BP-434F

 

LES PÊCHES DANS LE MONDE :
L'ÉTAT DE CRISE

 

Rédaction :
Alan Nixon
Division des sciences et de la technologie
Janvier 1997


 

TABLE DES MATIÈRES

 

INTRODUCTION

 L’ÉTAT DES PÊCHES DANS LE MONDE

 LES PRESSIONS IMPOSÉES À LA RESSOURCE

   A. Industrialisation et surcapacité

   B. Accroissement des flottilles de pêche

   C. Technologie

   D. Gaspillage
      1. Prises accidentelles
      2. Dommages indirects

   E. Détérioration de l’environnement

   F. Aquaculture

LES CAUSES PROFONDES DE LA SURPÊCHE

   A. Facteurs économiques

   B. Facteurs sociaux et politiques

   C. Facteurs scientifiques

PÊCHES DURABLES

   A. Limitation de l’effort

   B. Viabilité économique

   C. Aquaculture

ACTIVITÉS INTERNATIONALES

   A. Accord des Nations Unies sur les stocks chevauchants et les grands migrateurs

   B. Code de conduite de la FAO pour des pêches responsables

   C. Accord de conformité FAO

   D. Déclaration de Kyoto

CONCLUSION


 

LES PÊCHES DANS LE MONDE : L’ÉTAT DE CRISE

 

INTRODUCTION

La plupart des Canadiens savent que certains stocks de poisson de fond de l’Atlantique, notamment la morue du Nord, se sont effondrés et ils connaissent les problèmes que traverse la pêche au saumon en Colombie-Britannique. Or, le cas du Canada n’est pas unique; au contraire, il fait partie d’un phénomène mondial dans lequel une pression de pêche sans cesse en hausse et la détérioration de l’environnement poussent les populations de poisson au bord de l’anéantissement.

Il fut un temps où les océans abritaient de telles quantités de poissons qu’il semblait impensable que l’homme pût affaiblir et encore moins menacer cette ressource. Voici ce qu’écrivait, au XIXe siècle, le biologiste Thomas Huxley : «Je crois que la pêche de la morue, et au demeurant de toutes les espèces pêchées en haute mer, est sans limite»(1). Bien entendu, Huxley, comme bien d’autres, était dans l’erreur. L’on sait aujourd’hui que la plupart des principaux stocks de poisson de la planète ont été exploités à la limite de la durabilité et que cette limite a parfois été dépassée de sorte que plusieurs populations sont maintenant en déclin et qu’un certain nombre d’autres ont été décimées.

La surpêche a rompu l’équilibre écologique dans certaines zones; à mesure que des espèces commerciales se sont épuisées, elles ont été remplacées par d’autres, de moindre valeur commerciale. Parallèlement, le déboisement, la pollution industrielle, le lessivage des terres cultivées, le déversement des eaux d’égout et le développement urbain ont dégradé les habitats du poisson et réduit la productivité. Déjà, une bonne partie des habitats côtiers les plus importants et les plus productifs — estuaires, mangroves, terres humides et récifs de corail — ont été endommagés voire détruits par le développement.

La capacité excessive et la surcapitalisation de bon nombre des flottilles de pêche du monde sont responsables de la surpêche. Beaucoup de pays ont subventionné l’industrie de la pêche, pour des raisons sociales et politiques. C’est ainsi que les flottilles de pêche ont atteint des proportions sans commune mesure avec la ressource à exploiter; elles ne sont plus écologiques ni rentables à long terme. Il en résulte un appauvrissement des stocks et des pertes financières, publiques et privées.

La conjugaison de la surpêche et de la dégradation de l’habitat marin menace l’avenir des écosystèmes marins et mine la stabilité d’une ressource économique cruciale. Ce qui est menacé, c’est la sécurité de l’une des principales sources de nourriture pour la population mondiale, surtout dans les pays en voie de développement et dans les régions littorales. Déjà, les régimes d’utilisation traditionnels ont changé, car la pêche artisanale, pratiquée à petite échelle, a été remplacée par la pêche industrielle, ce qui se traduit souvent, pour les collectivités locales, par une privation de leur source traditionnelle de protéines.

Les causes fondamentales de la crise sont bien comprises et, à moins que l’humanité ne modifie radicalement ses façons de faire, l’issue finale n’est que trop facile à prévoir. Malgré la situation, les mesures nationales et internationales visant à freiner la surpêche et à protéger les habitats du poisson sont plutôt modestes. Dans bien des cas, plutôt que de réduire l’effort de pêche à mesure que la ressource se fait plus rare dans un secteur, les flottilles se déplacent vers de nouveaux lieux de pêche, souvent au large de pays en développement, afin de pêcher de nouveaux stocks «sous-exploités». La concurrence pour l’exploitation de stocks en constante diminution a engendré des animosités à l’échelle internationale (notamment entre le Canada et l’Espagne, pour la pêche du flétan noir sur les Grands Bancs, entre la France et l’Espagne, dans le golfe de Gascogne, et entre la Norvège et l’Islande, dans la mer de Barents).

Dans le présent document, nous faisons un tour d’horizon de la pêche dans le monde, analysons les causes profondes de la situation et les solutions possibles et résumons les principales mesures correctives qui ont été prises jusqu’ici à l’échelle internationale.

L’ÉTAT DES PÊCHES DANS LE MONDE

Dans son rapport de 1995 sur l’état des pêches dans le monde, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) indique que, au début des années 90, 69 p. 100 des espèces de pêche traditionnelles de la planète étaient soit entièrement exploitées, soit surexploitées, ou encore en déclin ou en cours de rétablissement, après un appauvrissement. La FAO conclut que l’activité de pêche, telle qu’elle se déroule, ne peut être maintenue et que des dommages environnementaux et économiques considérables ont déjà été causés(2).

Le graphique 1 illustre bien l’augmentation formidable de la production de la pêche dans le monde. En à peine quatre décennies, soit de 1950 à 1989, la production mondiale de la pêche (ce qui comprend les espèces d’eau douce et les produits de l’aquaculture) s’est accrue de 500 p. 100, passant de 20 millions de tonnes métriques à un peu plus de 100 millions de tonnes métriques. À des fins de comparaison, indiquons que les prises mondiales réalisées en mer, au début du siècle, s’élevaient à seulement trois millions de tonnes métriques. Les prises globales ont atteint un sommet en 1989; la diminution enregistrée à ce chapitre depuis a été contrebalancée par une plus grande production aquacole.

Pratiquement toutes les grandes régions océaniques du monde ont été touchées; cependant, l’océan Atlantique a été particulièrement affecté, surtout dans ses parties nord-ouest et sud-ouest, où les prises ont décru respectivement de plus de 40 et de 50 p. 100 depuis le sommet enregistré en 1973(3). La seule région où les prises sont en hausse est l’océan Indien, une zone où la pêche mécanisée s’installe à peine. Se basant sur une autre mesure du stress, la FAO estime que 95 p. 100 des stocks de poissons démersaux(4), 97 p. 100 des stocks de poissons pélagiques, 94 p. 100 des stocks de crustacés et 93 p. 100 des stocks de mollusques sont entièrement exploités, surexploités, appauvris ou en rétablissement, dans le centre est de l’Atlantique(5).

Ces chiffres globaux ne donnent pas une juste idée de l’ampleur de la crise car ils n’illustrent pas les baisses subies par quelques-unes des plus importantes espèces. Ainsi, en 1973, les prises de morue de l’Atlantique, l’une des espèces les plus prisées, ne le cédaient en quantité qu’aux prises de goberge d’Alaska; or, dès 1983, la morue de l’Atlantique était tombée au cinquième rang et, en 1993, elle occupait le neuvième rang (graphique 2).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Les stocks de poissons démersaux de l’Atlantique Nord-Ouest sont particulièrement touchés. Certaines des pêches qui ont été à un certain moment les plus productives de la planète, à savoir celles des Grands Bancs, au large de Terre-Neuve, et celles du banc de Georges, au large de la Nouvelle-Angleterre, sont à toutes fins pratiques fermées en raison du déclin de bon nombre des populations de poisson de fond. La décimation de la morue du Nord a certainement été l’une des plus spectaculaires; ce stock, traditionnellement l’un des plus importants de l’Atlantique Nord-Ouest, a été, en l’espace de quatre ans, soit de 1990 à 1994, réduit selon un facteur de 100(6).

Le cas de la morue du Nord n’est pourtant pas exceptionnel. Au cours des années 70, on a constaté l’effondrement du stock de hareng de la mer du Nord, largement consommé dans les pays d’Europe du Nord. Les prises sont passées de sept millions de tonnes métriques à un mince 52 000 tonnes métriques en 1977(7). Une interdiction temporaire de la pêche a permis à ce stock de se rétablir, mais il est encore loin des valeurs enregistrées au siècle dernier(8). On a enregistré l’effondrement d’autres espèces, notamment le capelan, l’anchois, la sardine, l’ormeau et le sprat(9).

La population génitrice de thon rouge de l’Atlantique Ouest, qui est probablement le poisson qui a le plus de valeur au monde(10), aurait diminué de 90 p. 100 depuis 1975, passant de 250 000 poissons selon les estimations, à un peu plus de 20 000(11). Les stocks de thon rouge du sud ont atteint un plancher historique. D’autres espèces de thonidés subissent une grande pression, parce que les prises de thonidés ont doublé au cours des 11 dernières années; les prises ont atteint 3,2 millions de tonnes métriques en 1993 et on prévoit qu’elles dépasseront quatre millions de tonnes métriques en l’an 2000(12).

Les baisses de prises des espèces les plus recherchées ont été contrebalancées par une réorientation de l’effort vers des espèces moins prisées, souvent situées plus bas dans la chaîne alimentaire, par exemple le capelan. Or une telle décision peut être mal avisée car, en plus d’être moins rentable(13), elle risque de nuire au rétablissement d’espèces plus prisées, en privant celles-ci de leur source de nourriture. Certains avancent qu’il ne reste pratiquement aucune espèce de poisson marin pouvant être exploitée de manière économique(14).

LES PRESSIONS IMPOSÉES À LA RESSOURCE

   A. Industrialisation et surcapacité

Bien qu’on décrive souvent la surpêche comme une situation où un trop grand nombre de pêcheurs pêchent un trop petit nombre de poissons, le problème ne tient pas en fait tant au nombre de pêcheurs qu’à l’énorme capacité de capture de la pêche industrielle moderne. L’assaut industriel sur les stocks de poisson se caractérise par une augmentation constante du tonnage brut des flottilles de pêche ainsi que par la prolifération et le perfectionnement des moyens technologiques, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale(15).

   B. Accroissement des flottilles de pêche

Entre 1970 et 1992, la taille mondiale des flottilles industrielles a doublé à l’échelle mondiale, tant pour ce qui est du tonnage total que du nombre de bateaux (graphique 3). En 1992, on dénombrait 3,5 millions de bateaux de pêche représentant 26 millions de tonneaux de jauge nette enregistrée. Parce qu’elles ont un taux de croissance équivalent au double du rythme d’augmentation des prises, les flottilles de pêche disposent maintenant de deux fois la capacité nécessaire pour tirer un rendement maximal durable des océans(16).

 

 

L’Asie, à 42 p. 100, compte la proportion la plus élevée de la flottille mondiale; viennent ensuite l’ex-Union-Soviétique (30 p. 100), l’Europe (12 p. 100), l’Amérique du Nord (10 p. 100), l’Afrique (3 p. 100), l’Amérique du Sud (3 p. 100) et l’Océanie (0,5 p. 100)(17). Six pays (la Chine, le Pérou, le Japon, le Chili, les États-Unis et la Fédération russe) récoltent la moitié des prises en mer(18) (graphique 4). Le Canada, qui est pourtant un important exportateur de fruits de mer, ne représente qu’un peu plus de 1,3 p. 100 des prises marines.

   C. Technologie

La puissance mécanique a remplacé le travail humain et la voile. Les bâtiments de pêche modernes, dont beaucoup sont bien plus grands que leurs prédécesseurs, peuvent se rendre sur des lieux de pêche de l’autre côté de la planète, pêcher en eau profonde et dans des régions dangereuses, rester en mer pendant des mois et transformer leurs prises à bord.

De plus, la capacité de capture des engins s’est considérablement accrue grâce à la force motrice. Un chalut remonté par un treuil hydraulique peut, en un seul trait, capturer des tonnes de poisson. De même, il est possible d’augmenter la capacité d’engins plus classiques comme la palangre par le recours à des treuils hydrauliques et à des appâteurs automatiques d’hameçons. La taille de certains engins de pêche modernes est difficile à imaginer; pensons, par exemple, à des lignes de 120 kilomètres de longueur garnies de milliers d’hameçons(19), au superchalut Gloria (dont la gueule de 110 mètres sur 170 mètres peut engouffrer 12 Boeing 747)(20) ou à des filets dérivants de 60 kilomètres de longueur.

 

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Les nouveaux moyens électroniques jouent également un rôle important. Ainsi, les sonars permettent aux capitaines de repérer les bancs de poisson et de les suivre avec plus d’efficacité. Des systèmes de surveillance aériens et par satellite aident également les bateaux de pêche à repérer leurs proies. Des appareils de navigation comme le GPS (Global Positioning System) et le radar permettent aux bateaux de revenir constamment sur les meilleurs lieux de pêche (p. ex., les lieux de fraie) avec une grande précision et aussi de naviguer, en relative sécurité, dans des conditions qui, il n’y a pas si longtemps, auraient empêché les bateaux de prendre la mer.

Les moyens technologiques ont aussi beaucoup contribué à élargir les débouchés pour le poisson. Le poisson frais étant une denrée très périssable, ses marchés traditionnels étaient habituellement limités aux régions côtières et aux secteurs environnants; le poisson capturé sur les lieux de pêche lointains était séché ou salé; or, la combinaison des transports modernes et de la conservation à froid a permis d’offrir du poisson «frais» partout dans le monde, pratiquement en toute saison.

   D. Gaspillage

      1. Prises accidentelles

La méthode industrielle et commerciale ouvre aussi la porte à beaucoup de gaspillage. Afin de satisfaire aux exigences du marché et de maximiser les bénéfices, les flottilles de pêche commerciale ciblent les espèces et les tailles les plus prisées. Les «prises accidentelles» d’espèces de moindre valeur, c’est-à-dire les espèces que le bateau n’est pas autorisé par permis ou par contingent à exploiter mais qui sont capturées en même temps que l’espèce visée, sont simplement rejetées à l’eau. Le régime des contigents, destiné à limiter les prises à des niveaux durables, encourage la pratique de la bonification, qui consiste à rejeter les prises petites ou de moindre valeur marchande de manière à porter les bénéfices au maximum.

La FAO évalue les niveaux récents de prises accidentelles et de rejets à 27 millions de tonnes métriques par année mais, en fait, ces taux pourraient atteindre les 39,5 millions de tonnes métriques(21). Ces chiffres impressionnants ne représentent pourtant pas la mortalité totale (et inconnue), qui comprend notamment les poissons dit «échappés».

Certaines pêches sont réputées pour leurs prises accidentelles élevées. La pêche à la crevette pratiquée dans le sud des États-Unis, par exemple, aurait un taux de prises fortuites de dix à un, c’est-à-dire que pour une livre de crevettes capturées, dix livres de poissons non visés seraient tués. Le problème est d’autant plus grave que les prises fortuites comportent non seulement des espèces de faible valeur mais aussi des juvéniles d’espèces commerciales prisées. Les rejets globaux de la pêche à la crevette pratiquée aux États-Unis s’élèveraient à 175 000 tonnes (160 000 tonnes métriques) de juvéniles; ce phénomène a contribué à une baisse de 85 p. 100 de la population de poissons démersaux de grande valeur marchande, notamment les mérous et les vivaneaux, au cours des 20 dernières années(22). Les rejets peuvent également comporter des poissons commercialisables. Selon une étude réalisée par le ministère de la Pêche et de la Chasse de l’Alaska, les chalutiers-usines pêchant dans la mer de Béring et le golfe de l’Alaska auraient rejeté en 1994 une quantité record de 341 millions de kilogrammes de poissons comestibles(23).

      2. Dommages indirects

La pêche industrielle à grande échelle fait d’autres victimes accessoires comme des mammifères marins, des oiseaux et des tortues de mer. En 1990, 42 millions d’animaux se sont empêtrés dans des filets dérivant en haute mer(24) et la survie de plusieurs espèces de mammifères marins et de six des 14 espèces d’albatros est menacée par les méthodes de pêche(25).Dans une étude réalisée par le Fonds mondial pour la nature dans l’océan austral on conclut que plus de 44 000 albatros sont tués chaque année par les palangriers japonais qui pêchent le thon rouge(26). Les pertes accidentelles d’animaux marins attribuables à de grands filets dérivants ont poussé les Nations Unies à interdire, en 1992, l’utilisation de filets de plus de 2,5 kilomètres de longueur; il reste que plusieurs pays, notamment l’Italie, la France et l’Irlande, continuent d’employer des filets plus longs(27).

   E. Détérioration de l’environnement

La détérioration de l’environnement a de lourdes conséquences pour les ressources halieutiques. Les rejets industriels et agricoles et les eaux d’égoût polluent parfois les eaux au point où celles-ci ne peuvent plus entretenir les populations de poisson; il peut également arriver que les poissons soient contaminés et deviennent impropres à la consommation. Les grands cours d’eau, voies de transport traditionnelles et donc éléments déterminants des sites de colonisation et de développement industriel, sont particulièrement vulnérables à ce type de contamination.

L’utilisation des terres influe également sur l’habitat du poisson; par exemple, des habitats peuvent être perdus au profit du développement urbain. Le déboisement accroît le ruissellement et réduit la qualité de l’eau du fait de l’envasement et de la modification des températures de l’eau. Les poissons anadromes comme le saumon sont particulièrement sensibles à ces modifications. En effet, les barrages hydroélectriques, les travaux d’irrigation et les ouvrages de lutte contre les inondations limitent les mouvements des espèces qui reviennent frayer en eau douce; ils entraînent en fait des pertes d’habitats. Les terres humides, qui constituent souvent des frayères ou des zones d’alevinage pour les jeunes poissons, peuvent être asséchées en vue de servir pour l’agriculture ou le développement urbain.

Les méthodes de pêche sont également la cause de dommages à l’environnement. Les lourds filets de chaluts ont considérablement modifié le fond de la mer; ils nivellent le plancher océanique, arrachent les sommets des coraux et retournent les sédiments, perturbant ainsi, et tuant souvent, la faune benthique. La grande majorité des plateaux continentaux peu profonds ont déjà été altérés par la pêche(28); dans la mer du Nord, la majeure partie du fond est raclée par les chaluts de fond au moins une fois par année(29).

L’effet néfaste d’autres méthodes de pêche utilisées dans certaines zones est encore plus radical. Par exemple, on utilise des explosifs ou du cyanure pour assommer les poissons dans certaines régions, sur les barrières de corail. Cette pratique, dévastatrice pour l’ensemble de l’écosystème parce qu’elle tue les poissons et les invertébrés de petite taille, est encouragée par la demande en poissons vivants de certains restaurants orientaux(30).

Parmi les effets écologiques plus subtils et plus généraux de la surpêche, mentionnons les conséquences pour les espèces non visées, pour les rapports prédateur-proie et pour la diversité génétique; rien ne garantit que tous ces changements pourront être inversés, même si l’on réussit à stopper la surpêche et la destruction de l’environnement(31).

   F.  Aquaculture

Depuis 1989, la baisse des prises des pêches de capture de poissons marins a été largement contrebalancée par une production aquacole accrue, laquelle est passée de sept millions de tonnes métriques, en 1984, à près de 16 millions de tonnes métriques en 1993(32).

Devant le succès évident de l’aquaculture et la baisse des stocks sauvages, les décideurs et les gestionnaires de la ressource tendent à voir en l’aquaculture la remplaçante des pêches de capture, car elle a la capacité de réduire la pression sur les stocks sauvages et d’offrir des possibilités d’emplois et de développement économique. Paradoxalement, si elle est mal faite, l’aquaculture peut en fait accroître la pression sur les stocks sauvages, endommager l’environnement (y compris l’habitat du poisson) et nuire à d’autres sources de nourriture.

Certaines préoccupations portent sur les risques pour l’environnement. Par exemple, les croisements entre poissons sauvages et poissons d’élevage échappés pourraient affaiblir la constitution génétique des populations sauvages. Les risques de maladie peuvent augmenter chez les poissons élevés dans des parcs et il y a par la suite risque de transmission aux stocks sauvages. (Inversement, les poissons d’élevage sont exposés aux maladies se trouvant dans les stocks naturels.) La pisciculture peut également entraîner une contamination de l’eau, en raison de la concentration de nourriture et de déjections et de l’emploi de produits chimiques et de médicaments pour traiter et prévenir les maladies.

La pisciculture doit se faire dans des zones convenables, et elle risque donc de détruire des habitats naturels importants. Selon certains, la destruction des mangroves pour faire place à des parcs à poissons serait l’une des principales causes de la disparition de près de la moitié de ces secteurs(33) qui, comme les autres terres humides, constituent d’importantes zones de reproduction et d’alevinage pour les crevettes et les poissons.

Dans certaines régions, on pratique la pêche de la «biomasse»(34). Il s’agit de la récolte de la petite faune marine, p. ex., le krill, dont on nourrit les poissons d’élevage. Or les conséquences de cette pratique sont doubles : on risque, d’une part, d’appauvrir la réserve de nourriture d’autres espèces situées en aval dans la chaîne alimentaire et, d’autre part, de pêcher des juvéniles d’espèces commerciales prisées, qui n’atteindront jamais l’étape de la reproduction ou la taille marchande.

L’aquaculture a également des conséquences sociales. L’aquaculture marine nécessite des droits exclusifs sur des terres littorales et l’accès à de l’eau propre. Dans les pays en voie de développement, les piscifactures appartiennent souvent à des sociétés étrangères qui déplacent les pêches artisanales afin de produire des produits de grande valeur comme la crevette, en vue de les exporter dans des pays plus riches(35). L’élevage de la crevette, en particulier, serait à l’origine de graves problèmes dans plusieurs pays en développement, notamment la Thaïlande, l’Inde, la Malaysia et l’Équateur, où il aurait entraîné la destruction de mangroves, des pénuries d’eau, des dommages aux récoltes en raison de l’infiltration d’eau salée des étangs et la pollution de cours d’eau(36).

LES CAUSES PROFONDES DE LA SURPÊCHE

   A. Facteurs économiques

L’approche industrielle fortement mécanisée à l’égard de la pêche fournit à la fois les moyens et les incitatifs à la surpêche. Les pêcheurs doivent récupérer les dépenses en immobilisations importantes qu’ils ont effectuées pour faire l’acquisition de bateaux et d’engins de pêche; ils sont donc incités à accroître au maximum l’effort de pêche, ce qui conduit à «la pêche frénétique». Le capitaine qui arrive le premier sur les lieux de pêche à bord du bateau le plus efficace et qui utilise les engins de pêche les plus efficients est celui qui a les meilleures prises et dont la marge de profit est la plus élevée. Toutefois, à mesure que les autres pêcheurs améliorent leurs bateaux et leurs engins, il faut, pour demeurer concurrentiel, investir davantage dans des bateaux plus rapides et plus puissants, des engins de pêche encore plus efficients, et ainsi de suite dans un cercle vicieux. Les pêcheurs doivent capturer davantage de poisson pour rentabiliser leurs investissements mais lorsque le rendement maximum des stocks de poisson est atteint, ils doivent pêcher avec plus d’ardeur et plus longtemps ne serait-ce que pour maintenir le niveau de capture; par conséquent, les coûts d’exploitation augmentent et les marges de profit diminuent. Finalement, les pêcheurs ne pratiquent plus la pêche pour faire des profits mais simplement pour survivre.

Même lorsqu’ils sont assujettis à des contraintes comme la taille des bateaux ou le type ou la taille des engins, les pêcheurs se révèlent remarquablement efficaces lorsqu’il s’agit d’accroître au maximum leur capacité de pêche. En règle générale, toute innovation qui permet à un pêcheur d’accroître sa compétitivité est rapidement adoptée par tous les autres bateaux de la flotte, ce qui élimine l’avantage individuel mais augmente tant la capacité de capture de la flotte dans son ensemble que les immobilisations.

   B. Facteurs sociaux et politiques

Dernièrement, l’industrie de la pêche a dépensé 124 milliards de dollars pour le débarquement de prises évaluées à 70 milliards de dollars(37). Une grande partie du déficit de 54 milliards de dollars a été comblé à l’aide de diverses formes de subventions consenties à l’industrie de la pêche; ces subventions, qui visent à stimuler l’activité économique et à créer des emplois, vont finalement à l’encontre du but recherché du fait qu’elles portent atteinte à la durabilité de la ressource.

Les subventions sont offertes non seulement à l’industrie de la pêche mais aussi aux constructeurs de navires. Par exemple, entre 1983 et 1990, l’appui offert par l’Union européenne au secteur de la pêche est passé de 80 à 580 milliards de dollars. Une grande partie de cette aide a été accordée à la construction de nouveaux bateaux, à la modernisation des vieux navires et sous forme de «subventions de départ» servant à encourager l’exportation des bateaux excédentaires vers d’autres pays. Selon certains rapports, l’Espagne offre des subventions importantes aux constructeurs de navires espagnols dans le but d’attirer les clients étrangers et nationaux(38).

Le fait que les gouvernements utilisent la pêche et la transformation du poisson pour créer des emplois, notamment lorsque les autres initiatives ont échoué, fait dire que l’industrie est «l’employeur de dernier recours». Les organismes d’aide internationale, par exemple la Banque mondiale et la FAO, ont également contribué à l’élargissement des flottilles de pêche industrielles en encourageant les pays en développement à construire de telles flottilles dans le but d’accroître leurs recettes en devises étrangères(39).

Un «effet de crémaillère» combine les pressions sociales et politiques aux cycles naturels des stocks de poisson. Lorsque les stocks sont à la hausse, l’industrie a tendance à prendre de l’ampleur pour profiter de la manne; par contre, lorsque les stocks diminuent, il arrive souvent que de fortes pressions sociales et politiques s’exercent sur les gouvernements pour qu’ils accordent une aide financière pour aider l’industrie à survivre aux périodes de vaches maigres et ainsi mieux protéger les immobilisations et les emplois. De cette façon, l’industrie de la pêche croît jusqu’à dépasser le rendement soutenu de la ressource.

   C. Facteurs scientifiques

La gestion moderne des pêches dépend une grande partie de l’évaluation «scientifique» des stocks. En principe, la gestion fondée sur les sciences devrait donner lieu à des mesures plus rationnelles et, par conséquent, plus fiables d’exploitation des stocks de poisson; malheureusement, les sciences halieutiques n’ont souvent pas livré la marchandise à cet égard. Cela a été le cas sur la côte est du Canada où des évaluations des stocks trop optimistes ont joué un rôle important dans l’effondrement des stocks de poisson de fond. En plus des lacunes dans les méthodes d’évaluation des stocks, on a laissé entendre que le processus d’établissement du total des prises admissibles (TPA) pourrait avoir fait l’objet d’interventions au niveau politique(40).

Même si les sciences halieutiques se sont perfectionnées, la complexité des systèmes environnementaux et les limites pratiques à la quantité de données que l’on peut recueillir feront en sorte que les évaluations des stocks continueront d’être assorties d’une certaine dose d’incertitude. Par le passé, les gestionnaires des pêches ont souvent fait l’objet de pressions afin que les niveaux de capture autorisés soient maintenus aux limites supérieures des avis scientifiques. Selon un rapport de la Chambre des lords de Grande-Bretagne, les scientifiques eux-mêmes doivent être tenus en partie responsables de l’état des stocks mondiaux de poisson parce qu’ils ont attiré l’attention sur l’incertitude de leurs évaluations; par la suite, les gestionnaires des pêches ont utilisé cet argument pour excuser la poursuite de la surpêche. Les auteurs du rapport indiquent que, à moins d’avis clairs et vigoureux de la part des scientifiques, les gouvernements continueront de sacrifier la durabilité à long terme des stocks de poisson afin de protéger les emplois à court terme dans l’industrie de la pêche(41).

PÊCHES DURABLES

La surpêche continue et la destruction de l’environnement mettent en danger un nombre accru de stocks de poissons, affaiblissent la viabilité économique à long terme de l’industrie de la pêche, ébranlent la stabilité des collectivités côtières et, finalement, menacent les apports de la pêche aux disponibilités alimentaires à l’échelon mondial. Par exemple, la FAO prévoit que, sans une augmentation importante de la production aquacole, il pourrait y avoir une grave pénurie de poisson et de produits de poisson d’ici 2010(42).  Que devrait-on faire? Au niveau le plus fondamental, la réponse est simple : il faut mettre un terme à la surpêche et protéger l’habitat du poisson. Cependant, comme on a pu le constater par expérience au Canada, il peut être extrêmement difficile de prendre les mesures nécessaires afin d’assurer le respect de ces impératifs.

   A. Limitation de l’effort

Il faudrait limiter l’effort de pêche total aux niveaux durables dans le cas des stocks en bon état et réduire celui-ci dans le cas des stocks en déclin afin de donner à ces derniers la possibilité de se rétablir et d’atteindre des niveaux durables. On estime que l’on pourrait augmenter de quelque 20 millions de tonnes métriques les prises annuelles de poisson à l’échelon mondial si les populations de poisson avaient la possibilité de se rétablir(43).

Le Fonds mondial pour la nature, par exemple, recommande que les gestionnaires des pêches considèrent comme prioritaire l’élaboration de plans de rétablissement efficaces et insiste sur le fait que les populations cibles et les échéanciers doivent être établis d’abord et avant tout en fonction des exigences à long terme des populations de poisson et de l’écosystème marin plutôt qu’en fonction des demandes à court terme de l’industrie de la pêche(44).  Donc, le Fonds mondial pour la nature insiste pour que «la gestion des pêches à tous les niveaux soit libérée des interférences politiques générales visant à combler les besoins à court terme de l’industrie de la pêche». Malheureusement, le but du Fonds ne semble pas être réaliste parce que la concurrence pour les ressources halieutiques, que ce soit entre les pays, les régions, les secteurs des engins de pêche ou les groupes d’utilisateurs, signifie souvent que l’allocation des prises est un processus fondamentalement politique.

En outre, il est beaucoup plus difficile qu’on peut le croire à première vue de limiter l’effort de pêche au niveau optimal. D’abord, étant donné les incertitudes quant à la taille des stocks et les connaissances incomplètes sur la dynamique des populations de poisson, l’établissement des limites pourrait se révéler un exercice complexe; deuxièmement, il peut être difficile d’obtenir une mesure exacte de l’effort de pêche véritable.

Les opinions quant aux mesures à prendre pour limiter l’effort de pêche sont aussi très variées. Le Fonds mondial pour la nature recommande que des programmes d’accès limité soient inclus dans les plans de gestion exhaustifs de chaque pêche. En fait, l’accès limité est déjà une caractéristique de la gestion des pêches dans pratiquement tous les pays développés. Au Canada, on a adopté ce concept au début des années 80(45) mais cela n’a pas permis d’éviter l’effondrement des stocks de poisson de fond de l’Atlantique ni empêché que la flotte de pêche du saumon du Pacifique en Colombie-Britannique n’atteigne des proportions de beaucoup supérieures à la capacité nécessaire pour capturer le poisson.

Les moyens de restreindre l’accès soulèvent souvent la controverse. Les quotas individuels transférables (QIT), par exemple, sont souvent considérés par les grandes entreprises de pêche commerciale comme un moyen de promouvoir une bonne intendance de la ressource et la rationalisation économique de l’industrie étant donné que les détenteurs des quotas ont tout intérêt à veiller à la protection de la ressource. Certains considèrent les QIT comme une réponse à l’explication voulant que la «tragédie des ressources d’usage commun» soit responsable de la surexploitation des pêches. Par ailleurs, les petites entreprises et les collectivités côtières s’opposent souvent aux QIT parce qu’elles les considèrent comme une mesure de privatisation de la ressource donnant lieu au regroupement des quotas entre les mains d’investisseurs qui pourraient ne pas avoir un attachement réel à la ressource ni faire preuve de fidélité à l’égard des collectivités côtières.

Le Fonds mondial pour la nature se montre critique à l’endroit des mesures comme les restrictions quant au maillage et les limites de sorties, les considérant comme des tentatives visant à légiférer pour faire de l’inefficience une caractéristique acceptable. Par ailleurs, Safina signale que certains organismes de réglementation encouragent volontairement l’inefficience de façon à limiter les prises excessives et à maintenir la ressource. Citons comme exemple les lois américaines en vertu desquelles les dragueurs d’huîtres dans la baie de Chesapeake doivent être mus par voile et l’allocation de 52 pour 100 du quota de thon rouge, aux États-Unis, à l’engin de pêche le moins efficace, c’est-à-dire la ligne à main et la canne et le moulinet. L’engin de pêche «inefficace» a pour avantage de créer un nombre accru d’emplois. Dans le cas du thon rouge, le secteur des engins de pêche à forte densité de main-d’oeuvre crée 80 pour 100 des emplois directs, tandis que le secteur des grands filets ne crée que 2 pour 100 des emplois(46).

On pourrait améliorer la durabilité en réduisant les prises fortuites et les autres dommages accidentels au poisson juvénile et aux espèces non visées. Dans certaines pêches, cela peut signifier le retour aux méthodes de pêche traditionnelles, par exemple les casiers à poissons ou la pêche du thon aux lignes à canne courte comme c’était le cas au cours des années 50. Pour d’autres pêches, cela signifiera la mise au point et l’utilisation de dispositifs d’exclusion, par exemple la grille de type Nordmore, et des engins plus sélectifs (par exemple les filets à mailles carrées plutôt qu’à mailles en losange).

En principe, il pourrait être possible d’accroître la productivité en pêchant des espèces se trouvant aux échelons inférieurs de la chaîne alimentaire plutôt qu’en surexploitant les espèces aux échelons supérieurs. Dans de nombreux secteurs côtiers et systèmes de récifs coralliens, on a déjà réorienté l’effort de pêche dans ce sens, de telle sorte que l’accroissement de la productivité, le cas échéant, devra être le fruit d’une meilleure gestion. Cependant, dans les systèmes océaniques ouverts, il ne convient pas pour le moment, sur le plan économique, d’exploiter les espèces aux échelons inférieurs de la chaîne alimentaire(47).

La recherche scientifique peut fournir les bases de la gestion durable des pêches. Une meilleure connaissance de la biologie des espèces, de la dynamique des populations, des interactions entre les différentes espèces et des effets des facteurs climatiques et autres facteurs environnementaux permettra d’effectuer des évaluations plus fiables des stocks et des prévisions plus justes de la façon dont les stocks sont touchés par la pêche. Au Canada, à cause de l’effondrement des pêches du poisson de fond sur la côte est, on se méfie maintenant de la science. Cependant, étant donné que la science demeurera néanmoins un outil de gestion essentiel, il sera important de rétablir le niveau de confiance chez les scientifiques, les pêcheurs, les gestionnaires des pêches et les décideurs. Dans les cas où des avis scientifiques fiables ne sont pas disponibles, il conviendrait peut-être mieux d’adopter comme stratégie le retour aux méthodes de pêche traditionnelles de faible technologie ou aux types d’engins de pêche passifs qui risquent moins de causer du tort aux stocks de poisson.

   B. Viabilité économique

Actuellement, l’industrie de la pêche possède le double de la capacité nécessaire pour exploiter la production soutenue des océans(48).  Il en résulte des pertes annuelles estimatives de plus de 50 milliards de dollars US et , étant donné la situation, il faut consacrer une portion proportionnellement trop élevée (46 pour 100) de la valeur au débarquement des prises au titre du recouvrement de l’investissement(49).

Afin d’améliorer la viabilité économique de l’industrie de la pêche, il faudra réduire de façon marquée de la capacité de l’industrie mondiale de la pêche commerciale en fonction des niveaux d’exploitation durable. En réduisant ainsi la capacité, on pourrait rétablir la rentabilité réelle de l’industrie. Par exemple, selon une étude américaine, si l’on réduisait le nombre de bateaux de 100, les profits découlant de la pêche de la limande à queue jaune pourraient passer de zéro à six millions de dollars annuellement(50).

Pour ajouter aux difficultés économiques résultant de la surcapacité, mentionnons le fait que de bon nombre des bateaux de plus de 100 tonneaux de jauge nette enregistrée (et probablement aussi ceux de moins de 100 tonneaux de jauge nette enregistrée) sont vétustes et inefficaces et que, selon la FAO, ils devraient être mis à la casse(51).  Du fait que les vieux bateaux sont moins efficients que les navires récents, ils doivent capturer davantage de poisson pour faire leurs frais (et davantage encore pour réaliser des profits) et les efforts déployés dans ce sens contribuent à la surpêche. Cependant, pour encourager la construction de nouveaux bateaux, il faudrait améliorer la situation économique de la pêche; nous sommes donc dans une impasse.

Il ne sera pas facile de réduire les flottes de pêche. On a laissé entendre que l’une des façons les plus évidentes et les plus efficaces de réaliser cet objectif consisterait à éliminer les subventions qui sont responsables en grande partie de la surcapacité des flottes de pêches(52)(53). Cependant, cette mesure pourrait ne pas suffire; les gouvernements pourraient être obligés de prendre des mesures plus énergiques pour réduire les flottes de pêche, mais il en résultera des attentes, au niveau des compensations, que les gouvernements auront de la difficulté à satisfaire.

Il y aura également des pressions sociales et politiques afin d’éviter la réduction des emplois et la déstabilisation des économies locales qui dépendent de l’industrie de la pêche. Toutefois, il faudra ramener la participation à l’industrie de la pêche à un niveau tel que des revenus stables et sûrs soient possibles compte tenu des limites durables de la ressource. Il pourrait être possible d’atténuer, dans une certaine mesure, les incidences sociales de la réduction de la capacité grâce à des politiques qui favorisent les pêches à forte densité de main-d’oeuvre plutôt que les pêches à forte intensité de capital.

À long terme, il faut mettre en place des régimes de gestion qui éliminent les facteurs incitant à la surcapacité et à la surcapitalisation. Selon la nature de la pêche et des facteurs sociaux et économiques, ces régimes peuvent nécessiter des outils axés sur le marché, par exemple les quotas individuels transférables (QIT) ou la promotion de modèles communautaires ou autres modèles de cogestion.

   C. Aquaculture

Depuis 1989, la production aquacole compense dans une large mesure le déclin des pêches de capture en mer et elle a la capacité de former un pourcentage croissant des disponibilités alimentaires à l’échelon mondial, auxquelles elle fournit déjà des apports importants(54). Cependant, si l’on veut maintenir les niveaux de consommation individuelle de poisson jusqu’en 2010, il faudra doubler la production aquacole au cours des 15 prochaines années(55).

L’aquaculture offre de grandes possibilités pour ce qui est d’accroître la production de protéine de poisson, de stimuler l’activité économique et de créer des emplois mais, comme nous l’avons noté ci-dessus, elle a également la capacité de nuire aux pêches de capture et de provoquer des perturbations sociales. Par conséquent, la croissance de l’aquaculture devra faire l’objet d’une gestion attentive de façon à assurer que cette industrie complète plutôt qu’elle ne remplace les pêches de capture et qu’elle se fonde sur d’excellents principes environnementaux, économiques et sociaux.

ACTIVITÉS INTERNATIONALES

Heureusement, il semble que l’appui à la conservation des ressources halieutiques ne cesse de croître et qu’un consensus international soit en train de s’établir. Dans la présente section, nous examinons brièvement quelques ententes internationales importantes conclues dernièrement.

   A. Accord des Nations Unies sur les stocks chevauchants et les grands migrateurs

La surpêche étrangère sur les Grands Bancs a contribué à amener les stocks de poisson de fond exploités par les pêcheurs commerciaux au bord de l’extinction. Par conséquent, une nouvelle convention pour la protection des stocks chevauchants et des grands migrateurs est une priorité nationale pour le Canada qui, depuis le début des années 90, insiste auprès des l’ONU pour que soient pris en compte les problèmes liés à la pêche en haute mer.

Finalement, une entente a été conclue à New York le 4 décembre 1995. L’accord des Nations Unies sur les stocks de poisson chevauchants et les grands migrateurs, signée par 26 États membres, prévoit des moyens permettant aux membres d’organisations des pêches régionales de prendre des mesures d’application réglementaire contre les bateaux de pêche en haute mer dont l’État du pavillon est réfractaire à des mesures de surveillance ou incapable d’exercer celle-ci; des mesures de conservation compatibles à l’intérieur et à l’extérieur de la limite des 200 milles; une approche prudente à l’égard de la pêche; et un mécanisme obligatoire et exécutoire pour le règlement des différends concernant les pêches en haute mer. L’entente entrera en vigueur après que 30 États membres des Nations Unies l’auront ratifiée ou y auront adhéré(56). Au 20 janvier 1997, 59 États avaient signé l’entente et neuf l’avait ratifiée ou y avaient adhéré.

   B. Code de conduite de la FAO pour des pêches responsables

Le code de conduite de la FAO pour des pêches responsables, approuvé à Rome en novembre 1995, marque une autre étape importante. Le code, décrit comme un «document général d’ordre moral exhaustif», s’applique au monde marin et aux pêches et traite de façon approfondie de la gestion des pêches, des activités de pêche, de l’accroissement de l’aquaculture, des mesures de conservation, des pratiques suivant la récolte, du commerce et de la recherche. Le gouvernement du Canada, dans le cadre d’un partenariat avec l’industrie, est en train d’élaborer un code de conduite canadien pour une pêche responsable, qui tiendra compte du code de la FAO mais qui sera probablement beaucoup plus approfondi(57).

   C. Accord de conformité FAO

Le 20 mai 1994, le Canada a été le premier pays à adhérer à l’Accord de la FAO visant à favoriser le respect par les navires de pêche en haute mer des mesures internationales de conservation et de gestion, lequel avait été adopté par le Conseil de la FAO, à Rome, en novembre 1993. Les parties à l’accord de la FAO doivent surveiller la pêche en haute mer pratiquée par les bateaux battant leur pavillon, afin d’assurer que les activités de ces navires de pêche n’affaiblissent pas les décisions en matière de conservation des organisations des pêches internationales ou régionales, même si les parties ne sont pas membres de ces organisations(58).

   D. Déclaration de Kyoto

En décembre 1995, les représentants de 95 États se sont réunis à Kyoto, au Japon, dans le cadre de la conférence internationale sur les apports durables des pêches à la sécurité alimentaire. L’application, en totalité, des principes de la déclaration de Kyoto permettrait une meilleure exploitation des ressources halieutiques, partout dans le monde, de façon à profiter presque à capacité des possibilités qu’offre celles-ci. Ces principes comprennent la reconnaissance de la pêche pour la sécurité alimentaire ainsi que son rôle social et économique; des mesures pour la gestion responsable des pêches; des améliorations aux disponibilités alimentaires grâce à l’utilisation optimale des récoltes et à la réduction des pertes après récolte; la promotion de l’aquaculture durable et respectueuse de l’environnement; l’utilisation responsable du poisson après récolte; et la prise de mesures visant à assurer que le commerce du poisson et des produits de poisson n’entraîne pas la dégradation de l’environnement et n’a pas d’incidences négatives sur les besoins des personnes pour qui la santé du poisson et la salubrité des produits de poisson ont une importance critique.

CONCLUSION

Dans le monde entier, les pêches ont atteint, ou dans de nombreux cas ont même dépassé, les limites de la durabilité. En même temps, la population mondiale continue d’augmenter d’environ 100 millions de personnes par année et l’on prévoit qu’elle dépassera les sept milliards d’individus d’ici 2010. Selon la FAO, pour maintenir les niveaux actuels de consommation du poisson jusqu’en 2010, il faudra ajouter 19 millions de tonnes métriques de poisson comestible aux 72 millions de tonnes métriques récoltées en 1993(59).  L’organisme juge ce but réalisable :

[...] s’il est possible de doubler la production de l’aquaculture au cours des 15 prochaines années et de progresser notablement dans la conservation et l’aménagement des pêcheries grâce à la reconstitution des stocks et à des pratiques d’exploitation plus rationnelles, ainsi qu’en appliquant des technologies alimentaires pour améliorer l’utilisation des captures accessoires et la production de petites espèces pélagiques directement destinées à la consommation humain(60).

Étant donné toutes les pressions sociales, économiques et politiques en faveur du maintien de la pêche, et compte tenu des incidences environnementales de la pêche et de nombreuses autres activités humaines, voilà tout un défi et il reste à voir s’il est possible de le relever. La situation nous amène également à penser à ce qui se passera après 2010. Puisque l’on prévoit que la population mondiale totale s’approchera des 12 milliards d’individus à la fin du vingt-et-unième siècle(61), l’importance des éléments de motivation en faveur du maintien de la pêche sera grande.

La pêche est une activité unique en soi. C’est la dernière grande industrie mondiale qui exploite une ressource naturelle pour la production alimentaire; cependant, il n’est de toute évidence plus possible, pour l’industrie, d’avoir une approche libre de toute contrainte face à la pêche. Sans une réorientation fondamentale de la perspective à tous les niveaux en vue de l’adoption d’une approche qui place sérieusement la conservation du poisson et de son habitat au premier rang des priorités, il est fortement risqué que le déclin des stocks mondiaux de poisson se poursuivra à un rythme beaucoup plus rapide que celui observé jusqu’ici. Les conséquences pour les écosystèmes marins, l’industrie de la pêche, les collectivités côtières et, non le moindre, pour les disponibilités alimentaires mondiales pourraient être catastrophiques.

 


(1) Robert, Kunzig, «Twilight of the Cod», Discover, avril 1995, p. 52 (traduction).

(2) Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), La situation mondiale des pêches et de l’aquaculture, Département des pêches de la FAO, Rome, 1995, p. 6 (ci-après appelé le rapport de la FAO sur les pêches).

(3) Carl Safina, «The World’s Imperiled Fish», Scientific American, novembre 1995, p. 49.

(4) Poissons vivant sur le fond ou à proximité, communément appelés poissons de fond.

(5) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 48.

(6) Canada, Chambre des communes, Comité permanent des pêches et des océans, Témoignages, Ottawa, 25 avril 1995, fascicule 34, p. 26.

(7) «Fish: The Tragedy of the Oceans», The Economist, 19 mars 1994, p. 22.

(8) Mike Hagler, «Deforestation of the Deep», The Ecologist, vol. 2/3, mars/avril, mai/juin 1995, p. 74.

(9) Catherine Stewart, «Newfoundland Collapse: Just the Beginning?» Borealis, no 15, p. 38.

(10) Selon le Fonds mondial pour la nature, un grand thon rouge qui rapporte 30 000 $ US sur le quai peut se vendre 60 000 $ US aux enchères à Tokyo.

(11) Elizabeth Kemf et al., Wanted Alive: Marine Fishes in the Wild, Fonds mondial pour la nature, Gand, Suisse, 1996, p. 13.

(12) Ibid., p. 14.

(13) Selon Safina (1995), cinq des espèces les moins prisées constituaient près de 30 p. 100 des prises de poisson dans le monde au cours des années 80, mais ne représentaient que 6 p. 100 de la valeur totale.

(14) Safina (1995), p. 49.

(15) Ibid., p. 48.

(16) Ibid., p. 50.

(17) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 18.

(18) Ibid., p. 48.

(19) Safina (1995), p. 49.

(20) Simon Fairlie et al., «The Politics of Overfishing», The Ecologist, vol. 25, no 2/3, mars/avril, mai/juin 1995, p. 57.

(21) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 21.

(22) Carl Safina, «Where Have All the Fishes Gone?» Issues in Science and Technology, printemps 1994, p. 40.

(23) Les rejets comportaient 7,7 millions de kilogrammes de flétan, 1,8 million de kilogrammes de hareng, environ 200 000 saumons, 360 000 crabes royaux et 15 millions de crabes, Kemf et al. (1996), p. 9.

(24) Safina (1995), p. 51.

(25) Ibid., p. 52.

(26) Kemf et al. (1996), p. 9.

(27) Ibid., p. 9.

(28) Safina (1995), p. 48.

(29) Kemf et al. (1996), p. 9.

(30) Ibid., p. 10.

(31) Hagler (1995), p. 74.

(32) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 57.

(33) Safina (1995), p. 49.

(34) Ibid.

(35) Ibid., p. 50.

(36) Martin Khor, «A Brutal Hunger for Shrimp», London Free Press, 25 novembre 1995, p. E4.

(37) Safina (1995), p. 50.

(38) Fairlie (1995), p. 56.

(39) Ibid., p. 50.

(40) David Ralph Matthews, «Common versus Open Access: The Collapse of Canada’s East Coast Fishery», The Ecologist, vol. 25, no 2/3, mars-avril, mai-juin 1995, p. 92.

(41) Ehsan Masood, «Scientific Causion ‘Blunts Efforts’ to Conserve Fish Stocks», Nature, 28 février 1996, p. 481.

(42) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 43.

(43) Safina (1995), p. 52.

(44) Kemf et al. (1996), p. 30.

(45) Matthews (1995), p. 88.

(46) Safina (1995), p. 53.

(47) D. Pauly et V. Christensen, «Primary Production Required to Sustain Global Fisheries», Nature, 16 mars 1995, p. 256.

(48) Safina (1995), p. 50.

(49) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 1.

(50) Ibid.

(51) Ibid., p. 19.

(52) Safina (1995), p. 53.

(53) Kemf et al. (1996), p. 30.

(54) En 1993, l’aquaculture a généré près de 16 p. 100 de la production mondiale totale de poisson mais 22 p. 100 de la production alimentaire. Source : FAO.

(55) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 5.

(56) Ministère des Pêches et des Océans, «Tobin prend la parole devant l’Assemblée générale de l’ONU. Communiqué, 5 décembre 1995, p. 2.

(57) L’honorable Fernand Robichaud, Notes pour une allocution à la conférence internationale sur la contribution durable des pêches à la sécurité alimentaire, Kyoto (Japon), 9 décembre 1995, p. 2.

(58) Ministère des Pêches et des Océans, Fiche d’information, «Accord de conformité FAO», FT-AC-94-16F, p. 1.

(59) Rapport de la FAO sur les pêches (1995), p. 5.

(60) Ibid., p. 5.

(61) El-Badry, M.A. «World Population Change: A Long-range Perspective», Ambio, vol. 21, no 1, février 1992, p. 18.