BP-241F

 

LES SERMENTS D'ALLÉGEANCE ET
LA CHAMBRE DES COMMUNES DU CANADA

 

Rédaction :
James R. Robertson
Division du droit et du gouvernement
Octobre 1990


 

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

LA CONSTITUTION

LES SERMENTS ET LA CHAMBRE DES COMMUNES

OMISSION OU REFUS DE PRÊTER SERMENT

VIOLATION DU SERMENT D’ALLÉGEANCE

SITUATION DANS LES ASSEMBLÉES LÉGISLATIVES PROVINCIALES

SITUATION DANS D’AUTRES PAYS

QUE PEUT-ON CONSIDÉRER COMME UNE VIOLATION DU SERMENT?

CONCLUSION

 


LES SERMENTS D'ALLÉGEANCE ET
LA CHAMBRE DES COMMUNES DU CANADA

INTRODUCTION

On s’est interrogé, récemment, au sujet du serment d’allégeance que doivent prêter les députés. Cette question comporter deux aspects fondamentaux. Premièrement, est-il nécessaire de prêter serment, et quelles seraient les conséquences d’un refus? Deuxièmement, quelles conséquences la violation d’un serment entraînerait-elle, et comment pourrait-on établir la validité d’une pareille allégation?

Le présent document traite des principales questions touchant la prestation du serment d’allégeance. On y examine les précédents survenus au Canada et en Grande-Bretagne, ainsi que certains des arguments qui pourraient être présentés.

LA CONSTITUTION

L’article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867 parce que :

Les membres du Sénat ou de la Chambre des communes du Canada devront, avant d’entrer dans l’exercice de leurs fonction, prêter et souscrire, devant le gouverneur général ou quelque personne à ce par lui autorisée, — et pareillement, les membres du conseil législatif ou de l’assemblée législative d’une province devront, avant d’entrer dans l’exercice de leurs fonctions, prêter et souscrire, devant le lieutenant-gouverneur de la province ou quelque personne à ce par lui autorisée, — le serment d’allégeance énoncé dans la cinquième annexe de la présente loi; […]

Le serment énoncé à la Cinquième Annexe se lit comme suit :

Je, A.B., jure que je serai fidèle et porterai vraie allégeance à Sa Majesté la Reine Victoria.

N.B. — Le nom du Roi ou de la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, alors reignant, devra être inséré, au besoin en termes appropriés.

Comme on peut le constater, il s’agit d’un serment d’allégeance au monarque, non pas au Canada ou à la Constitution canadienne.

Au Canada, le serment d’allégeance dérive du serment en usage au Parlement britannique, où un tel serment était devenu nécessaire en raison des conflits politiques et religieux du XVIe siècle. Ce serment avait à l’origine pour but d’affirmer la primauté du monarque britannique dans tous les domaines, tant ecclésiastiques que temporels. À ce titre, il visait principalement à empêcher les Catholiques d’occuper des postes gouvernementaux. (D’autres groupes religieux en ont aussi souffert indirectement jusqu’aux réformes du XIXe siècles.)

Depuis 1905, les députés ont été autorisés à "affirmer solennellement, sincèrement et véridiquement" que même s’ils ne pouvaient prêter serment, ils étaient quand même loyaux au monarque(1). Voici la formule utilisée de nos jours :

Je, ……………. affirme et déclare solennellement, sincèrement et véridiquement que d’après mes croyances religieuses, la prestation d’un serment est illégale, et j’affirme et déclare solennellement, sincèrement et véridiquement aussi que je serai fidèle et porterai une sincère allégeance à Sa Majesté la reine Elizabeth II.

LES SERMENTS ET LA CHAMBRE DES COMMUNES

Selon l’article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867, seuls les députés qui ont prêté le serment d’allégeance peuvent prendre leur siège à la Chambre des communes. Une fois que le directeur général des élections lui a fourni la liste des députés mandatés pour siéger au Parlement, le greffier ou un commissaire de la Chambre, fait prêter le serment d’allégeance à tous ces députés. Selon la sixième édition de Beauchesne, Rules & Forms of the House of Commons of Canada :

Ce n’est pas en prêtant serment qu’on devient député : au contraire l’assermentation doit succéder à l’élection. Faute d’avoir été régulièrement élu en conformité de la Loi électorale du Canada on ne saurait être admis à prêter serment (L.R.C. 1985, ch. E-2). Le serment a pour objet de permettre à un député d’occuper son siège à la Chambre. Comme le veut la loi, le député élu, dès que le greffier a reçu du directeur général des élections le rapport de son élection, peut de son élection, peut recevoir tout ce dont il a besoin dans l’accomplissement de ses fonctions publiques. Si, toutefois, pour une raison ou pour une autre, le député était empêché de prêter serment et de siéger à la Chambre, il ne pourrait toucher son indemnité sessionnelle(2).

Cette interprétation est conforme à celle qu’on trouve dans Erskine May, 21e édition, où il est dit qu’un député qui n’a pas prêté serment ne peut siéger et voter à la Chambre, mais qu’il a droit à tous les autres privilèges accordés aux députés, sauf à l’indemnité, étant donné qu’il « est considéré, tant par la Chambre que par la loi, comme habilité à siéger jusqu’à ce qu’on ait fait la preuve de l’existence d’un autre empêchement »(3). En fait, il est arrivé, dans des circonstances exceptionnelles, que des députés de la Chambre des communes britannique, qui n’avaient pas prêté serment, aient été nommés à des comités et aient servi en qualité de membre d’un comité.

Les dispositions de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, sont également en accord avec cette position. Dans la Partie IV de la Loi, qui traite de la rémunération des parlementaires, le paragraphe 55(2) prévoit que :

Pour l’application du présent article, la qualité […] de député [s’acquiert] au dernier jour fixé pour l’élection d’un député dans la circonscription électorale représentée.

OMISSION OU REFUS DE PRÊTER SERMENT

En 1875, un problème s’est posé lorsqu’on s’est rendu compte qu’un député n’avait pas prêté serment avant d’occuper son siège. La question a été soumise au Comité permanent particulier des élections et des privilèges qui a déposé son rapport le 8 mars 1875. Le Comité a fait remarquer qu’aucune sanction n’était prévue dans la Constitution ni dans aucune autre loi lorsqu’on avait omis de prêter le serment exigé. Le rapport concluait :

Le Comité est par conséquent d’avis que le siège de M. Orton, le député de Wellington-Centre, n’est pas en cause du fait qu’il a siégé et voté à l’honorable Chambre avant de prêter le serment, comme on l’a déjà dit.

Le Comité estime également qu’il faudrait rayer de la liste de scrutin et des journaux de la Chambre les votes déposés par M. Orton avant qu’il ne prononce le serment exigé, puisqu’il n’avait pas le droit de siéger et de voter jusqu’à ce qu’il ait prêté ce serment(4).

Les votes de ce député, pourtant dûment élu, n’ont pas été reconnus parce qu’il n’avait pas prêté serment; toutefois, le député en question n’a pas été disqualifié ni expulsé. On ne sait pas pourquoi M. Orton n’avait pas prêté ce serment; il semble qu’il se soit agi d’une omission et non d’un geste intentionnel et que, d’ailleurs, il ait régularisé sa situation en prêtant le serment dès qu’on porta la question à son attention.

Dans les années 1880, il y eut une série de décisions judiciaires, en Grande-Bretagne, concernant un certain M. Bradlaugh qui répugnait à prêter le serment d’allégeance. Divers changements avaient été apportés à la formulation du serment au cours du XIXe siècle, de manière à faire échec aux objections de différents groupes. Certains, comme les Quakers, s’opposaient à prêter quelque serment que ce soit en raison de motifs religieux, et ils en avaient été exemptés en vertu de diverses lois et autorisés, à la place, à faire une déclaration selon une formule établie. Le problème restait cependant entier pour les athées, c’est-à-dire les personnes qui n’avaient aucune croyance religieuse et qui, par conséquent, s’opposaient à la prestation d’un serment qui ne signifiaient rien pour elles.

M. Bradlaugh avait été élu à la Chambre des communes britannique en 1880 et, étant athée, il avait demandé d’être autorisé à faire une déclaration solennelle plutôt que de prêter serment, comme il était possible de le faire devant les tribunaux. La Chambre de lui permit, mais cela donna lieu à un litige sur la validité de ses votes, étant donné qu’il n’avait pas prêté le serment exigé. La Chambre des Lords soutint un peu plus tard qu’il n’avait pas le droit de faire une déclaration à la place d’un serment(5). M. Bradlaugh entreprit alors de prononcer le serment en question, mais la Chambre décida qu’on ne devrait pas l’autoriser à le faire, du fait que, en tant qu’athée, il ne se sentirait probablement pas lié par ce serment. Les tribunaux refusèrent de se prononcer sur son droit à prêter le serment(6). Par la suite, la Cour d’appel statua que M. Bradlaugh ne pouvait satisfaire aux exigences de la Loi, même s’il prêtait le serment en bonne et due forme, parce qu’il n’avait pas de croyances religieuses.

En 1886 cependant, M. Bradlaugh prêta serment en même temps que d’autres députés élus au nouveau Parlement. Le président refusa d’intervenir, déclarant qu’il n’avait pas d’autorité pour empêcher un député de prêter serment : « L’honorable député prête le serment à ses propres risques dans le cas où il serait traîné devant un tribunal »(7). Comme un commentateur l’a écrit à l’époque :

M Bradlaugh a alors pris place à son siège et a voté, courant toujours le risque que les légistes de l’État n’intentent des poursuites contre lui en raison des peines qui lui ont déjà été imposées et qu’ils ne prouvent, à la satisfaction du jury, qu’il n’avait pas prêté serment selon l’esprit du Parliamentary Oaths Act parce qu’il n’avait pas de croyances religieuses(8).

Deux ans plus tard, en 1888, la loi fut modifiée afin de permettre à quelqu’un de faire une déclaration plutôt qu’un serment. Quoique portant davantage sur les déclarations que sur les serments, l’affaire Bradlaugh illustre la nécessité de prêter le serment ou de faire une déclaration solennelle, de même que la portée et les limites des examens que peuvent faire les tribunaux et le Parlement.

Aucun député ou sénateur canadien ne semble avoir refusé de prêter le serment d’allégeance. Un député qui refuserait de prononcer le serment ou de faire une déclaration solennelle ne pourrait occuper son siège, ni retirer son indemnité sessionnelle. Parmi les diverses personnes élues à la Chambre des communes du Canada, un bon nombre auraient pu répugner, pour diverses raisons, à prononcer le serment en question; toutefois, aucune ne semble avoir négligé ou refusé de le prêter ou de faire une déclaration solennelle.

VIOLATION DU SERMENT D’ALLÉGEANCE

Refuser de prêter le serment d’allégeance est une chose, violer le serment prononcé en est une autre. Selon une des premières éditions de Beauchesne :

Le député qui violerait son serment s’exposerait à la peine de se voir refuser accès à son siège à la Chambre des communes. Il peut lui être interdit de participer aux séances sans qu’il cesse d’être membre du Parlement. Dans un cas très grave, on peut adopter un bill tendant à annuler son élection. Lorsqu’il y état de guerre, il peut arriver qu’un député fasse, en dehors ou sur le parquet de la Chambre, des déclarations nuisibles au Canada et favorables à l’ennemi. Il violerait du coup son serment, attendu que l’allégeance au Roi signifie l’allégeance à la Partie. Le délit deviendrait passible d’une peine de la part de la Chambre. Le pouvoir de juger les crimes de trahison fait partie des attributions du Parlement dans tous les pays(9).

Joseph Howe, de Nouvelle-Écosse, fut l’un des premiers à s’opposer à la Confédération et prit la tête des forces anti-fédéralistes de cette province. Il fut élu à la Chambre des communes en 1867. Un historien a écrit à son sujet :

Malgré les menaces prononcées par Howe dans sa correspondance privée vers l’Angleterre, il affirma au Major général Hastings Doyle, qui devait bientôt remplacer Williams comme gouverneur, qu’il aurait uniquement recours à des moyens constitutionnels pour tenter d’obtenir la révocation. Howe ne voulait donc pas enfreindre les lois, ni la loi constitutionnelle. Il n’était pas seulement disposé à occuper son siège, mais il emprunta également 1 000 dollars à W.J. Stairs pour pouvoir faire le voyage jusqu’à Ottawa(10).

Les anti-fédéralistes de la Nouvelle-Écosse soutenaient que le fait de siéger au Parlement fédéral constituait une acceptation de fait de l’union et de la confédération. Néanmoins, Howe prêta serment et occupa son siège à la Chambre des communes. Les députés fédéraux de la Nouvelle-Écosse participèrent à la première session du Parlement fédéral et demeurèrent à Ottawa malgré la pression croissante qu’exerçaient les habitants de leur province pour les inciter à partir. Dans son premier discours à la Chambre des communes, Howe défendit le droit des anti-fédéralistes de s’insurger contre « une simple loi du Parlement », mais John A. Macdonald fit remarquer que Howe n’avait pas juré de s’insurger. Howe prit souvent la parole à la Chambre, mais, conscient qu’il donnait prise à la critique en Nouvelle-Écosse, il demeura à l’écart du gouvernement et de l’opposition. Il déclara qu’il avait l’intention de « […] conserver une attitude indépendante à titre d’anti-fédéraliste, ne demandant rien et n’acceptant rien jusqu’à ce que le Parlement [britannique] se prononce en notre faveur ou contre nous, et qu’il se plierait alors aux circonstances, après consultation avec nos amis »(11). En plus de travailler à la révocation de la loi de l’union, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (connu maintenant sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867), Howe laissa également entendre qu’il faudrait peut-être remettre en question nos liens avec la Grande-Bretagne, une position plutôt révolutionnaire pour l’époque.

Quelques années plus tard, Louis Riel fut élu à la Chambre des communes pour représenter la circonscription de Provencher, d’abord à l’occasion d’une élection partielle, en 1873, et, par la suite, aux élections générales de 1874. À la suite de sa victoire de 1874, Riel, qui cherchait à éviter d’être arrêté, se rendit à Hull. Le 30 mars 1874, il traversa la rivière des Outaouais avec un autre député, Romuald Fiset, et se rendit à la Chambre des communes pour signer le registre des députés et prêter le serment d’office. Cela étant fait, il s’empressa de retourner à Hull où il fut arrêté. Il semble que le greffier de la Chambre, qui faisait prêter le serment, n’a pas reconnu Riel jusqu’à ce qu’il parte(12).

Riel avait été élu conformément à la loi et avait été assermenté; son nom avait été inscrit au procès-verbal, mais il n’a pas eu recours à l’un ou l’autre de ses privilèges de député(13). La Chambre des communes lui ordonna de comparaître en Chambre, ce qu’il ne pouvait faire de crainte d’être arrêté, et, après un débat orageux, il faut expulsé sous prétexte qu’il n’avait pas respecté l’ordre donné. De toute manière, on ne l’a jamais accusé d’avoir refusé de prêter serment ni d’avoir manqué à son serment.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Bloc populaire fut constitué en réponse à la conscription. Créé en 1942, le parti comptait quatre députés en 1944. Aux élections générales de 1945, il n’en fit élire que deux. Rien n’indique cependant que leur présence souleva la question du serment d’allégeance.

Ce fut également dans les années 1940 que Fred Rose fut élu à la Chambre des communes. Quelqu’un a déjà fait remarquer que « étant donné que M. Rose a été reconnu coupable d’espionnage à la suite de procès qui se sont déroulés en 1946, il serait difficile de dire si le fait qu’il ait accepté de prêter le serment d’allégeance crée un précédent quelconque »(14). Rose a été expulsé de la Chambre après sa condamnation, mais non parce qu’il avait violé son serment d’allégeance.

La Chambre des communes pouvait prendre des sanctions contre un député lorsqu’il s’avérait que celui-ci avait violé son serment d’allégeance. Dès le début, la Chambre des communes du Canada s’est réservé le droit de discipliner ou de rejeter un de ses membres, ou d’empêcher un élu de prendre son siège. À proprement parler, il s’agit là des privilèges de la Chambre et de ses membres et du pouvoir propre à la Chambre de s’administrer comme bon lui semble, plutôt que de critères à respecter. Il existe de nombreux exemples de l’exercice de cette pratique, tant au Canada que dans les autres systèmes parlementaires. Au Canada, des expulsions ont eu lieu avant la Confédération, dans les années 1800, 1829, 1831 et 1858. Il est souvent arrivé que des membres aient contesté le droit d’autres membres de siéger et de voter. Outre l’expulsion de Louis Riel, on a mené bon nombre d’enquêtes sérieuses sur la question de savoir s’il convenait que certains membres continuent d’occuper leur siège. Il s’agissait dans la plupart des cas d’allégation d’infraction criminelle; quelqu’un a cependant souligné « l’empressement de la Chambre à recourir à l’expulsion, même lorsqu’il n’y avait pas eu infraction à une loi, à condition, peut-être, que le parti puisse supporter la pression »(15).

Bien que la Chambre expulse rarement un membre élu, elle l’a quand même fait deux fois dans le cas de Louis Riel, en 1874-1875, ainsi qu’en 1891 pour Thomas McGreevy et en 1947 pour Fred Rose. Dans deux de ces cas, la Chambre n’a pas adopté officiellement une motion d’expulsion. À l’occasion de la seconde expulsion de Riel, la Chambre a simplement fait remarquer qu’il semblait avoir « été déclaré hors-la-loi pour trahison, » et qu’il était par conséquent privé de l’exercice de ses droits; dans le cas de Rose, elle a simplement déclaré celui-ci «incapable de siéger ou de voter dans cette Chambre » lorsqu’il a été emprisonné (16). Dans aucun de ces cas, même dans celui de Rose, qui avait été reconnu coupable de trahison, la question du viol du serment d’allégeance n’a pas été soulevée.

SITUATION DANS LES ASSEMBLÉES LÉGISLATIVES PROVINCIALES

Aux termes de l’article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867, les membres des diverses assemblées législatives provinciales canadiennes doivent prêter le même serment que les députés fédéraux.

Des partisans de diverses formes de séparation ont été élus aux assemblées législatives provinciales canadiennes. Immédiatement après la Confédération, par exemple, les anti-fédéralistes ont pris le contrôle de l’assemblée législative de la Nouvelle-Écosse et, un peu plus tard, ont constitué le gouvernement. Rien n’indique cependant que cette situation ait soulevé la question du serment d’allégeance.

Le cas le plus récent et le plus sérieux est celui de l’élection du Parti québécois, en 1976, au Québec. On avait écrit dans un journal que les membres du Parti québécois, face à la nécessité de prêter le serment, avaient décidé « de se croiser les doigts »(17). Une explication plus rationnelle veut que le serment ait été considéré comme un serment envers la Reine du chef de la province, puisque la Couronne au Canada est divisible. À ce titre, la reine représente l’État (ou la province), et elle est un symbole plutôt qu’une personne identifiable.

Depuis 1982, on demande aux membres de l’Assemblée nationale du Québec de prêter un deuxième serment. L’article 15 de la Loi sur l’Assemblée nationale, L.R.Q., ch. A-23.1, porte que : « Un député ne peut siéger à l’Assemblée avant d’avoir prêté le serment ou fait la déclaration solennelle prévue à l’annexe I. » L’annexe I contient le serment ou la déclaration solennelle qui suit :

Je, (nom et prénom du député), jure (ou déclare solennellement) que je serai loyal envers le peuple du Québec et que j’exercerai mes fonctions de député avec honnêteté et justice dans le respect de la constitution du Québec.

Selon le Manuel des membres de l’Assemblée nationale :

Les auteurs de droit parlementaire (Beauchesne, 4e éd., p. 14) affirment que le serment d’allégeance à la reine prescrit par l’article 128 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique signifie l’allégeance à la Patrie, tandis que le serment prévu à l’article 15 de la Loi sur l’Assemblée nationale en est un de loyauté au peuple et à la constitution du Québec(18).

Cette distinction entre les deux serments, ainsi que la signification donné au serment exigé en vertu de la Constitution, permet probablement aux députés qui pourraient autrement s’y opposer de prêter le serment en question.

SITUATION DANS D’AUTRES PAYS

Des partis et des députés « séparatistes » ont également été élus dans d’autres pays. Encore une fois, on n’a pu trouver cependant que peu d’exemples précis de personnes ayant omis ou refusé de prêter un pareil serment d’allégeance, ou encore des allégations voulant qu’un député ait violé son serment.

En Grande-Bretagne, des membres de partis nationalistes gallois ou écossais ont été élus à la Chambre des communes britannique. Ces personnes ont préconisé la dévolution et d’autres formes de restructuration politique. Comme elles ne s’opposaient pas nécessairement au maintien de la monarchie, le serment d’allégeance à la Couronne ne leur posait pas de difficulté.

Le cas des députés catholique irlandais qui préconisent la réunification de l’Irlande du Nord à la république d’Irlande (Eire) est beaucoup plus délicat. Les membres de Sein Fein, la section politique de l’IRA (Irish Republican Army), et d’autres éprouvent probablement certaines difficultés à jurer allégeance au monarque britannique. On ne connaît cependant aucun cas d’un membre dûment élu qui aurait refuser de prêter ce serment, ou qui aurait été accusé de l’avoir violé.

Des problèmes se posaient toutefois en Eire avant que celle-ci devienne une république. Les députés du Parlement de « l’État libre d’Irlande, » comme on l’appelait alors, devaient, de par la Constitution, prêter serment d’allégeance à la Couronne britannique(19).

De la même manière, au fur et à mesure que les anciennes colonies de l’empire britannique accédaient à l’indépendance, il y eut certainement des législateurs élus qui préconisaient l’indépendance, la séparation de la Grande-Bretagne, et d’autres politiques qui n’étaient pas nécessairement en accord avec le serment d’allégeance. Pourtant, la question ne semble pas avoir provoqué de remous.

En 1920, l’Assemblée des représentants d’Australie a expulsé un de ses membres, Hugh Mahon, pour les raisons suivantes :

s’être, en tenant des propos séditieux et déloyaux dans une réunion publique […]. Rendu coupable d’une conduite qui l’empêche de demeurer un membre de cette Chambre et qui contrevient au serment d’allégeance qu’il a prêté en tant que membre de cette Chambre. […](20)

Il s’agit pratiquement du seul cas que nous ayons découvert d’un législateur qui a perdu son siège pour avoir violé son serment d’allégeance. Il semble cependant que ce cas ait été fondé tant sur des motifs politiques et personnels que sur des motifs juridiques.

QUE PEUT-ON CONSIDÉRER COMME UNE VIOLATION DU SERMENT?

Nous ne semblons disposer d’aucun exemple pouvant nous indiquer ce qui constitue une violation du serment d’allégeance. Le respect d’un serment ou d’une déclaration est essentiellement une question de valeurs morales. On estime en général que les gens ne prennent pas ces choses à la légère et qu’ils s’estiment liés par un serment ou une déclaration de cette nature. Toutefois, c’est vraisemblablement une question de conscience, car quelqu’un pourrait bien mentir en prêtant serment. Tout comme des témoins mentent devant le tribunal, bien qu’ils aient juré de dire la vérité, les gens violent parfois leur serment. De plus, à une époque d’une moins grande ferveur religieuse, il est probable que bon nombre de personnes ne soient pas aussi impressionnées par les serments que ce n’était le cas autrefois.

La violation d’un serment entraîne généralement des sanctions. Un témoin qui viole son serment dans un tribunal peut être accusé de parjure ou d’outrage au tribunal. Lorsqu’il s’agit d’un législateur, c’est à l’assemblée législative dont il est membre qu’il incombe de punir la violation. L’assemblée peut alors adopter une motion de blâme ou, dans les cas les plus graves, décider d’expulser l’accusé.

Il peut être très difficile d’établir si un politique a violé son serment. Il serait probablement facile de le faire dans un cas patent de trahison. Dans la plupart des autres cas, toutefois, l’établissement d’une telle violation varierait selon l’interprétation donnée au serment et selon la conception qu’on se fait de l’allégeance et de la loyauté.

Lorsqu’ils prêtent serment d’allégeance, certains estiment le faire non pas tant envers la reine en tant que personne qu’envers la Couronne en tant que symbole. La rein peut être perçue comme la représentante ou le symbole de l’État, soit à l’échelle du pays, soit à celui de la province, ou comme la représentation d’une forme de gouvernement démocratique et constitutionnel.

Il est extrêmement difficile de dire quelles activités pourraient constituer une violation du serment d’allégeance. S’agit-il de critère objectifs ou subjectifs? Une personne pourrait bien estimer honnêtement que les gestes qu’elle pose sont en accord avec son serment, alors que d’autres pourraient soutenir le contraire. De plus, si le serment est prêté à la reine en tant que représentante ou symbole d’un régime parlementaire et démocratique, alors, tant qu’on ne préconise pas un renversement illégal ou violent du gouvernement, on pourrait bien prétendre qu’on demeure fidèle à son serment.

Dans un tribunal, il peut être relativement simple de déterminer si un témoin dit la vérité, conformément au serment qu’il a prêté. Mais dans le cas de concepts comme « ’allégeance », il est beaucoup plus difficile de le faire. Ce qu’une personne estime dans l’intérêt supérieur du pays, d’autres peuvent le juger contraire à ces intérêts. Quelqu’un pourrait croire en toute honnêteté qu’une forme de gouvernement communiste serait profitable au peuple. Cela serait-il contraire à son serment d’allégeance? Les moyens utilisés pour atteindre le but font-ils une différence? Tous n’ont pas nécessairement la même conception de ce qu’est la loyauté au Canada, mais dans la mesure ou une personne cherche à atteindre son but par des moyens légaux, démocratiques et parlementaires, on pourrait soutenir que cette personnes est loyale et qu’elle n’a pas violé son serment d’allégeance.

On pourrait également faire une distinction entre ceux qui préconisent une nouvelle entente constitutionnelle et ceux qui cherchent à diviser le pays. De plus, les députés qui représentants les intérêts de leurs électeurs pourraient être considérés en conflit avec « l’intérêt national ». De la même manière, l’éclatement du pays pourrait, en soi, ne pas constituer une violation du serment : le serment est prêté à la reine, et la reine pourrait demeurer le chef d’État des parties qui composent ce pays (c’est, semble-t-il, la politique du Parti nationaliste écossais, en Grande-Bretagne).

Le 1er novembre 1990, le Président de la Chambre a déclaré : « Votre Président n’est pas autorisé à porter un jugement sur les circonstances dans lesquelles, ou la sincérité avec laquelle, un député dûment élu prête le serment d’allégeance. L’importance que revêt ce serment pour chaque député est affaire de conscience et il doit en être ainsi »(21). Il a également ajouté :

[…] on ne doit dans aucune mesure permettre que le fait que le point de vue d’un député soit combattu vigoureusement par d’autres députés diminue le droit de ce député de présenter son point de vue.

L’histoire du régime parlementaire au Canada et en Grande-Bretagne révèle bien des précédents pour ce qui concerne la présence à la Chambre de députés dûment élus dont l’objectif ultime est en désaccord avec le statu quo constitutionnel — voir hostile à celui-ci.

Seule la Chambre peut examiner la conduite de ses membres et elle seule peut prendre des mesures, si elle décide que des mesures s’imposent. Si la Chambre décidait qu’un député a commis quelque outrage, c’est à elle qu’il appartiendrait alors de prendre les dispositions voulues(22).

CONCLUSION

Il importe de comprendre quel est le but des serments d’allégeance. On s’attend à ce que les personnes élues ou nommées à des charges publiques soient loyales et fidèles car elles occupent des postes de confiance. En prêtant le serment d’allégeance, elles promettent de se conduire de façon « patriotique » et conforme à l’intérêt supérieur du pays. Le serment rappelle également aux personnes qui le prêtent les obligations et les fonctions sérieuses qu’elles assument. Les serment n’ont rien de magique, mais ils jouent un rôle important comme symboles.

Il existe diverses formes de serment. Le Canada et la plupart des pays du Commonwealth ont adopté un serment d’allégeance au chef de l’État. D’autres pays utilisent également des serments d’allégeance au pays, au peuple ou à la Constitution. En Hollande, la personne doit en outre affirmer sous serment, ou déclarer solennellement, qu’elle n’a d’obligation envers aucune autre personne. On peut ajouter diverses variantes à ces serments, par exemple, pour favoriser les traditions démocratiques. Dans une certaine mesure, le choix du thème du serment dépend des valeurs de la société et de ce qu’elle considère comme les clefs de voûte de son régime politique.

La Couronne a joué un rôle important dans l’évolution historique du Royaume-Uni. Le choix d’un serment d’allégeance au monarque s’explique par les luttes religieuses entre catholiques et protestants, ainsi que les discussions sur les chefs religieux. Lorsque la Constitution canadienne a été rédigée, on a importé la tradition britannique. Il aurait été possible de modifier la nature du serment que doivent prêter les législateurs du Canada au cours de l’évolution du pays vers sa totale indépendance, qui s’est soldée par le rapatriement de la Constitution, en 1982. Cependant, le serment est encore pertinent puisque la reine est toujours le chef d’État du Canada; toutefois, la monarchie n’est plus comme avant le pivot du système politique canadien. En fait, bon nombre de Canadiens s’interrogent sur le bien-fondé d’avoir un monarque, surtout si celui-ci habite un autre pays et qu’il est considéré comme un « étranger ». D’autres estiment que la Couronne est un vestige d’un passé colonialiste ou impérialiste. Par ailleurs, le serment n’est pas prêté à la reine en tant que personne, mais en tant que symbole ou personnification du pays, de sa constitution et de ses traditions, ainsi que de principes comme la démocratie.

Au Canada, il est absolument impossible de siéger au Parlement fédéral ou dans une assemblée provinciale et d’y voter, si on n’a pas d’abord prêté le serment d’allégeance. Pour changer cela, il faudrait modifier la Constitution canadienne; toutefois, on ne sit pas très bien s’il est possible de le faire en vertu de la formule générale d’amendement (résolution du Parlement et des assemblées législatives adoptée par deux-tiers des provinces comptant au moins 50 p. 100 de la population) ou s’il faudrait obtenir l’unanimité. (On pourrait soutenir que c’est l’affaire des seules assemblées concernées, mais pareil geste serait sans doute contesté.)

Cependant, le fait de ne pas prêter serment n’entraîne aucune sanction, mais le député concerné ne peut ni siéger, ni voter, ni toucher de rémunération. La Chambre des communes pourrait vraisemblablement expulser quelqu’un qui refuserait systématiquement de prêter serment, ou même déclarer son siège vacant. Toutefois, pareille mesure serait probablement contestée en vertu de la Charte des droits et libertés.

Lorsqu’un député a prêté le serment d’allégeance, ce qui l’autorise à occuper son siège et à voter à la Chambre, la seule autre question qui pourrait être soulevée à ce sujet serait celle de la violation du serment. La Chambre des communes peut expulser ou punir par d’autres moyens les députés qui manquent à leur serment. Il ne semble exister aucun précédent à ce sujet et, étant donné le caractère imprécis de cette notion, il faudrait probablement surmonter d’énormes difficultés pour établir la validité d’allégations de cette nature. En fin de compte, il faudrait sans doute trouver une solution politique, bien que la Charte des droits et libertés pourrait probablement être invoquée dans certaines circonstances.

 


(1) Arthur Beauchesne, Règlement annoté et formulaire de la Chambre des communes du Canada, 4e Édition, Toronto, The Carswell Company Limited, 1958, au paragraphe 15, p. 13. Cela aurait été fait au moyen d’instructions portant le paragraphe et le sceau royal en date du 15 juin 1905. On se demande comment une instruction royale peut, légalement, modifier une disposition constitutionnelle; la question ne semble pas avoir été soulevée. Selon des éditions postérieures de Beauchesne (voir par exemple la sixième édition, 1989, paragraphe 243), la Loi sur les serments d’allégeance, L.R.C. (1985), ch. 0-1, permet aux députés qui s’opposent à la prestation d’un serment de faire une déclaration solennelle si le serment est contraire à leurs croyances religieuses ou s’ils n’ont pas de croyances religieuses. Toutefois, cela semble impossible, étant donné qu’une loi du Parlement fédéral ne peut être substituée à une disposition constitutionnelle.

(2) Alistair Fraser, W.F. Dawson, and John A. Holtby, Beauchesne’s Rules & Forms of the House of Commons of Canada, sixième édition, The Carswell Company Limited, Toronto, 1989, paragraphe 242(2), p. 68 (traduction).

(3) C.J. Boulton, éd., Erksine May’s Treatise on the Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, vingt et unième édition, Londres, Butterworths, 1989, p. 231 (traduction)

(4) Journaux de la Chambre des communes du Canada, 1875, p. 176 (traduction).

(5) Clark v. Bradlaugh, (1882-83), 8 App. Ca. 354 (H.L.), en appel de (1880-81), 7 Q.B.D. 38 (C.A.).

(6) Attorney-General v. Bradlaugh (1884-85), 14 Q.B.D. 667.

(7) Extrait de The Law and Custom of the Constitution, Sir William R. Anson, 4e édition, réédition révisée, Oxford, 1911, volume I, p. 93 (traduction).

(8) Ibid., p. 93 (traduction). Ce texte contient un exposé détaillé sur l’affaire Bradlaugh, p. 89 à 95.

(9) Arthur Beauchesne, Règlement annoté et formulaire de la Chambre des communes du Canada, 4e édition, Toronto, The Carswell Company Limited, 1958, au paragraphe 16(2), p. 14.

(10) Kenneth George Pryke, « Nova Scotia and Confederation, 1864-1870 », thèse de doctorat, Université Duke, 1962, p. 147 (traduction).

(11) Ibid., p. 152-153 (traduction). Voir aussi J. Murray Beck, Joseph Howe, vol. II, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1983, p. 223.

(12) Thomas Flanagan, Louis « David » Riel : « Prophet of the New World, » Toronto, University of Toronto Press, 1979, p. 42; William McCartney Davidson, Louis Riel, 1844-1885, Calgary, The Albertan Publishing Company Ltd., 1955, p. 110; Hartwell Bowsfield, Louis Riel : The Rebel and the Hero, Toronto, Oxford University Press, 1971, p. 70; G.F.G. Stanley, Louis Riel : Patriot or Rebel?, The Canadian Historical Association, brochure no2, Ottawa, 1979, p. 14.

(13) Norman Ward, The Canadian House of Commons : Representation, Toronto, University of Toronto Press, 1950, p. 70. Voir également op. Cit. En note 11.

(14) Ibid., p. 79 (traduction).

(15) Ibid., p. 72 (traduction).

(16) Norman Ward, Dawson’s the Government of Canada, 6e édition, Toronto, University of Toronto Press, 1987, p. 105. En 1986, on a contesté, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, le droit de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse d’expulser un député dûment élu qui avait plaidé coupable à une accusation d’infraction criminelle. La cour a déclaré que l’Assemblée législative avait le pouvoir d’expulser un député, mais qu’elle ne pouvait l’empêcher de se présenter de nouveau.

(17) Charles Lynch. « Bloc Québécois : Members make oaths of office seem ridiculous », The Ottawa Citizen, 29 juillet 1990 (traduction).

(18) Assemblée Nationale, Manuel des membres de l’Assemblée nationale, 1986, chapitre 2.1, p. 2.

(19) Donald O’Sullivan, The Irish Free State and Its Senate, Londres, Faber and Faber Limited, 1940; J.L. McCraken, Representative Government in Ireland, Londres, Oxford University Press, 1958; Timothy Patrick Coogan, Ireland Since the Rising, Londres, Pall Mall Press, 1966.

(20) Australia, House of Representatives, Votes and Proceedings (1920-21), p. 431. Voir aussi Parliamentary Debates, 1920-21, vol. XCIV, p. 6283-6284, 6327-6328 et 6382-6475.

(21) Chambre des communes, Débats, le 1er novembre 1990, p. 14970.

(22) Ibid.