91-8F

 

AFFAIRES CRIMINELLES ET PÉNALES :
PROTECTION DES DROITS EN VERTU DE LA CHARTE

 

Rédaction :
Marilyn Pilon
Division du droit et du gouvernement
Révisé le 24 février 2000


TABLE DES MATIÈRES

DÉFINITION DU SUJET

CONTEXTE ET ANALYSE

   A.  L'interprétation d'une Charte intégrée à la Constitution

   B.  Droits particuliers : article 11

      1.  " Inculpé " - application de l'article 11
      2.  Droit d'être informé d'une infraction précise - alinéa 11a)
      3.  Droit d'être jugé dans un délai raisonnable - alinéa 11b)
      4.  Droit de ne pas être contraint de témoigner contre soi-même - alinéa 11c)
      5.  Droit d'être présumé innocent - alinéa 11d)
      6.  Procès équitable - Tribunal indépendant et impartial - alinéa 11d)
      7.  Mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable - alinéa 11e)
      8.  Droit de bénéficier d'un procès avec jury - alinéa 11f)
      9.  Droit de ne pas être jugé deux fois pour une même infraction -alinéa 11h)

   C.  Traitements ou peine cruels et inusités : article 12

   D.  Témoignage incriminant - article 13

MESURES PARLEMENTAIRES

   A.  Loi C-70 : Loi modifiant le Code Criminel (jury), L.C. 1992, c. 41

   B.  Loi C-77 : Loi modifiant la Loi sur la défense nationale, L.C. 1992, c. 16

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

JURISPRUDENCE


AFFAIRES CRIMINELLES ET PÉNALES :
PROTECTION DES DROITS EN VERTU DE LA CHARTE*

DÉFINITION DU SUJET

La Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur le 17 avril 1982. Les dispositions de la Charte qui énoncent les garanties juridiques qu’elle prévoit figurent aux articles 7 à 14 inclusivement, qui portent notamment sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, les droits des personnes mises en état d’arrestation, les exigences relatives à certaines affaires criminelles et pénales et la protection contre les traitements ou peines cruels ou inusités.

La présente analyse a pour but de déterminer l’incidence des articles 11, 12 et 13 de la Charte sur l’ensemble du droit pénal. Les tribunaux ont maintenant rendu un grand nombre de décisions au sujet de ces articles. Dans le présent document, nous nous attachons aux jugements importants rendus par les cours d’appel provinciales et la Cour suprême du Canada.

CONTEXTE ET ANALYSE

   A. L'interprétation d'une Charte intégrée à la Constitution

Lorsqu’on analyse les décisions des tribunaux concernant ces articles, il importe de ne pas perdre de vue que la Charte fait partie de la Constitution du Canada et qu’en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, « la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ».

On pourrait soutenir que deux articles de la Charte constituent une tentative délibérée d’empêcher les tribunaux canadiens d’exercer une influence comparable à celle des tribunaux américains, de manière à préserver, dans une certaine mesure, la tradition canadienne de la suprématie parlementaire. En effet, l’article 1 permet aux corps législatifs d’imposer des limites raisonnables aux droits et libertés, tandis que l’article 33 leur permet d’adopter des lois, indépendamment des dispositions prévues dans certains articles de la Charte.

Dans l’arrêt Southam, la Cour suprême du Canada a souligné que « l’interprétation d’une constitution et l’explication d’une loi sont deux tâches fondamentalement différentes ». Lorsqu’on étudie l’application de la Charte, il importe de reconnaître qu’il s’agit d’un document dont « l’objectif est de garantir et de protéger dans des limites raisonnables la jouissance des droits et libertés qu’elle accorde. Elle est censée empêcher le gouvernement de poser des gestes incompatibles avec ces droits et libertés, non l’autoriser à y déroger ».

Ces différences de principes entre la Charte et la déclaration américaine des droits servent de toile de fond à la présente analyse des garanties juridiques prévues aux articles 11, 12 et 13 de la Charte; nous donnons ensuite un aperçu de certaines décisions récentes des tribunaux en vue d’illustrer les incidences de ces dispositions sur le système de justice pénale au Canada.

   B. Droits particuliers : article 11

Voici le libellé de cet article :

11. Tout inculpé a le droit :

a) d’être informé sans délai anormal de l’infraction précise qu’on lui reproche;

b) d’être jugé dans un délai raisonnable;

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable;

f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou d’une peine plus grave;

g) de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction d’après le droit interne du Canada ou le droit international et n’avait pas de caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations;

h) d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;

i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.

      1. « Inculpé » - application de l'article 11

Dans R. c. Wigglesworth, la Cour suprême du Canada a déclaré que les droits garantis par l’article 11 « peuvent être invoqués par les personnes que l’État poursuit pour des infractions publiques comportant des sanctions punitives, c.-à-d. des infractions criminelles, quasi criminelles et de nature réglementaire, qu’elles aient été édictées par le gouvernement fédéral ou par les provinces ». Ainsi, une infraction mineure au Code de la route, même si elle n’entraîne aucune conséquence lourde, entrerait dans le champ d’application de l’article 11 en raison de la nature criminelle ou quasi criminelle des poursuites.

En outre, la Cour a établi que l’article 11 s’applique aux procédures qui entraînent de véritables conséquences pénales. La possibilité que le Tribunal du service de la GRC inflige aux agents de cette force policière une peine d’emprisonnement d’un an pour inconduite professionnelle grave tombe sous le coup de l’article 11, même si, tout compte fait, les procédures étaient davantage de nature disciplinaire que criminelle ou quasi criminelle.

      2. Droit d'être informé d'une infraction précise - alinéa 11a)

Les tribunaux ont interprété « le droit [d’un inculpé] d’être informé sans délai anormal de l’infraction précise qu’on lui reproche » comme un droit qui s’applique au moment où l’information est donnée, c.-à-d. au moment où la personne est « accusée d’une infraction ». Ils ont également déclaré que cet alinéa n’altère en rien le droit de la Couronne de porter d’autres accusations.

Dans l’affaire Ryan, qui illustre l’application de cet alinéa, le tribunal a rejeté une plainte présentée deux mois après que l’accusé eut reçu une citation à comparaître. Les tribunaux ont interprété de façon pragmatique l’expression « être informé de l’infraction précise ». Selon eux, il s’agit du droit d’être informé de la nature de l’infraction ainsi que des actes ou de la conduite qui auraient donné lieu à l’accusation.

      3. Droit d'être jugé dans un délai raisonnable - alinéa 11b)

Expliquant la décision rendue à l’unanimité par la Cour suprême le 18 octobre 1990 dans l’affaire Askov, le juge Cory a déclaré que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, tout comme d’autres droits énoncés à l’article 11, est directement lié aux garanties juridiques fondamentales prévues à l’article 7. Selon la Cour, l’alinéa 11b) de la Charte vise avant tout à protéger les droits individuels et à assurer une justice fondamentale à l’accusé. Il impose l’obligation de traiter avec justice et équité ceux qui font l’objet de poursuites judiciaires. En outre, l’instruction rapide d’un procès revêt un intérêt pratique étant donné que plus l’affaire traîne, plus les souvenirs s’estompent et plus on risque de perdre des témoins, pour cause de déménagement, de maladie ou de décès. Les victimes d’actes criminels ont aussi intérêt à ce que les poursuites judiciaires se règlent dans un délai raisonnable.

Essentiellement, pour le juge Cory, s’il ne fonctionne pas de façon juste et efficace et ne respecte pas des délais raisonnables, le système de justice pénale va susciter le mécontentement de la population et risque même de lui faire perdre confiance en l’appareil judiciaire. Le juge a ajouté que, pour déterminer si le délai de comparution est raisonnable, il faut examiner un certain nombre de facteurs, notamment : 1) le temps écoulé; 2) la raison du retard; 3) l’abandon par l’accusé de son droit d’être jugé rapidement (s’il demande des ajournements, accepte qu’il y en ait ou n’exige pas que le procès ait lieu le plus rapidement possible, par exemple); 4) le préjudice subi par l’accusé. Plus l’attente est longue, plus il devrait être difficile pour le tribunal de l’accepter et, si elle se prolonge trop, il peut même devenir impossible de la justifier. Les retards qui feront pencher la balance en faveur de l’accusé sont ceux qui sont provoqués par la Couronne, l’appareil judiciaire ou les tribunaux; par contre, dans les cas complexes, les délais plus longs que ceux qui sont prévus pour des causes simples seront, jusqu’à un certain point, acceptables.

Le juge Cory a déclaré que, dans l’étude de retards causés par l’insuffisance des ressources du système judiciaire ¾ principale raison de l’attente de deux ans dans l’affaire Askov le tribunal peut comparer l’appareil judiciaire de la province en cause (l’Ontario) à ceux « plus efficaces » d’autres provinces canadiennes. Dans tous les cas, c’est à la Couronne qu’il appartiendra de prouver que le retard est justifié. Elle pourra invoquer que l’accusé a renoncé à ses droits, mais seulement s’il l’a fait librement, en toute connaissance de cause et sans équivoque.

La décision rendue dans l’affaire Askov a semé la confusion dans les cours criminelles canadiennes. Entre la date où cette décision a été rendue et le 12 avril 1991, plus de 34 495 accusations ont été suspendues, rejetées ou retirées dans la seule province de l’Ontario, ce qui a apparemment eu pour effet d’ébranler la confiance du public en l’administration de la justice. Le juge Cory, qui a rendu la décision, a été si troublé par les répercussions de cette dernière qu’il a déclaré lors d’une conférence juridique que le tribunal n’avait pas été informé au moment de l’audience de l’impact possible du jugement. Il a ajouté que ce dernier avait peut-être été mal interprété par les tribunaux inférieurs et les avocats de la défense.

Afin de garantir que la décision est bien comprise et bien appliquée partout en Ontario, la Cour d’appel de l’Ontario a entendu et jugé six affaires spéciales. Dans la première affaire, R. c. Bennett, la Cour a conclu qu’un grand nombre d’affaires avaient été suspendues à cause d’une mauvaise interprétation de la décision dans l’affaire Askov : on a cru qu’un retard systémique de plus de six à huit mois avant la tenue d’un procès entraînait automatiquement la suspension ou le rejet de l’accusation. Or, la Cour d’appel a statué qu’il ne fallait pas s’en tenir à un simple calcul de jours pour déterminer s’il y avait eu délai déraisonnable. Selon elle, les tribunaux doivent mettre en équilibre les quatre facteurs susmentionnés. En outre, à cause de la décision, l’accusé s’est vu imposer le lourd fardeau de présenter des calculs statistiques poussés sur les retards systémiques de chaque juridiction afin d’appuyer sa motion de suspension. Les décisions prises par la Cour d’appel étaient censées réduire le nombre d’accusations suspendues et retirées en vertu de l’alinéa 11b).

Dans l’affaire subséquente Morin c. La Reine, dans un appel provenant de la Cour d’appel de l’Ontario, la Cour suprême du Canada a été saisie de la question de savoir si les retards occasionnés par des facteurs systémiques pouvaient être « excusés » pendant une période transitoire de réforme visant à améliorer les délais avant la tenue des procès. Le 26 mars 1992, la Cour a soutenu qu’un retard institutionnel d’environ douze mois n’était pas déraisonnable, compte tenu de l’absence de préjudice grave pour l’accusé et des contraintes imposées aux ressources institutionnelles par une augmentation d’environ 70 p. 100 du nombre d’affaires judiciaires mettant en cause des adultes dans le district en question sur une période de cinq ans.

Dans l’affaire subséquente R. c. Collins; R. c. Pelfrey, la Cour suprême du Canada a eu l’occasion d’examiner les retards attribuables à des actes posés par le ministère public, plutôt qu’à des facteurs institutionnels ou systémiques. Les deux accusés dans l’affaire avaient passé 22 mois en prison avant qu’il n’y ait un verdict imposé d’acquittement relativement aux accusations de meurtre au deuxième degré portées contre eux. La Cour d’appel de l’Ontario a par la suite rejeté cet acquittement et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Le deuxième juge de première instance a alors suspendu les procédures judiciaires au motif que le premier retard de 22 mois avait enfreint les droits garantis aux accusés par l’alinéa 11b); la Cour d’appel a également renversé cette décision.

Au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, le juge Sopinka a convenu que « le ministère public devait fournir une explication pour un délai de cinq à 10 mois attribuable à ses actes ». Il a ensuite indiqué que, alors que les appelants étaient en détention et demandaient « qu’un procès soit tenu à une date rapprochée », le ministère public avait prolongé l’enquête préliminaire en retardant la communication de la preuve et avait demandé un long délai que les circonstances ne justifiaient pas. Conséquemment, le pourvoi des appelants a été accueilli et la suspension d’instance rétablie, confirmant ainsi la conclusion du juge de première instance que le délai était déraisonnable et enfreignait l’alinéa 11b).

La Cour suprême du Canada a également soutenu que les personnes accusées d’une infraction en rapport avec l’alinéa 11b) de la Charte comprenaient les personnes morales. Cependant, dans l’affaire R. c. CIP Inc., la Cour a jugé qu’une personne morale ne pouvait invoquer une présomption de préjudice découlant d’un retard excessif étant donné que cette présomption est fondée sur les droits à la liberté et à la sécurité de la personne garantis aux accusés par l’article 7, droits qui ne s’étendent pas aux personnes morales. Une société mise en accusation devrait plutôt établir que son droit à un procès équitable a subi un préjudice irrémédiable. Étant donné que l’appelant dans cette affaire n’avait pas allégué avoir été effectivement empêché de répondre et de se défendre pleinement des accusations portées contre lui, la Cour a rejeté un appel à l’encontre de la décision du tribunal inférieur de supprimer la suspension initiale de l’affaire.

Dans l’arrêt R. c. Kalanj, la Cour suprême du Canada a établi que l’alinéa 11b) ne s’applique pas dans le cas d’un retard survenu avant que des accusations soient portées, puisque les accusés n’étaient pas des « accusés » avant qu’une accusation officielle n’ait été portée contre eux. Dans R. c. L. (W.K), la Cour suprême a appliqué ce jugement « de façon à exclure l’examen de retards survenus avant que des accusations soient portées à moins que l’accusé puisse établir qu’il y a eu violation des droits que lui garantit l’article 7 ».

La Cour suprême du Canada a toutefois statué que l’alinéa 11b) de la Charte s’applique au régime de détermination de la peine. Dans R. c. MacDougall, elle a jugé que cet alinéa garantit la liberté et la sécurité de l’accusé et son droit à un procès équitable, toutes choses auxquelles un retard dans la détermination de la peine peut être préjudiciable.

Dans l’arrêt R. c. Potvin, la Cour suprême a été appelée à décider si l’alinéa 11b) s’applique dans le cas d’un retard en cour d’appel. Dans un jugement majoritaire rendu à six contre trois, la Cour a décidé que cet alinéa ne s’applique pas à un appel d’une condamnation par un accusé ou à un appel d’un acquittement ou d’une suspension par la Couronne parce que l’expression « tout accusé » ne s’applique pas, en règle générale, à un accusé qui est partie à un appel. Toutefois, la Cour a indiqué que l’appelant ou l’intimé dans une affaire criminelle n’est pas sans recours si un retard survenu dans le processus d’appel entache l’équité du procès; étant donné le principe de justice fondamentale enchâssé à l’article 7, le tribunal a le pouvoir de corriger un tel abus du processus.

      4. Droit de ne pas être contraint de témoigner contre soi-même - alinéa 11c)

La formulation de cet alinéa est vague et, pour cette raison, le professeur Martin Friedland est d’avis qu’il pourrait empêcher l’adoption d’une loi qui contraindrait l’accusé à témoigner à une enquête préliminaire et à faire une déposition devant un agent de police.

Le jugement rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Crooks indique que cet alinéa n’empêche pas la Couronne de citer à témoigner pendant une enquête préliminaire une personne faisant l’objet d’une accusation distincte relative à la même infraction.

La Cour d’appel du Québec s’est penchée sur la question dans R. c. Zurlo, une affaire où l’accusé et sa femme, ayant fait l’objet de poursuites distinctes, ont été contraints de témoigner l’un contre l’autre au cours de l’enquête préliminaire. Puis, lors d’un procès conjoint, le juge a refusé d’accorder à l’accusé le droit contre-interroger sa femme et a rejeté la demande d’instruction distincte. Concluant que le mari et la femme avaient fait l’objet de poursuites distinctes dans le seul but que leur droit au silence soit contourné, la Cour a annulé la condamnation, suspendu les procédures et déclaré qu’il y a avait eu violation du droit de l’accusé à un procès équitable.

Il convient également de noter que l’alinéa a été interprété comme ne faisant pas obstacle à l’usage de l’alcootest. Dans l’affaire Stasiuk, la Cour a établi que le droit de ne pas s’incriminer est d’une portée limitée; il ne vise l’accusé qu’en tant que témoin et ne s’applique qu’à l’obligation de témoigner. L’analyse d’un échantillon d’haleine n’a pas le caractère d’une déclaration ni d’un témoignage.

Dans Caisse populaire Laurier d ‘Ottawa Ltée c. Guertin et al., où l’on demandait un recours civil, alors que des accusations relatives à la même situation de fait avaient été portées au criminel, la Cour a statué que l’alinéa 11c) de la Charte ne signifie pas qu’une personne qui souhaite se défendre au civil ne peut être contrainte de témoigner dans la procédure civile relativement à des faits qui font simultanément l’objet d’une procédure criminelle. La Haute Cour de justice de l’Ontario a ajouté que l’alinéa 11c) et l’article 13 de la Charte n’étayent en rien l’affirmation selon laquelle le droit de ne pas témoigner contre soi-même autorise une partie à un procès à garder le silence dans une procédure civile parallèle.

      5. Droit d'être présumé innocent - alinéa 11d)

Cet alinéa comporte plusieurs éléments. Celui sur lequel s’est penchée le plus souvent la jurisprudence est la présomption d’innocence. Un des points importants en litige a porté sur la constitutionnalité des lois comportant des dispositions prévoyant le transfert du fardeau de la preuve. Selon ces dispositions, l’accusé est tenu de réfuter un élément de l’infraction ou de prouver l’existence d’une excuse ou d’un fait qui lui permettra d’éviter d’être déclaré coupable. La Cour suprême a étudié cette question à plusieurs reprises (à commencer par l’arrêt R. c. Oakes et plus récemment les arrêts R. c. Whyte, R. c. Keegstra et R. c. Chaulk), où elle a soutenu que de telles dispositions allaient à l’encontre de l’alinéa 11d). Lorsque le fardeau de la preuve incombe à l’accusé, qui doit alors présenter des éléments de preuve pour ne pas être déclaré coupable, la présomption générale d’innocence en droit pénal se voit remplacée par une présomption de culpabilité. La Cour suprême, dans les arrêts Whyte et Keegstra, a statué que de telles dispositions sont inconstitutionnelles parce qu’elles comportent le risque que l’accusé se voie condamner malgré l’existence d’un doute raisonnable, c’est-à-dire que l’accusé ne parvienne pas à prouver l’existence d’un élément susceptible de l’exonérer bien que cet élément puisse effectivement exister.

Bien que les lois en question puissent restreindre le droit prévu à l’alinéa 11d), on peut considérer qu’elles imposent une restriction raisonnable au droit énoncé à l’article premier, lorsque cette restriction repose sur un objectif légitime visé par la législature ou le Parlement.

Dans l’affaire Keegstra, la Cour s’est penchée sur les dispositions du Code criminel relatives à la propagande haineuse. Une majorité a soutenu l’alinéa 11d) avait été enfreint par les dispositions exonérant l’accusé de toute responsabilité si ce dernier arrive à prouver la véracité des déclarations contestées. Néanmoins, la Cour a jugé que ces dispositions constituaient une limite raisonnable en vertu de l’article premier, car autrement la Couronne serait tenue de prouver la fausseté des déclarations de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Cela aurait excusé une forte proportion de cette activité diffamatoire.

De même, dans l’affaire Chaulk, une majorité a soutenu que l’alinéa 11d) se trouvait enfreint par les dispositions du Code criminel qui soulèvent la présomption que l’accusé est sain d’esprit, ce qui l’oblige à prouver son aliénation mentale selon la prépondérance des probabilités afin de présenter une défense d’aliénation mentale. Une majorité a soutenu que ces dispositions constituaient une limite raisonnable à l’alinéa 11d) parce que l’autre solution ¾ consistant à exiger que la Couronne réfute l’aliénation mentale ¾ imposerait une charge beaucoup trop lourde.

Dans l’arrêt R. c. Downey, la Cour suprême s’est penchée sur l’ancien paragraphe 195(2) du Code criminel, devenu le paragraphe 212(3), libellé comme suit : « La preuve qu’une personne vit ou se trouve habituellement en compagnie de prostitués [...] constitue, en l’absence de preuve contraire, une preuve qu’elle vit des produits de la prostitution ». De plus, aux termes de l’alinéa 212(1)j), quiconque « vit entièrement ou en partie des produits de la prostitution d’une autre personne » est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans. Les sept juges qui ont entendu l’affaire se sont entendus pour dire que le paragraphe contesté violait le droit de l’accusé d’être présumé innocent prévu à l’alinéa 11d). Cependant, une majorité de quatre d’entre eux a soutenu que cette violation constituait une limite raisonnable en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon ces juges, la nécessité de combattre « le fléau social cruel et envahissant » de l’exploitation par des souteneurs constitue un objectif suffisamment important pour justifier sa préséance sur un droit garanti par la Charte. De plus, la restriction imposée à ce droit est proportionnée à l’objectif de la loi, compte tenu de « la réticence des prostitués à témoigner contre des souteneurs » et du fait que les personnes innocentes n’ont qu’à présenter des preuves suffisantes pour faire naître un doute raisonnable à ce sujet.

Dans l’affaire R. c. Osolin, la Cour suprême du Canada a dû se pencher sur la question de savoir si le paragraphe 265(4) du Code criminel avait enfreint le droit de l’appelant d’être présumé innocent lors de son procès pour agression sexuelle. Le paragraphe 265(4) codifie la croyance erronée quant au consentement; depuis longtemps, l’interprétation de ce paragraphe veut que l’accusé présente une preuve suffisante de ce qu’il a cru de bonne foi qu’il y avait consentement, afin que la défense ait une apparence de vraisemblance. Une simple affirmation de la part de l’accusé qu’il a cru de façon erronée qu’il y avait consentement n’est pas suffisante pour qu’un juge de première instance se voit autorisé ou contraint de présenter au jury une défense de croyance erronée. L’appelant dans l’affaire R. c. Osolin a affirmé que le fardeau de présentation qu’impose le paragraphe 265(4) violait son droit d’être présumé innocent. En outre, comme le juge de première instance avait refusé de présenter une telle défense au jury, l’appelant a argué que l’apparence de vraisemblance exigée le dépouillait de son droit à un procès avec jury, lequel droit est garanti en vertu de l’alinéa 11f) de la Charte.

En rejetant les deux arguments, le juge Cory a statué que le simple fait d’exiger une apparence de vraisemblance n’empêche pas l’accusé d’être présumé innocent. Bien que cette exigence impose un certain fardeau de présentation à l’accusé qui doit donner une apparence de vraisemblance à sa défense afin que celle-ci soit présentée au jury, il incombe carrément à la Couronne de rassembler tous les éléments de preuve nécessaires pour prouver, hors de tout doute raisonnable, qu’il y a eu infraction. En outre, selon le juge, le droit de l’appelant à un procès avec jury n’a pas été violé puisque la suffisance de la preuve dans une telle affaire est une question de droit et est donc vraiment du ressort du juge.

Subséquemment, dans l’affaire R. c. Laba, la Cour suprême du Canada a substitué un fardeau de présentation analogue à une disposition dans l’alinéa 394(1)b) du Code criminel, selon laquelle est coupable d’un acte criminel quiconque vend ou achète des métaux précieux « en l’absence de preuve qu’il est le propriétaire ou l’agent du propriétaire, ou qu’il agit avec autorisation légitime ». Étant donné qu’il incomberait à l’accusé de prouver qu’il est propriétaire ou agent selon la prépondérance des probabilités, et que cette personne pourrait donc être reconnue coupable en dépit de l’existence d’un doute raisonnable quant sa culpabilité, la Couronne avait admis que l’alinéa 394(1)b) portait atteinte à l’alinéa 11d) mais qu’il s’agissait là d’une limite raisonnable en vertu de l’article 1 de la Charte. Tout en estimant que l’objectif d’empêcher le vol de métaux précieux était suffisamment valable pour qu’il soit justifié de passer outre à un droit constitutionnel, la Cour a jugé que l’alinéa 394(1)b) ne portait pas atteinte aussi peu que raisonnablement possible au droit de l’accusé d’être présumé innocent. Déclarant que « l’imposition d’une charge de présentation permettra effectivement de réaliser l’objectif du législateur », la Cour suprême du Canada a modifié le libellé de l’article contesté pour qu’une accusation soit portée contre quelqu’un seulement « en l’absence de preuve soulevant un doute raisonnable » qu’il est le propriétaire ou l’agent du propriétaire, ou qu’il agit avec autorisation légitime.

La Cour d’appel de l’Ontario a adopté une position similaire en ce qui a trait au paragraphe 215(2) du Code criminel, selon lequel commet une infraction quiconque, dans certaines circonstances prescrites et « sans excuse légitime », dont la preuve incombe à l’accusé, ne fournit pas à d’autres personnes les « choses nécessaires » à l’existence. Dans R. c. Curtis, un sergent de police avait été accusé de cette infraction à la suite du décès du détenu qui avait été confié à sa garde. Jugeant que la disposition renversant le fardeau de la preuve portait atteinte à l’alinéa 11d) de la Charte dans une mesure telle qu’elle ne respectait plus le critère de « l’atteinte minimale », la Cour d’appel a déclaré en substance que le membre de phrase « dont la preuve lui incombe » était sans effet.

Dans l’affaire R. c. Phillips, un tribunal de la Division générale de la Cour de l’Ontario a conclu que les dispositions du Code criminel criminalisant le fait d’être passager d’un véhicule automobile dans lequel on sait qu’il se trouve une arme à autorisation restreinte portaient atteinte aux droits protégés à l’alinéa 11d) de la Charte. À l’époque, le paragraphe 91(3) excluait les cas dans lesquels un des passagers était titulaire d’un permis l’autorisant à avoir légalement l’arme sur lui dans un véhicule ou dans lesquels l’accusé pouvait établir qu’il était fondé de croire que tel était le cas. Le juge Corbett a conclu que la disposition contestée pouvait obliger l’accusé à établir l’existence d’un fait dont il n’était pas informé, mais qu’elle ne constituait pas une limite raisonnable aux termes de l’article premier de la Charte. Il a donc déclaré le paragraphe 91(3) nul et non avenu. Il reste à voir si les modifications apportées en 1995 aux dispositions relatives à l’infraction en question seront jugées constitutionnelles. Au 18 novembre 1997, elles n’avaient cependant pas encore été proclamées en vigueur.

Dans l’affaire R. c. Ellis-Don Ltd., la Cour d’appel de l’Ontario a jugé inconstitutionnelle la défense de la diligence raisonnable dans le cas d’une infraction à la réglementation provinciale. L’affaire portait sur un article de la Loi sur la santé et la sécurité au travail qui oblige un entrepreneur général à faire respecter les consignes de sécurité sur les chantiers. La Loi et la common law permettent l’une et l’autre une défense fondée sur la diligence raisonnable, obligeant ainsi l’accusé à démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, il a pris tous les moyens raisonnables pour éviter un accident. Si l’accusé est incapable de le démontrer, le tribunal doit le condamner même s’il a un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé. La Cour a décidé, dans son analyse fondée sur l’article premier, que la disposition ne constituait pas une entrave minimale au droit visé à l’alinéa 11d).

La Cour suprême a finalement infirmé la décision rendue dans l’affaire R. c. Ellis Don Ltd. Elle s’est fondée pour ce faire sur son raisonnement dans l’arrêt The Wholesale Travel Group Inc. c. La Reine. Dans cet arrêt, datant de 1991, cinq juges sur neuf avaient confirmé la validité des dispositions relatives au transfert du fardeau de la preuve que renferme la Loi sur la concurrence; deux des juges avaient soutenu que l’obligation faite à un accusé d’établir selon la prépondérance des probabilités qu’il avait fait preuve de diligence raisonnable ne violait pas l’alinéa 11d), tandis que trois autres juges avaient conclu que les dispositions en question se justifiaient au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés.

      6. Procès équitable - Tribunal indépendant et impartial - alinéa 11d)

Dans l’affaire Corbett, la Cour suprême du Canada a statué que le fait d’admettre en preuve des condamnations criminelles antérieures ne privait pas un accusé du droit d’être jugé équitablement, garanti par l’article 11 de la Charte. En vertu de la Loi sur la preuve au Canada, tout accusé qui témoigne en sa propre faveur peut être contre-interrogé sur les condamnations prononcées contre lui dans le passé. On présume en effet que ces condamnations peuvent influer sur la crédibilité du témoin.

La Cour suprême du Canada a aussi jugé que les droits protégés à l’alinéa 11d) de la Charte s’appliquent tant dans les procédures pour infraction à la réglementation que dans les procédures pénales. On peut toutefois renoncer à exercer son droit à un procès dans la mesure où on le fait librement et en parfaite connaissance des conséquences. Dans l’affaire R. c. Richard, la Cour a examiné la Loi sur la procédure applicable aux infractions provinciales du Nouveau-Brunswick, qui permet à un tribunal de condamner un accusé en son absence si, après avoir refusé de payer une amende, celui-ci ne se présente pas devant lui pour répondre à une contravention de police. Se fondant sur le fait que la loi ne prévoyait aucune possibilité d’emprisonnement, même lorsque l’accusé refusait de payer l’amende, la Cour a jugé que le fait pour les plaideurs de ne prendre aucune mesure pouvait amener l’Assemblée législative à déduire qu’ils avaient renoncé à leur droit à un procès et acceptaient d’être trouvés coupables.

Dans l’affaire Vermette, la Cour suprême a déclaré que les déclarations faites à l’Assemblée nationale par le premier ministre du Québec n’avaient pas nécessairement privé l’accusé du droit d’être jugé équitablement en raison des préjugés que cela pouvait susciter chez le jury. C’est au moment de la sélection du jury qu’il faut déterminer si des déclarations privent l’accusé du droit d’être jugé équitablement. Les déclarations faites par les politiciens ne peuvent pas toutefois entraver l’ensemble du processus judiciaire.

Dans l’arrêt R. c. Valente, la Cour suprême a affirmé que pour qu’un tribunal soit considéré indépendant et impartial, il faut qu’il y ait indépendance individuelle (qui se traduit par l’inamovibilité et la sécurité financière) et indépendance institutionnelle (qui ressort des rapports administratifs du tribunal avec les organes législatifs et exécutifs du gouvernement). Le tribunal doit non seulement posséder ces caractéristiques mais également donner l’impression de les posséder.

Le Tribunal d’appel des cours martiales a appliqué aux cours martiales tant permanentes que générales les critères élaborés dans l’arrêt Valente quant à l’indépendance d’un tribunal. Dans l’affaire R. c. Ingebrigtson, la Cour a décidé que les présidents des cours martiales permanentes ne bénéficiaient pas de l’indépendance financière étant donné que le Chef d’état-major de la Défense avait le pouvoir de fixer leur rémunération en fonction du mérite. Par contre, dans l’affaire R. c. Généreux, le Tribunal a affirmé que les cours martiales générales, constituées pour une affaire particulière, étaient indépendantes car leurs membres n’avaient pas à craindre une perte de salaire ou de rang.

Le 13 février 1992, la Cour suprême du Canada a infirmé la décision rendue dans l’affaire R. c. Généreux et ordonné la tenue d’un nouveau procès, invoquant le fait que la cour martiale générale constituée pour juger l’accusé avait violé le droit de ce dernier d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial conformément à l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Cinq des huit juges majoritaires ont jugé que la procédure de nomination et d’évaluation des juges-avocats n’était pas conforme aux critères d’inamovibilité et de sécurité financière élaborés dans l’arrêt Valente. De plus, selon eux, certains aspects du système ont semé un doute quant à l’indépendance institutionnelle des cours martiales générales. Puisque les droits garantis à l’accusé par l’alinéa 11d) n’avaient pas été restreints dans la moindre mesure possible, il était, à leur avis, impossible d’invoquer l’article premier comme justification. La Cour a également soutenu que les récentes modifications aux Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes avaient effectivement remédié aux lacunes cernées.

Le 6 mai 1992, le projet de loi C-77, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale, a été adopté par la Chambre des communes après avoir été examiné par le Comité plénier. Ce projet de loi renfermait des propositions visant à remédier au manque apparent d’indépendance institutionnelle dont la Cour suprême avait fait état dans l’arrêt Généreux. En vertu des modifications, le poursuivant et les membres de la Cour martiale qui agissent comme arbitres des faits en litige ne seront plus nommés par la même autorité convocatrice; le président et les autres membres de la cour seront plutôt nommés par un officier désigné par règlement. Avant que la Cour suprême ne rende son jugement dans l’affaire Généreux, le pouvoir de nommer les juges-avocats avait été retiré au Juge-avocat général (un agent de l’exécutif) et confié au Juge en chef ¾ Procès militaires. Cette mesure avait dissipé les sérieuses réserves de la Cour quant à l’indépendance institutionnelle des cours martiales.

Même si on examine habituellement les allégations de préjugé ou de partialité en tenant compte des circonstances particulières de chaque cas, la nature objective d’un tribunal peut toucher son impartialité comme son indépendance. La Cour suprême du Canada s’est penchée, dans l’affaire R. c. Lippé, sur la notion d’impartialité exigée par l’alinéa 11d) et a reconnu qu’une crainte raisonnable de partialité pouvait être suscitée sur le plan institutionnel ou structurel. Selon la Cour, par exemple, l’exercice du droit par des juges à temps partiel de cours municipales suscite une crainte raisonnable de partialité qui peut toutefois être apaisée par l’existence de différentes mesures de protection.

Le 23 janvier 1992, les juges de la Cour suprême, dans une majorité de quatre à trois, ont statué que les paragraphes 634(1) et (2) du Code criminel sont incompatibles avec l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où le nombre de récusations péremptoires et de mises à l’écart de jurés qu’ils prévoient pour la Couronne dans le processus de formation du jury est au total supérieur au nombre de récusations péremptoires accordé à un accusé. En effet, en vertu de ces dispositions contestées, le poursuivant était non seulement autorisé à récuser péremptoirement quatre jurés, mais il pouvait ordonner la mise à l’écart de jusqu’à 48 d’entre eux. L’accusé, pour sa part, avait droit à vingt, douze ou quatre récusations péremptoires, selon la nature de l’accusation pesant contre lui ou de la peine maximale pouvant être encourue. S’exprimant au nom de trois des juges de la majorité dans l’arrêt R. c. Bain, le juge Cory a statué que la supériorité numérique écrasante accordée au poursuivant dans le choix des jurés suscitait chez une personne raisonnable une crainte de partialité. De même, le juge Stevenson a conclu que l’avantage substantiel que possédait la Couronne en ce qui a trait à la composition du jury entravait considérablement l’apparence de justice et d’impartialité. La Cour a jugé que la loi ne pouvait se justifier en vertu de l’article premier, mais a « sursis » pour six mois à une déclaration de nullité afin de donner au Parlement le temps d’édicter une nouvelle loi.

Déposé le 6 avril 1992, le projet de loi C-70 avait pour but de combler le vide créé par l’arrêt R. c. Bain. Outre qu’il a aboli le droit de la Couronne de « tenir à l’écart » des jurés éventuels, ce projet de loi a octroyé à la Couronne et à l’accusé un nombre égal de récusations péremptoires et changé l’ordre dans lequel les déclarations doivent être faites. Le projet de loi a également abrogé les dispositions permettant qu’un jury soit constitué de six personnes uniquement au Yukon et dans les Territoires du Nord-Ouest et codifié certains aspects de la sélection du jury précédemment endossés par les tribunaux. La procédure régissant les récusations pour cause est demeurée inchangée.

La Cour suprême du Canada a également établi que le droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial signifie « qu’il faut [...] permettre [à l’accusé] de récuser des candidats jurés lorsqu’il y a une possibilité réaliste qu’ils aient des préjugés qui les dépouillent de leur impartialité ». Dans R. c. Williams, la Cour a soutenu que le fait qu’il existe des preuves que des préjugés raciaux sont répandus dans une collectivité suffit à établir qu’un accusé a le droit de récuser un juré puisque « [s]eul l’interrogatoire d’un juré peut permettre d’obtenir une preuve tangible de sa capacité de laisser de côté ses préjugés raciaux ».

      7. Mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable - alinéa 11e)

En général, le Code criminel exige de la poursuite qu’elle justifie la détention de l’accusé avant le procès. La mise en liberté sous caution sera accordée sauf si la Couronne établit que la détention de l’accusé est nécessaire pour assurer sa présence au procès ou à des fins d’intérêt public. Dans l’affaire R. c. Bray, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé que les dispositions du Code criminel qui obligent une personne accusée de meurtre à démontrer que sa détention n’est pas justifiée ne sont pas contraires à l’alinéa 11e) et que, même si elles l’étaient, elles constitueraient une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte. Par contre, dans l’affaire R. c. Pearson, la Cour d’appel du Québec a invalidé les dispositions du Code criminel qui prévoient que les personnes accusées d’importation ou de trafic de stupéfiants en vertu de la Loi sur les stupéfiants doivent être détenues, à moins qu’elles démontrent que cette détention n’est pas justifiée. La Cour d’appel, tout en reconnaissant que la lutte contre le trafic des stupéfiants est un objectif suffisamment important pour justifier l’atteinte à un droit garanti par la Constitution, a décidé que la loi ne satisfaisait pas au critère de la proportionnalité parce qu’elle était discriminatoire et arbitraire et ne constituait pas une atteinte minimale aux droits garantis par la Charte.

L’arrêt Pearson a été par la suite renversé par la majorité des juges de la Cour suprême du Canada, qui a décrété que l’alinéa 515(6)d) du Code criminel n’enfreint pas le droit à la mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable. La Cour a accepté l’argument selon lequel la nature lucrative du trafic et de l’importation de stupéfiants peut inciter un accusé à continuer à adopter un comportement criminel après son arrestation et celui voulant que les trafiquants et les importateurs risquent davantage de s’esquiver avant le procès que d’autres accusés. La Cour a également souligné que le refus de la mise en liberté sous caution, en vertu de l’alinéa 515(6)d), ne s’applique que dans certaines circonstances bien précises, qu’il est nécessaire pour favoriser le bon fonctionnement du système de cautionnement et qu’il ne sert pas à des fins n’ayant aucun rapport avec le système de cautionnement. Bien que l’alinéa 515(6)d) puisse donner lieu à un refus de la mise en liberté sous caution dans certaines circonstances, la majorité des juges a décrété qu’il prévoit également une « raison valable » pour un tel refus et que, par conséquent, il ne va pas à l’encontre de l’alinéa 11e) de la Charte.

Dans l’affaire complémentaire R. c. Morales, la Cour suprême du Canada a confirmé les dispositions parallèles du Code criminel en vertu desquelles c’est à l’inculpé, accusé d’un acte criminel prétendument commis pendant sa mise en liberté sous caution, qu’il incombe de prouver que la détention n’est pas justifiée. La Cour en est arrivée à cette décision en soulignant que la mise en liberté sous caution est accordée à la condition que l’accusé cesse d’adopter un comportement criminel; l’alinéa 515(6)a) établit une série de règles spéciales relatives à la mise en liberté sous caution lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire que l’accusé n’a pas respecté cette condition. Étant donné que la disposition est étroite et soigneusement conçue pour que le système de cautionnement fonctionne correctement, elle constitue une « raison valable » de refuser la mise en liberté sous caution et ne viole pas l’alinéa 11e) de la Charte.

L’affaire Morales concernait également une contestation de la validité des motifs justifiant la détention, motifs exposés à l’alinéa 515(10)b) du Code criminel. En vertu de cette disposition, un accusé pouvait être mis en détention si la détention était « nécessaire dans l’intérêt public », ou « pour la protection ou la sécurité du public, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice ». Bien que la Cour n’ait pas eu de mal à confirmer les motifs liés à la « sécurité du public », elle a invalidé le critère « intérêt public », sous prétexte qu’il était trop vague et imprécis et qu’il ne pouvait donc pas constituer une raison valable de refuser une mise en liberté sous caution, dans le sens de l’alinéa 11e) de la Charte. La majorité a jugé que l’expression donnait aux tribunaux trop de latitude quant à la définition des circonstances justifiant la détention avant le procès.

Bien que prévenir des infractions ou empêcher toute entrave à l’administration de la justice soient des objectifs suffisamment pressants, le fait de limiter l’alinéa 11e) ne pouvait pas, selon elle, être justifié en application de l’article 1 de la Charte. La majorité a jugé qu’il n’y avait pas de lien rationnel entre les objectifs et la mesure législative, qu’il y avait plus qu’un affaiblissement minimal des droits et que les effets de cette limite dépassaient de loin les objectifs de la loi. Pour minimiser l’intrusion de la Cour dans la fonction législative, les mots offensants « dans l’intérêt public ou » ont été retranchés et invalidés, la partie constitutionnellement valable de l’alinéa 515(10)b) subsistant sans changement.

      8. Droit de bénéficier d'un procès avec jury - alinéa 11f)

Dans l’affaire Lee, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la constitutionnalité de la disposition du Code criminel qui refuse un procès avec jury à un accusé qui autrement y aurait droit lorsque, sans raison valable, il néglige d’assister à son procès ou d’y rester une fois que celui-ci est commencé. La Cour, en confirmant que cela n’est pas contraire à la Constitution, a dit que cette disposition du Code allait au delà d’une simple punition de l’accusé qui néglige de paraître ou de rester à son procès avec jury. Selon elle, l’article a été adopté pour une raison valable, soit protéger l’administration de la justice contre les retards, les inconvénients, les dépenses et les abus, et assurer le respect du public à l’égard des procès criminels et, à son avis, comme il contrevient aussi peu que possible au droit à un procès devant jury pour atteindre cet objectif législatif, il est proportionnel à l’objectif de maintenir le respect à l’égard du système.

      9. Droit de ne pas être jugé deux fois pour une même infraction - alinéa 11h)

Dans l’affaire Van Rassel, l’accusé était un agent de la GRC membre d’une équipe internationale antidrogue. Il a été arrêté en Floride et accusé aux États-Unis d’avoir demandé et accepté des pots-de-vin contre des renseignements que lui avaient communiqués les autorités américaines. Après avoir été acquitté lors de son procès, il a été accusé au Canada d’abus de confiance en vertu du Code criminel.

La Cour suprême du Canada a dit que les dispositions de la Charte ne s’appliquent que lorsque les circonstances où les deux infractions dont une personne est accusée dont les mêmes, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, ces deux infractions étant liées à des activités différentes. Il n’était pas inadmissible, par conséquent, que l’accusé soit poursuivi au Canada après avoir été acquitté aux États-Unis.

L’alinéa 11h) a une origine commune aux défenses bien établies de l’« autrefois acquit », de l’« autrefois convict » et de l’« issue estoppel », et à la règle formulée par la Cour suprême en 1975 dans l’affaire Kienapple. Les défenses ou plaidoyers de l’autrefois acquit et de l’autrefois convict sont prévus par le Code criminel. Pour que l’un des deux soit accueilli par le tribunal, l’accusé doit démontrer que l’affaire en question et celle pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné sont les mêmes; la nouvelle accusation doit être la même que l’accusation qui a donné lieu au premier procès ou être implicitement incluse dans cette accusation. Il n’est pas nécessaire que les accusations soient rigoureusement identiques. Il suffit de démontrer que l’accusé aurait pu être reconnu coupable, lors du premier procès, de l’accusation à laquelle il fait maintenant face.

La défense de l’issue estoppel est fondée sur le principe qu’un tribunal ne doit pas juger une question qui a déjà été entendue par un autre tribunal. Ce principe a été reconnu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Gushue.

La décision rendue dans l’affaire Kienapple veut qu’un accusé ne puisse être reconnu coupable d’une deuxième accusation s’il a déjà été reconnu coupable d’une accusation découlant de la même affaire. Ainsi, dans une affaire de vol à l’étalage, lorsqu’une personne est en même temps accusée de vol et de recel, elle ne peut être condamnée que pour l’une des deux infractions si les biens visés dans les deux accusations sont les mêmes. Cela est vrai également lorsqu’une personne qui aurait, selon l’alcootest, dépassé la limite permise est accusée à la fois d’avoir dépassé la limite permise et d’avoir conduit son véhicule avec des facultés affaiblies. La Cour suprême du Canada a récemment examiné ce principe dans l’affaire Prince et décidé que la règle ne s’applique pas lorsqu’il y a plus d’une victime, même si les faits sont les mêmes.

Dans l’affaire Shubley c. La Reine, la Cour suprême du Canada a affirmé qu’une condamnation à la suite de procédures disciplinaires d’un établissement carcéral n’empêche pas une poursuite subséquente fondée sur le même acte en vertu du Code criminel. D’après elle, l’alinéa 11h) ne s’appliquerait pas étant donné que les procédures disciplinaires n’entraînent pas de véritables conséquences pénales et ne visent pas à contraindre la personne reconnue coupable à rendre compte à la société d’un crime contraire à l’intérêt public.

De même, une poursuite pénale pour voies de fait, intentée à la suite d’une condamnation pour « infraction majeure ressortissant au service » aux termes de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, n’est pas contraire à l’alinéa 11h) vu que les « infractions » sont différentes. Dans l’arrêt R. c. Wigglesworth, la Cour suprême du Canada a jugé qu’un agent de la GRC pouvait être responsable d’un acte ou d’une conduite à la fois envers sa profession et envers la société en général. Malgré les conséquences pénales possibles, une condamnation par un tribunal disciplinaire n’empêche une poursuite pénale pour voies de fait.

   C. Traitements ou peines cruels et inusités : article 12

L’article 12 de la Charte édicte :

Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

Bien que cet article n’ait pas été invoqué pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions du Code criminel qui portent sur les délinquants dangereux, il a permis aux tribunaux de reconsidérer l’article du Code qui traite de l’incarcération pour une période indéterminée. Le juge Allan Linden de la Cour suprême de l’Ontario a déclaré, dans l’affaire Re Mitchell and the Queen, que le fait de détenir indéfiniment une personne qui n’est pas considérée comme une menace pour la société constitue un traitement ou une peine cruelle et inusitée et contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés. Cependant, il n’y aurait pas violation de l’article 12 dans les cas où il pourrait être démontré que l’accusé(e) représenterait un véritable danger pour autrui s’il(elle) n’apprenait pas à se contrôler.

Dans l’affaire Mitchell, la Cour suprême de l’Ontario a tenté d’établir une norme qui permettrait de déterminer si le traitement ou la peine infligés peuvent être qualifiés de cruels et d’inusités. La Cour a affirmé qu’il faudrait que le traitement ou la peine soient jugés excessifs au point de ne pas être compatibles avec la dignité humaine et de dépasser toute limite jugée raisonnable à cet égard. « Il est question ici de disproportion : juge-t-on le traitement ou la peine disproportionnés par rapport à l’infraction et au coupable? Le fait de démontrer que le traitement ou la peine infligés sont anormalement sévères et excessifs ¾ en ce sens qu’ils ne se révèlent pas plus efficaces, du point de vue pénal, qu’un traitement ou une peine moins importants ¾ suffit à prouver le caractère disproportionné du traitement ».

Ce critère a été davantage précisé dans l’affaire Soenan, qui avait trait aux plaintes formulées par un détenu en instance de jugement. En l’espèce, le tribunal a défini ce qu’on entend par « traitement cruel et inusité ». Il a statué que les facteurs qui doivent être pris en considération sont les suivants : Le traitement est-il approprié et conforme aux normes publiques quand au respect de la dignité humaine? Est-il jugé inutile en raison de l’existence de solutions de rechange adéquates et peut-il être appliqué de façon rationnelle et conformément à des normes établies ou vérifiables?

En se fondant sur ces critères et en appliquant de nouveaux (par exemple, « Le traitement a-t-il une utilité sociale et peut-il être appliqué sur une base rationnelle conformément à des normes vérifiables? »), la Section de première instance de la Cour fédérale a jugé, dans l’affaire Belliveau no 2), que le programme de surveillance obligatoire n’autorise pas l’application de traitements ou de peines cruels et inusités.

Dans l’affaire Smith, la Cour suprême du Canada devait décider si la peine minimale de sept ans prévue par le paragraphe 5(2) de la Loi sur les stupéfiants pour l’imposition de stupéfiants contrevenait à l’article 12 de la Charte. La Cour, à l’exception d’une voix dissidente, a affirmé que le paragraphe en question contrevenait effectivement à l’article 12 et qu’il ne constituait pas une limite raisonnable au sens de l’article premier.

Le fait que l’objet de la loi, à savoir décourager le commerce des drogues et punir les importateurs de drogues, était tout à fait valable n’a pas empêché la Cour de se prononcer sur la validité de la disposition. Le juge Lamer (aux motifs duquel a souscrit le juge en chef Dickson) a étudié la question des limites qu’impose la Charte au sujet des « traitements ou peines ». Il a déclaré qu’il est généralement admis, dans une société comme la nôtre, que l’État peut infliger à un particulier « un traitement ou une peine » lorsque cela est nécessaire à la réalisation d’une fin légitime et que la procédure prévue est suivie.

La protection accordée par l’article 12 régit la nature de la peine et vise l’effet que celle-ci peut avoir sur la personne à qui elle est infligée. Les mots « cruels et inusités » doivent être lus ensemble et interprétés comme l’expression concise d’une norme. Le critère qui doit être appliqué consiste à se demander « si la peine infligée est excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine »; en d’autres termes, l’effet de cette peine ne doit pas être exagérément disproportionné à ce qui aurait été approprié. Ce raisonnement est très semblable à celui qui a été suivi dans l’affaire Mitchell.

En vérifiant si une peine est exagérément disproportionnée, le tribunal doit d’abord tenir compte de la gravité de l’infraction commise, des caractéristiques personnelles du contrevenant et des circonstances particulières de l’affaire afin de déterminer quelle peine aurait été appropriée pour punir, réhabiliter ou dissuader ce contrevenant particulier ou pour protéger le public contre celui-ci. Ainsi, les autres objectifs que peut viser l’imposition d’une peine, en particulier la dissuasion d’autres contrevenants éventuels, sont sans importance à cette étape de l’analyse. Cela signifie non pas que le juge ou le législateur ne peut plus, en déterminant la peine à infliger, prendre en considération la dissuasion générale ou d’autres objectifs pénologiques qui vont au-delà du contrevenant particulier, mais seulement que la peine infligée ne doit pas être exagérément disproportionnée à ce que mérite le contrevenant.

Notant que rien n’indiquait que la peine de huit ans imposée à cet appelant était cruelle et inusitée en soi, le juge Lamer a ensuite constaté qu’une peine minimale d’emprisonnement de sept ans était quand même disproportionnée « compte tenu de la portée du paragraphe 5(1) ». Parce que tant l’infraction d’importation que la sentence minimale obligatoire font totalement abstraction de la quantité de drogue en cause, de l’objet de l’importation et de l’existence ou de l’absence de condamnations antérieures pour des infractions de nature similaire, le tribunal a jugé qu’il était inévitable que, dans certains cas, un verdict de culpabilité entraîne l’imposition d’une peine d’emprisonnement « exagérément disproportionnée ». Il a indiqué que même si l’objectif de la loi suffit à justifier la suppression d’un droit garanti par la Constitution, les moyens choisis ne sont pas proportionnels, puisqu’il n’est pas nécessaire de condamner les « petits contrevenants » à sept ans de prison pour dissuader l’auteur d’une infraction grave. Par conséquent, le tribunal a jugé que la loi ne peut être justifiée comme étant une limite raisonnable en vertu de l’art. 1 de la Charte.

Le 14 novembre 1991, la Cour suprême du Canada a statué que le fait d’imposer une peine d’emprisonnement obligatoire d’une durée minimale de sept jours à une personne ayant conduit alors que son permis était suspendu ne contrevenait pas à l’article 12. Les circonstances de cette affaire mettaient en cause une disposition de la Motor Vehicle Act, R.S.B.C. 1979, c. 288, qui permettait au surintendant des véhicules automobiles d’interdire la conduite automobile à une personne dont les antécédents de conducteur n’étaient pas satisfaisants. Reconnaissant son obligation d’examiner la disposition législative à la lumière de circonstances hypothétiques raisonnables, la Cour a néanmoins maintenu qu’elle n’était pas autorisée à l’invalider sur la base d’exemples éloignés ou extrêmes. Cependant, la décision rendue par une majorité de six juges contre trois dans l’affaire R. c. Goltz laisse entendre que le résultat aurait pu être différent si une peine d’emprisonnement obligatoire avait été imposée à une personne dont le permis aurait été suspendu pour une infraction d’ordre administratif ou d’autres motifs relativement sans gravité, ainsi que le prévoit également la Loi.

Se fondant sur le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans les affaires Smith et Goltz, la Cour d’appel du Manitoba a par la suite statué qu’une partie de l’article 85 du Code criminel n’avait pas force exécutoire parce qu’elle contrevenait à l’article 12 de la Charte. L’article 85 prévoit l’imposition de peines minimales et consécutives pour l’usage d’une arme à feu lors de la perpétration d’un acte criminel. Dans l’affaire R. c. Brown, la défense a admis que la peine de treize ans imposée pour les infractions ne permettait pas de conclure à première vue qu’on avait empiété sur les droits garantis au contrevenant par l’article 12. Toutefois, la formulation de l’article 85 est suffisamment globale pour inclure ce qui est décrit comme un petit contrevenant ou un contrevenant innocent, et la Cour a jugé que, dans un cas semblable, il pouvait y avoir violation de l’article 12. Étant donné qu’à son avis, la dérogation à l’article 12 était attribuable à l’obligation d’infliger des peines d’emprisonnement devant être purgées consécutivement aux peines imposées pour un ou des actes criminels et à d’autres sentences, la Cour a choisi de supprimer les mots « or series of events » dans la version anglaise du paragraphe 85(2). Ainsi, seule a été supprimée l’obligation d’imposer des peines devant être purgées consécutivement les unes aux autres pour des infractions commises avec une arme à feu.

La Cour suprême du Canada a par la suite infirmé la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Brown, estimant qu’il n’y a pas violation de l’article 12 « lorsque l’infraction sousjacente est un vol qualifié ». Invoquant les motifs cités dans l’arrêt Goltz, la Cour a spécifiquement refusé de mettre en question la validité de l’article 85 « relativement à d’autres actes criminels sous-jacents potentiels ».

Dans l’affaire Lyons c. La Reine, la Cour suprême du Canada a affirmé que l’imposition à un « délinquant dangereux » d’une peine de détention pour une période indéterminée ne porte pas atteinte à la protection contre toutes peines cruelles et inusitées vu la possibilité, pour la personne condamnée, d’obtenir une libération conditionnelle. Quelques années plus tard toutefois, dans l’affaire Le directeur de l’établissement Mountain c. Steele, la Cour suprême a déclaré qu’il pouvait y avoir violation de l’article 12 lorsqu’en raison de la mauvaise application ou de la non-application des critères d’examen (dans le cas des délinquants dangereux), un délinquant est resté en prison bien au delà du moment où il aurait dû obtenir une libération conditionnelle. Dans cette affaire, la Cour a jugé que la Commission nationale des libérations conditionnelles avait mal appliqué les critères relatifs à la mise en liberté.

Dans l’affaire Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), la Cour suprême a affirmé à la majorité que la remise de fugitifs à des pays où la peine de mort est appliquée ne contrevient pas à la Charte; mais selon trois juges dissidents, la peine de mort constituerait une violation de l’article 12.

Subséquemment, dans l’affaire Chiarelli c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), la Cour suprême du Canada a examiné les dispositions de la Loi sur l’immigration prévoyant l’expulsion des non-citoyens déclarés coupables d’une infraction punissable d’au moins cinq ans de prison. La Cour a statué que bien que cela puisse être considéré comme un « traitement », « l’expulsion d’un résident permanent qui, en commettant une infraction criminelle grave, a délibérément violé une condition essentielle pour qu’il lui soit permis de demeurer au Canada, n’est pas incompatible avec la dignité humaine » et ne constitue pas une punition ou un traitement cruel ou inusité.

La Cour suprême a émis un avis semblable au sujet des peines infligées aux personnes trouvées coupables de « pratique corrompue ou illégale »; en contravention de la Loi électorale du Nouveau-Brunswick. Dans l’affaire Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), elle a jugé que le retrait pour cinq ans du droit d’être élu ou de siéger à la législature provinciale ne constituait pas un traitement cruel ou inhabituel contraire à l’article 12 de la Charte.

Les autres affaires concernant l’application de cet article ont surtout porté sur des questions telles que l’isolement cellulaire et l’occupation des cellules par deux détenus dans les pénitenciers.

   D. Témoignage incriminant - article 13

L’article 13 prévoit :

Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

Cet article ressemble au paragraphe 5(1) de la Loi sur la preuve au Canada, sauf sur un point important : contrairement à la Charte, la Loi sur la preuve au Canada prévoit que le témoin doit faire valoir son droit en soulevant une objection. En outre, la Charte permet des poursuites ultérieures pour témoignages contradictoires, et pas seulement pour parjure. Ce changement est devenu nécessaire parce que la définition du terme « parjure » de la Loi sur la preuve au Canada exclut, suivant l’interprétation que les tribunaux lui ont donnée, les témoignages contradictoires.

Il ne fait aucun doute que l’article 13 est lié à l’alinéa 11c). Il assure une protection contre les témoignages sous contrainte, qui est meilleure que celle qui existait avant l’entrée en vigueur de la Charte puisque le témoin n’est plus tenu de demander expressément cette protection pour en bénéficier; cependant, le témoin n’a pas le droit absolu de refuser de répondre aux questions. C’est la position qu’a adoptée la Cour suprême du Canada dans l’affaire Thomson Newspapers Ltd. La Cour a confirmé que la Commission sur les pratiques restrictives du commerce peut interroger sous serment des représentants de sociétés soupçonnées d’avoir violé la Loi sur la concurrence. Comme il s’agissait d’une procédure « inquisitoire » (et non « contradictoire ») qui ne visait pas à rendre une décision définitive quant à la responsabilité criminelle, la société n’avait pas le droit absolu de refuser de répondre aux questions. Si ce droit existait, il créerait un déséquilibre dangereux et inutile entre les droits des particuliers et l’intérêt légitime de la collectivité qui a le droit de savoir la vérité quant à l’existence des pratiques que la Loi interdit afin de protéger le public. Selon la Cour, le droit d’une personne d’empêcher l’utilisation subséquente de déclarations incriminantes existe dans tous les cas et n’est pas modifié par cette exigence. Ainsi, il existe un équilibre adéquat entre les droits de l’individu et ceux de l’État.

L’affaire Dubois a donné lieu à une situation intéressante. En effet, la Cour d’appel de l’Alberta a décidé que la déposition d’un accusé qui a témoigné à son propre procès peut être utilisée contre lui par la Couronne dans un nouveau procès ordonné par la Cour d’appel, après que l’intéressé a interjeté appel de sa condamnation. La Cour a jugé que le second procès de l’accusé pour la même infraction ne constitue pas « une autre procédure » au sens de l’article 13 et que, par conséquent, sa déposition antérieure peut être utilisée contre lui. La Cour suprême du Canada a toutefois infirmé ce jugement et établi que le témoignage incriminant d’un accusé dans un premier procès ne peut être utilisé contre lui dans un nouveau procès ordonné par une cour d’appel. Elle a par ailleurs indiqué que si l’on permet au procureur de la poursuite d’utiliser le témoignage antérieur de l’accusé, cela revient à forcer ce dernier à témoigner, ce qui porte atteinte à son droit de garder le silence et d’être présumé innocent. Elle n’a toutefois pas indiqué si elle déclarerait irrecevable l’utilisation d’un témoignage antérieur aux fins d’un contre-interrogatoire mené dans le cadre d’un nouveau procès.

Cette question a été tranchée dans deux arrêts par la suite. Dans l’affaire R. c. Mannion, la Cour suprême a affirmé qu’il y avait violation de l’article 13 lorsque le témoignage présenté par l’accusé à un procès précédent a été utilisé aux fins d’un contre-interrogatoire de manière à contredire ce témoignage et à établir sa culpabilité. Cependant, dans l’affaire Kuldip, la Cour suprême a soutenu que l’utilisation d’un tel témoignage dans le cadre d’un contre-interrogatoire pour attaquer la crédibilité de l’accusé n’est pas contraire à l’article 13; ce témoignage n’est pas utilisé dans le but précis d’« incriminer » l’accusé, mais uniquement pour mettre en doute la véracité de son témoignage.

MESURES PARLEMENTAIRES

   A. Loi C-70 : Loi modifiant le Code criminel (jury), L.C. 1992, c. 41

Cette loi a aboli le droit de la Couronne de mettre à l’écart des jurés éventuels. De plus, elle a octroyé à la Couronne et à l’accusé un nombre égal de récusations péremptoires et changé l’ordre dans lequel les déclarations doivent être faites.

   B. Loi C-77 : Loi modifiant la Loi sur la défense nationale, L.C. 1992, c. 16

Cette loi a modifié le processus de nomination du président et des autres membres d’une cour martiale. Elle a également donné au président d’une telle cour l’autorité d’exclure le public d’un procès ou d’une partie d’un procès et au juge-avocat celle de déterminer les questions de droit ou celles de droit et de fait.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

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R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91

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Wholesale Travel Group Inc. c. La Reine, [1991] 3 R.C.S. 154


La première version de ce bulletin d’actualité a été publiée en février 1992. Le document a été périodiquement mis à jour depuis.