PRB 99-5F

 

LES EXPORTATIONS D'EAU ET L'ALÉNA

 

Rédaction :
David Johansen
Division du droit et du gouvernement
Le 8 mars 1999


 

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

LE CADRE CONSTITUTIONNEL

LA POLITIQUE FÉDÉRALE DE 1987 RELATIVE AUX EAUX

LE PROJET DE LOI C-156 : LOI SUR LA PRÉSERVATION
DE L’EAU AU CANADA

À L’ÉTAT NATUREL, L’EAU EST-ELLE VISÉE PAR L’ALÉNA?

LA POSITION DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL
SUR LES EXPORTATIONS D’EAU ET L’ALÉNA

DÉCLARATION DES GOUVERNEMENTS DU CANADA, DES ÉTATS-UNIS
ET DU MEXIQUE SUR LES RESSOURCES EN EAU ET L’ALÉNA

MOTIONS, PROJETS DE LOI ÉMANANT DES PARLEMENTAIRES ET QUESTIONS
À LA CHAMBRE DES COMMUNES SUR LES EXPORATIONS D’EAU

LA STRATÉGIE DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL VISANT À PRÉVENIR LE PRÉLÈVEMENT
À GRANDE ÉCHELLE D’EAU DANS LES BASSINS HYDROGRAPHIQUES CANADIENS

LA RÉACTION DES CRITIQUES À LA STRATÉGIE
DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL

CONCLUSION

 


LES EXPORTATIONS D'EAU ET L'ALÉNA

INTRODUCTION

Le Canada possède les plus grandes ressources en eau douce du monde. Cette grande abondance d’eau a incité certains à en préconiser l’exportation vers des régions pauvres en eau, principalement le sud-ouest des États-Unis. Le débat sur l’opportunité d’exporter de l’eau du Canada dure depuis plus de trois décennies. Même si, depuis 1987, le gouvernement fédéral a pour politique de s’opposer officiellement aux exportations de grandes quantités d’eau, les craintes publiques ne se sont pas dissipées pour autant. Elles ont au contraire été avivées par le concert de critiques formulées à l’égard de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et de son prédécesseur, l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALÉ), qui n’existaient pas encore lorsque le débat sur les exportations d’eau a commencé.

Les points de vue continuent de diverger quant à savoir si les eaux de surface et les eaux souterraines à l’état naturel (par exemple, dans les lacs et les rivières) sont assujetties aux obligations de l’ALÉNA. Certains soutiennent que oui. En revanche, les gouvernements du Canada, des États-Unis et du Mexique ont déclaré expressément que l’ALÉNA ne s’applique pas à l’eau à l’état naturel.

Les critiques du statu quo ont demandé au gouvernement fédéral d’intervenir pour contrer ce qu’ils croient être une menace sérieuse à nos ressources en eau. Ils soutiennent qu’il faut non seulement une législation fédérale interdisant catégoriquement les exportations d’eau sur une grande échelle, mais aussi une modification explicite à l’ALÉNA pour exclure l’eau à l’état naturel des obligations découlant de ce traité, une mesure à laquelle les États-Unis pourraient s’opposer.

Devant les appels répétés du Conseil des Canadiens et d’autres intéressés pour que cette question soit réglée, le gouvernement fédéral a annoncé, le 10 février 1999, qu’il élaborerait une stratégie, de concert avec les provinces et les territoires, afin de prévenir le prélèvement d’eau à grande échelle, y compris l’eau destinée à l’exportation, dans les bassins hydrographiques canadiens. La stratégie mettra l’accent sur la protection de l’eau à l’état naturel, dans l’optique de la gestion de l’eau et de la protection de l’environnement, plutôt que du commerce.

Dans le présent document, nous décrivons quelques jalons importants des dernières années dans le dossier des exportations d’eau à grande échelle. Nous n’y discutons cependant pas des différends relatifs aux États investisseurs dans le cadre de l’ALÉNA, comme celui qui s’est produit à la fin de 1998 au sujet d’un supposé traitement injuste d’une compagnie américaine d’exportation d’eau en grandes quantités (Sun Belt Water, Inc.) qui aurait supposément perdu un contrat avec un partenaire de Colombie-Britannique lorsque le gouvernement de la province a banni les exportations d’eau à grande échelle.

LE CADRE CONSTITUTIONNEL

En vertu de la Constitution canadienne, la compétence en matière d’eau est partagée entre les gouvernements fédéral et provinciaux, dont les pouvoirs se recoupent dans une certaine mesure. La Constitution ne fait pas explicitement mention de l’eau; elle vise toutefois certaines utilisations de l’eau comme la navigation, les pêches et, plus récemment, la production d’électricité. La plupart des questions de compétence dépendent de la façon dont la Constitution traite d’autres aspects comme les droits de propriété, les relations extérieures et le commerce international. Comme l’utilisation des ressources en eau a des répercussions tant au niveau national qu’au niveau provincial, il est naturel que les deux ordres de gouvernement revendiquent une compétence législative dans leurs domaines respectifs.

En règle générale, les provinces ont compétence sur les ressources naturelles à l’intérieur de leurs frontières, y compris l’eau. Leur compétence en matière d’eau découle des dispositions particulières de la Constitution reconnaissant leur compétence dans les domaines suivants : la propriété et les droits civils, l’administration et la vente des terres publiques (y compris l’eau), et les matières d’une nature purement locale et privée. En vertu d’une modification apportée en 1982 à la Loi constitutionnelle de 1867, la responsabilité en matière de centrales électriques appartient également aux provinces.

La compétence très étendue des provinces en matière d’eau sur leur territoire est toutefois limitée par des pouvoirs particuliers conférés exclusivement au gouvernement fédéral, notamment en ce qui concerne les pêches, la navigation, les relations avec les gouvernements étrangers, le commerce intérieur et international, les terres fédérales, les Indiens et les travaux déclarés être « pour l’avantage général du Canada » et « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » du pays.

En raison du partage des pouvoirs prévu par la Constitution, tout grand projet d’exportation d’eau ne réussirait qu’avec l’appui et la coopération des deux niveaux de gouvernement. Sauf en ce qui touche les terres appartenant au gouvernement fédéral ou administrées par lui, les provinces sont propriétaires des ressources en eau qui se trouvent sur leur territoire. Le gouvernement fédéral exerce toutefois une autorité sur ces ressources dans certains domaines particuliers. Ainsi, une urgence ou l’intérêt national justifierait une intervention du gouvernement fédéral en vertu de son pouvoir déclaratoire ou du pouvoir résiduel que lui confère la disposition sur « la paix, l’ordre et le bon gouvernement ». Le gouvernement fédéral doit nécessairement entrer en jeu lorsque de l’eau est exportée à partir d’une province.

LA POLITIQUE FÉDÉRALE DE 1987 RELATIVE AUX EAUX

Le ministre de l’Environnement de l’époque, l’honorable Tom McMillan, a énoncé la position du gouvernement fédéral en matière d’exportation d’eau dans la politique relative aux eaux annoncée en novembre 1987.

Le ministre faisait remarquer que même si les Canadiens ont de l’eau en abondance, la plus grande partie de cette ressource ne se trouve pas aux endroits où l’on en a le plus besoin, c’est-à-dire dans les régions peuplées du pays, et que, dans les régions peuplées où elle est abondante, l’eau devient rapidement polluée et inutilisable. La sécheresse dans certaines régions du Canada complique encore davantage le problème général du pays. C’est pourquoi le ministre a indiqué que le gouvernement du Canada s’opposait catégoriquement à des exportations en grandes quantités d’eau canadienne. Il a fait remarquer également que les dérivations entre bassins nécessaires pour de telles exportations causeraient énormément de dommages à l’environnement et à la société, dans le Nord notamment, où l’équilibre écologique est précaire et où les effets sur les cultures autochtones seraient accablants.

Dans sa politique, le gouvernement fédéral déclare qu’en ce qui touche les exportations d’eau, il prendra toutes les mesures possibles dans le cadre de ses pouvoirs constitutionnels pour empêcher l’exportation des ressources en eau canadiennes grâce à des dérivations entre bassins et pour renforcer les lois fédérales de façon à mettre cette politique en œuvre. Cette politique fédérale s’applique encore aujourd’hui.

LE PROJET DE LOI C-156 : LOI SUR LA PRÉSERVATION DE L’EAU AU CANADA

Le 25 août 1988, le ministre de l’Environnement, l’honorable Tom McMillan, déposait à la Chambre des communes le projet de loi C-156, Loi sur la préservation de l’eau au Canada(1). Le ministre a alors indiqué que ce projet de loi visait à donner force de loi à l’engagement pris par le gouvernement fédéral et rendu public dans la politique fédérale relative aux eaux présentée en novembre 1987, selon lequel le gouvernement s’opposerait aux exportations d’eau de grande envergure. Quelques semaines après son dépôt et avant d’avoir pu être examiné par un comité parlementaire, ce projet de loi est mort au Feuilleton, lorsque le Parlement a été dissous le 1er octobre et que des élections ont été déclenchées. Aucun autre projet de loi d’initiative ministérielle n’a été déposé depuis au Parlement.

S’il avait été adopté et mis en vigueur, le projet de loi C-156 aurait interdit catégoriquement les exportations d’eau douce sur une grande échelle, comme celles nécessitant des transferts d’un bassin à un autre entre réseaux fluviaux. Il aurait également réglementé strictement les exportations d’eau de petite envergure, comme les transferts par navire-citerne ou par canalisations. La loi n’aurait pas visé les exportations d’envergure minime, comme celles d’eau utilisée dans les produits manufacturés et d’eau en bouteille.

Ce projet de loi, qui aurait été exécutoire non seulement pour le secteur privé, mais également pour tous les paliers de gouvernement, aurait prévu la signature d’accords entre les gouvernements fédéral et provinciaux pour l’octroi de licences d’exportation de petite envergure. Le gouverneur en conseil se serait vu conférer d’importants pouvoirs de réglementation pour ce qui est des licences, notamment en ce qui concerne : les formalités à remplir pour la demande et la délivrance des licences; leur durée, leur cession, leur renouvellement, leur retrait et leur suspension; les droits et redevances; les critères sur lesquels se fonder pour la délivrance ou le renouvellement des licences; et la tenue d’audiences publiques ainsi que la communication de renseignements dans le cadre de la délivrance, du renouvellement du retrait ou de la suspension des licences.

Le gouverneur en conseil aurait également eu le pouvoir de soustraire aux exigences relatives aux licences, par décret, « l’exportation ou le détournement [...] d’eau dans des circonstances déterminées ». Cette disposition aurait permis des exceptions dans le cas d’exportations d’envergure minime, mais n’aurait aucunement éludé l’interdiction frappant les exportations à sur une grande échelle.

Aucune licence d’exportation n’aurait été accordée en vertu du projet de loi sans qu’il y ait eu au préalable une évaluation environnementale approfondie.

Le projet de loi renfermait également des dispositions détaillées de contrôle de son application et prévoyait des peines jusqu’à concurrence de un million de dollars et de trois ans de prison.

À L’ÉTAT NATUREL, L’EAU EST-ELLE VISÉE PAR L’ALÉNA?

Une question litigieuse qui n’a toujours pas été tranchée est si les États-Unis ont droit, en vertu de l’ALÉNA (et auparavant de l’ALÉ, qui contenait des dispositions semblables), à une part des réserves d’eau douce du Canada. La controverse touche principalement la question de savoir si l’eau à l’état naturel est un « produit » au sens de l’ALÉNA. Il semble n’avoir jamais fait de doute que l’ALÉNA s’applique à l’eau en bouteille, puisque, dans ce cas, l’eau a clairement été transformée en un « produit ».

L’article 201 (définitions d’application générale) de l’ALÉNA définit « produits d’une Partie » comme suit :

produits d’une Partie s’entend des produits nationaux au sens de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce ou des produits dont les Parties pourront convenir, et s’entend notamment des produits originaires de cette Partie.

De même l’ALÉ définit les « produits d’une Partie » comme les « produits nationaux au sens de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce » (GATT), qui classe les produits dans son Système harmonisé de désignation et de codification des marchandises. Ce système contient un numéro tarifaire pour l’eau, qui se lit comme suit :

22.01 eaux, y compris les eaux minérales naturelles ou artificielles et les eaux gazéifiées, non additionnées de sucre ou d’autres édulcorants ni aromatisées; glace et neige.

Une note explicative indique que ce numéro couvre « l’eau naturelle ordinaire de tout genre autre que l’eau de mer, cette eau demeurant assujettie à ce numéro qu’elle soit ou non clarifiée ou purifiée ».

Sur cette base, des critiques comme Wendy Holm, économiste agricole qui a écrit de nombreux articles sur l’eau et le libre-échange, et le Conseil des Canadiens, un organisme de vigilance populaire fondé en 1985 et qui s’est distingué par sa lutte contre le libre-échange, soutiennent que toute eau naturelle autre que l’eau de mer est traitée comme un « produit » en vertu de l’ALÉNA. Mme Holm soutient que, sur la base de la définition ci-dessus, les États-Unis (et peut-être aussi le Mexique) ont un accès sans précédent et irrévocable aux ressources en eau du Canada, à perpétuité(2).

Cette position s’oppose toutefois à celle du gouvernement et d’autres intéressés. Ainsi, faisant allusion à la disposition de l’ALÉNA qui énonce les définitions pertinentes et à d’autres dispositions relatives au traitement national, aux restrictions à l’importation et à l’exportation et aux taxes à l’exportation, Jon Johnson, auteur de The North American Free Trade Agreement: A Comprehensive Guide(3), affirme :

La clé pour déterminer la portée de ces dispositions est l’utilisation du mot « produit ». Vu que le GATT ne définit pas ce qu’est un « produit », le sens de ce terme est son sens ordinaire, soit « quelque chose qui est produit ». Pour qu’une chose soit produite, il faut lui faire quelque chose. Il faut l’extraire, la récolter, la collecter, la stocker, la classifier, la transporter, la transformer, l’assembler, l’emballer, ou la transformer d’une façon quelconque en un objet pouvant être vendu. Les ressources inexploitées comme le pétrole ou le gaz souterrains ou l’eau dans les lacs, les rivières ou les aquifères ne sont pas des « produits » et ne sont donc pas visés par ces dispositions de l’ALÉNA ni par d’autres dispositions de cet accord. Aucune disposition de l’ALÉNA ne peut obliger une partie à l’ALÉNA à exploiter et à vendre une ressource. Les gouvernements des pays de l’ALÉNA l’ont confirmé expressément au sujet de l’eau dans une déclaration commune publiée en décembre 1993. Lorsqu’une ressource est exploitée en étant extraite ou récoltée, elle devient un produit et est assujettie aux dispositions de l’ALÉNA(4).

Dans son analyse détaillée des conséquences juridiques de l’accord qui a précédé l’ALÉNA (l’ALÉ) sur les exportations d’eau canadienne(5), Sophie Dufour a soutenu qu’en vertu de l’ALÉ, qui contenait une définition semblable de « produit » aux fins de l’accord, l’eau naturelle pourrait devenir un « produit » au sens de cette définition uniquement en étant collectée, stockée, embouteillée ou conditionnée autrement, etc. De la même façon, elle soutient que l’eau dans une rivière ou un lac naturels ou l’eau souterraine n’a pas été « produite » au sens littéral de ce terme et ne constitue donc pas un « produit » au sens du GATT ni au sens de la définition contenue dans l’ALÉ. Mme Dufour fait remarquer que cette interprétation a été confirmée clairement dans le contexte de l’ensemble du GATT. Elle précise à cet égard que, même si l’eau comme boisson est visée depuis longtemps par les règles commerciales internationales (y compris celles stipulées dans le GATT et auxquelles adhère le Canada), l’eau à l’état naturel « n’a jamais été envisagée et qu’à ce moment-ci (celui où l’article a été écrit) rien n’indique que cette situation pourrait changer un jour »(6).

LA POSITION DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL SUR LES EXPORTATIONS D’EAU ET L’ALÉNA

En août 1992, le gouvernement fédéral a publié Le Manuel de l’ALÉNA pour donner un aperçu de l’ALÉNA proposé. Ce document contenait la déclaration suivante au sujet des ressources en eau :

LES RESSOURCES EN EAU DU CANADA – EN BREF

Tout comme l’Accord canado-américain de libre-échange (ALÉ) l’ALÉNA ne s’applique pas à l’exportation de l’eau sur une grande échelle.

Comme dans le cas de l’ALÉ, seule l’eau vendue comme boisson ou dans des citernes est visée par l’ALÉNA.

L’eau n’a pas fait l’objet de discussions dans les négociations de l’ALÉNA avec les États-Unis et le Mexique.

L’exportation de l’eau sur une grande échelle, que ce soit par des transferts entre bassins ou par dérivation, irait à l’encontre de la politique fédérale relative aux eaux adoptée en 1987.

L’ALÉNA NE TOUCHERA PAS LES EXPORTATIONS D’EAU

La loi canadienne de mise en œuvre de l’ALÉ précise clairement que l’Accord ne s’applique pas aux ressources en eau, sauf l’eau vendue comme boisson ou dans des citernes. La loi de mise en œuvre de l’ALÉNA renfermera des dispositions semblables.

Il n’y a pas eu et il n’y aura pas de négociations ou de dispositions relatives à l’exportation, sur une grande échelle, de ressources en eau vers un autre pays.

Lorsqu’il a comparu en 1993 devant le Comité législatif de la Chambre de communes sur le projet de loi C-115 (mise en œuvre de l’ALÉNA), M. Konrad von Finkenstein, alors sous-procureur général, au ministère de la Justice, a déclaré notamment :

[…] si on fait le commerce des eaux à l’état naturel en les mettant dans des citernes, des bouteilles ou d’autres contenants ou si l’on vend de l’eau qui a été tirée d’un puits ou d’une autre source, alors ces eaux deviennent un produit qui entre dans le commerce et elles sont donc visées par le GATT, l’ALÉ ou l’ALÉNA. Mais il s’agit alors d’un produit ou d’une marchandise qui fait l’objet d’un commerce […]

Les eaux sont une richesse naturelle comme les autres. Prenons la forêt, par exemple. Rien dans l’ALÉNA, dans l’ALÉ ou dans le GATT ne nous oblige à abattre nos arbres ou à en faire le commerce. Le GATT prévoit tout simplement que, si on décide de le faire, il faut se conformer aux règles. On ne peut pas protéger l’industrie intérieure, etc. Il en va de même des eaux. Rien ne nous oblige à exploiter l’eau ou à en faire le commerce(7).

Une disposition semblable à celle qui figure dans la Loi portant mise en œuvre de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis(8) a été incluse dans la Loi portant mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain(9). Cette dernière prévoit à l’article 7 :

7. (1) Il demeure entendu que ni la présente loi ni l’Accord, à l’exception de l’article 302 de celui-ci, ne s’appliquent aux eaux.

(2) Au présent article, « eaux » s’entend des eaux de surface ou souterraines naturelles, à l’état liquide, gazeux ou solide, à l’exclusion de l’eau mise en emballage comme boisson ou en citerne.

Autrement dit, d’après la loi nationale du Canada portant mise en œuvre de l’ALÉNA au Canada, aucune disposition de l’ALÉNA, à l’exception de l’article 302 (sur l’élimination des droits de douane), ne s’applique aux eaux naturelles de surface ou souterraines.

Des critiques comme Wendy Holm soutiennent que l’article 7 de la loi de mise en œuvre ne constitue pas une protection suffisante sans modification de l’ALÉNA proprement dit et que seule une exception explicite peut protéger les ressources en eau du Canada contre les intérêts américains. Ces critiques prétendent que les lois nationales ne lient pas les groupes spéciaux de l’ALÉNA et que, actuellement, l’Accord aurait préséance sur celles-ci.

Les 3 et 4 avril 1993, le Times-Colonist (Victoria) a consacré ses principaux éditoriaux de fin de semaine à l’ALÉNA et aux ressources en eau. Il affirmait que le témoignage de Mme Holm devant le Sous-comité du commerce international de la Chambre des communes et devant le Comité permanent du développement économique, des sciences, du travail et de la technologie de la Colombie-Britannique démontrait clairement qu’en vertu de l’ALÉNA, l’eau serait traitée comme un « produit » assujetti aux mêmes règles que les autres « produits et services » en vertu de l’ALÉ et de l’ALÉNA. Selon le journal, Mme Holm aurait affirmé que le ministre du Commerce de l’époque, l’honorable Michael Wilson, avait fait une affirmation fausse et trompeuse en prétendant que l’eau avait été exclue explicitement de l’ALÉNA. En ce qui concerne la façon dont le Canada pouvait conserver la souveraineté sur ses ressources en eau, le journal faisait remarquer que Mme Holm avait proposé que :

Premièrement, le Canada négocie une exception explicite dans l’ALÉNA(10) pour l’eau « autre qu’en bouteille »[…]

Deuxièmement, le Canada signe un protocole d’entente avec les États-Unis qui limite expressément les dispositions de l’ALÉ uniquement à « l’eau en bouteilles ».

Troisièmement, la Loi sur la préservation de l’eau au Canada [projet de loi C-156] mise au rancart par les conservateurs en 1987 soit déposée à nouveau et adoptée afin, comme l’affirme Mme Holm, d’établir un cadre pour une politique saine et souveraine sur les eaux [Traduction].

Le journal exhortait les Canadiens à faire savoir en termes énergiques à leurs députés que le Canada devait garder le contrôle de cette ressource précieuse.

Dans une chronique publiée dans le même journal le 2 mai 1993, le ministre du Commerce répondait comme suit aux éditoriaux sur l’ALÉNA et les ressources en eau :

Votre éditorial du 3 avril, « ALÉNA and Water (1): Basic Resource at Risk », prête foi à des interprétations erronées fondamentales de l’ALÉNA et du GATT que votre journal devrait dissiper à l’intention de ses lecteurs, pour rendre un service public grandement nécessaire.

Les arguments de Wendy Holm et d’autres reposent sur une hypothèse erronée, à savoir que l’eau naturelle de tout type est une « marchandise » et donc assujettie aux obligations relatives au traitement national de l’ALÉNA. Il s’agit d’une interprétation erronée fondamentale de l’accord. Les nombreuses dispositions détaillées de l’ALÉNA et du GATT citées hors contexte ne changent rien aux faits. (Par exemple, le fait que quelque chose soit indexé dans le Système harmonisé de désignation et de codification des marchandises du GATT n’impose en soi aucune obligation à l’égard de l’achat ou de la vente, de l’importation ou de l’exportation.) […]

L’eau à son état naturel n’est pas visée par l’ALÉNA, l’ALÉ, le GATT ni aucun autre accord commercial. Les lacs, les rivières ou les aquifères ne sont pas des marchandises ni des produits, pas plus que les poissons qui y vivent ou le pétrole et le gaz naturel qui se trouvent sous eux.

Les accords commerciaux ne portent sur l’eau que dans la mesure où il s’agit d’une « marchandise », autrement dit, uniquement lorsque l’eau entre dans le commerce à titre de produit. Les exportations grandissantes de produits de l’eau du Canada sont visées par ces dispositions.

De plus, aucune disposition de l’ALÉNA ou d’un autre accord commercial n’oblige le Canada à exploiter ses eaux à des fins commerciales ni à exporter son eau.

. . .

Pourquoi n’avons-nous pas dissipé tout doute en excluant simplement l’eau de l’accord? La réponse est simple. Il n’y a pas d’exception pour l’eau dans l’ALÉNA parce qu’il n’est pas nécessaire de prévoir une exception à des obligations qui n’existent pas. Le faire sèmerait le doute quant à l’existence d’obligations pour d’autres ressources naturelles à l’état naturel, comme les arbres, pour lesquels il est très clair que de telles obligations n’existent pas non plus.

En fin de compte, les gouvernements canadiens, maintenant et en vertu de l’ALÉNA, ont toute la latitude nécessaire pour régir l’exploitation de nos ressources en eau. Tant que cette ressource n’est pas exploitée et n’entre pas dans le commerce comme un produit, l’eau n’est pas visée par l’ALÉNA ni par aucun autre accord commercial [Traduction].

DÉCLARATION DES GOUVERNEMENTS DU CANADA, DES ÉTATS-UNIS ET DU MEXIQUE SUR LES RESSOURCES EN EAU ET L’ALÉNA

Après l’élection du gouvernement libéral en octobre 1993, le premier ministre Chrétien a annoncé le 2 décembre 1993 que le gouvernement avait obtenu des améliorations importantes pour divers aspects de l’ALÉNA et était désormais disposé à mettre en œuvre l’accord le 1er janvier 1994. En réponse aux craintes que l’ALÉNA ne puisse obliger le Canada à exporter de l’eau, le premier ministre a alors annoncé la déclaration suivante du Canada, des États-Unis et du Mexique sur l’eau :

DÉCLARATION DES GOUVERNEMENTS DU CANADA, DU MEXIQUE ET DES ÉTATS-UNIS

Les gouvernements du Canada, du Mexique et des États-Unis, afin de corriger de fausses interprétations qui ont cours, ont décidé de déclarer publiquement et solidairement ce qui suit, à titre de parties à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA):

  • L’ALÉNA ne crée aucun droit aux ressources en eau naturelle de l’une ou l’autre Partie.

  • À moins d’être vendue dans le commerce et de devenir ainsi une marchandise ou un produit, l’eau sous toutes ses formes échappe entièrement aux dispositions de tout accord commercial, y compris l’ALÉNA. Or, rien dans l’ALÉNA n’oblige l’une ou l’autre Partie à exploiter son eau commercialement non plus qu’à commencer à l’exporter sous quelque forme que ce soit. L’eau qui se trouve à l’état naturel dans les lacs, les rivières, les réservoirs, les aquifères, les bassins hydrographiques, etc. n’est pas une marchandise ou un produit, ne se vend pas dans le commerce et, par conséquent, n’est pas et n’a jamais été visée par les conditions d’un accord commercial quel qu’il soit.

  • Les droits et obligations internationaux concernant l’eau à l’état naturel sont inscrits dans des traités et accords distincts, négociés à cette fin, comme le Traité des eaux limitrophes de 1909 entre le Canada et les États-Unis et celui de 1944 entre les États-Unis et le Mexique.

D’après le communiqué du Cabinet du premier ministre, la déclaration des trois gouvernements énonçait clairement que, contrairement à certaines craintes exprimées, l’ALÉNA ne pouvait pas obliger le Canada à exporter de l’eau(11).

MOTIONS, PROJETS DE LOI ÉMANANT DES PARLEMENTAIRES ET QUESTIONS À LA CHAMBRE DES COMMUNES SUR LES EXPORTATIONS D’EAU

Des questions relatives aux exportations d’eau ont été soulevées à maintes occasions à la Chambre des communes. En voici quelques exemples.

Pendant diverses législatures, M. Nelson Riis, député, a déposé un projet de loi d’initiative parlementaire pour interdire l’exportation d’eau par voie d’échanges entre bassins. Le plus récent d’entre eux, le projet de loi C-404, Loi interdisant l’exportation des eaux du Canada, a été déposé à la Chambre des communes le 13 mai 1998. Il n’est pas allé plus loin que la première lecture(12).

Le 8 février 1995, M. Bill Gilmour, député, a présenté la motion suivante, qui a été débattue à la Chambre des communes :

Que, de l’avis de cette Chambre, le gouvernement devrait appuyer une politique prévoyant que l’eau potable, la glace et la neige du Canada seront protégées, afin que la souveraineté canadienne sur l’eau soit conservée et protégée en tout temps et dans toutes les circonstances.

Après le débat, la question a été retirée du Feuilleton(13).

Le 15 mai 1998, l’honorable Charles Caccia, député, a posé la question suivante à la ministre de l’Environnement, à la Chambre des communes :

À la lumière de la dernière proposition de Terre-Neuve qui vise l’exportation d’eau et compte tenu de l’importance non commerciale de l’eau dans le réseau hydrographique naturel et pour le maintien d’un écosystème sain, la ministre de l’Environnement pourrait-elle dire si elle entend, cet automne, présenter un projet de loi interdisant les exportations d’eau(14)?

La ministre, l’honorable Christine Stewart, a répondu qu’à titre de ministre de l’Environnement, elle se préoccupait grandement de la sécurité des ressources en eau douce. Elle a ajouté que son ministère étudiait la politique du gouvernement à l’égard de l’eau douce en place depuis 1987 et que, dans le cadre de cette étude, elle rencontrerait les provinces durant l’été de 1998 pour établir les priorités du gouvernement fédéral. Elle a fait remarquer que, même si aucune loi fédérale n’interdit expressément l’exportation d’eau douce, l’une des priorités du gouvernement pourrait consister à mettre en place des dispositions législatives en ce sens(15).

Le 16 novembre 1998, M. Caccia a de nouveau interrogé la ministre de l’Environnement à la Chambre des communes. Il a fait remarquer qu’il avait demandé à la ministre en mai 1998 si elle prévoyait présenter un projet de loi pour interdire les exportations d’eau et ajouté que 1998 tirait à sa fin et qu’il existait un « appui généralisé » pour que le vide législatif soit comblé. Affirmant : « Nous savons également que nous pouvons nous attendre à ce que l’on propose à l’avenir d’exporter de l’eau », il a demandé à la ministre quand elle présenterait une mesure législative interdisant les exportations d’eau(16).

M. Julian Reed, secrétaire parlementaire du ministre des Affaires étrangères a répondu en partie comme suit :

[…] Je tiens à déclarer officiellement que le gouvernement fédéral s’oppose à l’exportation d’eau en grosses quantités […]

Une consultation avec les provinces a mené à des progrès considérables sur les options qui s’offrent pour régler cette question. Les gouvernements fédéral et provinciaux ont un rôle à jouer dans la décision définitive. Le gouvernement élaborera une stratégie complète sur les exportations d’eau plus tard cette année. Je puis assurer au député que nous ferons preuve de la plus grande prudence(17).

. . .

Le 9 février 1999, après en avoir débattu, la Chambre des communes a adopté la motion suivante de M. Bill Blaikie, député, telle que modifiée :

Que, de l’avis de la Chambre, le gouvernement devrait, en collaboration avec les provinces, imposer immédiatement un moratoire sur l’exportation de grandes quantités d’eau douce et sur les transferts entre bassins hydrographiques, et devrait présenter une mesure législative pour interdire les exportations de grandes quantités d’eau douce et les transferts entre bassins hydrographiques et ne devrait être partie à aucun accord international qui nous obligerait à exporter notre eau contre notre volonté, afin d’affirmer le droit souverain du Canada de protéger, de préserver et de conserver ses ressources en eau douce pour les générations futures(18).

LA STRATÉGIE DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL VISANT À PRÉVENIR LE PRÉLÈVEMENT À GRANDE ÉCHELLE D’EAU DANS LES BASSINS HYDROGRAPHIQUES CANADIENS

Le 10 février 1999, le lendemain de l’adoption, à la Chambre des communes, de la motion décrite ci-dessus, le ministre des Affaires étrangères, l’honorable Lloyd Axworthy, et la ministre de l’Environnement, l’honorable Christine Stewart, ont annoncé une stratégie visant à prévenir le prélèvement à grande échelle d’eau, y compris l’eau destinée à l’exportation, dans les bassins hydrographiques canadiens(19). Les ministres ont fait remarquer que la stratégie répondait aux préoccupations canadiennes quant à la sécurité des ressources en eau douce du Canada et était conforme à la motion concernant la protection de l’eau adoptée la veille à la Chambre des communes. D’après le communiqué publié à cette occasion, la stratégie confirme l’opposition de longue date du gouvernement concernant les prélèvements massifs d’eau et elle est conforme à la déclaration de 1993 par laquelle les trois pays de l’ALÉNA affirmaient : « À moins d’être vendue dans le commerce et de devenir ainsi une marchandise ou un produit, l’eau sous toutes ses formes, échappe entièrement aux dispositions de tout accord commercial, y compris l’ALÉNA ». La stratégie porte sur la protection de l’eau à l’état naturel, dans l’optique de la gestion de l’eau et de la protection de l’environnement, plutôt que du commerce.

Mme Stewart a déclaré :

Les Canadiens attachent une grande importance aux eaux douces et veulent que leurs gouvernements interviennent pour les protéger. C’est pourquoi j’ai invité les provinces et les territoires à s’unir au gouvernement fédéral et à élaborer un accord pancanadien afin de prévenir les prélèvements d’eau à grande échelle dans nos bassins hydrographiques.

D’après un document d’information publié le même jour et intitulé Une stratégie visant à protéger les eaux canadiennes(20) :

La stratégie reconnaît que la gestion des ressources en eau relève principalement des provinces et que le gouvernement détient des responsabilités aux termes du Traité des eaux limitrophes. Les mesures prises par les gouvernements territoriaux seront aussi importantes, ces derniers assumant une plus grande responsabilité à l’égard de la gestion des ressources en eau. La collaboration est essentielle si l’on veut développer et appliquer une solution pancanadienne permanente au prélèvement d’eau à grande échelle.

La stratégie respecte les obligations commerciales du Canada, car elle est axée sur l’eau à l’état naturel (c.-à-d. dans les rivières, les fleuves ou les lacs). À l’état naturel, l’eau n’est pas une marchandise ni un produit et n’est pas assujettie aux ententes commerciales internationales. Aucune disposition de l’Accord de libre-échange nord-américain ni de l’Organisation mondiale du commerce n’oblige le Canada à exploiter ses ressources en eau à des fins commerciales ou à en entreprendre l’exportation.

Dans le document d’information, on fait remarquer que la stratégie inclut une proposition visant à élaborer, de concert avec les provinces et les territoires, un accord pancanadien sur les prélèvements d’eau à grande échelle pour protéger les bassins hydrographiques du Canada. D’après ce document, l’accord reflétera l’engagement de tous les paliers de compétence à intervenir par voie de législation, de réglementation ou de politique. Il réaffirmera l’engagement des diverses instances qui ont déjà pris des mesures relativement à cet enjeu. L’accord sera élaboré conjointement par le gouvernement fédéral, les provinces et les territoires. Entre-temps, le gouvernement fédéral demande aux provinces et territoires d’imposer un moratoire afin de prévenir les prélèvements d’eau à grande échelle dans les bassins hydrographiques, y compris à des fins d’exportation, jusqu’à ce que l’accord entre en vigueur.

D’après le communiqué, la Colombie-Britannique et l’Alberta ont déjà des lois qui interdisent les prélèvements d’eau à grande échelle, y compris pour l’exportation, dans les bassins hydrographiques provinciaux, tandis que l’Ontario s’emploie à mettre au point une réglementation visant ce même objectif et que d’autres provinces procèdent à l’adoption de politiques semblables.

La nouvelle stratégie prévoit également des modifications à la Loi du traité des eaux limitrophes internationales(21). Cette loi a été adoptée pour mettre en œuvre le Traité des eaux limitrophes internationales (1909), qui établissait la Commission mixte internationale (CMI) et qui fournit des mécanismes pour prévenir et régler les différends, notamment en ce qui a trait à la quantité d’eau et à la qualité de l’eau le long de la frontière canado-américaine. Les modifications proposées donneraient au ministre des Affaires étrangères le pouvoir d’intervenir lorsque des projets seraient susceptibles de modifier le niveau et le débit des cours d’eau limitrophes (et plus particulièrement les Grands Lacs). On pourrait ainsi adopter un règlement interdisant les prélèvements d’eau à grande échelle dans les eaux limitrophes, si ces prélèvements ont un ou des effets cumulatifs.

D’après le document d’information, les modifications proposées seraient conformes aux principes de l’Accord d’harmonisation du Conseil canadien des ministres de l’environnement et seraient élaborées en consultation étroite avec toutes les provinces et tous les territoires touchés qui partagent des eaux avec les États-Unis. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international dirigerait ces consultations.

La stratégie comprend en outre un renvoi conjoint, avec les États-Unis, à la Commission mixte internationale pour étudier les effets de la consommation, du détournement et du prélèvement d’eau, y compris à des fins d’exportation, dans les eaux limitrophes. Cette étude s’inspirera d’une étude de 1985 de la CMI concernant les utilisations avec prélèvement et les détournements dans les Grands Lacs et elle comprendra un examen des incidences éventuelles de l’exportation d’eau. La CMI fera des recommandations au Canada et aux États-Unis relativement à la gestion et à la protection des eaux transfrontalières.

À la conférence de presse de février 1999 pour annoncer la stratégie, on a demandé au ministre pour quelles raisons, vu que le commerce est clairement une responsabilité fédérale, le gouvernement fédéral ne peut pas, s’il le souhaite, adopter une loi interdisant l’exportation d’eau du Canada. M. Axworthy a répondu en partie comme suit :

Mais quand on fait cela, quand on commence à faire cela, on fait de l’eau un produit qui peut être vendu et qui est assujetti à toutes les règles commerciales remontant au GATT de 1947. À mon avis, c’est l’anachronisme de la démarche proposée par certains. Ils veulent faire de l’eau un produit qui peut être vendu. Nous affirmons qu’il y a une façon beaucoup plus efficace de procéder, à savoir en considérant l’eau à l’état naturel. De cette façon, l’eau n’est pas assujettie aux règles commerciales, mais on peut tout de même prendre les mesures de gestion, d’interdiction et de réglementation qui s’imposent. C’est là l’essentiel; c’est pourquoi j’affirme que certaines personnes mêlent les choses. Le débat qui a entouré l’ALÉNA était essentiellement un débat pour déterminer si nous étions obligés d’exporter de l’eau. […] Il n’était pas question d’un vaste système de gestion, mais plutôt de savoir si nous étions obligés. La déclaration faite en 1993 par les trois partenaires de l’ALÉNA affirme qu’aucun pays n’est tenu d’exporter de l’eau à un autre pays dans le cadre de cet accord, mais que les règles du GATT s’appliquent toujours, et elles remontent à 1947. […]

LA RÉACTION DES CRITIQUES À LA STRATÉGIE DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL

Immédiatement après l’annonce de la stratégie visant à prévenir le prélèvement à grande échelle d’eau dans les bassins hydrographiques canadiens, la présidente du Conseil des Canadiens, Mme Maude Barlow, et le directeur exécutif, M. Peter Bleyer, ont tenu une conférence de presse pour y répondre. Mme Barlow a déclaré que, même si le Conseil des Canadiens était ravi que le gouvernement sache qu’il devait intervenir, il n’était pas satisfait du traitement des exportations d’eau proposé par le gouvernement. Soulignant que le moratoire ne lierait pas les provinces, elle a indiqué que, si une province décide de ne pas s’y conformer, tout le plan risque de s’écrouler. Elle a fait observer également que le gouvernement du Québec a déclaré qu’il ne participera pas à un tel moratoire. Elle a ajouté que la stratégie n’est pas à l’abri des visées commerciales : si une province permet l’exportation d’eau à des fins commerciales, toutes les interdictions provinciales du pays seront menacées, parce que seule une loi fédérale qui exemptera le Canada des clauses de l’ALÉNA peut régler le problème. Elle a aussi déclaré qu’en n’ayant pas le courage de considérer l’eau comme un enjeu commercial et en intervenant seulement par l’entremise des lois environnementales, le gouvernement fédéral ouvre la porte à d’autres contestations de sociétés étrangères qui voudront se faire indemniser pour les profits perdus.

CONCLUSION

Tel que nous l’avons déjà indiqué, les trois pays de l’ALÉNA ont affirmé clairement dans leur déclaration conjointe de décembre 1993 que l’ALÉNA ne s’applique pas à l’eau à l’état naturel dans les lacs, les rivières, etc., puisque, à ce moment-là, l’eau n’est pas « vendue dans le commerce et devenue une marchandise ou un produit » aux fins de l’ALÉNA. Le gouvernement fédéral n’a cessé de faire valoir cet argument à l’égard de l’ALÉNA et de son prédécesseur, l’ALÉ. Les critiques de la position du gouvernement n’en démordent pas moins. Selon eux, l’eau à l’état naturel est visée par l’ALÉNA et il ne faudra rien de moins qu’une modification à l’accord, accompagnée d’une loi interdisant les exportations d’eau sur une grande échelle, pour protéger correctement nos ressources en eau. Les préoccupations des critiques n’ont donc pas été apaisées par l’annonce récente d’une stratégie fédérale cherchant un engagement de la part de tous les paliers de gouvernement du Canada, afin d’interdire le prélèvement d’eau à grande échelle, y compris pour l’exportation, dans les bassins hydrographiques canadiens. Le débat sur les exportations d’eau et l’ALÉNA continue donc de plus belle.


(1) Projet de loi C-156, Loi sur la préservation de l’eau au Canada, Deuxième session, Trente-troisième législature.

(2) Pour des précisions concernant les arguments de Mme Holm selon lesquels le contrôle canadien des ressources en eau est compromis par les dispositions de l’ALÉNA, voir : Wendy Holm, « Water and Free Trade », chapitre 1 (p. 1-27) dans ALENA and Water Exports, Association canadienne du droit de l’environnement, octobre 1993. Voir également, Barry Appleton, chapitre 25 « Frequently-Raised Concerns on the ALENA », Navigating ALENA: A Concise User’s Guide to the North American Free Trade Agreement, Carswell, 1994. M. Appleton est aussi d’avis que l’ALÉNA s’applique aux eaux souterraines et à l’eau douce de surface à l’état naturel. Dans une section sur l’eau, M. Appleton analyse ce qu’il considère comme les effets de l’ALÉNA sur les ressources du Canada en eau (p. 201-205).

(3) Jon R. Johnson, The North American Free Trade Agreement: A Comprehensive Guide, Canada Law Book Inc., 1995.

(4) Ibid., p. 109-110 (traduction).

(5) Sophie Dufour, « The Legal Impact of the Canada-United States Free Trade Agreement on Canadian Water Exports », no 34, Les Cahiers de droit, p. 705, 1993. Après avoir analysé en profondeur les conséquences juridiques de l’ALÉ sur les ressources en eau canadiennes, Mme Dufour conclut qu’aucune disposition de l’entente ne permet de croire que le Canada a concédé de quelque façon que ce soit aux États-Unis un accès futur à ses ressources en eau.

(6) Ibid., p. 742 (traduction).

(7) Canada, Chambre des communes, Comité législatif sur le projet de loi C-115, (Troisième session, Trente-quatrième législature), Procès-verbaux et témoignages, 5 mai 1993, fascicule n° 6, p. 15-16.

(8) S.C. 1988, c. 65.

(9) S.C. 1993, c. 44.

(10) L’ALÉNA n’était pas encore en vigueur à ce moment-là.

(11) Gouvernement du Canada, Cabinet du premier ministre, « Le Premier ministre annonce des améliorations à l’ALÉNA; le Canada mettra bientôt en œuvre cet accord », Communiqué, 2 décembre 1993.

(12) Projet de loi C-404, Loi interdisant l’exportation des eaux du Canada, première lecture le 13 mai 1998, Première session, Trente-sixième législature; d’autres projets de loi semblables déposés par M. Riis durant des législatures antérieures comprennent par exemple le projet de loi C-202, Loi interdisant l’exportation des eaux du Canada, première lecture le 25 janvier 1994, Première session, Trente-cinquième législature et le projet de loi C-232, Loi interdisant l’exportation des eaux du Canada, première lecture le 11 mars 1996, Deuxième session, Trente-cinquième législature.

(13) Pour le débat relatif à la motion de M. Gilmour, voir Canada, Chambre des communes, Hansard, 8 février 1995, Première session, Trente-cinquième législature, p. 9355-9362.

(14) Canada, Chambre des communes, Hansard, 15 mai 1998, Première session, Trente-sixième législature, p. 7062.

(15) Ibid.

(16) Canada, Chambre des communes, Hansard, 16 novembre 1998, Première session, Trente-sixième législature, p. 10052.

(17) Ibid., p. 10092-10093.

(18) Pour le débat sur la motion, voir Canada, Chambre des communes, Hansard, 9 février 1999, Première session, Trente-sixième législature, p. 11607-11637.

(19) Canada, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, « Mise en œuvre d’une stratégie visant à prévenir le prélèvement à grande échelle des eaux du Canada, y compris les eaux destinées à l’exportation », Communiqué, 10 février 1999.

(20) Canada, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, Une stratégie visant à protéger les eaux canadiennes, document d’information, 10 février 1999. Un autre document d’information intitulé L’eau, a été publié par le ministère le même jour.

(21) R.S.C. 1985, c. I-17.