BP-442F

 

LES CIBLES EN MATIÈRE D'INFLATION
APRÈS 1998 :  POINTS DE VUE DIVERGENTS

 

Rédaction :
Marion G. Wrobel
Analyste principal
Juillet 1997


 

TABLE DES MATIÈRES

 

INTRODUCTION

L’OPPOSITION À TOUT NOUVEL ABAISSEMENT DES CIBLES FIXÉES

   A. Maintenir les cibles courantes

   B. Relever les cibles
      1. Remise en cause des statistiques
      2. Autres critiques

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA STABILITÉ DES PRIX

   A. Les avantages de la stabilité des prix

   B. Les coûts de la stabilisation des prix

POURQUOI LA TRANSITION À UNE FAIBLE INFLATION A ÉTÉ SI COÛTEUSE

CONCLUSION


 

LES CIBLES EN MATIÈRE D’INFLATION APRÈS 1998 :
POINTS DE VUE DIVERGENTS

 

INTRODUCTION

La Banque du Canada et le gouvernement du Canada se sont engagés à garantir la stabilité des prix dans le cadre de leur politique monétaire, et la Banque s’efforce à l’heure actuelle de maintenir entre 1 et 3 p. 100 par année le taux d’inflation « de base ». De nouveaux objectifs en matière d’inflation devront bientôt être fixés, les objectifs actuels venant à échéance à la fin de 1998. La Banque et le gouvernement doivent s’entendre sur une définition plus concrète de la stabilité des prix et se doter des moyens d’y parvenir.

Au moment de se fixer un ensemble d’objectifs en matière d’inflation, la Banque et le gouvernement devront se demander si la politique actuelle a bien servi les Canadiens, s’il est possible de l’améliorer en s’orientant plus rapidement vers une stabilité des prix ou si cette politique était erronée et s’il faut, par conséquent, en changer. Il est indéniable que la mauvaise performance du Canada sur le plan macro-économique au cours des années 90 entrera en ligne de compte : s’agit-il du résultat d’une mauvaise politique monétaire? du coût temporaire d’une politique essentiellement bonne? du coût inutile d’une politique dont la mise en oeuvre est déficiente? ou d’une conséquence qui n’a rien à voir avec la politique monétaire?

Il n’est pas facile d’apporter des réponses à ces questions, et la politique monétaire est une question qui reste très controversée. Certains, tel l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, John Crow, insistent pour que l’on finisse la tâche entreprise en réalisant une véritable stabilité des prix. D’autres, tel le professeur Pierre Fortin, demandent aux responsables de cette politique de reconnaître qu’ils ont commis une erreur grave et coûteuse et veulent qu’ils laissent l’inflation croître légèrement de manière à retrouver une partie des emplois perdus en raison des mesures imposées à l’économie canadienne par la Banque du Canada.

Dans cette étude, nous faisons état du débat qui a lieu à l’heure actuelle au pays en matière de politique monétaire et de ses conséquences sur l’avenir de la politique monétaire de la Banque.

L’OPPOSITION À TOUT NOUVEL ABAISSEMENT DES CIBLES FIXÉES

Nous examinons ci-dessous les principaux arguments des critiques de la Banque du Canada qui s’opposent à tout nouvel abaissement des cibles en matière d’inflation. Le premier argument consiste à dire, après examen des avantages d’une faible inflation et des coûts de mise en oeuvre d’une politique visant ce but, que les cibles fixées devraient rester les mêmes. Le deuxième, lui, consiste à affirmer que les coûts d’une faible inflation sont élevés, ce qui amène à conclure que les cibles en la matière devraient être relevées et non pas abaissées.

La discussion fait abstraction de l’hypothèse jusqu’alors courante selon laquelle une inflation élevée est garante d’une baisse permanente du taux de chômage. Ce principe découlant de la « courbe de Phillips » a aujourd’hui été pratiquement abandonné par les analystes sérieux de la politique monétaire et ne joue plus aucun rôle significatif dans le débat sur la question.

   A. Maintenir les cibles courantes

Certains économistes soutiennent que les coûts temporaires liés à une poursuite de la désinflation dépasseront vraisemblablement les avantages permanents qui pourraient en découler. Il faut faire preuve d’une extrême rigueur en matière monétaire pour réduire l’inflation, tout particulièrement lorsqu’elle est déjà très faible. Une inflation plus faible peut certes présenter de véritables avantages, mais qui peuvent être largement compensés par les coûts de la mise en oeuvre de cette politique.

C’est tout particulièrement le cas si un certain nombre de ces coûts deviennent permanents. En raison d’un phénomène que l’on appelle hystérésis, ceux qui, en raison de la rigueur monétaire, perdent leur emploi et sont au chômage pendant longtemps peuvent aussi subir une dépréciation de leurs compétences professionnelles, devenant ainsi non employables de manière permanente. Ce résultat risque davantage de se produire en présence d’une forte rigueur monétaire attribuable à un ratio de sacrifice élevé (soit le degré de rigueur nécessaire pour parvenir à une réduction d’un point de pourcentage de l’inflation) ou si les responsables de la politique s’efforcent de parvenir à une forte réduction de l’inflation sur une courte période.

Les tenants de cette analyse estiment qu’il ne faut pas rabaisser davantage les cibles fixées par la Banque du Canada en matière d’inflation si les coûts d’une désinflation plus poussée, qu’elle soit temporaire ou permanente, sont supérieurs aux avantages. Il ne s’ensuit pas pour autant, cependant, que ces commentateurs considèrent qu’il faut relever ces cibles. Cette analyse n’accorde aucun avantage à une inflation plus élevée et les coûts de la désinflation passée ne sont pas récupérés. On peut en conclure que la Banque du Canada n’aurait jamais dû ramener l’inflation à 1,5 p. 100 par année mais qu’une fois ce seuil atteint, il n’y a rien à gagner à le relever à nouveau.

   B. Relever les cibles

Le critique le plus constant de la politique monétaire actuelle de la Banque du Canada est le professeur Pierre Fortin, et il l’a bien montré lors du discours annuel qu’il a prononcé en tant que président de l’Association canadienne d’économique(1). Selon lui, le Canada traverse la pire récession économique de son histoire depuis la crise des années 30, son économie ayant perdu 850 000 emplois par rapport à la période d’avant la récession. Il explique cette situation en disant que la stabilité des prix recherchée de manière exclusive par la Banque du Canada dans le cadre d’une politique monétaire rigoureuse a donné lieu à des taux d’intérêt élevés qui ont mené à la crise budgétaire du début des années 90 puis, par la suite, à une contraction budgétaire ayant encore accentué les difficultés économiques du pays(2).

Selon cette thèse, les mauvais résultats du marché du travail au Canada sont non seulement destructeurs mais totalement inutiles; la politique monétaire américaine (qui entraîne actuellement une inflation d’environ 3 p. 100 par an) procure pratiquement tous les avantages liés à une faible inflation tout en permettant à l’économie d’être une véritable machine à procurer des emplois, le plein emploi étant assuré.

Le professeur Fortin estime qu’il faudrait relever légèrement les cibles canadiennes en matière d’inflation, dans une fourchette de 2 à 4 p. 100, la politique monétaire visant à maintenir le taux d’inflation à environ 3 p. 100 par année. Il affirme que cette légère augmentation par rapport au taux d’inflation actuel, qui se situe entre 1,5 et 2 p. 100, aurait des avantages significatifs pour l’économie canadienne.

Ces propositions partent au départ d’un raisonnement différent de celui que l’on a évoqué dans la section précédente. Elles s’appuient non pas tant sur les coûts de la réduction de l’inflation que sur les coûts du maintien permanent d’un faible taux d’inflation. Selon cette thèse, ces coûts seraient encore plus élevés en présence d’une véritable stabilité des prix et il serait possible de s’attaquer au coût élevé de la politique monétaire actuelle en relevant légèrement le taux moyen d’inflation.

D’après ce point de vue, l’inflation peut constituer un outil précieux d’ajustement économique en permettant aux entreprises de réduire leurs coûts réels de production sans avoir à prendre des mesures dans ce sens. Il s’agit là du principe consistant à « graisser les rouages de l’économie », qui a été avancé par l’économiste américain James Tobin en 1972, et qui est décrit ci-après(3).

Quelle que soit la conjoncture économique, la situation des entreprises varie considérablement. Certaines font face à une demande de plus en plus forte et d’autres, à une demande qui diminue. Certaines deviennent plus productives, d’autres moins. Certaines sont rentables, d’autres sont au bord de la faillite. Par conséquent, les salaires réels des travailleurs évoluent à des rythmes différents; certains augmentent alors que d’autres chutent. La répartition de ces changements correspond généralement à une courbe symétrique, comme une courbe normale.

Les entreprises non concurrentielles dans la conjoncture actuelle doivent réduire leurs coûts, et cela se traduit généralement par une réduction des coûts de main-d’oeuvre. En période d’inflation modérée et de croissance de la productivité, il n’est pas trop difficile d’y parvenir. Ainsi, en présence d’une inflation de 5 p. 100 et d’une croissance de 1 p. 100 de la productivité de la main-d’oeuvre, une entreprise qui pratique un gel des salaires bénéficie d’une baisse de 6 p. 100 de ses frais de main-d’oeuvre en termes réels au bout d’un an. Même si elle accorde à ses employés une augmentation de salaire de 1 p. 100, il lui restera encore une réduction réelle de 5 p. 100 de ses frais de main-d’oeuvre.

Tobin, Fortin et d’autres analystes soutiennent que les salaires nominaux sont « résistants » à la baisse. Le maximum que peuvent faire les entreprises c’est de geler les salaires, de sorte que la souplesse des marchés du travail est sérieusement compromise lorsque le taux d’inflation est proche de zéro. La difficulté est encore plus grande lorsque la productivité de la main-d’oeuvre n’augmente que lentement. Dans ce cas, la courbe de distribution de l’évolution des salaires perd sa symétrie; trop peu de travailleurs se voient appliquer l’indispensable réduction de salaires en termes réels et il en résulte une augmentation du chômage.

Les paramètres institutionnels renforcent encore la rigidité nominale des salaires. Les salaires minimums sont rarement réduits, voire jamais. Lorsque intervient une législation en matière d’équité salariale, il est par ailleurs impossible de réduire les salaires, ce qui dans certains cas peut éventuellement gêner l’adaptation de la main-d’oeuvre.

Prenons le cas, par exemple, d’une entreprise qui doit réduire de 5 p. 100 ses frais réels de main-d’oeuvre pour rester concurrentielle et dont la productivité de la main-d’oeuvre augmente de 1 p. 100 chaque année. Avec une inflation de 5 p. 100 par année, cette entreprise peut augmenter les salaires de 1 p. 100 et réussir quand même à réduire comme prévu de 5 p. 100 ses coûts de main-d’oeuvre en termes réels. Avec une inflation de 3 p. 100 par année, un gel des salaires ne réduira ses coûts de main-d’oeuvre réels que de 4 p. 100 par année, ce qui l’oblige à pratiquer des mises à pied pour obtenir le 1 p. 100 supplémentaire. Avec une inflation de 1 p. 100 par année seulement, le gel des salaires n’amènera qu’une réduction réelle de 2 p. 100 des coûts réels de main-d’oeuvre, les 3 p. 100 supplémentaires devant être obtenus par des mises à pied. Il est évident que cette entreprise devra mettre davantage de travailleurs à pied lorsque l’inflation est de 1 p. 100 que lorsqu’elle est de 3 p. 100.

De plus, le nombre total d’entreprises devant recourir à des mises à pied augmente à mesure que le taux d’inflation tend vers zéro. Parallèlement, à mesure que la croissance de la productivité de la main-d’oeuvre diminue, les entreprises doivent effectuer des mises à pied plus nombreuses pour réduire leurs coûts de main-d’oeuvre.

Cette conclusion part de l’hypothèse que l’on réduit rarement les salaires nominaux. Une étude récente de la Brookings Institution(4) arrive à la même conclusion. Cette étude s’appuie sur des données historiques où l’on n’observe pratiquement aucun cas de diminution de salaire et sur des enquêtes indiquant qu’une forte proportion de salariés et d’employeurs considèrent que les diminutions de salaires sont injustes, qu’elles portent atteinte au moral des employés et qu’elles ne sont justifiées que dans des cas exceptionnels tels que la faillite imminente de l’entreprise. Cette étude reprend par ailleurs des statistiques canadiennes recueillies par le professeur Fortin au début des années 90 sur de grandes conventions collectives ne comportant aucun ajustement en fonction du coût de la vie où l’on voit que très peu de ces conventions comportaient des réductions de salaire alors qu’un fort pourcentage prévoyaient des gels salariaux.

Les implications de ces statistiques n’incitent pas à l’optimisme. Selon le professeur Fortin et les chercheurs de la Brookings, la rigidité à la baisse des salaires nominaux est une caractéristique permanente des marchés du travail, quelle que soit la conjoncture économique. Les travailleurs et les employeurs hésitent tout autant à diminuer les salaires en période de faible inflation qu’en période d’inflation élevée. Un taux d’inflation proche de zéro entraîne une augmentation permanente du chômage. De l’avis du professeur Fortin, la politique pratiquée par la Banque du Canada a coûté à l’économie canadienne plus de 500 000 emplois(5), et si elle n’est pas modifiée, ces emplois seront perdus à jamais. Par ailleurs, plus cette politique est maintenue longtemps, plus on risque, selon lui, de voir ce chômage devenir irréversible, car les travailleurs mis à pied finissent par perdre leurs compétences professionnelles.

Fortin signale qu’avant la dernière récession, 62,5 p. 100 des personnes âgées de 15 ans et plus étaient employées dans l’économie canadienne comme dans l’économie américaine. À mesure que l’on entrait dans la récession, ce pourcentage a diminué plus rapidement et plus fortement au Canada qu’aux États-Unis. Aujourd’hui, le marché du travail américain a totalement surmonté la récession, ce qui n’est pas le cas au Canada.

Différents facteurs peuvent expliquer la mauvaise performance du marché du travail au Canada. Le professeur Fortin passe en revue la mondialisation et le libre-échange, l’évolution technologique, l’incertitude politique au sujet du Québec, les salaires minimums et la syndicalisation, concluant toutefois que tous ces facteurs ne permettent pas d’expliquer la situation. L’augmentation des prélèvements obligatoires sur les salaires ne contribue pas à un renforcement du chômage permanent parce qu’elle est finalement répercutée sur les travailleurs sous la forme d’une diminution des salaires réels (bien qu’elle ait pu entraîner une certaine partie de l’augmentation observée du chômage si les faibles taux d’inflation ont ralenti cet ajustement). Fortin conclut qu’il n’y a qu’une seule véritable explication de la différence entre la performance américaine et celle du Canada : la politique américaine a maintenu l’inflation plus proche de 3 p. 100 au cours des années 90, ce qui a permis au marché du travail américain de conserver une grande souplesse; la politique monétaire de la Banque du Canada a maintenu l’inflation proche de 1,5 p. 100, ne laissant pas de souplesse au marché du travail canadien.

      1. Remise en cause des statistiques

Différentes critiques ont été faites au sujet des statistiques à l’appui de l’hypothèse de la rigidité des salaires. Des années 60 aux années 80, les économies nord-américaines se sont caractérisées par un niveau d’inflation élevé et (ou) une forte croissance de la productivité de la main-d’oeuvre. L’absence de réductions des salaires n’est pas surprenante; on y aurait vu une injustice alors que les salaires moyens augmentaient très rapidement. Il faut être très prudent lorsqu’on fait des extrapolations entre cette période et une période caractérisée par une faible inflation. On peut concevoir qu’il soit moins rare d’enregistrer des baisses de salaires lorsque la moyenne des salaires n’augmente que très lentement. Des études portant sur des périodes antérieures ont conclu que la flexibilité des salaires était en fait très grande(6). Ainsi, Robert Gordon, commentant l’étude de la Brookings Institution, signale que les salaires américains ont baissé de 17 p. 100 entre 1929 et 1933(7). De plus, certains prétendent que les enquêtes ne sont pas des plus fiables, car on sait que les personnes interrogées ont tendance à cacher des renseignements très personnels et délicats et qu’il leur est bien plus facile de rapporter qu’une de leurs connaissances a subi une réduction de salaire que d’avouer qu’elles en ont fait elle-même les frais(8).

Par ailleurs, une étude portant sur les gains de 5 000 familles américaines depuis 1968 corrobore mal l’hypothèse de la rigidité des salaires(9).   Dans le cas de la plupart des travailleurs, la courbe de distribution de l’évolution des salaires n’est pas asymétrique au détriment des réductions de salaires, tout à fait à l’opposé de ce qu’affirme l’étude de la Brookings Institution. Les cas de stagnation des salaires ne représentent que 7 p. 100 de l’échantillon alors que 17 p. 100 des répondants ont subi une réduction de leur salaire nominal au cours d’une année donnée. Surtout, rien n’atteste la présence d’une illusion monétaire; en l’occurrence, les personnes interrogées se rendaient compte des effets de l’inflation sur les prix et salaires.

Les statistiques du professeur Fortin apparaissent plus solides dans la mesure où elles concernent le contexte canadien, à faible inflation; il n’en reste pas moins qu’elles ne sont pas aussi convaincantes qu’elles n’apparaissent à première vue. La principale critique porte sur le fait que les conventions négociées dans la fonction publique représentent une très grande part de son échantillon (60 p. 100), soit bien plus que l’importance de ce secteur au sein de l’économie. Surtout, 90 p. 100 des gels de salaires concernaient la fonction publique(10).  Les gouvernements ne se comportent pas comme les employeurs du secteur privé. De plus, ces statistiques appartiennent à la période des « journées Rae » de l’Ontario, durant laquelle le gouvernement de l’Ontario a eu recours à des congés non payés pour réduire les coûts réels de main-d’oeuvre. Le professeur Fortin considère par ailleurs les contrats pluriannuels comportant un gel des salaires au cours de la première année comme des exemples de gel des salaires alors que ce sont plutôt des exemples d’augmentation de salaire. Cette façon de procéder augmente l’incidence des gels de salaires et confère une importance démesurée au point zéro.

Mais quoi qu’il en soit, il faut traiter ce genre de statistiques avec prudence. La théorie économique parle de taux de salaire, nominaux ou réels, mais il est bien difficile de cerner cette notion dans la pratique. Force est donc de se contenter d’approximations imparfaites.

La plupart des travailleurs ne sont pas syndiqués, ne travaillent pas pour de gros employeurs et ne sont pas visés par de grandes conventions collectives, ce qui fait que celles-ci ne reflètent pas nécessairement ce qui se passe sur l’ensemble du marché du travail. De plus, ces statistiques ont tendance à ne refléter que les taux horaires et non pas les salaires. Ainsi, lorsqu’une entreprise ayant des coûts de main-d’oeuvre élevés fait faillite ou met à pied un certain nombre de ses employés, ceux-ci vont ensuite être embauchés par des employeurs qui paient des salaires moindres dans le même secteur ou dans des secteurs différents (cas, par exemple, d’un ancien employé d’Eaton qui va travailler chez WalMart). La souplesse des salaires peut se manifester de bien des façons. Les études révèlent que les personnes qui changent d’emploi ou qui touchent un salaire présentent une plus grande variabilité sur le plan de la rémunération que celles qui conservent le même emploi ou qui sont payées à l’heure(11).  Une étude récente de Statistique Canada révèle que 19 p. 100 des employés canadiens ont fait des heures supplémentaires au cours du premier trimestre de l’année 1997 et que 60 p. 100 d’entre eux l’ont fait sans être rémunérés(12).  En soi, ce chiffre ne renseigne pas sur la flexibilité des salaires, ce qui n’empêche pas que la rémunération effective des employés évolue en fonction du nombre d’heures supplémentaires qu’ils font sans être payés. Dans la mesure où les politiques d’austérité et (ou) les réductions d’effectif dues à la récession ont entraîné une augmentation des heures supplémentaires non payées, il y a là une réduction des salaires exprimés en termes réels. De même, on peut réduire les avantages sociaux, faire faire le travail à l’extérieur, etc. Aucun de ces effets n’est saisi dans les données sur les conventions collectives.

John Crow fait valoir en outre que le Canada est largement ouvert sur l’extérieur, 40 p. 100 environ de son PIB provenant du commerce international. Par le jeu de la variabilité des taux de change, même des salaires rigides lorsqu’ils sont exprimés en dollars canadiens peuvent se révéler très souples en termes réels lorsqu’ils sont exprimés en devises étrangères(13).

      2. Autres critiques

Les arguments en faveur d’une légère augmentation du taux d’inflation au Canada ne sont probablement avancés que par une minorité d’analystes de l’économie canadienne. Il est clair, toutefois, que la mauvaise performance du marché canadien de l’emploi a besoin d’être expliquée, et le professeur Fortin s’est efforcé de le faire. Ses détracteurs estiment que ses arguments ne sont pas suffisamment solides pour que l’on modifie l’orientation de la politique monétaire, et pourtant il faudra aborder la question lorsqu’on débattra des cibles en matière d’inflation après 1998.

En plus des problèmes susmentionnés, d’autres difficultés se posent lorsque l’on compare les statistiques du chômage entre les États-Unis et le Canada. Le Centre for the Study of Living Standards a conclu que la moitié seulement de la différence entre les taux de chômage canadien et américain s’expliquait par les facteurs cycliques, l’autre moitié résultant, à parts égales, de différences de mesures et de l’intervention de facteurs structurels. D’autres analystes, dont le professeur Herb Grubel, accordent une plus grande importance aux facteurs structurels, relevant par exemple que les modifications récemment apportées à l’assurance-emploi du Canada n’allégeront pas les taux de chômage avant plusieurs années. Enfin, une étude récente de Statistique Canada semble indiquer que la baisse du taux d’activité de la population pourrait refléter une hausse de l’incidence de la retraite anticipée et non pas un aussi grand découragement des travailleurs qu’on l’avait cru précédemment(14).

À première vue, l’idée d’une légère augmentation de l’inflation pour graisser les rouages de l’économie apparaît acceptable. Elle renvoie à une économie se comportant comme une machine, qui a besoin d’un peu d’huile pour bien tourner. La légère augmentation de l’inflation que propose le professeur Fortin, qui la ferait passer de 1,5 ou 2 p. 100 à 3 p. 100 par an, n’apparaît pas comme particulièrement radicale ni controversée. Elle part cependant du principe que les travailleurs, trompés par le fait qu’ils croient gagner plus que ce n’est le cas en réalité, conserveront des emplois qu’ils abandonneraient autrement.

C’est en cela que la thèse de la rigidité des salaires est difficile à accepter. Elle suppose que les travailleurs et que les employeurs font preuve d’une attitude irrationnelle et d’une incroyable paresse intellectuelle. On peut à la limite imaginer que les travailleurs refuseraient une réduction de salaire lorsque l’inflation baisse inopinément et que le phénomène a des chances d’être passager. Il est par contre bien plus difficile de croire que les travailleurs refuseraient une telle réduction durant une période où l’inflation a toutes les chances de demeurer faible et le chômage élevé. Pour beaucoup, une baisse de salaire vaudrait encore mieux que le chômage lorsque les emplois se font rares.

Un autre économiste américain connu, Paul Krugman, appuie la thèse du professeur Fortin en proposant un modeste compromis pour rapprocher les tenants de la stabilité des prix, et les partisans de la croissance et de la libération de l’argent. Il rejette l’hypothèse jusqu’alors couramment acceptée selon laquelle il est possible de réduire le chômage à long terme en augmentant l’inflation. Il se réfère à un « principe de bon sens » selon lequel les gens ne se laissent pas tromper par l’inflation et peuvent tout aussi bien calculer un gain de salaire en termes réels si l’inflation est de 10 p. 100 que si elle l’est de 5 p. 100. À son avis, « tout prouve que cette hypothèse est la bonne »(15). Tout de suite après, il affirme toutefois que seul un travailleur « hyper-rationnel » est en mesure de se rendre compte qu’un gain de salaire inférieur au taux d’inflation équivaut à une diminution du salaire nominal. Il est certain qu’un travailleur qui sait que 8 moins 10 font -2 sait aussi que 1 moins 3 donne le même résultat.

De plus, étant donné ce que l’on sait aujourd’hui de l’exactitude des mesures des prix, on peut dire que la différence entre les taux d’inflation américain et canadien n’est pas grande, et pourtant on lui accorde une grande influence sur les marchés du travail. Ce serait vraiment ironique si l’on s’apercevait un jour que le chômage élevé au Canada s’explique non pas par la politique monétaire, mais par l’imprécision de l’indice des prix à la consommation.

Par ailleurs, les conflits de travail (mesurés en journées perdues en raison des grèves) diminuent nettement lorsque l’inflation est faible. On peut en déduire que les travailleurs ne subissent pas les effets de l’illusion monétaire et qu’ils sont au contraire conscients des conséquences d’une inflation élevée et de la différence entre un salaire nominal et un salaire réel.

La question n’est pas de savoir si les travailleurs acceptent volontiers une diminution des salaires nominaux - ce n’est évidemment pas le cas; lorsqu’ils l’acceptent, ils le font de mauvaise grâce. Sont-ils davantage prêts, par contre, à accepter une diminution de leur salaire en période d’inflation élevée? Les statistiques sur les grèves montrent qu’il n’en est rien.

De plus, si l’inflation « trompe » les travailleurs en les incitant à conserver des emplois dont la rémunération diminue en termes réels, est-ce une bonne chose? Certains secteurs sont en déclin alors que d’autres sont florissants. Les salaires réels diminuent dans les premiers cas et augmentent dans les seconds, ce qui fait comprendre aux travailleurs que les perspectives sont meilleures ailleurs. Si l’inflation brouille ce message, la main-d’oeuvre ne migrera pas vers les secteurs plus productifs.

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA STABILITÉ DES PRIX

Certains économistes affirment qu’il faut se diriger résolument vers une véritable stabilité des prix. Ils croient que si la faible inflation enregistrée aujourd’hui est bien préférable à celle qui a eu cours pendant les années 70 et 80, des progrès peuvent encore être faits. De leur point de vue, il est désormais évident que même une inflation faible ou modeste impose des coûts énormes et durables à la société et qu’elle peut donc lui porter préjudice à long terme. En fait, nombre des maux économiques actuels au Canada peuvent, à leur avis, être attribués aux deux décennies d’inflation élevée que le pays a connues. Par contre, les coûts liés à la réduction de l’inflation, selon ces mêmes économistes, sont relativement faibles et de courte durée.

Tout d’abord, il est utile d’examiner ce que l’on entend exactement par stabilité des prix. À première vue, c’est une notion dont la définition paraît relativement simple - c’est l’absence d’inflation à long terme ou encore la constance de l’ensemble des prix sur de nombreuses années. Toutefois, le niveau de l’ensemble des prix ainsi que les taux d’inflation sont des notions économiques qui, dans la pratique, sont représentées par des critères de mesures imparfaits, le plus connu étant l’indice des prix à la consommation (IPC).

On reconnaît de manière générale que l’indice des prix à la consommation surestime le degré d’inflation. Cela s’explique de différentes façons. L’IPC ne reflète qu’avec lenteur les véritables habitudes d’achat des consommateurs de sorte que les effets de la substitution de produits moins coûteux peuvent être masqués. Les indices de prix ont par ailleurs tendance à ne pas suffisamment tenir compte des améliorations apportées aux produits, ce qui contribue là aussi à surestimer le taux d’inflation. Par ailleurs, les indices peuvent omettre les nouveaux produits, ce qui ne leur permet pas de rendre compte des importantes diminutions de prix et des améliorations de qualité que l’on enregistre au tout début des cycles de production.

La Banque du Canada ainsi que la plupart des économistes canadiens considèrent que l’IPC comporte une erreur systématique de 0,5 p. 100 par an au maximum, même si certains d’entre eux, et en particulier Pierre Fortin, situent cette erreur à un niveau un peu plus élevé(16).  Aux États-Unis, cette distorsion vers le haut est généralement considérée comme étant supérieure à celle du Canada. La commission Boskin a récemment conclu que l’on pouvait raisonnablement estimer cette distorsion vers le haut de l’IPC américain à 1,1 p. 100 par année, à l’intérieur d’une fourchette pouvant se situer entre 0,8 et 1,6 p. 100(17).

La stabilité des prix peut aussi être considérée comme un état d’esprit. Elle a été décrite, soit comme « un climat de confiance dans l’absence prévue d’inflation », par John Crow(18), soit comme une situation « dans laquelle les gens ne tiennent pas compte de l’inflation dans leurs décisions » selon une formule attribuée tant à Paul Volcker qu’à Alan Greenspan(19). Autrement dit, il y a stabilité des prix lorsque les particuliers et les entreprises prennent des décisions de consommation en fonction de l’intérêt véritable de la dépense et non pas parce qu’ils ont peur que les prix augmentent; lorsque les familles achètent une maison parce que c’est ce dont elles ont besoin et parce qu’elles peuvent se le permettre et non pas pour se prémunir contre l’inflation; lorsque les particuliers peuvent prendre avec confiance des décisions d’investissement à long terme sans s’inquiéter de leur pouvoir d’achat dans l’avenir; lorsque les employés ne s’inquiètent pas de savoir si leurs conventions à long terme contiennent des clauses d’indemnité de vie chère; lorsque les personnes âgées ne se préoccupent pas de savoir si leurs pensions sont indexées et lorsque les contribuables ne sont pas lésés par une fiscalité non indexée sur l’inflation.

Cette façon de voir a l’avantage de ne pas dépendre de l’exactitude de l’IPC, auquel on fait moins confiance à mesure qu’évolue la structure de l’économie. Étant donnée l’importance de plus en plus grande que prennent les services dans l’économie, il devient de plus en plus difficile de définir une unité de production(20). Si toutefois la Banque du Canada doit continuer à asseoir la mesure de l’inflation sur l’IPC, il est probable que pour atteindre la stabilité des prix, il faudrait ramener la cible de maîtrise de l’inflation à moins de 1 p. 100 par an. Par conséquent, la Banque du Canada s’efforce à l’heure actuelle de parvenir à un taux d’inflation faible, et non à la stabilité des prix.

   A. Les avantages de la stabilité des prix

La stabilité des prix procure des avantages à l’économie parce qu’elle épargne à la société les coûts associés à l’inflation. On croyait autrefois que seuls des taux très élevés ou une inflation soudaine entraînaient des coûts significatifs. Aujourd’hui, les analyses et les données recueillies donnent à penser que même des taux faibles et stables d’inflation peuvent être coûteux, ce que soulignent les tenants de la stabilité des prix.

L’économie de marché moderne est axée sur la spécialisation et les échanges (l’argent étant un bien intermédiaire qui permet d’échanger ce qu’on produit contre ce que l’on veut consommer). Du fait de l’inflation anticipée, le coût de la détention de l’argent augmente et les particuliers sont amenés à réduire les quantités qu’ils possèdent de ce bien intermédiaire. L’inflation agit donc de ce fait comme une taxe, augmentant le coût des transactions et laissant moins de ressources pour produire d’autres biens. La consommation, l’investissement et le travail fourni sont donc réduits en conséquence. Selon un principe bien établi en finances publiques, il ne faut pas taxer les biens intermédiaires, et pourtant c’est justement ce que fait l’inflation.

L’économie de marché s’appuie fortement par ailleurs sur les signaux envoyés par le système des prix, qui donne un grand nombre d’informations sur quoi, comment, quand et où produire. L’inflation (de même d’ailleurs que la déflation) compromet l’exactitude des signaux envoyés par les prix dont les gens se servent en tant que consommateurs, producteurs et investisseurs. Lorsqu’un prix en particulier change dans un contexte de stabilité des prix, on sait que certaines conditions sous-jacentes ont été modifiées, que ce soit au niveau de l’offre ou de la demande. Par contre, lorsqu’un prix change en période d’inflation, on n’en connaît pas la cause; il peut s’agir d’une réaction à retardement du fait de l’inflation, ou d’une réaction anticipée en prévision de l’inflation.

L’effet le plus pernicieux de l’inflation est probablement celui qui touche la formation de capital. La formation de capital a des répercussions profondes et bien connues sur la productivité de la main-d’oeuvre, les revenus réels et la croissance économique. Les impôts s’appliquant aux rendements nominaux et non réels des investissements, et les rendements nominaux ayant tendance à augmenter avec l’inflation, même une augmentation modeste de l’inflation peut entraîner une chute considérable du rendement après impôts des investissements dont dépendent les investissements en capital. Ainsi, lorsqu’on fait passer l’inflation de 3 p. 100 à zéro, on augmente de 35 p. 100 le rendement réel après impôts attendu(21).  Une telle augmentation peut avoir une incidence significative sur la formation de capital et sur la croissance économique, les effets cumulés étant considérables à long terme. On peut en conclure que l’on a payé en fait très cher les taux d’inflation bien supérieurs à 3 p. 100 par année qui ont eu cours précédemment. Peter Howitt estime qu’au bout du compte la valeur du surcroît de croissance découlant d’une inflation ramenée de 3 p. 100 à zéro pourrait s’élever à quelque 85 p. 100 du PIB courant(22). D’après une étude américaine, réalisée par le professeur Martin Feldstein, le fait de ramener l’inflation de 2 p. 100 par année à zéro conférerait à terme un avantage dont la valeur actualisée équivaudrait à environ 35 p. 100 du PIB actuel des États-Unis(23).

Le calcul de Feldstein s’appuie sur les dommages que cause l’inflation à l’épargne et à l’investissement, étant donné que les rendements « fictifs » sont imposés, tant au niveau des entreprises qu’à celui des particuliers. Même si certaines dispositions du régime fiscal tendent à réduire l’imposition dans un contexte inflationniste, tout bien considéré les taux d’imposition réels augmentent. Aux États-Unis, l’inflation a par ailleurs tendance à faire augmenter la demande de logement; elle entraîne non seulement une réduction du rendement procuré par les différentes formes d’épargne concurrentes, mais en outre, étant donné que les Américains peuvent déduire de leurs impôts les intérêts hypothécaires nominaux et non les intérêts réels, l’inflation réduit par ailleurs le coût après impôts du logement. (Cette déduction fiscale n’existe pas au Canada.)

En plus d’abaisser la formation de capital en général, l’inflation détourne par ailleurs les investissements des usines et des machines, qui sont sources de croissance, pour les diriger vers l’immobilier, qui ne l’est pas. L’inflation influe par ailleurs sur les décisions prises par la main-d’oeuvre et incite les individus à s’engager dans les secteurs financiers, qui (en raison de l’inflation) peuvent être extrêmement lucratifs, de préférence aux secteurs techniques et scientifiques, qui en fin de compte profitent davantage à la société et favorisent la croissance de l’économie(24).

Les estimations d’Howitt sont plus élevées que celles de Feldstein en raison surtout du fait qu’elles tiennent compte des signaux envoyés par les prix, qui sont faussés par l’inflation, ainsi que de la diminution du rendement des investissements qui en découlent. Même lorsqu’elle est parfaitement anticipée, l’inflation influe sur les profits déclarés et sur le rendement réel après impôts des investissements, mais les distorsions varient d’un secteur et d’une entreprise à l’autre. Ainsi, par exemple, l’inflation entraîne une surestimation des profits des entreprises dont le ratio stocks/ventes est élevé et dont le capital amortissable est important, mais sous-estime les profits des entreprises ayant un fort niveau d’endettement. En conséquence, les investisseurs sont moins en mesure de prendre des décisions informées sur la rentabilité des différentes entreprises et des différents secteurs de l’économie et ils pourront très bien investir dans des secteurs offrant des rendements faibles et négliger des secteurs procurant des rendements élevés. Les fluctuations de l’inflation ne font qu’aggraver les difficultés, les états financiers publiés ne donnant aux investisseurs que des indications inexactes et ambiguës.

Ces coûts dus à l’inflation sont permanents. Certains d’entre eux peuvent être allégés par une fiscalité indexée, mais il serait difficile de mettre en place une indexation des revenus de placement. Aucun pays n’a d’ailleurs jamais mis en oeuvre une fiscalité qui s’apparente à un système d’indexation intégrale, ce qui de toute façon ne ferait peut-être qu’entraîner des distorsions supplémentaires des comportements économiques. Surtout, ce n’est pas seulement la fiscalité, mais aussi les investisseurs, qui sont trompés par l’inflation, et l’indexation de la fiscalité ne résoudra pas nécessairement leurs problèmes.

Feldstein estime ces avantages procurés par la stabilité des prix à environ 1 p. 100 du PIB par an. Le coût ponctuel de la suppression d’une inflation de 2 p. 100, qui se monte à environ 5 p. 100 du PIB courant, pourrait être compensé par ses avantages dans un délai de six à neuf ans, selon le moment choisi. Par la suite, la stabilité des prix pourrait continuer à procurer chaque année des avantages sans que les coûts correspondants. Howitt évalue ces avantages annuels à un montant supérieur d’environ 50 p. 100.

Selon ce point de vue, les coûts de l’inflation sont considérés comme étant diffus dans l’ensemble de l’économie, se traduisant de différentes manières qui ne sont pas toujours apparentes. Cette thèse s’oppose fortement à celle de Fortin, selon laquelle les coûts de la stabilité des prix se présentent sous la forme d’un chômage plus élevé et (ou) de taux d’activité plus faibles. Ces statistiques sont publiées mensuellement et sont suivies de près par les analystes, les médias, les politiciens et les électeurs.

De nombreux facteurs ont influé sur la croissance et la productivité depuis la Deuxième Guerre mondiale, notamment l’évolution démographique, la part plus importante prise par le secteur des services, le rôle accru du secteur public et les progrès technologiques. Comme nous venons de le signaler, toutefois, l’inflation réduit l’efficacité de l’économie ainsi que son taux de croissance.

Le lecteur trouvera dans le graphique qui suit les courbes correspondant à quatre décennies d’inflation et d’évolution de la productivité dans l’industrie manufacturière. L’évolution aléatoire de la productivité d’une année sur l’autre peut masquer des tendances à long terme. Pour remédier à cette volatilité, ce graphique fait état des moyennes mobiles sur cinq ans de ces deux variables. On y constate une faible inflation et une croissance élevée de la productivité au cours des années 50 et 60. Deux décennies d’inflation croissante sont caractérisées par ailleurs par une diminution à long terme de la productivité, jusqu’en 1982 environ, après quoi la productivité augmente avec la diminution de l’inflation. Le même schéma se reproduit au cours des années 90. Le cycle économique joue certes un rôle dans ce schéma, mais les chiffres corroborent l’opinion selon laquelle l’inflation est préjudiciable à l’économie. L’effet cumulé sur plus de 20 ans est, à n’en pas douter, important.

Ces chiffres confirment aussi que certains coûts de l’inflation se traduisent par une activité économique prise en compte dans le PIB et, comme le PIB est considéré comme un indicateur du bien-être économique général, ils sont ainsi comptabilisés à tort comme des avantages et non comme des coûts. La même chose se produit pour une bonne partie des coûts de la réglementation. Si, par exemple, une réglementation augmente les coûts de production des automobiles, elle pourra éventuellement avoir pour effet d’abaisser le PIB. Surtout, il faut bien voir que le supplément de main-d’oeuvre et d’autres facteurs de production exigés par la production de l’automobile compteront tous comme des activités économiques. Si le véhicule qui en résulte n’est pas supérieur à celui qui serait produit en l’absence de la réglementation, et si les caractéristiques induites par la réglementation viennent remplacer celles que les consommateurs auraient autrement choisies, tous ces facteurs de production sont gaspillés. Or, la méthode de calcul du PIB n’en tient pas compte.

Il en va de même en période d’inflation; les entreprises et les ménages sont obligés de recourir à un plus grand nombre de financiers, de comptables et de conseillers juridiques à la seule fin de composer avec l’inflation et non pour faciliter la production des biens et des services souhaités. Le PIB, toutefois, ne fait pas la distinction entre les différentes finalités de l’utilisation des services financiers. Si, au lieu de consacrer 1 000 $ à de courtes vacances, une famille les dépense pour ne pas être débordée par l’inflation (conseils financiers, ouvrages sur les stratégies d’investissement, frais supplémentaires de magasinage pour trouver des aubaines, etc.), le PIB reste au même niveau, mais sa composition est modifiée et de toute évidence cette famille s’en sort moins bien.

L’inflation impose aussi des coûts à la société sous la forme des conflits de travail. En période d’inflation élevée, les journées de grève sont plus nombreuses qu’en période de faible inflation. Au début des années 80, par exemple, le nombre de journées de grève a été de trois à huit fois plus élevé qu’aujourd’hui, même si le taux de chômage était lui aussi élevé à l’époque.

 

   B. Les coûts de la stabilisation des prix

Il ne suffit pas de recenser les avantages d’une faible inflation ou de la stabilisation des prix; encore faut-il que les coûts d’une politique monétaire axée sur ces objectifs justifient qu’on la poursuive. Il pourrait être tout à fait rationnel de renoncer à ces avantages si leur prix est trop prohibitif ou s’ils ne se feront sentir que dans un avenir éloigné alors qu’il faut les payer dès maintenant. Nous examinons ci-dessous les coûts de la désinflation.

Le premier argument que l’on oppose à une politique monétaire « désinflationniste » (soit une politique qui réduit le taux d’inflation) est qu’elle a presque toujours pour effet de ralentir l’activité économique et d’augmenter le chômage temporairement. L’amplitude de ces coûts peut varier considérablement. Toutefois, les coûts de la désinflation sont temporaires alors que, si l’on en croit le professeur Fortin et d’autres économistes, les coûts plus controversés du maintien d’un faible taux d’inflation sont permanents.

Les coûts temporaires de transition s’expliquent par deux grandes raisons. La première, c’est que les prix ont tendance à être fixés de manière nominale, en fonction des attentes en matière d’inflation. Il est onéreux de modifier le prix des articles et les entreprises ne veulent pas le faire constamment. Par conséquent, si les prix ont été fixés pour 1997 en tablant sur une inflation de 3 p. 100 et que cette inflation ne soit finalement que de 2 p. 100, les prix fixés seront trop élevés. Ces prix trop élevés peuvent coûter cher aux entreprises, mais modifier les prix des articles peut être encore plus coûteux. De plus, toute une gamme de prix sont fixés dans des contrats à long terme. Si les prix ont été fixés en tablant sur une inflation plus élevée que celle qui se dégage finalement, les entreprises et les travailleurs sont désavantagés vis-à-vis de la concurrence. Toutefois, s’il fallait résilier ou renégocier ces contrats, les frais de transactions seraient substantiels.

La désinflation peut aussi être coûteuse parce que les agents économiques n’intègrent que lentement la politique désinflationniste de la banque centrale dans leurs attentes et peuvent s’attendre à une inflation de 5 p. 100 alors même que la banque centrale poursuit un objectif de stabilité des prix; le cheminement qui mène à la stabilité des prix n’en devient que plus lent et plus difficile. Il se peut même qu’une chute de l’inflation ne modifie pas les attentes si elle est considérée comme une aberration dans la longue tradition inflationniste du Canada plutôt que comme le reflet du nouveau contexte monétaire.

Le problème qui se pose est celui de l’ampleur et de la durée du surcroît de chômage qui résulterait d’une tentative pour ramener en permanence l’inflation de 1,5 p. 100 par année, par exemple, à 0,5 p. 100 (ce qui supposerait pour le Canada une stabilité des prix). Certains analystes estiment qu’étant donné que les coûts de la désinflation sont élevés et qu’ils augmentent relativement plus vite que l’inflation ne baisse, il serait moins coûteux de faire les choses graduellement. La population met du temps à s’habituer à un nouveau régime monétaire et, plus elle a vécu longtemps dans un contexte inflationniste, plus il lui faut du temps pour se persuader que la politique a changé(25).

Les coûts de la désinflation du début des années 80 n’étaient certes pas négligeables, mais ils se sont révélés bien inférieurs aux estimations données par les modèles traditionnels basés sur la courbe de Phillips. Michael Boskin affirme que dans l’économie américaine l’inflation a été réduite de manière permanente de six points de pourcentage au début des années 80, à un coût de 12 p. 100 du PIB réparti sur plusieurs années. Cela correspond à un ratio de sacrifice de 2 pour 1 alors que les modèles keynésiens traditionnels prévoyaient des ratios de sacrifice allant de 4 pour 1 à 10 pour 1(26). Les estimations canadiennes s’étalent entre environ 2,3 pour 1 et 5 pour 1(27). Le professeur Fortin laisse entendre toutefois que le Canada paie un prix énorme à la désinflation sous la forme du chômage permanent causé par l’hystérésis (décrite précédemment). Il affirme que lorsque la banque centrale cherche à réduire rapidement l’inflation, cet effet peut être très prononcé et donner naissance à des ratios de sacrifice très élevés. Toutefois, la plupart des autres analystes ne voient pas véritablement de manifestations de ce phénomène au Canada(28).

Deux caractéristiques de la politique monétaire de la banque centrale peuvent contribuer à réduire de manière substantielle les coûts de transition. La première est la transparence, qui consiste à permettre aux observateurs de voir et de comprendre les objectifs et les initiatives de la banque centrale. La seconde est la crédibilité, soit la mesure dans laquelle les observateurs estiment que la banque centrale respectera les engagements qu’elle a pris. Toutefois, ni l’une ni l’autre de ces caractéristiques ne sont nécessairement présentes. Ainsi, le préambule de la Loi sur la Banque du Canada demande à la Banque de faire diverses choses, dont certaines sont jugées aujourd’hui contradictoires, ce qui fait que la transparence devient plus difficile. La crédibilité est encore plus aléatoire. Si les responsables des banques centrales accusent aujourd’hui l’inflation de tous les maux, ils l’ont pourtant laissé atteindre des niveaux relativement élevés pendant presque trois décennies. La crédibilité des banques centrales actuelles repose sur la perception qu’elles sont différentes de celles d’hier, qui malgré leurs belles paroles n’ont finalement pas respecté leurs engagements.

Toutefois, les banques centrales ne sont pas toujours des institutions autonomes. Leurs dirigeants pourront parfois souhaiter promouvoir la stabilité des prix alors que leur autorité de tutelle n’en a aucunement l’intention. Au Canada, c’est en fin de compte le gouvernement fédéral qui est responsable de la politique monétaire. Même si l’on cherche, en organisant régulièrement des rencontres entre le ministre des Finances et le gouverneur de la Banque du Canada, à s’assurer que la Banque et le gouvernement « accordent leurs violons », il appartient finalement au gouvernement d’émettre une directive adressée au gouverneur. Donc, dans certains cas, c’est le gouvernement responsable qui doit être crédible, tout autant que la banque centrale.

Au Canada, les cibles d’inflation fixées conjointement contribuent à la transparence étant donné qu’il s’agit du seul objectif bien défini et annoncé à l’avance de la politique monétaire de la Banque. Elles renforcent aussi la crédibilité, puisqu’elles sont fixées non seulement par la Banque mais aussi par le gouvernement du Canada, et témoignent donc d’un certain engagement à appliquer une politique budgétaire propre à maintenir la stabilité des prix.

La longue tradition inflationniste du Canada fait de la crédibilité un élément crucial de la création des attentes en matière d’inflation. Toute une génération s’est habituée à l’inflation, et il serait difficile de la convaincre que la stabilité des prix est devenue désormais la norme. Tout renversement de la politique de la banque centrale amènerait les observateurs à remettre en cause la crédibilité des engagements en faveur de la stabilité des prix. C’est précisément la raison pour laquelle tant de gens hésitent à appuyer les solutions préconisées par Fortin en l’absence de preuves tangibles en faveur de sa thèse. Si l’on assouplissait la politique monétaire, et si cela se révélait être une erreur, les coûts de transition initiaux auraient été vains et les coûts de rétablissement de la stabilité des prix seraient encore plus élevés qu’ils ne l’étaient à l’origine.

L’inflation est essentiellement un phénomène monétaire, et toute modification substantielle la concernant doit s’accompagner d’une modification de la politique monétaire; toutefois, les contraintes budgétaires du gouvernement lient la politique budgétaire à la politique monétaire, et peuvent donc influer directement sur celle-ci. Tout au moins, toute modification apportée à la politique budgétaire est susceptible de remettre en cause la crédibilité des engagements pris par la banque centrale en faveur de la stabilité des prix(29).

En termes simples, un déficit se finance soit en vendant au secteur privé des obligations portant intérêt, soit en imprimant de l’argent. Si, comme ce fut le cas pendant la majeure partie des années 80 et 90, les taux d’intérêt sont supérieurs à la croissance de l’économie, les déficits de fonctionnement des gouvernements font augmenter le ratio de la dette au PIB et placent dans une situation impossible tout gouvernement déjà surchargé de dettes. La capacité de financer d’autres déficits au moyen d’obligations est alors compromise, ce qui accroît la probabilité qu’il faille recourir à la création d’argent pour financer ce type de politique budgétaire. Une politique budgétaire s’appuyant sur de gros déficits est donc incompatible avec la rigueur monétaire.

C’est précisément la situation dans laquelle se trouvait le Canada entre le milieu des années 80 et le milieu des années 90. Les taux d’intérêt ont largement dépassé les taux de croissance de l’économie dans les années 90. Le budget de fonctionnement du gouvernement était soit déficitaire, soit trop faiblement bénéficiaire pour limiter la croissance du ratio de la dette au PIB Par conséquent, les marchés considéraient la politique budgétaire comme impossible à soutenir à long terme. Alors même que la Banque du Canada parlait de stabilité des prix, la politique budgétaire du gouvernement ne concordait pas avec le rythme d’expansion monétaire exigé par la stabilité des prix. La politique monétaire de la Banque allait-elle mettre un frein à une politique budgétaire impossible ou cette dernière allait-elle contrecarrer la politique de stabilité des prix de la Banque? Dans ce dernier cas, la politique anti-inflationniste de la Banque risquait de mener à davantage d’inflation parce qu’en relevant les taux d’intérêt à court terme sans prendre d’autres mesures financières compensatoires, on aggraverait les déficits publics et on exacerberait le manque de cohérence de la politique. Si la banque centrale finissait par se rallier à la politique budgétaire axée sur les déficits, il deviendrait nécessaire d’adopter une politique monétaire plus inflationniste.

Les deux politiques n’étaient pas compatibles à long terme et l’on pouvait se demander laquelle d’entre elles allait s’imposer. Aujourd’hui, la forte baisse du déficit et l’augmentation de l’excédent de fonctionnement ont rendu la politique budgétaire bien plus compatible avec la politique monétaire de la Banque du Canada axée sur la stabilité des prix. Il a fallu cependant de nombreuses années pour ce que cela devienne évident.

POURQUOI LA TRANSITION À UNE FAIBLE INFLATION A ÉTÉ SI COÛTEUSE

La piètre performance de l’économie canadienne au cours des années 90 nécessite une explication. Le professeur Fortin y voit le coût permanent d’une inflation faible. Ses critiques affirment qu’aucun élément concluant ne vient appuyer cette thèse. Ils insistent sur les avantages potentiels de la stabilité des prix et déconseillent aux responsables d’abandonner les avantages si chèrement acquis que procure la faible inflation actuelle. Ils affirment entre autres que les taux de chômage élevés à l’heure actuelle représentent encore en partie les coûts temporaires de la désinflation. À première vue, cette affirmation est difficile à accepter. Après tout, le Canada connaît une faible inflation depuis 1991. Cela devrait être suffisamment long pour que l’on ait pu absorber les coûts de transition.

Il ne faut pas oublier, cependant, que cette période de faible inflation suit plus de deux décennies d’inflation élevée. La crédibilité des politiques de la Banque du Canada n’était donc pas gagnée d’avance au début des années 90. Comme l’a fait remarquer récemment M. Thiessen :

La crédibilité ne se bâtit pas du jour au lendemain, mais elle peut être détruite en un rien de temps une fois que les marchés commencent à douter de la fermeté de l’engagement des pouvoirs publics à réaliser les objectifs énoncés. Même si depuis quatre ans nous obtenons de bons résultats sur le front de l’inflation, nous devons nous défaire d’un passé de près de 20 ans d’inflation élevée. La seule façon pour nous d’y parvenir est de convaincre les participants aux marchés [...] de la constance dont nous faisons preuve dans les politiques économiques que nous mettons en oeuvre(30).

Avec le recul, nous pouvons fixer assez précisément le moment à partir duquel la Banque s’est intéressée pour la première fois à la stabilité des prix. Pendant la deuxième moitié des années 80, alors que l’expansion monétaire préparait une augmentation de l’inflation, le nouveau gouverneur de la Banque du Canada, John Crow, a évoqué la nécessité de stabiliser les prix. Sa déclaration la plus importante à ce sujet figure dans la conférence commémorative Eric J. Hanson prononcée à Edmonton le 8 janvier 1988, et l’on considère aujourd’hui que ce fut un point tournant dans la politique monétaire canadienne. M. Crow s’est engagé, au nom de la Banque, à maintenir à terme la stabilité des prix, s’éloignant en cela des simples déclarations faites jusque-là par la Banque en ce qui a trait aux maux dus à l’inflation, qui s’étaient révélées être davantage des voeux pieux que l’annonce d’une politique concertée.

À l’époque, la conférence de M. Crow n’a pas semblé marquer un véritable tournant dans la politique monétaire. Les marchés financiers avaient déjà entendu cette chanson. L’absence de calendrier d’exécution, de cibles et de mesures concernant les prix ont par ailleurs contribué à faire douter de l’engagement nouveau de la Banque à stabiliser les prix. De plus, les prévisions faites dans les budgets fédéraux de 1988 à 1990 ne montraient pas que le gouvernement fédéral prévoyait un véritable changement en matière d’inflation. Il était d’ailleurs nécessaire de prévoir dans les budgets des taux d’inflation élevés pour justifier les prévisions de recettes(31).

Trois ans plus tard, dans le budget fédéral de 1991, le gouverneur et le ministre des Finances ont conjointement annoncé la fixation de cibles de réduction de l’inflation : 3 p. 100 à la fin de 1992, 2,5 p. 100 vers le milieu de l’année 1994 et 2 p. 100 à la fin 1995. Une marge d’un point au-dessus et au-dessous des cibles fixées a par ailleurs été établie afin d’autoriser une légère latitude dans la conduite de la politique monétaire pour pallier les à-coups temporaires que connaît à l’occasion le système financier. Aucune cible n’avait été fixée à l’époque au-delà de 1995, mais on avait décrété que la stabilité des prix (l’objectif final de cette politique désinflationniste) correspondait à un rythme d’augmentation des prix « nettement au-dessous de 2 p. 100 »(32). Selon le gouverneur adjoint Charles Freedman, il était évident que l’on avait l’intention de réduire encore l’inflation après 1995(33).

De plus, au tout début de l’opération, la Banque avait recommandé, sur la proposition du gouvernement fédéral, que l’on modifie la Loi sur la Banque du Canada afin de préciser expressément que la banque centrale devait avoir exclusivement comme objectif la stabilité des prix. Cette proposition a toutefois été repoussée par un comité parlementaire en février 1992, limitant en cela la portée de l’engagement de la Banque vis-à-vis de cet objectif.

Lorsqu’il est devenu gouverneur de la Banque du Canada à la fin de 1993, M. Thiessen a, en compagnie du ministre des Finances Paul Martin, reporté les objectifs fixés en matière d’inflation jusqu’en 1998, conservant la fourchette cible de 1 p. 100 à 3 p. 100 plutôt que de la rabaisser, contrairement à ce qui avait été proposé à l’origine.

Les observateurs du marché ont reçu pendant plusieurs années des messages contradictoires au sujet de l’orientation future de la politique monétaire. Les budgets fédéraux n’ont commencé à prévoir une baisse de l’inflation qu’en 1991. Pire encore, la conduite effective de la politique budgétaire était incompatible avec la stabilité des prix. Après l’allocution prononcée par M. Crow à Edmonton en 1988, le ratio de la dette fédérale nette au PIB a progressé de plus d’un tiers. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il a été stabilisé et qu’on peut avoir l’assurance qu’il va beaucoup diminuer.

La politique budgétaire n’appuie pas la politique monétaire sur un autre point encore. Avec une inflation inférieure à 3 p. 100, le système d’imposition des revenus des particuliers a dans les faits été désindexé. Or, un système désindexé procure des recettes substantielles au gouvernement en période d’inflation, mais il ne procure aucun avantage en période de prix stables. En rétablissant la pleine indexation de la fiscalité, le gouvernement renoncerait à tout gain financier tiré de l’inflation(34), rendant ainsi plus crédible tout engagement à stabiliser les prix. Comme le gouvernement n’est pas intervenu dans ce sens, il continue d’avoir de bonnes raisons de maintenir un certain niveau d’inflation pour des considérations d’ordre budgétaire.

Enfin, il est possible que la Banque du Canada ait contribué par ailleurs à exacerber les coûts de la désinflation, non par sa politique mais par la façon dont celle-ci a été appliquée. On peut lire dans une publication de l’Institut C.D. Howe que le fait que la Banque se serve des taux d’intérêt et des taux de change comme indicateurs de la situation monétaire l’a amenée à plusieurs reprises à resserrer inutilement sa politique monétaire alors qu’il n’y avait aucune menace de recrudescence de l’inflation(35).

Tous ces éléments nous font penser que les coûts de la désinflation ont été plus élevés que nécessaire. Maintenant que la Banque est crédible dans sa lutte contre l’inflation et que la politique budgétaire appuie finalement la stabilité des prix, des réductions supplémentaires des cibles en matière d’inflation pourraient se révéler moins coûteuses. Le fait que le Canada peut de toute évidence mener une politique d’inflation inférieure à celle des États-Unis avec des taux d’intérêt nominaux inférieurs a aussi son importance.

CONCLUSION

La Banque du Canada comme le gouvernement du Canada visent tous deux la stabilité des prix. Même si nous avons aujourd’hui des taux d’inflation inférieurs à ce qu’ils ont été pendant des décennies, la plupart des commentateurs conviendraient qu’on ne peut pas encore crier victoire.

Pour fixer les cibles en matière d’inflation après 1998, le gouvernement tiendra sans aucun doute compte de la performance de l’économie au cours des années 90. Que déduire de cette performance?

Trois possibilités viennent à l’esprit. La première, à savoir que l’économie a été fortement influencée par des problèmes qui ne dépendaient pas de la politique monétaire, dont la solution réside dans d’autres formes d’intervention gouvernementale, n’est pas traitée ici. Les deux autres possibilités correspondent à deux conceptions de la politique monétaire. La première est celle de Pierre Fortin : une politique monétaire conçue pour maintenir l’inflation à un bas niveau a imposé des coûts importants et permanents à l’économie. La seconde, c’est que le chômage élevé des années 90 est survenu en raison du fait que les attentes en matière d’inflation ont mis du temps à réagir à la baisse des taux, et que l’engagement de la Banque du Canada à maintenir une faible inflation manquait à l’origine de crédibilité. Malheureusement, ces deux conceptions de la politique monétaire peuvent avoir des répercussions analogues sur l’économie, et un coup d’oeil rapide sur les indicateurs macro-économiques ne suffit pas à les départager.

Ces deux explications concurrentes se démarqueront l’une de l’autre avec le temps. Le professeur Fortin avance que les coûts de la politique actuelle sont permanents, alors que les tenants de la thèse opposée pensent que ces coûts sont temporaires. Si la forte expansion économique actuelle se poursuit, c’est la deuxième explication qui bénéficiera d’une plus grande crédibilité.


(1) Pierre Fortin, « The Great Canadian Slump », Revue canadienne d’économique, vol. XXIX, no 4, novembre 1996.

(2) Pierre Fortin, « Raise the Inflation Target and Let Canada Recover », The Globe and Mail (Toronto), 26 septembre 1996.

(3) J. Tobin, « Inflation and Unemployment », American Economic Review, vol. 62, 1972.

(4) George A. Akerlof, William T. Dickens et George L. Perry, « The Macroeconomics of Low Inflation », Brookings Papers on Economic Activity, no 1, 1996.

(5) Comité permanent des finances de la Chambre des communes, Témoignages, 10 octobre 1996.

(6) A.L. Marty et D.L. Thornton, « Is There a Case for ‘Moderate’ Inflation? », Federal Reserve Bank of St.. Louis, Review, vol. 77, no 4, juillet-août 1995.

(7) R.J. Gordon, « Comment », Brookings Papers on Economic Activity, no 1, 1996.

(8) N.G. Mankiw, « Comment », Ibid.

(9) K.J. McLaughlin, « Rigid Wages? », Journal of Monetary Economics, vol. 34, no 3, décembre 1994.

(10) Ces chiffres sont cités par David Laidler dans les Témoignages du Comité des finances de la Chambre des communes, 10 octobre 1996, p. 36.

(11) D. Card et D. Hyslop, « Does Inflation ‘Grease the Wheels of the Labour Market’? », dans C.D. Romer et D.H. Romer (éd.), Reducing Inflation: Motivation and Strategy, National Bureau of Economic Research, Studies in Business Cycles, no. 30, Chicago, The University of Chicago Press, 1997.

(12) B. Little, « Canadians Work Overtime - For Free », Globe and Mail (Toronto), 15 juillet 1997.

(13) J. Crow, « A Comment », dans D. Laidler (éd.), Where do We Go From Here: Inflation Targets in Canada’s Monetary Policy Regime, Policy Study 29, Institut C.D. Howe, 1997.

(14) E. Beauchesne, « Labor Force Dropouts Not Necessarily Discouraged Workers », Ottawa Citizen, 12 juin 1997.

(15) Paul Krugman, « Stable Prices and Fast Growth: Just Say No », The Economist, 31 août 1996, p. 20.

(16) Cité par Michael Parkin, « Monetary Policy and the Future of Inflation Control in Canada: An Overview of the Issues », dans D. Laidler (éd.) (1997).

(17) Advisory Commission to Study the Consumer Price Index, sous la présidence de Michael J. Boskin, Toward a More Accurate Measure of the Cost of Living, Washington (D.C.), rapport final au Comité des finances du Sénat, 4 décembre 1996.

(18) John Crow, « A Comment », dans Laidler (éd.) (1997).

(19) George A. Kahn, « Symposium Summary », Achieving Price Stability, Federal Reserve Bank of Kansas City, 1996.

(20) Alan Greenspan, « Opening Remarks », dans Achieving Price Stability (1996).

(21) Ce calcul suppose un rendement réel de 5 p. 100 et un taux d’imposition de 30 p. 100, et part de l’hypothèse que les rendements nominaux augmentent pleinement en fonction de l’augmentation de l’inflation. Si les rendements nominaux n’augmentent que de 80 p. 100 de l’inflation prévue, le fait de ramener l’inflation de 3 p. 100 à zéro augmente de 60 p. 100 les rendements réels prévus après impôts.

(22) Peter Howitt, « Low Inflation and the Canadian Economy », dans D. Laidler (dir.) (1997).
Cette estimation équivaut à la valeur actualisée de toutes les augmentations futures de production dues à la stabilité des prix, en partant de l’hypothèse que la croissance passe de 2 p. 100 à 2,075 p. 100 par année pendant 30 ans.

(23) M. Feldstein, « The Costs and Benefits of Going from Low Inflation to Price Stability », ocument de travail 5469, Cambridge (Mass.), National Bureau of Economic Research, 1996.

(24) Howitt, dans Laidler (éd.) (1997), p. 38.

(25) M. King, « How Should Central Banks Reduce Inflation? -- Conceptual Issues », dans Achieving Price Stability (1996).

(26) M.J. Boskin, Reagan and the Economy - The Successes, Failures and Unfinished Agenda, San Francisco, Institute for Contemporary Studies, 1987, p. 88-89.

(27) Kevin Dowd, « The Costs of Inflation and Disinflation », Cato Journal, vol. 14, no 2, automne 1994, p. 323.

(28) J. Selody, The Goal of Price Stability: A Review of the Issues, rapport technique no 54, Banque du Canada, 1990.

(29) N. Wallace et T.J. Sargent, « Some Unpleasant Monetarist Arithmetic », dans T.J. Sargent, Rational Expectations and Inflation, Harper & Row Publishers, 1986.

(30) Banque du Canada, Rapport sur la politique monétaire, novembre 1996. Cette citation liminaire est tirée d’un discours prononcé par le gouverneur devant la Chambre de commerce de London (Ontario) en juin 1996.

(31) G. Debrelle, « The Ends of Three Small Inflations: Australia, New Zealand, and Canada », Analyse de politiques, volXXII, no 1, 1996.

(32) D.E.W. Laidler et W.B.P. Robson, The Great Canadian Disinflation: The Economics and Politics of Monetary Policy in Canada, 1988-93, Institut C.D. Howe, Policy Study, 1993.

(33) C. Freedman, « The Canadian Experience with Targets for Reducing and Controlling Inflation », dans L. Leiderman et L.E.O. Svensson, Inflation Targets, Londres, Centre for Economic Policy Research, 1995.

(34) J.D. Konieczny, « The Optimal Rate of Inflation: Competing Theories and Their Relevance to Canada », dans Economic Behaviour and Policy Choice under Price Stability, compte rendu d’une conférence qui s’est tenue à la Banque du Canada en octobre 1993.

(35) K.J. Boessenkool, D.E.W. Laidler et W.B.P. Robson, « Devils in the Details: Improving the Tactics of Recent Canadian Monetary Policy », C.D. Howe Institute Commentary, no 79, avril 1996.