catalyst Institute, juillet 1993, p. 5.

(10) Pour montrer à quel point un produit peut en imiter un autre, rappelons le certificat de dépôt —l'équivalent de nos CPG — lancé par la Citibank en 1993 qui offrait un taux d'intérêt lié au rendement d'un indice d'actions. Voir B. Granito, « New Derivatives Products Are Surprisingly Complex », Wall Street Journal, 9 avril 1993. Les banques canadiennes offrent aussi des produits semblables. La Banque Scotia offre un CPG de deux ans dont le rendement est égal à celui de l'indice du TSE 35. Le rendement minimum de ce CPG est de 0 p. 100 en deux ans et le maximum, de 30 p. 100.

(11) McConnell (1993).

(12) Il faudra aussi se demander si le paiement de la TOF peut constituer une dépense aux fins de l'impôt sur le revenu. Dans l'affirmative, les recettes de l'impôt diminueraient proportionnellement à la TOF perçue.

(13) G.W. Schwert et P.J. Sequin, Securities Transactions Taxes : An Overview of Costs, Benefits and Unresolved Questions, Chicago (Ill.), Catalyst Institute, avril 1993; McConnell (1993); Hakkio (1994).

(14) S.R. Umlauf, « Transaction Taxes and the Behavior of the Swedish Stock Market », Journal of Financial Economics, vol. 33, 1993, p. 227-240.

(15) L'élasticité du volume des transactions mesure l'effet de la variation des coûts sur ce volume. Une élasticité de -0,5 indique qu'une hausse de 1 p. 100 des frais entraînera une diminution de 0,5 p. 100 du volume. Une élasticité de -2 signifie qu'une augmentation de 1 p. 100 des coûts le réduira de 2 p. 100.

(16) Hubbard (1993).

(17) A.W. Lo et J.C. Heaton, Securities Transaction Taxes : What Would Be Their Effects on Financial Markets and Institutions?, Chicago (Ill.), Catalyst Institute, décembre 1993.

(18) P.B. Spahn, International Financial Flows and Transactions Taxes : Survey and Options, document de travail du FMI WP/95/60, Washington (D.C.), Fonds monétaire international, juin 1995.

(19) United States Congressional Budget Office, Reducing the Deficit : Spending and Revenue Options, Washington (D.C.), février 1990, p. 388-389.

(20) K.A. Froot et J.Y. Campbell, Securities Transactions Taxes : What About International Experiences and Migrating Markets?, Chicago (Ill.), Catalyst Institute, juillet 1993.

(21) Toronto Stock Exchange, 1995 Official Trading Statistics, Toronto.

(22) Conformément à la convention canadienne, qui est la même que la convention américaine, dans le texte, un milliard est égal à mille millions et un billion est égal à mille milliards. En conséquence, un billion est donc égal à un million de millions.

(23) Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières, Capital Market Statistics, Toronto, mars 1996.

(24) Hemeon (1996).