PRB 99-22F
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TROUBLES MENTAUX ET DROIT PÉNAL CANADIEN

 

Rédaction :
Marilyn Pilon
Division du droit et du gouvernement
Le 5 octobre 1999
Révisé le 22 janvier 2002


 

TABLE DES MATIÈRES

CONTEXTE

HISTORIQUE

PROPOSITIONS DE RÉFORME DE 1986

CONFORMITÉ AVEC LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS

PROJET DE LOI C-30

   A.  Modifications de fond et de procédure

   B.  Modifications non encore en vigueur
      1.   Détention maximale
      2.   Accusés dangereux atteints de troubles mentaux (ADTM)
      3.   Ordonnances de détention dans un hôpital

QUESTIONS NON RÉSOLUES

   A. Pouvoirs de la commission d’examen

   B.  Promulgation des dispositions pendantes

   C. Questions connexes
      1.   Automatisme sans aliénation mentale
      2.   Le critère de l’inaptitude
      3. Définition de « troubles mentaux »

CONCLUSION


TROUBLES MENTAUX ET DROIT PÉNAL CANADIEN

 

CONTEXTE

Les tribunaux canadiens ont depuis longtemps le pouvoir, dans certaines circonstances, de dégager une personne de toute responsabilité pénale pour des actes accomplis alors qu’elle était devenue incapable en raison de troubles mentaux.   Ce pouvoir repose sur le « principe fondamental de notre droit pénal suivant lequel l’État doit, pour qu’une personne soit reconnue coupable d’un acte criminel, prouver non seulement qu’elle a commis un acte illégal mais également qu’elle avait l’intention coupable de le faire »(1).  Ainsi, le Code criminel du Canada a toujours prescrit qu’une personne ne saurait être tenue criminellement responsable d’un acte si son état mental à ce moment-là la rendait « incapable d’apprécier » la nature et la gravité de l’acte et de se rendre compte qu’il se conduisait mal.  En pareil cas, toutefois, il se peut que l’État doive exercer un certain contrôle sur les personnes souffrant de troubles mentaux qui peuvent constituer une menace pour les autres.  Le Parlement est ainsi placé devant le dilemme de maintenir l’équilibre entre les droits individuels et la sécurité publique.  Dans ce document, nous retraçons l’évolution de ce qu’on appelait la « défense fondée sur l’aliénation mentale » en droit canadien et examinons divers problèmes relatifs au traitement par la justice pénale des personnes souffrant de troubles mentaux.

HISTORIQUE

Se fondant sur des règles adoptées par la Chambre des lords britannique en 1843 dans l’affaire M’Naghten, on a pour la première fois incorporé dans le droit canadien le principe de défense fondée sur l’aliénation mentale propre à la common law dans le Code criminel de 1892(2).  À l’origine, le Code criminel interdisait la condamnation d’une personne atteinte « d’imbécillité naturelle ou de maladie mentale » et qui était de ce fait « incapable d’apprécier la nature ou la gravité de son acte ou omission » et de se rendre compte qu’il se conduisait mal (3).  Le même article établissait toutefois que l’accusé était présumé légalement sain d’esprit jusqu’à preuve du contraire; et en cas d’acquittement pour cause d’aliénation mentale, il devait être « strictement gardé », « jusqu’à ce que le bon plaisir du lieutenant-gouverneur soit connu ».  Indépendamment de l’état mental de l’accusé au moment où il avait commis l’acte, s’il était jugé « inapte » à subir son procès pour cause de troubles mentaux, il était détenu au bon plaisir du lieutenant-gouverneur.

En 1975, la Commission de réforme du Canada s’est penchée sur la nécessité de réformer le traitement par la justice pénale des accusés atteints de troubles mentaux, évoquant les dangers que constituent « un vocabulaire équivoque, des attitudes inappropriées et le besoin de trouver des solutions pratiques aux problèmes sociaux »(4).  Elle a signalé qu’il fallait « éviter d’ériger en principe que tous les individus souffrant de troubles mentaux sont enclins à la violence », et qu’on « devrait restreindre la liberté de ces personnes dans les seuls cas où cette restriction est justifiée »(5).  Dans un rapport subséquent, la Commission a fait plusieurs suggestions sur le traitement des accusés souffrant de troubles mentaux, dont celle qu’on devrait « choisir les mesures pénales ouvertement et conformément à des critères connus, et qu’elles devraient être sujettes à révision et d’une durée déterminée ».  Au lieu du mandat du lieutenant-gouverneur, la Commission proposait un processus d’audition pour déterminer les mesures appropriées dans le cas des personnes acquittées pour cause d’aliénation mentale(6).

En 1982, le ministère de la Justice a lancé un « projet sur le désordre mental » dans le cadre d’une révision du droit pénal(7).  Les auteurs d’un document de travail du Ministère paru l’année suivante reconnaissaient les lacunes du Code criminel, précisant que les dispositions relatives aux troubles mentaux étaient « remplies d’ambiguïtés, d’incohérences, d’omissions, d’éléments arbitraires et manquaient souvent de clarté ou d’orientation »(8).   La question de la conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés était également soulevée.  Les auteurs s’interrogeaient, par exemple, sur l’équité d’un mécanisme qui permet que des personnes trouvées « inaptes » à subir un procès soient internées indéfiniment sans que la Couronne ait à faire la preuve qu’il y a apparence de culpabilité.  Ils s’interrogeaient également sur une loi qui prévoit la détention automatique d’un accusé souffrant de troubles mentaux en l’absence d’une audition ou d’une preuve établissant qu’il constitue un danger pour la société.

PROPOSITIONS DE RÉFORME DE 1986

En septembre 1985, le ministère de la Justice a publié son rapport sur le projet sur le désordre mental.  Bon nombre de ses recommandations ont été incorporées dans un avant-projet de loi déposé par le ministre de la Justice de l’époque, John Crosbie le 25 juin 1986(9).   Ce texte renfermait des modifications visant à moderniser le vocabulaire, à rationaliser les procédures et à protéger les droits des accusés garantis par la Charte des droits.  Ces propositions sont vite devenues l’objet de nouvelles consultations avec les provinces et les organismes des secteurs public et privé.  Parmi les réformes importantes, le projet de loi proposait que l’expression « défense fondée sur les troubles mentaux » soit adoptée pour remplacer l’expression « défense fondée sur l’aliénation mentale », que plus de latitude soit accordée aux tribunaux pour ordonner des évaluations psychiatriques et que la recevabilité comme éléments de preuve des déclarations faites lors de ces évaluations soit limitée.  Il proposait aussi des critères pour déterminer l’« aptitude » de l’accusé et le remplacement de la formule du mandat du lieutenant-gouverneur par une commission d’examen dans chaque province.

L’une des propositions les plus contestées du projet de loi visait à plafonner la durée d’internement d’un accusé souffrant de troubles mentaux.  Les « plafonds » proposés étaient l’internement à vie, l’internement pendant dix ans et l’internement pendant deux ans, compte tenu de la peine maximale prévue pour le délit en question(10).   Les procureurs généraux des provinces, entre autres, ont dit craindre que de tels plafonds n’entraînent la libération obligatoire de personnes dangereuses qui atteignent la limite d’incarcération prévue par le droit pénal(11).  La proposition visant à permettre au tribunal d’ordonner jusqu’à 60 jours de traitement psychiatrique comme partie de la peine d’emprisonnement a également soulevé des critiques.  On a notamment fait valoir que ces « ordonnances d’hospitalisation » entraîneraient un important fardeau financier pour certaines provinces(12).

Les consultations sur ces propositions se sont poursuivies au cours des élections générales de 1988, mais à ce moment-là la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire R. c. Swain(13) était en appel devant la Cour suprême du Canada.

CONFORMITÉ AVEC LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS

Bien que la Cour d’appel ait maintenu par une majorité des deux tiers la loi et les pratiques de common law en matière de défense fondée sur l’aliénation mentale, cette décision n’a pas été retenue.  Le 2 mai 1991, la Cour suprême a jugé que la règle de common law permettant à la Couronne de produire une preuve d’aliénation mentale malgré les objections de l’accusé violait les droits de Swain garantis par l’article 7 de la Charte d’une manière non justifiée par l’article 1er.  De même, la Cour a jugé contraire aux articles 7 et 9 de la Charte canadienne des droits et libertés et non justifié par l’article 1er, le paragraphe 542(2) du Code criminel ordonnant la détention de personnes acquittées pour cause d’aliénation mentale(14).  À l’appui de sa conclusion, la Cour a souligné que la durée indéterminée de la détention rendait l’effet de la loi disproportionné par rapport à ses objectifs.  Comme le fait de déclarer inopérant le paragraphe 542(2) rendait obligatoire la libération de « toutes les personnes acquittées pour cause d’aliénation mentale, y compris celles qui pourraient fort bien présenter un danger pour le public », la Cour a imposé une période de validité temporaire de six mois.   La période de transition a été par la suite prolongée par la Cour jusqu’au 5 février 1992 afin de permettre au Parlement d’adopter une loi corrective.

PROJET DE LOI C-30 (15)

À défaut de consensus sur le dépôt d’un projet de loi avant le congé d’été de 1991, la ministre de la Justice, Kim Campbell, décida de publier celui-ci sous la forme de « Propositions de modification du droit pénal relativement aux troubles mentaux »(16).   Ces propositions devinrent ensuite le projet de loi C-30, déposé le 16 septembre 1991 (la plupart des dispositions devant entrer en vigueur en 1992).  Contrairement à l’avant-projet de loi de 1986, le projet de loi C-30 renfermait des modifications corrélatives à la Loi sur les jeunes contrevenants et à la Loi sur la défense nationale.

   A.  Modifications de fond et de procédure

Outre de nouvelles définitions importantes, le projet de loi C-30 a mis en place un nouveau régime pour les personnes souffrant de troubles mentaux accusées aux termes de la partie XX.1 du Code criminel.  D’abord, la terminologie de l’ancienne défense fondée sur l’aliénation mentale a été modifiée de manière à soustraire à la responsabilité pénale les personnes accusées d’avoir commis un acte alors qu’elles souffraient de « troubles mentaux » (expression qui remplace les expressions « imbécillité naturelle » et « maladie mentale »).  Conformément à ce changement, le verdict de « non-culpabilité pour cause d’aliénation mentale » est devenu un verdict de « non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux ».  Le cadre de la défense a été élargi de manière à comprendre les déclarations de culpabilité par procédure sommaire aussi bien que les actes criminels.

Le projet de loi C-30 a également donné une nouvelle définition ainsi que des critères pour déterminer si un accusé est « inapte à subir son procès », ce qui n’était pas prévu dans le Code criminel.  À certaines conditions, le tribunal a aussi le pouvoir d’ordonner un traitement non souhaité pour un accusé souffrant de troubles mentaux en vue de le rendre apte à subir son procès.   En outre, le cas d’un accusé inapte doit être revu tous les deux ans par un tribunal afin qu’on puisse déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour ordonner que l’accusé subisse son procès.  Si la preuve n’est pas suffisante, l’accusé doit être acquitté(17).

Ayant constaté la non-responsabilité criminelle d’un accusé pour cause de troubles mentaux, le tribunal n’est plus obligé d’ordonner qu’il soit « strictement gardé ».  Le tribunal a le choix d’ordonner des mesures appropriées ou de laisser la commission d’examen prendre la décision(18).  Les décisions pouvant être rendues par la commission comprennent la détention en hôpital, la libération sous certaines réserves ou la libération inconditionnelle.  La loi oblige toutefois le tribunal ou la commission à imposer la décision la moins sévère ou la moins privative de liberté, compte tenu de la nécessité de protéger le public, de l’état mental de l’accusé et de sa réinsertion sociale éventuelle.  C’est ainsi que le rôle du lieutenant-gouverneur a été supprimé et que ses pouvoirs de décision en la matière ont été transférés à une commission d’examen dans chaque province(19).  Le projet de loi C-30 prévoyait également un examen annuel de toute décision de la commission, sauf le cas d’une libération inconditionnelle.

Le projet de loi définissait les cas où le tribunal peut ordonner un traitement psychiatrique, soit pour déterminer si l’accusé est apte à subir son procès, soit pour produire des éléments de preuve relatifs à son état mental au moment du délit.  Il limitait également la recevabilité des déclarations faites par l’accusé lors d’une évaluation.

Divers amendements ont été proposés lors de l’étude en comité du projet de loi. Par exemple,  le conseiller juridique de la Commission d’examen de l’Ontario a fait valoir que les commissions devraient avoir l’autorité d’ordonner des évaluations ainsi que des traitements pour les accusés inaptes(20).  L’Association du Barreau canadien souhaitait une définition plus étroite du terme « hôpital » de façon à prévoir que tout lieu ainsi désigné par le gouvernement provincial soit « équipé pour traiter les troubles mentaux »(21).  Le Canadian Disability Rights Council s’opposait au traitement forcé des accusés « inaptes »(22), alors que l’Association canadienne pour l’intégration communautaire voulait que la définition de « troubles mentaux » exclue expressément les handicapés mentaux(23).   Toutefois, un seul amendement d’importance a été approuvé à cette étape, à savoir celui qui exigeait qu’un comité de la Chambre des communes effectue un examen complet des dispositions et de l’application de la loi tous les cinq ans(24).

   B.  Modifications non encore en vigueur

      1.  Détention maximale

Parmi les dispositions les plus contestées du projet de loi, certaines ne sont pas encore en vigueur.  Par exemple, le texte renfermait les mêmes dispositions concernant les plafonds de détention que celles qui figuraient dans l’avant-projet de loi de 1986, et qui limitaient le temps de détention d’un accusé jugé inapte ou souffrant de troubles mentaux.  Ainsi, tout accusé jugé encore dangereux à la fin de la période de détention « pourrait alors être placé en garde fermée dans un établissement de santé aux termes des lois provinciales relatives à la santé mentale »(25).   Mais pour donner le temps aux provinces d’adapter leur législation et leurs pratiques, le gouvernement fédéral a proposé de reporter l’entrée en vigueur de dispositions.  De plus, les dispositions transitoires du projet de loi précisaient que les mandats du lieutenant-gouverneur demeureraient en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur des dispositions concernant les plafonds de détention.

      2.  Accusés dangereux atteints de troubles mentaux (ADTM)

Compte tenu des préoccupations concernant les dispositions relatives aux plafonds de détention et les restrictions à la législation provinciale d’internement civil, le gouvernement fédéral a inclus dans le projet de loi des dispositions sur les « accusés dangereux souffrant de troubles mentaux » (ADTM).  Elles s’inspiraient du régime des « délinquants dangereux » du Code criminel, qui permet des peines de durée indéterminée pour des personnes reconnues coupables de lésions corporelles graves ou de certains délits sexuels.  Ces dispositions devaient permettre aux tribunaux, dans des cas spéciaux, de porter la détention maximale à la détention à vie.  Comme pour les délinquants dangereux, le procureur devrait établir que l’accusé est coupable de préjudice corporel grave et que ses antécédents indiquent qu’il serait une menace ou serait susceptible de causer des préjudices à d’autres dans l’avenir.   Les dispositions transitoires prévoyaient la désignation d’un « commissaire » chargé de réviser le cas des personnes détenues en vertu d’un mandat du lieutenant-gouverneur afin de déterminer si elles seraient considérées comme des accusés dangereux atteints de troubles mentaux au sens du projet de loi(26).  Si le commissaire constate que c’est le cas, il pourrait ordonner que la personne soit détenue pour une durée « pouvant atteindre la perpétuité ».  L’entrée en vigueur des dispositions sur les ADTM a également été reportée étant donné que celles-ci ne seraient pas nécessaires avant l’entrée en vigueur des dispositions relatives aux plafonds de détention.

      3.  Ordonnances de détention dans un hôpital

Dans son rapport de 1976, la Commission de réforme du droit a fait valoir la nécessité d’une mesure thérapeutique pour les personnes souffrant de troubles mentaux qui sont reconnues criminellement responsables de leurs actes.  La Commission a recommandé que les juges puissent ordonner, le cas échéant, que « l’emprisonnement se purge en tout ou en partie dans un établissement psychiatrique »(27).  Une fois entrées en vigueur, les dispositions correspondantes du projet de loi permettront aux juges d’ordonner que « la peine d’emprisonnement commence par une période de détention dans un centre de soins ».  Un traitement d’une durée maximale de 60 jours pourrait être ordonné pour une personne souffrant de troubles mentaux « en phase aiguë », « pour empêcher soit que ne survienne une détérioration sérieuse de sa santé physique ou mentale, soit qu’il n’inflige à d’autres des lésions corporelles graves ».  Compte tenu des préoccupations des provinces relativement aux coûts qu’entraîneront ces dispositions, l’entrée en vigueur de ces dispositions a été reportée pour permettre la tenue de projets pilotes dans deux ou trois provinces et de recueillir des données sur l’application et les coûts(28).   Les dispositions sur les ordonnances de détention en hôpital ne sont pas encore en vigueur.

QUESTIONS NON RÉSOLUES

Outre les questions dont traitent les dispositions qui ne sont pas encore en vigueur, diverses questions soulevées par le projet de loi C-30 ne sont pas encore résolues.

   A.  Pouvoirs de la commission d’examen

On a réclamé, par exemple, des pouvoirs accrus pour la commission d’examen provinciale afin qu’elle soit plus efficace; on a demandé notamment qu’elle ait le pouvoir d’ordonner qu’un accusé soit évalué, au besoin, avant la tenue d’une audition d’examen afin de s’assurer qu’elle dispose des informations nécessaires pour rendre une décision juste et utile.   On s’est aussi demandé si le défaut d’observation des conditions de libération devrait être considéré comme une infraction, afin qu’on puisse intervenir rapidement en cas de besoin.  Enfin, on a suggéré que la commission ait le pouvoir de libérer un accusé inapte, vraisemblablement afin d’empêcher qu’il demeure sous supervision longtemps après qu’il aurait purgé la peine d’emprisonnement qu’on lui aurait infligée s’il avait été reconnu coupable.

   B.  Promulgation des dispositions pendantes

Il se peut que les gouvernements provinciaux soient toujours réticents devant l’entrée en vigueur des dispositions relatives aux plafonds de détention et de celles concernant les ADTM.  Des défenseurs des droits en santé mentale ainsi que l’Association du Barreau canadien n’étaient pas totalement en faveur des dispositions concernant les ADTM, mais il semblerait qu’ils continuent d’appuyer la limitation des périodes de détention.  Il se peut qu’avec la décision de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Winko, le Parlement hésite à promulguer ces dispositions du Code criminel.  Dans cette affaire, la Cour suprême a jugé à l’unanimité que la possibilité d’une surveillance de durée indéterminée prévue à la partie XX.1 n’est pas contraire à l’article 15 de la Charte.  En comparant le sort d’une personne reconnue coupable d’un crime à celui d’un accusé souffrant de troubles mentaux, la Cour a jugé que « comme la liberté de l’accusé non responsable criminellement n’est pas restreinte en vue de le punir, il n’existe pas de raisons correspondante de limitation dans le temps »(29).

Les défenseurs des droits et les groupes d’intérêt continueront peut-être de presser le Parlement de promulguer les dispositions sur les ordonnances de détention en hôpital du projet de loi C-30,  même s’il est clair, par suite de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Knoblauch, que des ordonnances de traitement peuvent déjà être rattachées à des peines d’emprisonnement avec sursis(30).  Il n’est pas possible de dire si les provinces continueront de s’opposer à ce que les juges soient autorisés à ordonner le placement des accusés mentalement perturbés reconnus coupables, ne serait-ce que pour un traitement d’une durée déterminée.

   C.  Questions connexes

En outre, il y a d’autres questions auxquelles le projet de loi C-30 n’apporte pas de réponse.

      1.  Automatisme sans aliénation mentale

Lors de l’étude en comité, M. Gerald Ferguson, professeur de droit, a demandé une codification de la défense fondée sur l’automatisme, ou tout au moins un remaniement du projet de loi C-30, afin que la distinction soit faite entre automatisme et aliénation mentale(31).  Le moyen de défense d’automatisme, utilisé en common law, renvoie à « un état dans lequel on peut dire que l’accusé a perdu la maîtrise de soi à cause d’un trouble mental, d’une maladie ou d’un état physique, d’un coup à la tête ou d’un choc psychologique »(32).  Si les troubles mentaux sont la source de l’automatisme, l’accusé tombe sous le coup de la partie XX.1 du Code criminel.   Si ce n’est pas le cas, alors l’accusé a droit à un acquittement, ce qui soulève des préoccupations de sécurité publique.  Dans le sillage des inquiétudes provoquées par une décision de la Cour suprême en 1992, qui confirmait un acquittement dû à une défense fondée sur un automatisme sans aliénation mentale, une proposition de modification du Code criminel a été examinée en juin 1993(33).   Cette proposition aurait défini l’automatisme, permis un verdict de « non- responsabilité criminelle pour automatisme » et prévu la même gamme de mesures que pour les accusés souffrant de troubles mentaux(34).  Avec le changement de gouvernement survenu suite à l’élection fédérale de 1993, la proposition n’a pas été déposée à la Chambre des communes.

      2.  Le critère de l’inaptitude

L’article 2 du Code criminel définit l’« inaptitude à subir son procès » comme l’« incapacité de l’accusé en raison de troubles mentaux d’assumer sa défense » du fait qu’il est incapable de : « comprendre la nature ou l’objet des poursuites, comprendre les conséquences éventuelles des poursuites, ou communiquer avec son avocat ».  Dans l’affaire R. c. Taylor, la Cour d’appel de l’Ontario a soutenu que l’aptitude à subir un procès ne demande qu’une « capacité cognitive limitée » pour comprendre l’objet du procès et communiquer avec l’avocat, par opposition à une « capacité d’analyse » plus grande ou la capacité de prendre des décisions rationnelles dans son propre intérêt(35).  Depuis, la Cour suprême du Canada a confirmé le critère de capacité cognitive limitée pour déterminer l’aptitude dans l’affaire R. c. Whittle(36).   Certains ont prétendu que ce critère met la barre trop bas et qu’il pourrait arriver qu’un accusé subisse un procès même s’il est incapable d’agir dans son propre intérêt.  Mais ceux qui sont d’avis contraire estiment qu’avec l’application du critère de la « capacité analytique », trop d’accusés seraient trouvés inaptes à subir un procès et devraient attendre pendant des années avant que leur situation soit décidée par un procès.  En 1998, la section du droit pénal de la Conférence sur l’uniformisation des lois du Canada a adopté une résolution demandant au ministère de la Justice de charger le Groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur les troubles mentaux d’examiner la définition de l’inaptitude qui figure dans le Code criminel pour en déterminer la pertinence. Un an plus tard, le Groupe de travail a fait connaître son avis sur le critère et la définition du Code criminel, estimant qu’il assurent une protection suffisante aux accusés inaptes à subir un procès et sont un guide adéquat pour les tribunaux.  Le Groupe de travail n’a donc pas recommandé de modifications(37).

      3.  Définition de « troubles mentaux »

Comme le recommandait le rapport du ministère de la Justice sur le « projet sur le désordre mental », le projet de loi C-30 a retenu et modernisé le critère de l’aliénation mentale en remplaçant les expressions « imbécillité naturelle » et « maladie mentale » par « troubles mentaux »(38).  Comme c’était le cas avant le projet de loi, l’accusé est toujours tenu d’établir qu’en raison de troubles mentaux, il était « incapable d’apprécier la nature et la gravité de son acte ou omission, et de se rendre compte que cet acte ou omission était mal ».  En 1990, la Cour suprême est revenue sur son interprétation antérieure du sens de « mal » dans ce contexte. Dans l’arrêt R. c. Chaulk, six juges sur neuf ont statué que ce terme signifiait « moralement répréhensible » et non pas « illégal »(39).   Dans une décision rendue en 1994, la Cour a affiné son interprétation de l’article 16 en déclarant que l’« accusé doit avoir la capacité intellectuelle de distinguer le bien du mal au sens abstrait.  Cependant, il doit aussi avoir la capacité d’appliquer rationnellement cette connaissance à l’acte criminel reproché »(40).  Comme M. Chaulk devait être arrêté par la suite sur une autre accusation de meurtre, certains se sont demandé si cette interprétation large du trouble mental n’aurait pas pour effet de soustraire trop de gens à leur responsabilité pénale.

CONCLUSION

Les modifications de 1991 ayant été le fruit de plus de quinze ans d’études et de consultations, et les éléments les plus contestés du projet de loi n’étant pas encore en vigueur, cela explique peut-être pourquoi la mise en oeuvre du projet de loi C-30 n’a pas suscité beaucoup de critiques de la part des intéressés.  Mais comme il a été noté, certaines questions tant de fond que de procédure attendent encore une réponse.  C’est  vraisemblablement sur ces questions que se penchera le comité qui sera chargé d’examiner les dispositions et l’application du projet de loi C-30.


(1)  Ministère de la Justice, Modification des dispositions du Code criminel relatives aux troubles mentaux, document d’information, septembre 1991, p. 4.

(2)  Edwin A. Tollefston et Bernard Starkman, Mental Disorder in Criminal Proceedings, Carswell, Canada, 1993, p. 15. Voir aussi Daniel M’Naghten’s Case (1843), 8 E.R. 718 (H.L.).

(3)  Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 11.

(4)  Commission de réforme du droit du Canada, Processus pénal et désordre mental, Document de travail 14, 1975, p. 17.

(5)  Ibid., p. 19.

(6)  Commission de réforme du droit du Canada, Désordre mental dans le processus pénal, mars 1976, p. 45-46.

(7)  En octobre 1979, les ministres fédéral et provinciaux chargés de la justice pénale convenaient de faire une révision approfondie du droit pénal et de sa procédure, dans le cadre de considérations politiques. Voir Le Droit pénal dans la société canadienne, Gouvernement du Canada, août 1982, p. 10.

(8)  Ministère de la Justice, Projet sur le désordre mental, Document de travail, septembre 1983, p. 3.

(9)  Tollefson et Starkman (1993), p. 4.

(10)  Par exemple, le plafond pour un meurtre au premier degré aurait été la condamnation à vie; dans le cas de menace pour le public, le plafond aurait été la moindre d’une peine de dix ans ou de la peine maximale prévue par le Code criminel.  Dans tout autre cas, le plafond aurait la moindre d’une peine de deux ans ou de la peine maximale prévue pour le délit en question.

(11)  Tollefson et Starkman (1993), p. 6.

(12)   Ibid.

(13)   R. c. Swain (1986), 50 C.R. (3e) 97 (C. A. Ont.)

(14)  R. c. Swain [1991] 1 R.C.S. 933.

(15)   Loi modifiant le Code criminel (troubles mentaux) et modifiant en conséquence la Loi sur la défense nationale et la Loi sur les jeunes contrevenants, L.C. 1991, ch. 43.

(16)   Tollefson et Starkman (1993), p. 10.

(17)   Code criminel, art. 672.33.

(18)   Même si le tribunal rend une décision, la commission d’examen doit tenir une audition pour revoir toute décision du tribunal, sauf le cas d’une libération inconditionnelle, dans un délai de quatre-vingt-dix jours.

(19)  Avant le projet de loi C-30, la commission d’examen tenait un rôle consultatif auprès du lieutenant-gouverneur, qui n’était pas tenu de suivre son avis.

(20)  Comité permanent de la justice et du procureur général, Procès-verbaux et témoignages, 22 oct. 1991 fascicule 8, p. 53.

(21)  Association du Barreau canadien, Mémoire sur le projet de loi C-30, sept. 1991, p. 7.

(22)  Comité permanent de la justice et du procureur général, Procès-verbaux et témoignages, 23 oct. 1991 fascicule 10, p. 7.

(23)   Ibid., fascicule 10, p. 10.

(24)  Tollefson et Starkman (1993), p. 12.

(25)   Ministère de la Justice, Modifications des dispositions du Code criminel relatives aux troubles mentaux, Document d’information, septembre 1991, p. 6.

(26)   Au cours du débat en deuxième lecture sur le projet de loi C-30, la ministre de la Justice Kim Campbell a indiqué à la Chambre que quelque 1 100 Canadiens étaient détenus en vertu d’un mandat du lieutenant-gouverneur. Voir les Débats de la Chambre du vendredi 4 octobre 1991, p. 3295.

(27)   Commission de réforme du droit du Canada (mars 1976), p. 29.

(28)   Tollefson et Starkman (1993), p. 144.

(29)   Winko c. Colombie-Britannique (Forensic Psychiatric Institute) [1999] R.C.S. 625.

(30)   Dans l’affaire R. c. Knoblauch [2000] 2 R.C.S. 780, la Cour suprême a confirmé une peine d’emprisonnement avec sursis de deux ans moins un jour, suivie d’une période de probation de trois ans, toutes deux assorties de la condition que l’accusé demeure dans l’unité sécuritaire de soins psychiatriques de l’hôpital où il était déjà traité, jusqu’à ce que des psychiatres décident, par consensus, de le transférer hors de cette unité sécuritaire.

(31)   Comité permanent de la justice et du solliciteur général, Procès-verbaux et témoignages, 24 octobre 1991 fascicule 11, p. 11.

(32)   Comité permanent de la justice et du solliciteur général, Principes de base : Recodification de la Partie générale du Code criminel du Canada, premier rapport, 3e session, 34e législature, février 1993, p. 43.

(33)   Voir R. c. Parks, [1992] 2 R.C.S. 871. Parks a été accusé de meurtre pour avoir tué sa belle-mère alors qu’il était somnambule. Bien que tous aient été d’accord sur le verdict, au moins trois des juges se sont prononcés sur le danger que l’accusé pourrait éventuellement constituer.  Le juge McLachlin observe (p. 914) que « le Parlement pourrait juger bon d’examiner sans tarder la possibilité de prononcer des ordonnances de surveillance dans une telle situation ».

(34)   Proposition de modification du Code criminel (principes généraux), ministre de la Justice, 28 juin 1993.

(35)   R. c. Taylor (1992), 77 C.C.C. (3e) 551 (C.A. Ont.).

(36)   [1994] 2 R.C.S. 941.

(37)   Conférence sur l’uniformisation des lois du Canada, Section du droit pénal, L’aptitude à subir un procès, juin 1999.  Déposé à la Conférence d’août 1999, le document n’a pas fait l’objet d’un débat.

(38)   Ministère de la Justice, Projet sur le désordre mental, Révision du droit pénal, Rapport final, septembre 1985, p. 20.

(39)   R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303 (à la p. 1308).

(40)   R. c. Oommen, [1994] 2 R.C.S. 507 (à la p. 516).