Direction de la recherche parlementaire


PRB 99-1F

LE DÉNOMBREMENT DES SANS-ABRI

Rédaction :
Lyne Casavant
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999


Une question qui est au cœur du débat sur les sans-abri : Combien sont-ils?

Qu’est-ce qu’un sans-abri? Combien sont-ils? Telles sont les deux principales questions qui animent le débat sur le phénomène des sans-abri. Or, ces deux questions, bien que distinctes, sont dans les faits intimement liées. En effet, la réponse donnée à la première déterminera la seconde. Ainsi, pour rendre compte du fait que les critères permettant de définir qui ranger sous l’étiquette de sans-abri influent directement sur la taille de l’estimation, on dira que c’est la définition des sans-abri qui, en elle-même, détermine le nombre de ces derniers. Plus les critères seront englobants, plus l’estimation sera importante, et vice versa.

Il ne faut donc pas se surprendre de constater des variations importantes dans les estimations. Deux chercheurs américains ont ainsi relevé des estimations qui oscillaient entre 250 000 et trois millions de sans-abri pour l’ensemble des États-Unis(1). Notons que ce débat, qui oppose principalement les activistes aux fonctionnaires, est particulièrement virulent chez nos voisins américains. Quant aux estimations mondiales, selon les Nations Unies, elles oscillent entre cent millions et plus d’un milliard de sans-abri. Ces variations s’expliquent par le fait que la définition proposée par les Nations Unies joint sous l’appellation « sans-abri » des personnes qui vivent divers degrés de dénuement en regard du logement : celles qui dorment sans toit, celles qui dorment dans des centres d’hébergement temporaires ou des institutions, celles qui habitent des logements insalubres et celles qui vivent dans des logements de qualité inférieure. Ainsi, selon qu’on inclut l’un ou l’autre de ces éléments de définition, les estimations varieront de quelques millions à plus d’un milliard de sans-abri(2).

L’enjeu politique lié au dénombrement des sans-abri est considérable. En effet, la justification des efforts humains et budgétaires nécessaires à la gestion du problème en dépend bien souvent. Disons simplement qu’en général plus la taille de l’estimation sera élevée, plus les services destinés aux sans-abri seront nombreux.

La situation canadienne en matière de dénombrement des sans-abri

Comparativement à celui qui a cours aux États-Unis, le débat portant sur le dénombrement des sans-abri est relativement récent au Canada. De fait, ce n’est qu’en 1987, déclarée Année internationale du logement des sans-abri, que des chercheurs canadiens se sont intéressés au dénombrement de cette population.

   A. Première tentative de dénombrement

La première tentative canadienne a été réalisée en 1987 par le Conseil canadien de développement social (CCDS). L’enquête devait mettre en lumière les causes du phénomène, décrire le profil des sans-abri, déterminer l’ampleur du problème, et élaborer des stratégies afin de l’enrayer.

Tous les organismes du pays fournissant un abri temporaire ou d’urgence ainsi que ceux offrant des services connexes aux sans-abri ont reçu un questionnaire qu’ils devaient remplir le 22 janvier 1987. Au total 472 questionnaires ont été distribués. Notons cependant que seulement 283 organismes ont répondu à l’appel en retournant le questionnaire dûment rempli.

L’enquête a révélé que 10 762 personnes séjournaient dans les abris recensés pour l’enquête. Ces personnes se trouvaient pour la plupart en Ontario (42 p. 100), au Québec (17,5 p. 100) et en Alberta (14 p. 100). L’enquête a révélé, par ailleurs, sur la base des informations offertes par les organismes relativement au nombre de clients reçus au cours de l’année précédant l’enquête, qu’il y avait entre 130 000 et 250 000 sans-abri au Canada, c’est-à-dire plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui n’avaient pas de logement ou qui étaient mal logés(3).

La valeur de cette estimation a été, cependant, grandement contestée. Les principales critiques ont eu trait à l’omission d’inclure les personnes qui ne séjournaient pas, le 22 janvier 1987, dans les abris recensés, au faible taux de participation des organismes (283/472), et au recours exclusif à des dispensateurs de services à titre d’informateur. En ce qui a trait à la première critique, notons que les personnes qui, au moment de l’enquête, dormaient chez des amis, un membre de la famille, dans des hôtels ou des foyers non inclus dans l’enquête, celles qui étaient dans des prisons, des hôpitaux, des centres de désintoxication ou simplement dans des entrées d’immeubles ou des bâtiments abandonnés n’ont pas été recensées. En conséquence, les résultats présentés sous-évaluent l’ampleur du problème au Canada. D’ailleurs, la stratégie utilisée par le CCDS a été qualifiée de méthode peu efficace pour brosser un tableau des sans-abri.

   B. Seconde tentative de dénombrement

La seconde tentative canadienne de dénombrement des sans-abri a été réalisée par Statistique Canada lors du recensement de 1991. La stratégie utilisée alors était analogue à celle qu’avait utilisée le CCDS, laquelle avait été entachée de difficultés méthodologiques et avait fait l’objet de nombreuses controverses.

L’enquête, qui s’est déroulée au cours d’une journée du mois de juin 1991, portait sur près de 90 soupes populaires réparties dans 16 villes canadiennes. Pour recueillir l’information, des recenseurs installés dans les organismes demandaient aux clients où ils avaient passé la nuit précédente. Or, cette fois-ci, contrairement à ce qui avait été le cas dans l’enquête du CCDS, aucune donnée ne fut publiée par Statistique Canada. D’ailleurs, en 1995, Statistique Canada a officiellement annoncé que les résultats de l’enquête ne seraient pas publiés compte tenu de la piètre qualité des données.

Compte tenu de la stratégie utilisée, il ne faut pas se surprendre de constater qu’à l’instar de l’enquête du CCDS, l’enquête de Statistique Canada ait soulevé la controverse. Entre autres reproches adressés à l’enquête, soulignons : le recensement des sans-abri en début du mois, c’est-à-dire une période où les personnes pauvres ont moins recours aux soupes populaires parce qu’ils viennent tout juste de recevoir leur chèque de bien-être social; et le recours, pour dénombrer les sans-abri, à un seul type d’organisme venant en aide à ces derniers (les soupes populaires), lequel, selon les dires mêmes des responsables, est peu fréquenté par certains sous-groupes de sans-abri, dont les jeunes.

L’absence de données officielles sur les sans-abri

À ce jour, le Canada ne possède aucune donnée officielle sur le phénomène des sans-abri. Cette situation a d’ailleurs soulevé quelques commentaires de la part du Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels.

   A. Commentaires du Comité

En 1993, lors de l’étude du deuxième rapport du Canada, le Comité a déploré par écrit l’absence de données canadiennes sur le phénomène des sans-abri :

Le Comité note que ni le gouvernement dans son rapport écrit, ni la délégation dans sa présentation orale, n’a fait mention du problème des sans-abri. Il déplore l’absence de données officielles sur l’ampleur du phénomène des sans-abri, le nombre de personnes expulsées chaque année dans l’ensemble du pays, la longueur des listes d’attente ou le pourcentage des logements accessibles aux handicapés(4).

Compte tenu que le Canada n’a pu fournir de telles données au Comité, celui-ci a réitéré sa critique en juin 1998, à l’occasion du dépôt du troisième rapport du Canada. Cette fois, le Comité a demandé au gouvernement, à titre de questions supplémentaires, de :

Fournir toutes les données disponibles sur l’ampleur du phénomène des sans-abri dans diverses villes du Canada. [Le Comité a ajouté la question suivante : ] À quel moment le Gouvernement considérerait-il que ce phénomène constitue une urgence nationale au Canada?(5)

   B. Réponses des gouvernements

Après avoir tenté à deux reprises, soit en 1987 et en 1991, de recueillir des données nationales sur le phénomène des sans-abri, le gouvernement du Canada a souligné au Comité des Nations Unies que les données obtenues lors de ces tentatives de dénombrement n’étaient ni fiables, ni représentatives. Il a ajouté, par ailleurs, que même si certaines villes canadiennes ont tenté d’estimer l’ampleur du problème, les stratégies utilisées et les critères de définition des sans-abri varient tellement qu’il est impossible de comparer les résultats. Le gouvernement soulignait donc par le fait même les difficultés associées au dénombrement de cette population.

Il faut dire que dénombrer les sans-abri constitue une tâche gigantesque. Les chercheurs font en effet face à plusieurs obstacles. Parmi ceux-ci, notons : l’absence d’une définition opérationnelle des sans-abri qui fasse l’objet d’un consensus; les problèmes liés au double compte de la population; les variations géographiques et temporelles du phénomène; et les coûts élevés associés aux méthodes de dénombrement(6).

Les gouvernements des provinces et des territoires ont également été conviés à répondre aux questions supplémentaires du Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels relativement à l’étude du rapport canadien. À la question concernant l’ampleur du problème des sans-abri dans différentes villes canadiennes, tous ont répondu qu’il n’existait aucune donnée gouvernementale sur cette question. D’ailleurs, bien qu’il existe quelques données provenant de sources privées, seuls les gouvernements du Québec et de l’Alberta ont présenté au Comité quelques-unes de ces données.

Ainsi, le gouvernement de l’Alberta a indiqué au Comité qu’une enquête menée par des sources privées a permis d’estimer qu’il y aurait dans la ville de Calgary entre 100 et 1 000 sans-abri sur une population totale de 800 000 habitants(7). Le gouvernement du Québec a pour sa part indiqué que, pour l’ensemble de la province, certains chercheurs ont estimé le nombre de sans-abri à 15 000 personnes dont 10 000 pour la ville de Montréal uniquement. Le gouvernement du Québec a souligné que ces données ne reflètent toutefois pas le nombre de personnes qui se trouvent sans abri chaque nuit; selon lui, il s’agit plutôt d’un nombre d’individus qui ont vécu une expérience de sans-abri pour une période quelconque durant une année(8). Le gouvernement du Québec a également mentionné que les estimations varient grandement en fonction de la définition retenue, et qu’il est très difficile de procéder au décompte de sans-abri(9).

Dans sa réponse, le gouvernement fédéral a fourni quant à lui une seule estimation au Comité, soit qu’il y aurait un peu moins de 26 000 personnes qui ont utilisé le réseau des refuges en 1996 à Toronto(10). Cette donnée a été privilégiée par le gouvernement fédéral puisque selon lui : « La nouvelle ville de Toronto possède l’ensemble de données le plus vaste et probablement le plus solide du Canada sur le phénomène des sans-abri »(11).

Un enjeu politique

Les gouvernements auraient été en mesure de présenter d’autres données au Comité, qui auraient fourni des images différentes de l’envergure du problème au Canada. De fait, force est de constater que, au Canada comme ailleurs, les points de vue quant à la sévérité de la situation divergent grandement, et que l’enjeu politique lié à l’estimation du nombre de sans-abri est considérable : la taille de l’estimation affecte directement le financement des services destinés aux sans-abri, l’évaluation des critères d’accès à des logements convenables, et les critères de construction de logements à prix modiques. (Pour de plus amples informations, consulter la partie intitulée « La définition du sans-abri ».)

Un processus de recherche méthodologique afin d’améliorer
les connaissances sur
les sans-abri au Canada

Afin de remédier à l’absence de données fiables et représentatives sur les sans-abri au Canada, et d’améliorer les connaissances sur le phénomène dans son ensemble, le gouvernement fédéral a mentionné au Comité des Nations Unies que depuis 1994 l’organisme fédéral qui a pour mandat d’appliquer la Loi nationale sur l’habitation, soit la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL)(12), a fait de l’itinérance une priorité de recherche. Ainsi, par exemple, au printemps 1996, la SCHL a organisé un atelier d’une durée de trois jours portant sur les problèmes de dénombrement des sans-abri. Cet atelier a permis entre autres de cerner, sur la base d’expériences de recherche canadiennes et américaines, les meilleures méthodes de dénombrement des sans-abri(13). Le gouvernement fédéral a par ailleurs informé le Comité des Nations Unies que la SCHL travaille à l’élaboration d’un instrument de recherche informatisé qui a pour but de normaliser la collecte et la gestion des données d’admission dans les services destinés aux sans-abri. Cette méthode devrait permettre de dénombrer de façon uniforme les personnes qui utilisent ce genre de services au Canada. Cet instrument de recherche devrait bientôt être implanté dans les refuges et abris qui accueillent des sans-abri.

En bref

La recherche demeure certainement la meilleure méthode pour faire avancer les connaissances sur les sans-abri. Aujourd’hui d’ailleurs, bien qu’il demeure difficile de fournir des données sur l’ampleur du phénomène des sans-abri au Canada, que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle provinciale, les recherches entreprises par la Société canadienne d’hypothèques et de logement permettent de croire qu’il sera bientôt possible de chiffrer l’ampleur du problème à l’échelle nationale. Cependant, il faut retenir que l’entrave principale au décompte des sans-abri demeure l’absence de consensus concernant la définition de ces derniers. (Pour plus d’informations, consulter la partie intitulée « La définition du sans-abri ».)


(1) A. B. Shlay et P. H. Rossi, « Social Science Research and Contemporary Studies of Homelessness », Annual Review of Sociology, vol. 18, 1992, p. 129-160.

(2) Consulter le site Internet de l’UNICEF à l’adresse suivante : http://www.unicef.org.

(3) Conseil canadien de développement social, Les sans-abri au Canada : rapport sur l’enquête nationale, Ottawa, CCDS, 1987. Mentionnons, par ailleurs, que : « L’effort déployé par Statistique Canada pour dénombrer les sans-abri lors du recensement de 1991 s’étant soldé par un échec, les données du CCDS constituent la meilleure et la seule estimation du nombre de Canadiens sans-abri à ce jour  », T. Peressini, L. MacDonald et D. Hulchanski, Évaluer le phénomène des sans-abri : à la recherche d’une méthode de dénombrement des sans-abri au Canada, Société canadienne d’hypothèques et de logement, 1996, p. 2.

(4) Nations Unies, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Examen des rapports présentés par les États partis conformément aux articles 16 et 17 du pacte, 3 juin 1993.

(5) Nations Unies, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Liste des points à traiter à l’occasion de l’examen du troisième rapport périodique du Canada concernant les droits visés aux articles premier à 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (E/C.12/Q/CAN/1), 10 juin 1998.

(6) Pour une analyse détaillée concernant les différentes recherches effectuées dans ce domaine, veuillez consulter : Daniel Bentley, Measuring Homelessness: A Review of Recent Research, Winnipeg (Manitoba), Institute of Urban Studies, Université de Winnipeg, 1995.

(7) Notons que les estimations disponibles concernant la situation à Calgary varient. Selon une étude récente, près de 3 000 personnes n’auraient pas accès à un logement stable dans la ville de Calgary. Les auteurs de l’étude mentionnent cependant qu’en 1989, selon une étude du Horizon Housing Society, on estimait que le nombre de sans-abri se situait entre 5 000 et 7 000 dans la ville de Calgary. Pour de plus amples renseignements, consulter H. L. Holley et J. Abroeda-Florez, Calgary Homeless Study: Final Report December 1997, Calgary, 1997. Mentionnons également que ces informations n’ont pas été présentées par le gouvernement de l’Alberta au Comité des Nations Unies.

(8) Les estimations concernant le nombre de sans-abri varient également au Québec. Une enquête récente menée par Santé Québec révèle que 28 000 personnes ont utilisé les refuges et les soupes populaires en 1996 dans la ville de Montréal. Dans un article publié le 25 novembre 1998 on peut lire : « Le nouveau chiffre de 28 000 sans-abri indique une situation beaucoup plus inquiétante que celui de 15 000 qui a été utilisé depuis environ dix ans » (traduction). Voir aussi : « Homeless Problem Grows », The Gazette, 25 novembre 1998, Montréal, p. A5.

(9) Canada, Patrimoine canadien, Examen du troisième rapport du Canada sur la mise en œuvre du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Réponses aux questions supplémentaires posées par le Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels (e/c.12/Q/CAN/1) à l’occasion de l’examen du troisième rapport périodique du Canada concernant le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (E/1994/104/Add17), paragraphe 41, section réponses provinciales et territoriales, novembre 1998.

(10) Ibid., paragraphe 41, section Canada.

(11) Ibid.

(12) L’objet de cette Loi est d’améliorer les conditions d’habitation et de vie des Canadiennes et des Canadiens.

(13) Les participants ont recommandé, entre autres, que le dénombrement des sans-abri soit fondé sur les services uniquement, compte tenu des coûts élevés associés au recensement des marginaux de rue (personnes qui n’utilisent ni services, ni refuges pour sans-abri) et ce, sachant que l’omission d’inclure les marginaux de rue entraîne une sous-estimation de la taille totale de la population des sans-abri. Pour de plus amples informations, consulter T. Peressini, L. MacDonald et D. Hulchanski, Évaluer le phénomène des sans-abri … (1996).