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Programmes des services de dépôt

Direction de la recherche parlementaire


PRB 99-1F

PERSPECTIVES INTERNATIONALES SUR LES FACTEURS
QUI CONTRIBUENT À L'ITINÉRANCE

Rédaction :
Jean Dupuis
Division de l'économie
Janvier 1999


Aperçu

Le phénomène de l’itinérance n’a rien de nouveau. Il existe depuis des siècles sous des formes variées. S’il retient plus l’attention et suscite davantage de préoccupations de nos jours, c’est que sa présence et ses effets se manifestent plus qu’avant en milieu urbain. Dans ce module, nous examinons le phénomène des sans-abri à l’étranger. Certes, les régimes économiques, juridiques et sociaux des divers pays sont parfois très différents, ce qui rend les comparaisons difficiles. Cependant, même limitées, celles-ci demeurent utiles, car elles permettent de mieux comprendre l’évolution du phénomène dans des contextes différents et pourraient de ce fait aider à cerner les principaux facteurs qui y contribuent. Les chercheurs américains étudient l’itinérance depuis le début du siècle et ont donc l’avantage de l’expérience. Leurs recherches, décrites ci-dessous, pourraient contenir des observations utiles pour le Canada.

L’expérience américaine

   A. Brève chronologie

À la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, les sans-abri, constitués surtout de travailleurs itinérants célibataires, se retrouvaient dans les quartiers pauvres des villes américaines. Leur nombre a crû jusque dans les années 20 où la mécanisation a considérablement réduit la demande de main-d’oeuvre non qualifiée.

La Crise de 1929 a eu pour effet de gonfler considérablement la population des sans-abri. Les emplois étaient rares, voire inexistants, et un grand nombre d’hommes valides se sont retrouvés parmi une masse considérable de chômeurs menant une vie nomade. Leur nombre était si grand que les logements des quartiers pauvres ne suffisaient parfois plus. Beaucoup étaient logés dans des abris d’urgence, dans des camps spéciaux installés aux abords des villes. Lorsqu’il n’y avait plus de place dans les abris de fortune, ils étaient parfois simplement refoulés.

La Seconde Guerre mondiale a fait baisser substantiellement le nombre des sans-abri, car un bon nombre d’entre eux ont soit intégré les forces armées, soit trouvé du travail dans les industries de guerre naissantes. La population de sans-abri a donc beaucoup diminué, mais sans disparaître totalement.

Dans les années 50, les itinérants sans famille étaient généralement concentrés dans les quartiers pauvres des villes où se trouvaient hôtels et restaurants modiques, bistrots, missions religieuses et agences de placement. Ce que nous appelons maintenant le phénomène des sans-abri, où les gens n’ont littéralement pas d’endroit pour se loger, n’existait pas de la même manière à l’époque, car la plupart des pauvres pouvaient facilement trouver à s’héberger dans des maisons de chambres, des hôtels miteux ou autres galetas. En fait, une très petite minorité seulement des itinérants étaient forcés de passer la nuit dans la rue.

En outre, jusqu’à la fin des années 50, cette population était plus ou moins intégrée à l’économie urbaine. Comme les quartiers pauvres étaient souvent situés à proximité de centres de transport comme des gares de triage ou des gares routières de marchandises, les personnes seules et les travailleurs migrants pouvaient assez facilement trouver du travail, généralement du travail temporaire comme manoeuvre ou journalier.

Dans les années 60 et 70, la plupart des chercheurs pensaient que ces quartiers pauvres étaient voués à disparaître. D’après eux, la baisse substantielle du nombre des itinérants et les taux d’inoccupation élevés dans les hôtels à cubicules étaient les signes de la disparition imminente de ces quartiers. En outre, la mécanisation continue des tâches non spécialisées dans les années 60 et 70 a érodé davantage la fonction économique de ces quartiers comme source de main-d’oeuvre bon marché. Une enquête réalisée dans 41 villes américaines a montré que les populations des quartiers pauvres avaient baissé de 50 p. 100 entre 1950 et 1970. De plus, là où la demande de travailleurs non spécialisés avait chuté, la baisse de ces populations était relativement plus importante(1).

Cependant, l’annonce de la disparition prochaine des quartiers pauvres et des sans-abri était prématurée. Si la plupart des bouges et des hôtels miteux ont été démolis pour céder la place à des immeubles de rapport et à des tours à bureaux, les itinérants n’ont pas disparu, bien au contraire. Ils sont même devenus plus visibles du fait de la modification de leur composition à la fin des années 70 et dans les années 80.

   B.  Études américaines : explications possibles de l’augmentation du nombre des sans-abri

      1. La baisse du parc de logements à prix modique

Le sociologue américain Peter H. Rossi attribue l’augmentation récente du nombre des sans-abri aux États-Unis principalement à la disparition du paysage urbain des quartiers pauvres qui, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe étaient une source de logements à prix modique et d’emplois pour les travailleurs non qualifiés. Bien sûr, ces logements étaient pour la plupart insalubres, mais ils offraient néanmoins un abri pour la nuit aux vagabonds et aux migrants, dont une petite partie seulement se retrouvaient à la rue.

Selon Rossi, le renouveau urbain qui s’est produit de la fin des années 50 jusqu’au début des années 70 a fait disparaître les logements insalubres peu coûteux, mais sans les remplacer par des logements abordables.

Il importe de se rappeler que le phénomène des sans-abri est un problème de logement : l’ampleur actuelle du phénomène de l’itinérance est en grande partie la conséquence d’une pénurie de logements à prix modique pour les pauvres, pénurie qui est apparue dans les années 70 et s’est aggravée dans les années 80(2).

La progression du nombre des sans-abri est le produit de deux tendances opposées que l’on observe aux États-Unis ces dernières années : l’insuffisance du parc de logements à prix modique pour les pauvres et l’augmentation du nombre des ménages urbains qui vivent au seuil de pauvreté ou en dessous. D’après Rossi, la réduction du parc de logements à prix modique résulte, entre autres, du fait que les fonds fédéraux consacrés à la construction de logements sociaux ou au versement de subventions d’hébergement aux pauvres n’augmentent plus, voire diminuent.

À cause de la disparition des logements à prix modique, les pauvres sont forcés de consacrer une plus forte proportion de leurs revenus au logement ou, s’ils n’ont pas assez d’argent ou pas du tout, ils ne trouvent plus à se loger nulle part.

      2. La baisse du marché des emplois occasionnels

Les quartiers pauvres jouaient aussi un rôle important dans la mesure où ils étaient une source d’ouvriers non spécialisés pour les employeurs qui avaient besoin de travailleurs temporaires, généralement de façon saisonnière. La réduction du marché des emplois occasionnels dans les économies urbaines, observée dans l’ensemble des États-Unis entre les années 50 et les années 70, a grandement contribué au déclin des quartiers pauvres. Rossi cite une étude réalisée en 1980 par Barrett Lee qui portait sur les populations des quartiers pauvres de 41 villes américaines durant cette période. L’étude a montré une corrélation positive entre la baisse de la proportion de la main-d’oeuvre de chaque ville occupant des emplois non spécialisés ou des emplois du secteur des services et la diminution de la population des quartiers pauvres.

Durant la première décennie de la période observée, les employeurs des villes qui avaient besoin de bras pour assurer la manutention de leurs marchandises toléraient la faible productivité des hommes des quartiers pauvres parce qu’ils pouvaient les embaucher quand ils en avaient besoin et ne les payaient pas cher. Avec l’avènement des chariots élévateurs et autres machines efficaces de manutention, les travailleurs occasionnels n’étaient plus rentables et la baisse de la demande de travailleurs occasionnels a porté un dur coup aux itinérants. La faible demande de travailleurs non spécialisés continue de contribuer au phénomène actuel des sans-abri et explique en partie pourquoi ceux-ci trouvent peu à travailler et ont de très maigres ressources. Un autre facteur cependant entre en ligne de compte, qui aide aussi à comprendre la baisse de l’âge moyen des sans-abri. Durant la dernière décennie, la proportion des personnes de 25 à 35 ans a considérablement augmenté, résultat direct de l’explosion démographique de l’après-guerre. Cet « excès » de jeunes, en particulier de jeunes hommes, a fait baisser le niveau des gains des jeunes adultes et augmenter le taux de chômage(3).

Du milieu des années 60 au milieu des années 80, les gains et les perspectives d’emploi des travailleurs américains de moins de 35 ans se sont détériorés en même temps que progressait la population des sans-abri et que l’âge moyen des sans-abri diminuait. Ces tendances démographiques et du marché du travail ont eu d’importantes répercussions sur la formation des ménages et des familles. L’augmentation du nombre des ménages dirigés par un parent seul, souvent une femme, observée ces dernières décennies résulte en partie de la détérioration des perspectives économiques des jeunes hommes. Les jeunes hommes dont l’avenir financier est incertain sont moins susceptibles de se mettre en ménage et moins en mesure d’assumer des responsabilités conjugales et familiales.

     3. La désinstitutionnalisation

Une idée répandue veut que le phénomène des sans-abri se soit sensiblement aggravé ou soit devenu plus visible lorsque les institutions psychiatriques se sont mises à donner leur congé à des malades jusque là institutionnalisés pour des soins de longue durée, pratique que l’on a appelée la « désinstitutionnalisation ».

Or, la désinstitutionnalisation ne peut expliquer au mieux qu’une partie seulement du phénomène des sans-abri, car elle ne s’est pas produite du jour au lendemain, mais a commencé progressivement dans les années 40 jusqu’au début des années 50 pour culminer à la fin des années 70 et au début des années 80. Autrement dit, comment un phénomène qui a commencé il y quarante ans peut-il avoir contribué à une hausse de la population des sans-abri qui a été observée dans les années 80?

Dans son ouvrage The Homeless, Christopher Jencks affirme que la désinstitutionnalisation a effectivement contribué à augmenter l’itinérance aux États-Unis, mais seulement après 1975, lorsque les hôpitaux psychiatriques ont été forcés de donner leur congé à un grand nombre de malades assez perturbés qui, en d’autres temps, seraient demeurés hospitalisés. Dans le passé, les ex-malades psychiatriques étaient hébergés par leur famille ou vivaient dans des foyers ou des maisons de chambres à prix modique. Cependant, l’offre de ce type de logement a commencé à diminuer dans les années 60 et 70 pour finalement disparaître au début des années 80, au moment où la demande montait. Jencks va plus loin et affirme que si les personnes désinstitutionnalisées avant 1975 l’ont été pour des raisons scientifiques (par exemple, arrivée des médicaments psychotropes, psychiatrie communautaire, etc.), ceux qui l’ont été après l’ont été pour des raisons strictement financières(4).

Brendan O’Flaherty contredit pour sa part la théorie de Jencks et présente des données empiriques montrant que la désinstitutionnalisation, si elle a contribué au phénomène de l’itinérance, l’a fait de façon très marginale. Selon O’Flaherty, la désinstitutionnalisation des malades mentaux a eu lieu entre 1960 et 1975 et un grand nombre des anciens malades mentaux ont trouvé un logement privé. Après 1975, le mouvement de désinstitutionnalisation a été plus que compensé par les admissions de malades mentaux dans les maisons de repos et dans les prisons(5).

      4. L’alcoolisme, les toxicomanies et l’avènement du crack

L’alcoolisme et les toxicomanies sont une autre cause possible de l’itinérance. De multiples enquêtes statistiques sur la population des sans-abri indiquent qu’une minorité importante des sans-abri sont des alcooliques chroniques ou se droguent. Rossi affirme que les deux tiers des sans-abri ne sont pas des malades mentaux, les trois cinquièmes ne sont pas des alcooliques, les trois cinquièmes n’ont pas de handicap physique et 90 p. 100 ne sont pas des toxicomanes. Les alcooliques et les toxicomanes constituent une minorité non négligeable, certes, mais quand même une minorité, parmi les sans-abri.

Les avis sont très partagés sur l’importance des toxicomanies comme cause de l’itinérance. Il reste cependant que les toxicomanies semblent contribuer à maintenir les sans-abri dans la rue parce qu’ils sont encore moins employables, parce les drogues grugent leurs maigres ressources et les détachent de leurs amis et de leur famille qui seraient peut-être autrement disposés à les accueillir et à les aider.

Dans The Homeless, Jencks impute en partie l’augmentation du nombre des adultes sans-abri dans les années 80 à une désinstitutionnalisation mal planifiée des malades psychiatriques et au crack. Étant donné qu’une bonne proportion des sans-abri boivent ou se droguent, Jencks affirme que « quelles que soient leurs ressources actuelles, force est de supposer qu’une bonne partie des sans-abri d’aujourd’hui achèteront de la drogue ou de l’alcool s’ils peuvent mettre la main sur de l’argent ».

O’Flaherty n’est pas de cet avis, convaincu que la désinstitutionnalisation et l’alcoolisme et les toxicomanies jouent un rôle probablement négligeable dans l’augmentation de l’itinérance. Selon lui, de 5 à 7 p. 100 des adultes célibataires des refuges sont des consommateurs « occasionnels » d’héroïne. L’apparition du crack, relativement bon marché par rapport à l’héroïne, peut avoir fait augmenter la population des adultes célibataires sans abri de 5 à 7 p. 100 environ. Le toxicomane a trois solutions : consacrer moins d’argent aux drogues et plus au logement; dépenser moins en drogues et consacrer un montant constant au logement; ou consacrer plus d’argent à l’achat de crack et moins au logement. Si la première voie l’emporte sur la troisième, c’est-à-dire si les toxicomanes achètent du crack de préférence à de l’héroïne, on pourrait même aboutir à une réduction du nombre des sans-abri. Dans l’ensemble, soutient O’Flaherty, la contribution des toxicomanies au phénomène de l’itinérance est fort probablement modeste sinon très faible.

      5. Les changements dans la distribution des revenus

Dans Making Room: The Economics of Homelessness, O’Flaherty fait un lien entre l’augmentation récente du nombre des sans-abri et l’évolution de la distribution des revenus et la forte augmentation des prix du logement au détriment des très pauvres et de la basse classe moyenne(6).

Après avoir étudié des chiffres sur le revenu, le logement et l’itinérance dans trois villes américaines, O’Flaherty a conclu que l’itinérance avait crû le plus rapidement dans les villes où la classe moyenne a le plus rétréci.

Selon O’Flaherty, à mesure de l’amélioration de leurs revenus, les familles vont s’installer dans les logements de meilleure qualité et leurs anciens logements sont repris par des moins fortunés. Or, la classe moyenne américaine a pas mal souffert dans les années 80 si bien que la famille moyenne modeste n’avait pas les moyens d’emménager dans plus cher, et qu’elle ne pouvait donc pas libérer son logement au profit d’une famille plus pauvre. Selon O’Flaherty, « la distribution des revenus a changé, ce qui a fait changer les prix des logements, ce qui a accru l’itinérance. L’itinérance entraîne des refuges et les refuges entraînent davantage d’itinérance ».


(1) Barrett A. Lee, « The Disappearance of Skid Row: Some Ecological Evidence », Urban Affairs Quarterly vol. 16, no 1, septembre 1980, p. 81-107.

(2) Peter H. Rossi, Without Shelter: Homelessness in the 1980’s, New York, Priority Press Publications, 1989, p. 31.

(3) Ibid., p. 35 (traduction).

(4) Christopher Jencks, The Homeless, Harvard University Press, 1994.

(5) Brendon O’Flaherty, Making Room: The Economics of Homelessness, Harvard University Press, 1996.

(6) O’Flaherty (1996).