BP-47F

 

L’OPPOSITION DANS UN RÉGIME PARLEMENTAIRE

 

Rédaction :
Gerald Schmitz
Division des affaires politiques et sociales
Décembre 1988


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

GOUVERNEMENT ET OPPOSITION DANS LES DÉMOCRATIES PARLEMENTAIRES

LE RÔLE DE L’OPPOSITION AU CANADA

LES DROITS ET RESPONSABILITÉS DE L’OPPOSITION : L’EXEMPLE DE LA 32e LÉGISLATURE (1980-1984)

L’ÉTAPE SUIVANTE : LE RÔLE DE L’OPPOSITION
AU COURS DE LA 33e LÉGISLATURE (1984-1988)

CONCLUSION


L’OPPOSITION DANS UN RÉGIME PARLEMENTAIRE

INTRODUCTION

Dévaloriser la politique, c’est aller à l’encontre de la démocratie parlementaire. Le Parlement est, après tout, un instrument de débat — de rhétorique au sens classique du terme — qui permet la discussion en public des affaires du peuple. Il favorise également l’expression du droit à la dissidence exercé de manière civilisée. L’opposition politique véritable est un attribut nécessaire de la démocratie, de la tolérance, et de la confiance dans la capacité des citoyens de résoudre leur divergences pacifiquement. L’existence d’une opposition, sans laquelle la politique cède la place à l’administration, est indispensable au fonctionnement des régimes politiques parlementaires. Lorsqu’on les perçoit comme des mécanismes qui fonctionnent mal — qui sont « sérieusement surchargés », comme le disait un éminent chef de l’opposition canadien, l’honorable Robert Stanfield — on est aussitôt porté à croire que ce sont les droits des partis d’opposition qui sont en danger, mais, en fin de compte, ce sont les droits démocratiques et les libertés en général qui sont menacés. Dans le présent document, nous allons tenter de saisir le dynamisme du rôle de l’opposition dans un régime parlementaire, en particulier dans le contexte canadien.

GOUVERNEMENT ET OPPOSITION DANS LES DÉMOCRATIES
PARLEMENTAIRES

La dichotomie gouvernement-opposition est aussi ancienne que la démocratie politique elle-même. Dans la conception aristotélicienne du gouvernement d’Athènes, l’essence même de la souveraineté reposait sur les citoyens, qui étaient en même temps gouvernants et gouvernés. Divers groupes de citoyens pouvaient se succéder au gouvernement, et la minorité pouvait chercher à rallier la majorité à son point de vue par des moyens pacifiques (c’est-à-dire politiques). À l’ère de la politique de masse, la démocratie directe a été remplacée, à de rares exceptions près, par des gouvernements représentatifs élus périodiquement. L’élection donne lieu à une compétition qui est habituellement dominée par un petit nombre de partis politiques qui choisissent eux-mêmes leurs candidats et leurs chefs. La société libérale et démocratique moderne a cependant conservé le principe sacré exigeant que le gouvernement repose sur le consentement des gouvernés. Cela sous-entend, entre autres, que la minorité reconnaît à la majorité le droit de prendre des décisions, à condition que la majorité reconnaisse à son tour le droit de la minorité de différer d’opinion et de proposer d’autres lignes de conduite. Avec l’avènement des parlements représentatifs et responsables, la dichotomie gouvernement-opposition est devenue plus officielle et systématique, mais les principes de base n’ont pas changé.

Bien entendu, cette lutte légitime et permanente pour le contrôle du pouvoir décisionnel n’existe pas uniquement dans les parlements de type britannique. Dans toutes les législatures démocratiques pluralistes, le pouvoir exécutif a ses partisans et ses opposants. Et, quel que soit le pays, les corps législatifs sont confrontés au problème de la « prédominance du pouvoir exécutif », face aux exigences de nos sociétés modernes qui réclament davantage de services de la part du gouvernement(1). Or, on déplore souvent qu’en raison des pressions dont les corps législatifs font l’objet, leurs activités politiques sont inefficaces, voire dépassées. Par conséquent, nous examinerons certains des pouvoirs équilibreurs dont disposent les partis d’opposition dans les corps législatifs des pays qui, à cause de leur statut de membres du Commonwealth britannique, s’inspirent de Westminster comme modèle de démocratie parlementaire.

On parle ici de modèle, mais la pratique parlementaire britannique a reposé au cours des siècles et repose encore entièrement sur des conventions. L’émergence de la structure gouvernement-opposition est relativement récente. Il fut un temps où les thèmes qui pouvaient faire l’objet du débat parlementaire étaient très limités, où le fait de s’opposer à la gestion gouvernementale des affaires de l’État pouvait sentir la trahison; il était donc dangereux de faire figure d’opposant. Au XVIe siècle, le parlementaire qui ne se contentait pas de présenter des griefs ou des projets de loi d’intérêt privé, local ou spécial, mais osait s’opposer à la Couronne ou débattre de questions d’intérêt national comme le droit de succession, la politique étrangère et la religion, risquait l’emprisonnement, voire une sanction plus grave encore. L’historien Macaulay commente ainsi cette période :

Tout homme qui décidait alors de se mêler des affaires publiques jouait sa vie. [...] À notre avis, il était aussi dangereux d’être un brigand de grands chemins qu’un éminent chef de l’opposition(2).

Ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’on a reconnu que l’opposition pouvait être « loyale » à l’égard de l’ensemble des questions de politique générale. Toutefois, on ne pouvait parler d’opposition au sens moderne du terme, car, pendant presque tout le XVIIIe siècle, non seulement il n’existait pas de formation politique disciplinée, organisée et permanente, chargée de s’opposer au gouvernement, mais la notion même de « faction » ou de « parti » était très mal vue. Avec la formation graduelle de groupes partisans structurés Whig et Tory à la fin du XVIIIe siècle, le terme « opposition » commença à être utilisé pour désigner principalement le ou les partis dont les membres élus n’appuyaient pas le parti ministériel mais qui se présentaient aux électeurs non comme des candidats indépendants, mais comme des membres d’un parti bien organisé et discipliné, apte à remplacer le parti au pouvoir. L’expression « opposition de Sa Majesté » fut employée pour la première fois au cours d’un débat tenu au Parlement britannique en 1826; elle est restée en usage depuis.

Avec l’évolution du gouvernement ministériel et l’avènement des partis politiques, les gouvernements responsables en sont venus à recourir à des stratégies électorales, et non plus uniquement à des stratégies parlementaires. Le parti au pouvoir est « responsable » devant la Chambre des communes, au sens où il peut être démis et remplacé par un autre parti aux élections suivantes. Le gouvernement a le devoir de conserver la confiance de la Chambre entre les élections, et, même lorsqu’il est minoritaire, le véritable critère de confiance ne réside pas dans l’équilibre quotidien des forces entre le gouvernement et l’opposition à la Chambre, mais dans la perspective ou la menace de la lutte électorale que pourraient se livrer les principaux partis. À ce propos, l’éminent parlementaire canadien Stanley Knowles disait :

Au Parlement, l’opposition devrait se comporter de façon à convaincre la population qu’elle pourrait faire mieux que le parti au pouvoir. Personne ne pourra nier que notre système fonctionne mieux lorsqu’il y a un changement de gouvernement à intervalles raisonnables(3).

Selon M. Knowles, le rôle d’un parti d’opposition est non seulement de contenir et d’aiguillonner le parti au pouvoir mais, finalement, de le remplacer. Bernard Crick abonde également en ce sens; pour lui, la Chambre des communes britannique est le lieu où une campagne électorale perpétuelle est en cours(4). Toutefois, dans le Canada du XXe siècle, le critère d’« intervalles raisonnables » proposé par M. Knowles a été plus souvent l’exception que la règle. Cela a amené un certain nombre d’observateurs à signaler les risques que peuvent présenter, pour le processus parlementaire, les périodes prolongées au cours desquelles le pouvoir exécutif est assujetti au contrôle d’un seul parti. Tenir des élections est une condition nécessaire mais non suffisante pour prouver la légitimité du gouvernement; aussi doit-on se garder de dévaloriser le test de légitimité que font constamment subir au gouvernement le corps législatif ainsi que l’opposition.

Il est capital de maintenir une distinction entre la démocratie représentative et parlementaire et la forme directe de consultation populaire qu’est le plébiscite qui, comme l’histoire en témoigne, peut être compatible avec les formes de gouvernement les plus technocratiques et autoritaires. La présence, au sein du Parlement, d’une opposition vigilante peut être le meilleur rempart contre la tentation pour un gouvernement d’invoquer la « force majeure » et de se constituer un empire bureaucratique. Le « peuple » s’exprime tant par le truchement de l’« opposition loyale » que par celui du gouvernement, et tant par l’intermédiaire des députés de l’arrière-ban que par celui des ministres du Cabinet. Il n’existe tout simplement pas de substitut aux mécanismes d’équilibre qu’appliquent les simples députés dans le cadre de leurs fonctions de représentants et de gardiens(5). Tout comme les membres de la Chambre haute sont censés procéder à un second examen objectif des lois et protéger les droits des minorités et les intérêts des groupes, les membres de l’opposition à la Chambre basse doivent freiner l’action précipitée du gouvernement, afin que toute la législation soit soumise à une véritable délibération au Parlement, et veiller à ce que les points de vue contraires puissent être exprimés et défendus.

LE RÔLE DE L’OPPOSITION AU CANADA

Avec l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique en 1867, le Canada a hérité d’une constitution théoriquement semblable à celle du Royaume-Uni. Le principe du gouvernement responsable formé d’un cabinet de ministres et celui de la suprématie du Parlement forment donc les éléments essentiels du système politique canadien. Le rôle de l’opposition dans une fédération parlementaire comme le Canada diffère évidemment de celui des représentants au Congrès dans une fédération pluraliste comme les États-Unis, où les législateurs ont beaucoup plus de latitude et ne sont pas tenus de suivre docilement les orientations de l’exécutif. Au Congrès, l’opposition aux propositions du gouvernement s’exprime au moyen d’une coalition changeante, souvent bipartite. Au Canada, l’opposition est beaucoup plus structurée et a un statut plus officiel. Par contre, elle doit se mesurer à un parti gouvernemental discipliné, qui risque de contrôler le corps législatif pendant de longues périodes.

Il est évident que le système de partis tel que nous le connaissons n’est pas près de disparaître. Nous ne pouvons revenir à l’époque de sir John A. Macdonald, où les partis comptaient un certain nombre de députés « sans attaches »; le gouvernement pouvait alors être défait parce que certains de ses députés s’étaient ralliés temporairement à un autre parti, sans démissionner pour autant. Comme nous l’avons déjà indiqué, la distinction qui existe aujourd’hui entre le gouvernement et l’opposition est très structurée et elle réside presque exclusivement dans la solidarité envers le parti(6). Toutefois, cela ne veut pas dire que tout est un fait accompli, une fois que les orientations des partis sont déterminées au moment des élections. (Il est intéressant de noter que l’expression « l’opposition de Sa Majesté » est employée au Canada depuis plus longtemps que le titre de « premier ministre », ce qui témoigne de sa nature véritable constitutionnelle.) Le chef de l’opposition et les partis d’opposition doivent être aussi vigilants et diligents que les membres du gouvernement. Voici comment deux des plus grands parlementaires que le Canada ait connus ont décrit l’importance du rôle de l’opposition :

Par conséquent, je prétends qu’on ne peut pas jouir d’une pleine démocratie politique, et encore moins de la démocratie économique aussi bien que politique qu’appuie mon parti, si l’on n’ajoute pas aux notions déjà reconnues que sont le suffrage universel, le scrutin secret et le principe du gouvernement par la majorité, la reconnaissance sans réserve et sans conteste des droits et fonctions de l’opposition au gouvernement en place. C’est le seul moyen de protéger les droits des minorités; c’est le seul moyen de s’assurer que l’opinion publique influe sur le processus législatif; estimons-nous heureux au Canada d’avoir hérité du système parlementaire du Royaume-Uni, dont la grande vertu est la responsabilité du gouvernement devant un Parlement qui reconnaît aussi bien les droits des partisans du gouvernement que ceux de ses opposants.

- Stanley Knowles, « The Role of the Opposition in Parliament », allocution prononcée devant l’Empire Club du Canada à Toronto, le 21 mars 1957.

Pour que le Parlement demeure une institution viable, l’opposition loyale de Sa Majesté doit remplir ses fonctions résolument. Lorsqu’elle agit comme il se doit, la liberté est protégée. D’ailleurs, l’histoire nous prouve que la liberté s’évanouit toujours lorsqu’il n’y a plus de critique. L’opposition fait respecter et soutient les droits des minorités. Elle doit faire preuve de vigilance pour combattre l’oppression et l’empiétement injuste, par le Cabinet, sur les droits du peuple. Elle doit surveiller toutes les dépenses et s’opposer aux extravagances, en informant le public de tout gaspillage ou méfait encore pire. Elle décèle les erreurs, suggère des modifications, pose des questions et tire les choses au clair; elle éveille, informe et façonne l’opinion du public en lui permettant de s’exprimer et de voter. Elle doit suivre de près le moindre geste du gouvernement pour l’empêcher de court-circuiter la procédure démocratique comme les gouvernements se plaisent à le faire.

- L’honorable John G. Diefenbaker, « The Role of the Opposition in Parliament », allocution prononcée devant l’Empire Club du Canada à Toronto, le 27 octobre 1949.

L’honorable Lester B. Pearson, successeur du premier ministre Diefenbaker et souvent victime des ruses de ce dernier, a été invité à ajouter quelques mots de son cru pour décrire le climat de rivalité qui règne à la Chambre des communes :

En matière de politique nationale, lorsque j’étais membre du gouvernement, je regardais les membres de l’opposition jouer leur rôle avec zèle et vigueur, courage et détermination. Ils insistaient, à juste titre, sur leur droit de s’opposer, d’attaquer, de critiquer et de s’engager dans les estocades du débat, comme leur recommandaient si souvent et si ardemment ceux à qui tenaient à coeur la vigueur du Parlement et la santé de la démocratie. Je ne peux m’abstenir d’ajouter toutefois que l’application de cette procédure a parfois déplu à ceux qui en étaient la cible(7).

En lisant ce qui précède, il est difficile de concevoir que l’histoire du contrôle, par le Parlement, du pouvoir exécutif se limite à son édification et à son « déclin », comme on se plaît à le répéter. Si cette interprétation pessimiste persiste, c’est que le travail des députés de l’arrière-ban et des membres de l’opposition, éclipsé par l’empressement du Cabinet à s’acquitter de sa responsabilité de gérer les affaires de l’État, ne reçoit pas toujours la reconnaissance qu’il mérite. Pourtant, comme le faisait remarquer J.R. Mallory il y a quelques années : « Il ne serait pas exagéré d’affirmer que presque toutes les réformes importantes effectuées au cours des 40 dernières années ont été proposées au Parlement par un simple député appartenant généralement, mais non invariablement, à l’opposition »(8). Il est arrivé que ce soit l’opposition qui soit à l’avant-garde, surtout sur les questions d’ordre social, et que ce soit le gouvernement qui finisse par suivre. Il serait donc exagéré de prétendre que, législativement parlant, les systèmes présidentiels sont nécessairement beaucoup plus vigoureux et dynamiques que notre système.

Il ne nous faut pas non plus sous-estimer les avantages que présente le Parlement comme arène pour les débats. Comme l’a souligné Ralph Heintzman :

Par exemple, l’une des caractéristiques les plus attrayantes du Parlement tient à sa forte nature symbolique. Outre sa valeur pratique, la confrontation quotidienne entre le gouvernement et l’opposition « loyale », à la Chambre des communes, symbolise le dialogue interne, l’incessant échange de questions et de réponses qui caractérise l’esprit de l’homme vraiment civilisé et qu’on retrouve aussi dans la vie sociale et publique des collectivités. Tout comme l’esprit véritablement sain ne réprime ni l’une ni l’autre de ses deux impulsions fondamentales, mais les écoute et essaie sans relâche d’arriver à une synthèse qui les réconciliera, une société saine reconnaît aussi que des tendances adverses ne sont pas ennemies en soi, mais qu’elles se comparent à des partenaires qui se complètent. Elles sont liées par un contrat éducationnel qui est à la fois la condition et le symbole de la civilisation(9).

Malheureusement, comme tout le monde le sait, cet idéal de civilité n’a pas toujours droit de cité dans la pratique parlementaire. Lorsque le débat dégénère en un antagonisme automatique et stérile, cela jette le discrédit sur le processus lui-même. Une partie du problème est attribuable à la frustration qui se manifeste lorsque les pressions exercées sur le Parlement ne lui permettent pas d’exercer ses fonctions de représentation et de surveillance comme il se doit. Les députés de l’arrière-ban ne peuvent pas s’attendre à avoir une influence importante sur la législation. Toutefois, tous les députés ont le droit d’exprimer les intérêts de leur électeurs, d’examiner minutieusement les actes du gouvernement et, s’ils font partie de l’opposition, de présenter d’autres solutions au public. Tout cela exige beaucoup de temps, temps que le gouvernement estime généralement qu’il serait préférable de consacrer à son programme législatif.

Non seulement le temps est « l’un des éléments les plus importants de la politiques parlementaires »(10), mais l’on part du principe que « la Chambre des communes est le champ de bataille normal. C’est la grande scène publique au centre de l’amphithéâtre national »(11). Par conséquent, les partis d’opposition et les députés se font une concurrence acharnée pour passer le plus de temps possible sur la scène. L’opposition a sans aucun doute perdu certaines de ses prérogatives à cet égard : par exemple, le droit de prolonger indéfiniment la discussion sur les projets de loi du gouvernement (clôture, 1913), le droit de faire de l’obstructionnisme (limitation du temps de parole, 1927), le droit de prolonger indéfiniment les grands débats (1955) et le droit d’en appeler des décisions du Président (1956)(12). La durée des discours a été considérablement raccourcie et, en 1969, on a eu recours à la clôture pour faire adopter un article complexe du Règlement (75 A, B et C), qui exposait la procédure à suivre pour limiter la durée des débats, soit unilatéralement, soit avec le consentement d’un ou de plusieurs partis d’opposition. Il n’en reste pas moins que l’opposition a encore de nombreuses occasions de s’opposer au gouvernement : pendant la période des questions quotidienne, pendant les huit jours de débat qui suivent le discours du trône et les six jours qui suivent la présentation du budget, et pendant les 25 jours qui lui sont alloués de façon éparse au cours de la session. Qui plus est, l’opposition a grandement bénéficié de l’augmentation des sommes allouées à chaque député et au caucus de chaque parti(13), notamment pour le personnel de secrétariat et de recherche; elle a aussi accès à un plus grand nombre de services qu’auparavant, notamment à la Bibliothèque du Parlement. Privés des ressources que possède le gouvernement, les députés de l’opposition ont sérieusement intérêt à ce que l’on continue d’améliorer les services offerts aux parlementaires.

Il reste à savoir comment l’opposition peut utiliser au mieux le temps parlementaire qui lui est alloué. Par exemple, les faits montrent que le contrôle exercé sur le trésor public est encore bien faible. Les députés sont censés surveiller le programme de dépenses du gouvernement en examinant attentivement les prévisions budgétaires des ministères, qui sont soumises aux comités permanents compétents au début de chaque session. Pourtant, malgré l’accroissement du nombre de comités et leurs nouvelles attributions, il est très rare qu’on tente d’apporter des modifications aux projets de loi de crédits et au programme de dépenses du gouvernement(14). Plusieurs propositions ont été avancées pour permettre aux députés de participer plus concrètement à la gestion des secteurs de dépenses, car à lui seul, le Comité des comptes publics ne peut effectuer que des vérifications a posteriori. La plupart de ces propositions supposent qu’on accroisse le pouvoir et l’indépendance des comités parlementaires. Toutefois, comme l’a fait remarquer Thomas Hockin, ce genre de réforme ne peut manquer de recevoir un accueil mitigé de part et d’autre à la Chambre :

Ni le gouvernement, ni l’opposition n’ont intérêt à prendre la responsabilité de l’ensemble des résultats des travaux des comités. [...] Certains membres de l’opposition se demandent si le rôle de l’opposition au sein des comités ne devient pas parfois trop collégial, au sens où les députés ministériels et ceux de l’opposition ne font guère plus, en fin de compte, que polir le projet de loi d’un ministre. Il n’est donc pas surprenant que certains députés d’opposition pensent ne pas retirer suffisamment d’avantages de tout ce travail, pour leur parti(15).

Implicitement du moins, le rôle des députés en tant que législateurs se concertant pour atteindre un but commun va à l’encontre de leur rôle partisan fondé sur la représentation de points de vue opposés. Toutefois, comme le souligne Hockin, la vertu du processus parlementaire tient au fait que le choc des idées politiques n’est pas que négatif et qu’il peut occuper une place importante dans l’élaboration de la politique gouvernementale. En fait, sans véritable opposition, l’établissement d’un consensus serait une simple formalité. Le Parlement ne pourrait fonctionner adéquatement sans les techniques de défense d’une cause, de contestation et de persuasion auxquelles ont recours les caucus des partis et les parlementaires. Hockin résume sa pensée en ces termes :

Opter pour un mode de fonctionnement basé sur la propagande et la confrontation plutôt que sur la collégialité et le consensus n’est peut-être pas sans effet sur la politique publique à long terme.

En fait, on peut aller plus loin en prétendant que les partis d’opposition jouent au moins quatre rôle fondamentaux, de nature à la fois représentative et partisane, à la Chambre des communes. Quelle que soit leur nature, tous les partis d’opposition au Canada considèrent la Chambre comme une tribune publique servant avant tout à mettre à l’épreuve l’intégrité du gouvernement. Premièrement, l’opposition est constamment en quête de faits non seulement pour prouver que le gouvernement gaspille de l’argent mais aussi pour montrer le caractère malhonnête et arbitraire de son comportement. Deuxièmement, elle pousse le gouvernement à agir conformément à certains intérêts, à certaines opinions et à certains besoins exprimés dans la société. Troisièmement, elle cherche à obtenir des renseignements et, bien qu’elle ne réussisse que rarement à obtenir des faits concrets du gouvernement pendant la période des questions, elle peut faire preuve d’une efficacité remarquable (si elle s’en donne la peine) et obtenir des renseignements par écrit et dans le cadre des travaux des comités. Quatrièmement, l’opposition essaie de réinterpréter l’interprétation que le gouvernement donne de son action. [...] Ces diverses fonctions des partis d’opposition, combinées aux efforts discrets des ministériels de l’arrière-ban pour influencer le Cabinet, donnent une bonne idée du rôle général de la Chambre des communes dans la vie politique et l’élaboration de la politique publique au Canada(16).

Cela étant dit, même si la population comprenait mieux ces fonctions des parlementaires, les partis d’opposition auraient toujours d’énormes défis à relever, en particulier lorsque d’importantes décisions sont prises sans l’intervention du Parlement. L’opposition est alors beaucoup moins en mesure d’examiner concrètement et d’influencer l’action gouvernementale. Le recours accru à des tribunes extra-parlementaires pour résoudre les problèmes du pays (conférences fédérales-provinciales, consultations de groupes d’intérêt, etc.) attire inévitablement l’attention sur les formes d’opposition extra-parlementaires. S’il veut être une institution vraiment digne de foi, le Parlement doit être activement à l’écoute de tous les points de vue sur les questions d’intérêt national. Naturellement, il ne faudrait pas pour autant s’en remettre automatiquement au gouvernement pour qu’il soit le principal agent du renforcement de la surveillance législative, car il est déjà assez préoccupé par les affaires de l’État. La tâche d’améliorer l’efficacité du parlement incombe avant tout à l’opposition et à chacun des parlementaires.

LES DROITS ET RESPONSABILITÉS DE L’OPPOSITION :
L’EXEMPLE DE LA 32e LÉGISLATURE (1980-1984)

La première session de la première législature des années 80 a établi un certain nombre de précédents, apparemment peu enviables, qui ont mis à l’épreuve l’endurance du gouvernement et de l’opposition. La session a été la plus longue de l’histoire (plus de 400 jours), entre autres parce qu’à plusieurs reprises, l’opposition a eu recours en dernier ressort à des tactiques visant à bloquer le cours normal des travaux parlementaires. Pourtant, à la fin de la session, on a assisté à la naissance d’une nouvelle constitution canadienne ainsi qu’à l’adoption de nombreux textes législatifs importants. Pour ce qui est du rôle futur de l’opposition, il importe de déterminer comment le Parlement s’est acquitté de sa tâche dans le climat tendu créé par ces circonstances extraordinaires.

La réforme parlementaire a été au centre des préoccupations du Canada à la fin des années 60, en grande partie à cause de l’expérience frustrante des gouvernements minoritaires qui se sont succédé et du débat excessivement long et acrimonieux suscité par l’adoption du drapeau national(17). Le processus de réforme a toutefois engendré une telle controverse que, finalement, le gouvernement a imposé une série de modifications vigoureuses de l’opposition. Tout comme par la suite, des critiques s’interrogeaient sur l’utilité de la réforme, se demandant si, tout compte fait, « le rôle du Parlement dans son ensemble consistait à agiter des questions devant l’opinion publique ou à légiférer »(18). Néanmoins, la plupart des observateurs persistaient à croire fermement que le Parlement devait être plus que le théâtre de discussions stériles. À la suite des débats orageux qui ont caractérisé la session 1980-1982, un comité spécial des Communes a été créé pour examiner le Règlement et la procédure de la Chambre et pour proposer d’autres réformes.

En 1982 et 1983, le Comité Lefebvre a publié une série de rapports innovateurs. Parmi les premières recommandations acceptées, l’une des plus notables prévoyait le renvoi automatique des rapports des ministères et organismes gouvernementaux aux comités permanents concernés et le dépôt de réponses détaillées du gouvernement aux rapports des comités. Des propositions radicales en vue d’assurer un meilleur contrôle des dépenses, formulées dans des rapports ultérieurs, ont fait long feu. Toutefois, sur d’autres points, comme l’élection du Président, l’augmentation du nombre de membres au Bureau de régie interne, et l’utilisation de comités législatifs dont le président serait choisi parmi un groupe de députés ministériels et de l’opposition désignés par le Président de la Chambre, les efforts du Comité spécial en vue de rehausser le rôle du simple député, quel que soit son parti, n’ont pas été vains, car ces propositions de réforme ont été reprises et adoptées au cours de la 33e législature.

On peut se demander dans quelle mesure ces changements institutionnels ont profité à l’opposition, puisque certains d’eux, dont la diminution du temps de parole, avaient pour but d’améliorer l’efficacité des travaux du Parlement et d’en accélérer la marche. L’application rigide de la discipline de parti continuait d’être de règle, et la responsabilité d’exiger que le gouvernement rende un compte scrupuleux de son administration reposait toujours sur l’ingéniosité des partis d’opposition, avec tout leur arsenal procédurier, et sur la qualité de leur leadership au Parlement(19). À ce propos, voici l’opinion de Van Loon et Whittington :

Lorsque le gouvernement est majoritaire, les faiblesses et les points forts des partis d’opposition au Parlement sont déterminés essentiellement par la procédure de la Chambre des communes. Étant donné leur incapacité absolue de battre le gouvernement sur tout projet de politique, les partis d’opposition doivent se contenter de recourir à des techniques plus subtiles pour essayer d’influer sur les décisions politiques(20).

Les deux incidents majeurs qui se sont produits au cours de la première session de la 32e législature ont montré jusqu’où un parti d’opposition déterminé pouvait aller, bien que certains puissent mettre en doute la « subtilité » des stratégies employées. Lors du premier incident, l’opposition a réussi à empêcher le gouvernement de proposer une motion visant à mettre un terme au débat en troisième lecture de sa résolution constitutionnelle. Par suite d’un flot ininterrompu de rappels au Règlement de questions de privilège, les activités de la Chambre ont été suspendues (sauf à deux reprises, sur entente des divers partis) du 26 mars au 8 avril 1981, date à laquelle le leader parlementaire du gouvernement a déposé, à titre de compromis, une motion spéciale complexe qui garantissait au gouvernement l’aboutissement du débat et concédait à l’opposition son ajournement jusqu’à ce que la Cour suprême se soit prononcée sur la constitutionnalité de la résolution soumise à la Chambre. Lors du deuxième incident, l’opposition a contrecarré un projet de loi omnibus (C-94, Loi de 1982 sur la sécurité énergétique) présenté par le gouvernement dans le cadre de son Programme énergétique national controversé. En refusant de voter par appel nominal sur une proposition d’ajournement connexe, l’opposition officielle a interrompu les délibérations de la Chambre, et les cloches appelant les députés à aller voter ont sonné de 16 h 20 le 2 mars 1982 jusqu’à 14 h 28 le 17 mars 1982, lorsque l’imbroglio a pris fin grâce à un accord conclu entre tous les partis pour diviser le projet de loi en huit lois distinctes, qui ont toutes été adoptées ultérieurement après avoir fait l’objet de débats restreints.

Dans ce dernier cas, l’opposition a remporté une victoire partielle en réussissant à contrecarrer un important projet de loi omnibus. Par contre, il est plus difficile de quantifier les points marqués grâce au sensationnalisme de l’incident des cloches en ce qui concerne l’examen du projet de loi complexe sur l’énergie et sa compréhension par le public. Le fait que les médias aient été plutôt avares de commentaires dans leurs explications sur le fond du projet de loi a engendré une certaine déception chez l’opposition(21). Ce genre de problème aurait été moins grave si les questions débattues avaient été simples et nettement définies. Tout compte fait, l’opposition a au moins réussi à faire valoir ses droits et le gouvernement a atteint la plupart, si ce n’est la totalité, de ses objectifs.

L’équilibre entre compromis et obstruction, entre collaboration et opposition systématique, est souvent une question purement subjective. Lors de la session orageuse de 1980-1982 dont nous venons de parler, le gouvernement a risqué de s’attirer les foudres de l’opposition en invoquant l’article 75C (la guillotine) huit fois en tout. Plusieurs ordres spéciaux imposant notamment la clôture des débats ont aussi été adoptés à l’égard de questions d’ordre constitutionnel et énergétique, une fois que le gouvernement et l’opposition en ont eu assez de se heurter de plein fouet. Les règles ont été contournées et il en est résulté inévitablement colère et méfiance; mais lorsque le temps s’est mis à presser et que l’opinion publique a été mobilisée, le gouvernement comme l’opposition ont mis de l’eau dans leur vin. Finalement, une bonne charge de travail a été accomplie. La résolution constitutionnelle a été améliorée, bien que péniblement, à chacune des étapes qui ont mené au rapatriement de la constitution. De nombreux textes de loi de première importance ont été adoptés après avoir subi de profondes modifications. Certains comités ont été très actifs et un bon nombre de groupes de travail parlementaires spéciaux ont produit des rapports fort appréciés. Bref, au cours de la 32e législature, le Parlement a été beaucoup plus productif que le cynisme ou la confusion du public pourraient nous le laisser croire.

L’ÉTAPE SUIVANTE : LE RÔLE DE L’OPPOSITION
AU COURS DE LA 33e LÉGISLATURE (1984-1988)

Même si, après l’élection de septembre 1984, les caucus des partis d’opposition se sont retrouvés dégarnis et affaiblis, l’une des premières initiatives du gouvernement de M. Mulroney a été de créer un comité spécial, le Comité McGrath, qu’il a chargé de proposer une réforme de la Chambre des communes visant expressément à donner plus de poids aux députés de l’arrière-ban. Après la publication d’un premier rapport en décembre 1984, le Comité a poursuivi ses travaux jusqu’au dépôt de son rapport final en juin 1985. Conformément aux recommandations du Comité, des changements ont été apportés à titre provisoire au Règlement de la Chambre en juin 1985 et en février 1986. En juin 1987, l’ensemble des réformes proposées, à quelques additions et modifications près, a été officiellement rendu permanent(22).

Certains nouveaux articles du Règlement seront sans doute utiles aux partis d’opposition (et, à l’occasion, à certains députés ministériels plus individualistes). Signalons ceux qui prévoient : l’élection du Président de la Chambre au scrutin secret par l’ensemble de la députation; la possibilité pour les partis d’opposition d’avoir trois représentants au Bureau de régie interne; l’établissement de comités législatifs ponctuels, présidés par les membres d’un groupe de députés ministériels et de l’opposition désignés par le Président de la Chambre; un droit de regard accru des comités sur les décrets-lois, avec possibilité de désaveu; l’examen par les comités des nominations par décret du gouverneur en conseil (toutefois sans possibilité de rejet); la possibilité pour le leader de l’opposition de prolonger de dix jours de séance le temps alloué à un comité permanent pour l’étude des prévisions budgétaires; l’établissement de nouvelles procédures pour l’étude des affaires émanant des députés afin qu’« à tout moment, jusqu’à six motions et projets de loi [puissent] être choisis par un Comité permanent des affaires émanant des députés et désignés « affaires pouvant faire l’objet d’un vote » »(23), l’attribution aux 25 comités permanents d’une plus grande autonomie et du pouvoir d’entreprendre des enquêtes et des études de leur propre initiatives; et l’augmentation des budgets et du personnel de soutien alloués à tous les présidents de comité par un comité de liaison, sous réserve de l’approbation du Bureau de régie interne.

Le Comité McGrath a aussi recommandé que la discipline de parti soit appliquée beaucoup moins rigidement, afin que les votes pris à la Chambre ne soient qu’exceptionnellement considérés explicitement comme des votes de confiance pouvant entraîner la défaite du gouvernement. Toutefois, les attitudes et les habitudes ancrées de longue date se sont révélées fort tenaces, et la 33e législature n’a pas été moins partisane et orageuse que la précédente, au grand dam de ceux qui souhaitaient impatiemment de nouvelles réformes(24). En outre, certains des nouveaux articles du Règlement, comme celui prévoyant l’examen des comités permanents des nominations faites par le Cabinet, n’ont pas été utilisés de façon très efficace. Qui plus est, la multiplicité des comités, permanents et législatifs comme anciens et nouveaux, a souvent quasi épuisé les ressources des partis d’opposition. Le nombre accru de députés à faire partie de l’opposition dans la 34e législature devrait au moins permettre de résoudre ce problème.

La faiblesse numérique de l’opposition officielle à la Chambre des communes ne se retrouvait pas au Sénat, où l’opposition était fortement majoritaire. L’ardeur renouvelée des sénateurs de l’opposition a provoqué à maintes reprises de longs affrontements avec le gouvernement, notamment au sujet de projets de loi portant pouvoir d’emprunt et concernant les brevets pharmaceutiques, la reconnaissance du statut de réfugié et la mise en oeuvre de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis. À plusieurs reprises, le gouvernement a menacé le Sénat de lui retirer son pouvoir de rejeter des projets de loi. Le Sénat a toutefois remporté certains succès; il a obtenu que des modifications soient apportées à plusieurs projets de loi importants et, en refusant de lâcher prise concernant l’adoption du projet de loi sur le libre-échange, il a permis aux partis d’opposition de lutter, lors de la dernière campagne électorale, contre le libre-échange avant qu’il soit un fait accompli. Entre-temps, dans l’arène partisane que constitue la Chambre des communes, il n’a plus tellement été question des propositions de réforme du Sénat, dont l’étude est liée au sort qui sera réservé à l’Accord constitutionnel du lac Meech.

CONCLUSION

En résumé, les événements survenus au cours des deux dernières législatures ont produit des avantages incertains pour les partis d’opposition au Canada. La grande révision du Règlement de la Chambre des communes amorcée en 1982 et achevée en 1987, ainsi que l’ardeur renouvelée de l’opposition au Sénat après 1984, ont fourni aux parlementaires de l’opposition de nouvelles occasions de contribuer davantage à la démarche politique, du moins partiellement. La présence des caméras de télévision aux Communes et l’éventuel enregistrement électronique des délibérations des comités sont aussi des innovations susceptibles de se révéler avantageuses pour une opposition bien préparée. Par ailleurs, certaines des réformes apportées à la procédure proprement dite, telles que la rationalisation des débats et des votes, sont surtout utiles au gouvernement, car il est moins facile aux partis d’opposition de recourir continuellement à des tactiques débatoires ou obstructionnistes. De plus, l’opposition doit éviter de susciter dans la population en général une perception défavorable du Parlement en ayant recours à des mécanismes générateurs de pertes de temps ou à des coups de théâtre pendant la période des questions.

Les deux partis d’opposition à Ottawa doivent aussi concevoir leur rôle en fonction de ce qui se passe ailleurs qu’au Parlement et des autres formes d’opposition politique. Dans notre système électoral, on observe souvent d’importants déséquilibres dans la représentation des régions au sein des caucus, les membres dissidents ou indépendants des caucus ne réussissent pratiquement jamais à se faire réélire, et un nombre croissant de petits partis, qualifiés de « marginaux », sont exclus de la vie parlementaire. Un assez grand nombre de Canadiens pensent probablement que ni le parti ministériel ni les partis d’opposition ne représentent bien leurs points de vue. Par ailleurs, les contestataires et les groupes de pression qui ne sont affiliés à aucun parti deviennent de plus en plus actifs à toutes les étapes de la démarche politique. Sur le plan constitutionnel, ce sont maintenant les gouvernements et les assemblées législatives des provinces qui font surtout office d’opposition. Les caucus des partis d’opposition ne doivent donc pas concentrer leur ardeur combative sur le seul parti au pouvoir; il doivent aussi surveiller de près les autres groupes sous-représentés ou concurrents, qui se font parfois mieux entendre qu’eux sur la scène politique nationale.

Voici un commentaire paru récemment à ce sujet :

Bon nombre des difficultés éprouvées par les partis d’opposition lorsqu’ils veulent critiquer efficacement la politique gouvernementale ont moins à voir avec la procédure de la Chambre des communes ou avec des services de recherche qu’avec d’autres problèmes plus profonds, qui affligent également les partis d’opposition dans les autres démocraties occidentales. Premièrement, l’opposition officielle arrive souvent mal à faire entendre sa voix dans le brouhaha des autres acteurs politiques. Les grands groupes d’intérêt ainsi que les instituts de recherche privés présentent fréquemment des critiques claires et bien publicisées de la politique gouvernementale, et, dans un contexte fédéral comme celui du Canada, « il est indéniable que les perpétuels désaccords entre les provinces et le gouvernement fédéral [...] détournent l’attention du public des efforts que déploie l’opposition au Parlement fédéral sur certains des plus importants aspects de la politique canadienne ».

Il arrive aussi quelquefois que l’opposition ait de la difficulté à offrir des solutions de rechange précises. Certaines questions ne peuvent être abordées sur le ton de la confrontation, car elles transcendent la cohésion, d’un côté comme de l’autre de la Chambre. Cela est particulièrement vrai lorsque le parlement est saisi de questions mettant en cause des principes moraux, comme l’avortement, la peine capitale ou les armes nucléaires. En ce qui concerne les autres questions à caractère socio-économique, l’établissement d’un consensus idéologique en faveur de l’économie mixte et de l’État-providence dans la plupart des sociétés occidentales a eu tendance à empêcher l’opposition « loyale » de présenter des solutions politiques radicales(25).

La raison d’être du Parlement n’est pas seulement d’assurer la gestion des affaires de l’État, mais aussi de permettre l’expression de tous les points de vue légitimes. Le gouvernement a le droit et le devoir de gouverner. Quant à l’opposition, si elle croit que l’intérêt public est en jeu, elle a le droit et le devoir de contrecarrer l’action et la politique gouvernementales, en se servant de tous les mécanismes parlementaires légitimes dont elle dispose. Ce faisant, elle tente de convaincre l’électorat qu’elle devrait se substituer au parti gouvernemental. À cause de cette perpétuelle confrontation, la démocratie parlementaire demeure toujours un peu pénible, mais le gouvernement représentatif régi par la règle de l’alternance est essentiellement affaire de politique, et non de simple administration.

Le débat sur les rôles respectifs du gouvernement et de l’opposition ne date pas d’hier. De nos jours, toutefois, le développement des institutions et l’élargissement des activités de l’État ont tendance à paraître bien avancés à côté du « sous-développement » qui caractérise les contrôles législatifs sur le pouvoir exécutif. Cette constatation a permis de déceler les facteurs qui nuisent au bon fonctionnement des mécanismes d’équilibre dans les systèmes politiques démocratiques et a donné lieu à de nombreuses propositions de réforme du pouvoir législatif(26). Le régime parlementaire met en jeu un principe constitutionnel fondamental, celui du gouvernement responsable. Et dans le contexte canadien, la tradition voulant qu’un seul parti forme le gouvernement, alliée à la faiblesse fréquente des oppositions législatives, ne fait qu’accroître les risques(27).

Dans ces circonstances, il devient capital, pour assurer la légitimité démocratique du système dans son ensemble, de préserver et de renforcer le rôle de l’opposition. À quelques rares exceptions près, les députés ministériels de l’arrière-ban ne peuvent demander des comptes au Cabinet ou à la fonction publique. C’est essentiellement à l’opposition qu’incombe la tâche de veiller à ce que le gouvernement reste vigilant et de faire valoir courageusement les droits de la législature vis-à-vis du pouvoir exécutif. En s’acquittant de ces fonctions, l’opposition rend service à tout le monde, car, comme le disait John Stewart : « à court terme, il peut sembler avantageux pour le gouvernement de faire adopter ses lois sans encombre par la Chambre mais, à long terme, cela contribue à jeter le discrédit sur le gouvernement et le Parlement »(28). Bien qu’on prétende que le modèle classique est en voie de céder le pas à un système fondé sur les impératifs administratifs(29), la vigilance et l’efficacité de l’opposition parlementaire demeurent encore la meilleure garantie d’un bon gouvernement.


(1) Voir par exemple David Olson, The Legislative Process : A Comparative Approach, New York, Harper & Row, 1980, surtout le premier chapitre. L’équilibre changeant des forces dans l’arène politique fait aussi l’objet de nombreux articles dans la revue internationale de politique comparée Gouvernement and Opposition. Le numéro de l’automne 1988 publiait un article de George Feaver, intitulé « Letter from Canada », qui brossait un tableau de l’évolution politique du Canada depuis 1968.

(2) Cité dans Thomas Hockin, « The Role of the Loyal Opposition in Britain’s House of Commons : Three Historical Paradigms », Parliamentary Affairs, vol. 25, 1971-1972, p. 54.

(3) Stanley Knowles, « The Role of the Opposition in Parliament », allocution prononcée devant l’Empire Club du Canada le 21 mars 1957, Toronto, Ontario Woodsworth Memorial Foundation, 1957 (traduction).

(4) Bernard Crick, The Reform of Parliament, Londres, Weidenfeld et Nicolson, 1954, p. 95.

(5) Les résultats de recherches empiriques confirment l’opinion selon laquelle les corps législatifs sont plus sensibles aux intérêts du public que les autres pouvoirs. Le rôle des législateurs ne peut être usurpé par les fonctionnaires du gouvernement. Voir par exemple Lee Sigleman et William Vanderbok, « Legislators, Bureaucrats and Canadian Democracy : The Long and Short of It », Revue canadienne de science politique, vol. 10, 1977, p. 615-623.

(6) Voir Eugene Forsey, « Gouvernment Defeats in the Canadian House of Commons, 1867-1873 », Revue canadienne d’économique et de science politique, vol. 19, no 3, août 1963, p. 364-367; Thomas Hockin, « Flexible and Structured Parliamentarianism : From 1848 to Contemporary Party Government », Revue d’études canadiennes, vol. 14, no 2, été 1979.

(7) « The Role of the Opposition », allocution prononcée devant le Canadian Club d’Ottawa, le 27 janvier 1959 (traduction).

(8) Cité dans Allan Kornberg et William Mishler, Influence in Parliament : Canada, Durham, Duke University Press, 1976, p. 56 (traduction).

(9) Ralph Heintzman, « The Educational Contract », article servant d’introduction au numéro spécial de la Revue d’études canadiennes intitulé « Le parlementarisme : bilan et prospective », vol. 14, no 2, été 1979, p. 143.

(10) C.E.S. Franks, « Procedural Reform in the Legislative Process », The Legislative Process in Canada : The Need For Reform, W.A.W. Neilsen et J.CC. MacPherson (éd.). Montréal, Institut de recherches politiques, 1978, p. 250 (traduction).

(11) John Stewart, The Canadian House of Commons, cité par Geoffrey Stevens dans Neilsen et MacPherson (1978), p. 230 (traduction).

(12) Robert Jackson et Michael Atkinson, The Canadian Legislative System, 2e édition révisée, Toronto, Macmillan, 1980, p. 117.

(13) L’opposition officielle et son chef ont un statut préférentiel : priorité dans certains débats et à la période des questions, ainsi qu’une résidence officielle. Pour être reconnu officiellement, un parti doit normalement avoir réussi à faire élire douze députés, mais cette exigence peut être assouplie dans des circonstances spéciales.

(14) Consulter Harold D. Clarke et al. (éd.), Parliament, Policy and Representation, Toronto, Methuen, 1980, partie II, en particulier Paul Thomas, « Parliament and the Purse Strings », p. 160-181.

(15) Thomas Hockin, « Adversary Politics and Some Functions of the Canadian House of Commons », The Canadian Political Process, 3e édition, Orest M. Kruhlak (éd.), Toronto, Holt, Rinehart and Winston, 1979, p. 370 (traduction). Consulter aussi C.E.S. Franks, « The Dilemma of the Standing Committees of the Canadian House of Commons », Revue canadienne de science politique, vol. 4, 1977, p. 461-476.

(16) Hockin (1979), « Adversary Politics ... », p. 377-378 (traduction).

(17) Le problème a déjà été examiné par Pauline Jewett dans « The Reform of Parliament », Revue d’études canadiennes, vol. 1, no 3, November 1966, p. 11-15. Consulter également Trevor Lloyd, « The Reform of Parliamentary Proceedings », The Prospect of Change : Proposals for Canada’s Future, Abraham Rotstein (éd.), Toronto, McGraw-Hill, 1965.

(18) J.A. Lovink, « Who Wants parliamentary Reform? », Queen’s Quarterly, vol. 79, 1972, p. 510 (traduction).

(19) L’institutionnalisation de la surenchère partisane dans la lutte entre le gouvernement et l’opposition se retrouve aussi dans les législatures provinciales. Voir les conclusions auxquelles Frederick Fletcher et Arthur Goddard sont arrivés dans « Government and Opposition : Structural Influences on Provincial Legislatures », Legislative Studies Quarterly, vol. III, no 4, nobermbre 1978, p. 647-669.

(20) Richard Van Loon et Michael Whittington, The Canadian Political System : Environment, Structure, and Process, 3e édition, Toronto, McGraw-Hill Ryerson, p. 62 (traduction).

(21) Étant donné que la presse fait une certain sélection des activités de la Chambre qu’elle veut couvrir, particulièrement en ce qui concerne les délibérations des comités, les critiques de l’opposition peuvent être portés à rejoindre l’opinion d’Oscar Wilde qui, au retour de la première d’une de ses pièces, a dit : « La pièce a été un succès mais le public a été un échec ». (Cité dans Hockin (1979), « Adversary Politics ... », p. 372.)

(22) Pour avoir un exposé complet des modifications apportées au Règlement, consulter le bulletin d’actualité 82-15F de la Biliothèque du Parlement, intitulé La réforme de la procédure de la Chambre des communes; voir aussi Charles Robert, « Changing the Rules of the Game in the Canadian House of Commons », The Table, vol. LV, 1987, p. 128-137.

(23) Nora Lever, « Où en sommes-nous depuis le nouveau Règlement? », Revue parlementaire canadienne, automne 1988, p. 14. Au cours de la dernière session, une députée de l’opposition, Lynn McDonald, a déposé un projet de loi qui a été désigné comme pouvant faire l’objet d’un vote, le projet de loi C-204, Loi sur la santé des non-fumeurs; il a obtenu la sanction royale le 28 juin 1988.

(24) Voir David Kilgour, « La discipline de parti et la démocratie au Canada », Revue parlementaire canadienne, automne 1988, p. 10-11.

(25) Robert Jackson, Doreen Jackson et Nicolas Baxter-Moore, Politics in Canada : Culture, Institutions, Behaviour and Public Policy, Scarborough, Prentice-Hall, 1986, p. 332 (traduction).

(26) Consulter par exemple le chapitre sur « Les modèles d’opposition » de Robert Dahl, L’avenir de l’opposition dans les démocraties, Paris, S.E.D.E.I.S., 1966; The Role of the Legislature in Western Democracies, Washington, American Enterprises Institute for Public Policy Research, 1981; Thomas d’Aquino et al. (éd.), Le parlementarisme au Canada : les enjeux d’une réforme, Montréal, Conseil d’entreprises pour les questions d’intérêt national, 1983, notamment les pages 39 à 43 : « Le rôle de l’opposition : ses tactiques, son information et son contrôle de l’imputabilité ».

(27) L’écart entre la croissance du pouvoir exécutif et la situation du pouvoir législatif est particulièrement marqué dans les systèmes politiques provinciaux. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les partis d’opposition à la législature albertaine sont faibles, et, à l’heure actuelle, il n’y a pas de députés de l’opposition à l’assemblée législative du Nouveau-Brunswick.

(28) John Stewart, « Strengthening the Commons », Revue d’études canadiennes, numéro spécial intitulé Le parlementarisme : bilan et prospective, vol. 14 no 2, été 1979, p. 47 (traduction).

(29) On souligne souvent le désir des gouvernements modernes d’atteindre un objectif d’efficacité fonctionnelle, leur réticence à communiquer des renseignements et leur tendance à recourir à des décrets et à des pouvoirs de réglementation chaque fois que cela est possible.