Direction de la recherche parlementaire


PRB 99-1F

LA DÉFINITION DU SANS-ABRI

Rédaction :
Lyne Casavant
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999


La définition du sans-abri est au centre d’enjeux politiques importants. Il faut dire qu’une telle définition influe directement sur les évaluations quantitatives du nombre de personnes touchées par ce drame et, par conséquent, sur l’ampleur des ressources devant y être consacrées. Ainsi, par exemple, l’usage de définitions plus englobantes fait augmenter le nombre des sans-abri et suppose une réévaluation des critères d’accès à des logements convenables et des politiques de construction de logements à prix modiques ainsi que du financement des services destinés à cette population.

Dans cette partie, nous traitons brièvement des diverses définitions utilisées dans la littérature qui traite de l’itinérance et nous nous penchons sur certaines difficultés méthodologiques qui découlent de l’absence de consensus concernant la définition du sans-abri.

À la recherche d’une définition du sans-abri

Le lien entre l’abri et les sans-abri semble évident à première vue. Être un « sans-abri », c’est ne pas avoir d’abri pour se loger. Dans les faits, pourtant, la question entourant ce lien est complexe et se traduit par un ensemble de définitions du phénomène. Ainsi, à la question « qui ranger sous l’étiquette de sans-abri », force est de constater l’existence de plus d’une réponse. Certains auteurs soutiennent d’ailleurs qu’il y a presque autant de définitions que de recherches qui ont traité du sujet. Cela dit, les variations dans les définitions sont importantes et pour en rendre compte, plusieurs chercheurs parlent d’un continuum de définitions du sans-abri.

À l’une des extrémités de ce continuum, on définit le « sans-abri » en se référant uniquement à l’absence d’un abri, entendu dans son sens technique. Notons qu’il s’agit de toute évidence de la façon la plus restrictive de se représenter le phénomène des sans-abri. D’ailleurs, bien qu’une grande proportion de la population adopte cette définition en réservant le terme « sans-abri » exclusivement aux personnes qui vivent dans la rue ou dans des refuges d’urgence et que tous les chercheurs et les intervenants s’entendent pour dire que ces personnes doivent être qualifiées de sans-abri, plusieurs estiment qu’une telle définition est trop restrictive.

À l’autre extrémité du continuum, certains chercheurs proposent une définition large et englobante du phénomène. C’est le cas, par exemple, de la définition que les Nations Unies ont retenue à l’occasion de la déclaration de l’Année internationale du logement des sans-abri. Selon cette définition, un « sans-abri » c’est autant une personne qui n’a pas de domicile et qui vit dans la rue ou dans les refuges, qu’une personne qui n’a pas accès à un abri convenable, c’est-à-dire un abri qui répond à certains critères de base jugés essentiels tant pour la santé que pour le développement humain et social. On pense notamment ici à un accès à des installations sanitaires et à l’eau potable, à la garantie d’occupation, à la protection contre les intempéries, à la sécurité des personnes, à un accès à l’éducation, au travail et aux services de santé, etc. Il faut voir que le droit à un abri est un principe humanitaire élémentaire reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme :

Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires; elle a droit a la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté(1).

La définition des Nations Unies reconnaît donc que l’absence ou la très grande précarité d’un abri pose un certain nombre de problèmes qui contribuent grandement à la détérioration des conditions de vie. Songeons, entre autres, à la difficulté de maintenir des liens affectifs, d’obtenir des services, de protéger ses biens personnels et d’assurer sa sécurité physique. Cette difficulté pour les sans-abri d’accéder à un espace privé convenable, pouvant leur permettre de se préparer pour le travail ou l’école et de prodiguer et recevoir des soins et de l’attention, les confinerait dans cet espace d’extrême pauvreté(2). Selon la définition des Nations Unies, il importe donc de considérer comme « sans-abri » les personnes qui, parce qu’elles habitent des logements inadéquats, risquent grandement de basculer dans l’itinérance de rue(3).

Entre ces deux définitions situées aux extrêmes du continuum, plusieurs chercheurs proposent leur définition du sans-abri. Chacune de ces définitions apporte une nuance, une exception qui rend néanmoins toute tentative de comparaison des résultats à peu près impossible. Pour ne donner qu’un exemple, indiquons que le Comité des sans-abri de la Ville de Montréal a adopté, en 1987, la définition suivante des sans-abri, qui a par la suite été reprise par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec dans le document intitulé La Politique de la santé et du bien-être(4) :

La personne qui n’a pas d’adresse fixe, de logement stable, sécuritaire et salubre pour les 60 jours à venir, à très faible revenu, avec une accessibilité discriminatoire à son égard de la part des services, avec des problèmes de santé mentale, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de désorganisation sociale et dépourvue de groupe d’appartenance stable(5).

Ceux qui prônent cette définition soutiennent qu’elle a l’avantage de tenir compte de la complexité des problèmes à l’oeuvre dans la dynamique de l’itinérance. Toutefois, cette définition demeure, tout comme celles présentées précédemment, sujette à interprétation. Comment en effet doit-on définir l’abri? Est-ce qu’une voiture, un édifice désaffecté ou une même une caravane peuvent être considérés comme un abri? Quoi faire par ailleurs des individus qui dorment chez des amis, de la femme victime de violence conjugale qui demande une aide sous forme d’hébergement, de l’ex-détenu qui réside temporairement dans une maison de transition ou même du toxicomane qui suit une cure de désintoxication dans un centre réservé à cet effet? Faut-il considérer toutes ces personnes comme des sans-abri?

Dans l’ensemble, il est évident que toutes les définitions des sans-abri sont sujettes à une interprétation et reflètent un point de vue. En outre, il est tout aussi évident que toutes les définitions sont soumises à des considérations d’ordre temporel. L’état changeant des personnes qui vivent des expériences dans le monde de l’itinérance pose en fait un certain nombre de difficultés lorsqu’on tente de définir la population touchée par ce drame. Mentionnons à cet égard que l’itinérance n’est pas une caractéristique de l’individu mais bien une situation de vie qui peut être temporaire, périodique ou plus ou moins permanente. Des études longitudinales ont d’ailleurs permis de montrer que l’absence de logis pendant une longue période n’est pas commune, du moins en Amérique du Nord(6). Certains chercheurs américains et canadiens soutiennent d’ailleurs que le « modèle typique des sans-abri semble en être un d’instabilité résidentielle plutôt que d’absence constante de logement pendant une longue période »(7). En conséquence, plusieurs chercheurs ajoutent un critère temporel à leur définition des sans-abri. Ainsi, selon eux, pour être qualifiée de sans-abri une personne doit avoir été sans logement pendant un certain nombre de jours ou de semaines.

Trois types de sans-abri

Cette question concernant la durée constitue une préoccupation importante pour l’ensemble des personnes qui s’intéressent au phénomène des sans-abri. Dans bien des cas d’ailleurs, la durée de la situation de sans-abri devient l’élément discriminant permettant de distinguer le niveau de difficulté variable vécu par les personnes en cause. L’une des tentatives de catégorisation des sans-abri la plus répandue consiste à diviser l’ensemble de la population en trois sous groupes : le sans-abri chronique; le sans-abri cyclique; et le sans-abri temporaire(8).

Le groupe des sans-abri chroniques permet de rendre compte des personnes qui vivent en marge de la société et qui font souvent face à des problèmes d’alcool, de drogue ou même de maladie mentale.

Le groupe des sans-abri cycliques permet quant à lui de rendre compte des individus qui perdent leur logement par suite de divers changements de situation de vie, tels la perte d’un emploi, un déménagement, ou des séjours en prison ou dans un hôpital. Parmi ceux et celles qui doivent fréquenter périodiquement des foyers d’hébergement ou des soupes populaires, on compte des femmes victimes de violence familiale, des jeunes fugueurs, des chômeurs, des personnes récemment libérées d’un centre de détention ou d’une institution psychiatrique, etc.

Finalement, on retrouve le groupe des sans-abri temporaires, qui rend compte de ceux et celles qui perdent leur logement pendant une période relativement courte et temporaire. Parmi les personnes susceptibles d’être incluses dans cette catégorie, notons celles qui perdent leur logement à la suite d’une catastrophe naturelle (incendie, inondation, guerre), et celles qui voient leur situation économique et personnelle se modifier par suite d’une séparation, d’une perte d’emploi, etc. Enfin, notons que certains chercheurs ne considèrent pas les sans-abri temporaires comme des sans-abri. Ces personnes sont donc exclues de certaines études.

Les enjeux méthodologiques

La diversité des définitions utilisées dans la littérature sur l’itinérance constitue un obstacle bien réel au plan de la recherche. D’abord, comme il arrive souvent que les chercheurs ne précisent pas, dans la présentation des résultats, la définition qu’ils ont retenue aux fins de l’étude et la méthode qu’ils ont privilégiée pour procéder au repérage des sans-abri, il devient très difficile de procéder à des études comparatives. Les variations importantes du nombre de sans-abri dans un même pays ou une même ville s’explique pourtant par la définition retenue par les chercheurs et la méthode utilisée pour procéder à la recherche.

Toutes les définitions posent certaines difficultés au plan de leur mise en œuvre. Les défis sont d’ailleurs considérables pour la recherche : choix de terrain de cueillette, évaluation de la représentativité de l’échantillon, capacité de généralisation des résultats, comparaison des résultats, etc. Au Canada, la plupart des chercheurs adoptent la définition retenue par les Nations Unies. Cependant, cette définition est difficile à manier d’un point de vue méthodologique. Comment en fait repérer les personnes qui vivent dans des logements qui ne répondent pas aux critères de base des Nations Unies? Compte tenu de ces difficultés, la plupart des recherches empiriques canadiennes se fondent sur la première partie de la définition des Nations Unies ¾ les sans-abri sont ceux qui n’ont pas de logement. Les méthodes de recherche sont donc axées sur les services destinés aux sans-abri. On appuie donc la définition sur un plan théorique mais, en pratique, on n’en utilise qu’une partie. Au Canada, néanmoins, on reconnaît que ces méthodes ne permettent pas de donner un portrait global du phénomène, qui se voit donc, compte tenu de la méthode utilisée, sous-évalué.

Outre l’ensemble des difficultés de conceptualisation du phénomène des sans-abri, difficultés qui se matérialisent par l’absence de consensus concernant sa définition, il faut souligner qu’aucune définition n’a été appliquée de façon systématique dans les études qui traitent des sans-abri. Il y a donc absence de consensus en ce qui a trait à la définition des sans-abri ainsi qu’aux méthodes de mesure du phénomène, c’est-à-dire les critères opérationnels permettant de définir qui la définition inclut et qui elle exclut.

En bref

En définitive, deux questions se posent quant aux études qui portent sur les sans-abri. D’abord, il faut comprendre la définition prônée par les chercheurs et, ensuite, la méthode utilisée pour repérer les sans-abri. Dans l’ensemble, il importe de retenir que l’appellation « sans-abri » désigne des réalités diverses. Certains rangent sous cette même étiquette des personnes qui vivent avec des amis, des femmes qui vivent pour une courte période dans des maisons d’hébergement pour femmes violentées, des prisonniers, etc. Il convient donc de rappeler simplement qu’isolés de leur contexte, les résultats de recherche ne veulent rien dire.


(1) Déclaration universelle des droits de l’Homme, article 25, paragraphe 1. (Le gras est de nous).

(2) Conseil canadien de développement social, Les sans-abri au Canada : rapport sur l’enquête nationale, Ottawa, Conseil canadien de développement social, 1987.

(3) Mentionnons que plusieurs chercheurs prônent une définition plus englobante du phénomène, telle celle prônée par les Nations Unies.

(4) Ministère de la Santé et des Services sociaux, La Politique de la santé et du bien-être, Québec, Gouvernement du Québec, 1992.

(5) Comité des sans-abri de la Ville de Montréal, Vers une politique municipale pour les sans-abri, Montréal, Ville de Montréal, 1987.

(6) J. Ward, Organizing for the Homeless, Ottawa, Conseil canadien du développement social, 1989; Caucus des Maires des grandes villes de la Fédération canadienne des municipalités, Plan d’action national sur l’habitation et les sans-abri, Montréal, Fédération canadienne des municipalités, 1991; Ministère de la Main-d’œuvre et de la Sécurité du revenu, Les sans-abri au Québec : étude exploratoire, Québec, Direction de la recherche, Gouvernement du Québec, 1988.

(7) M. Sosin, I. Piliavin et H. Westervelt, « Toward a Longitudinal Analysis of Homelessness », Journal of Social Issues, vol. 46, no 4, 1990, p. 171 (traduction).

(8) Certains chercheurs proposent quant à eux deux sous-groupes, l’un composé des sans-abri chroniques et permanents par opposition à celui composé des sans-abri ponctuels et temporaires.