BP-268F

 

LE DROIT À LA PROPRIÉTÉ
ET LA CONSTITUTION

 

Rédaction :
David Johansen
Division du droit et du gouvernement
Octobre 1991


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

PROPOSITIONS ANTÉRIEURES VISANT L’ENCHÂSSEMENT DU
DROIT À LA PROPRIÉTÉ DANS LA CONSTITUTION (1968-1983)

PROCÉDURE DE CONSTITUTIONNALISATION DU DROIT À LA PROPRIÉTÉ

DÉFINITION DU TERME « PROPRIÉTÉ »

ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’ENCHÂSSEMENT

ARGUMENTS CONTRE L’ENCHÂSSEMENT

CONCLUSION


LE DROIT À LA PROPRIÉTÉ ET LA CONSTITUTION

INTRODUCTION

Dans sa série de propositions constitutionnelles rendues publiques en septembre 1991, le gouvernement fédéral a proposé qu’on modifie la Charte canadienne des droits et libertés de manière à y garantir le droit à la propriété. Le lecteur trouvera, dans le présent document, des renseignements généraux touchant à la constitutionnalisation de ce droit ainsi que des éléments d’information « explicitant » pourquoi il n’a pas été enchâssé plus tôt dans la Charte. Nous nous penchons également sur la signification de l’expression « droit à la propriété » et sur l’interprétation du terme  « propriété » aux fins de la disposition pertinente si on l’incluait dans la Charte. Enfin, nous explorons les arguments susceptibles d’être invoqués pour ou contre le projet d’enchâssement.

PROPOSITIONS ANTÉRIEURES VISANT L’ENCHÂSSEMENT
DU DROIT À LA PROPRIÉTÉ DANS LA CONSTITUTION (1968-1983)

Il semblerait que, à partir de 1968, la constitutionnalisation du droit à la propriété ait représenté un objectif pour l’ancien gouvernement libéral. Cette année-là, Pierre Trudeau, alors ministre de la Justice, a proposé l’adoption d’une charte qui assurerait la protection constitutionnelle de certains droits, dont celui de la « jouissance de la propriété ». Devenu premier ministre, M. Trudeau proposa de nouveau, en 1969, l’enchâssement d’une charte des droits qui aurait garanti, à un particulier, le droit d’utilisation et de jouissance de biens et l’assurance qu’on pourrait l’en priver que par l’application de la loi.

Après l’échec de la Conférence de Victoria, en 1971, la réforme constitutionnelle a cessé d’occuper le devant de la scène jusque vers la fin de la décennie. En 1978, le projet de loi sur la réforme constitutionnelle (C-60), garantissait :

le droit de posséder des biens et de n’en être privé que conformément à la loi.

Le projet de loi était destiné à susciter le débat et la négociation constitutionnelles; le gouvernement de l’époque espérait qu’une charte contenant ladite garantie — du droit à la propriété — puisse être ratifiée par les provinces et intégrée à la Constitution. Certaines provinces — le Manitoba et l’Île-du-Prince-Édouard au premier chef — s’opposaient carrément à une telle proposition. Elles craignaient qu’une pareille garantie était de beaucoup moins contraignante que les autres propositions étant donné qu’elle se bornait à préciser que la dépossession devait être « conforme à la loi », formulation qui respectait la compétence provinciale en matière de « propriété et de droits civils ».

Le gouvernement fédéral a présenté un nouveau projet de garantie du droit à la propriété dans le cadre de la Conférence des premiers ministres, en 1980. Dans le but d’obvier aux craintes des provinces, la Charte des droits proposée comportait l’article qui suit :

9.(1) Toute personne a droit à la jouissance individuelle ou collective de ses biens et a le droit de n’en être privé que conformément à la loi et moyennant une compensation raisonnable.

9.(2) Les dispositions du présent article n’ont pas pour effet d’interdire l’adoption d’une loi ou d’invalider une loi ayant pour objet de contrôler ou de restreindre l’usage de certains biens dans l’intérêt public ou de garantir le paiement de taxes, pénalités ou autres droits par des restrictions au droit de propriété.

Un certain nombre de provinces ont continué à s’opposer avec acharnement à cette garantie. Certaines provinces s’opposaient plus au concept même d’une Charte des droits qui au contenu de cette dernière, sauf ce qui avait trait à la garantie du droit à la propriété. C’est la raison pour laquelle cette garantie ne figurait pas dans la Charte contenue dans la résolution soumise en octobre 1980. Vu l’absence d’un consensus à ce sujet, le gouvernement fédéral était prêt à reporter la question à la seconde « manche » de la réforme constitutionnelle ou il pourrait l’intégrer à la nouvelle constitution en vertu de la formule de modification.

Pendant les débats du Comité spécial sur la Constitution du Canada, en 1981, le Parti progressiste conservateur a proposé de modifier l’article 7 de la Charte, qui traite de la garantie des droits fondamentaux reconnus par la loi, en y ajoutant les mots soulignés :

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et à la jouissance de ses biens; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Par l’entremise de Robert Kaplan, alors ministre de la justice par intérim, le gouvernement a d’abord manifesté son intention d’appuyer cette modification. Mais l’insistance de certaines provinces — en particulier l’Île-du-Pince-Édouard — ainsi que le refus du Nouveau Parti démocratique de consentir à une protection du droit à la propriété à moins que le gouvernement n’envisage également l’enchâssement d’un certain nombre d’autres droits économiques et sociaux semblent avoir convaincu Jean Chrétien, qui était alors ministre de la Justice, de s’en tenir au plan original; la modification soumise par les Conservateurs fut donc rejetée.

Après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, en avril 1982, on oublia la question pendant un an, du moins au niveau fédéral. En septembre 1982, l’assemblée législative de la Colombie-Britannique adopta, à l’unanimité, une proposition de modification de l’article 7 de la Charte, qui était semblable à celle qu’avait suggérée le Parti progressiste conservateur fédéral. De plus, en mars 1983, lors de la conférence des premiers ministres consacrée aux droits des autochtones, certains premiers ministres se sont montrés disposés à soutenir une modification relative au droit à la propriété. Cette attitude amena le premier ministre Trudeau à déclarer à la Chambre des communes, le 21 avril 1983, que si les partis d’opposition acceptaient de limiter les débats à une journée, le gouvernement présenterait une résolution visant l’enchâssement, dans l’article 7, du droit à la propriété. Cette résolution eût suffi à modifier la Charte si elle avait bénéficié de l’appui de sept provinces regroupant au moins 50 p. 100 de la population du Canada.

Le Parti conservateur soutint la proposition. Le Nouveau Parti démocratique voulait cependant qu’on fouille davantage la question. Il ne s’opposait pas, en soi, au principe d’une garantie du droit à la propriété, mais il souhaitait que l’on renvoie la question à un comité parlementaire qui ferait rapport après avoir entendu des représentants intéressés du grand public et des provinces. Les porte-parole du NPD s’inquiétaient, entre autres, des questions suivantes : l’incidence d’une telle garantie sur les lois provinciales régissant la possession de terres par des non-résidents; la capacité des gouvernements de légiférer et de contrôler des types particuliers de « biens », comme l’information contenue dans une banque de données; les lois prévoyant une aide hypothécaire; les lois ayant trait à la conservation des terres à vocation agricole et récréative; les lois à caractère commercial, comme les lois fixant le salaire minimum; et les lois ayant trait au partage des biens matrimoniaux.

Alors que se poursuivaient les négociations pour tenter de tenir compte des préoccupations du NPD, le Parti conservateur a présenté, sous forme d’une motion de censure, une résolution comprenant une modification à l’article 7 de la Charte. Ce geste mit un terme au processus. Le gouvernement n’allait pas, bien entendu, voter en faveur d’une motion de censure. (L’eût-il fait, d’ailleurs, que l’adoption de la motion aurait eu pour effet la dissolution du Parlement, d’où impossibilité, pour le Sénat, d’être saisi de la résolution.) La modification proposée fut donc rejetée. En outre, le règlement de la Chambre interdisant une deuxième étude, au cours d’une même session, d’une question rejetée, une telle proposition ne pouvait faire l’objet d’une nouvelle analyse avant la session parlementaire suivante. Et, de fait, la motion conservatrice a empêché qu’on ne pousse plus avant l’examen d’une modification relative au droit à la propriété au cours de la première session de la trente-deuxième législature. S’il y avait eu consentement unanime de la Chambre, la motion conservatrice aurait pu être retirée; mais le NPD s’y refusa. Le 2 mai 1983, la motion fut rejetée. Lors de la deuxième session de la trente-deuxième législature, qui s’ouvrit en décembre 1983 pour prendre fin en juin 1984, il ne fut pas question d’une modification touchant au droit à la propriété.

Après 1983, il n’y eut, à cet égard, qu’un seul fait marquant : le 15 octobre 1987, le député John Reimer présenta, à la Chambre des communes, une motion de modification de la Loi constitutionnelle de 1982 de manière à inclure le droit à la propriété dans la Charte canadienne des droits et libertés. De projet de modification qu’elle était, la motion de M. Reimer s’est transformée en appui de principe à une modification ayant pour objet le droit à la propriété. La motion, modifiée, fut adoptée par 108 voix contre 16 et devint, dès lors, une proposition de la Chambre :

Que de l’avis de la Chambre, on devrait modifier la Loi constitutionnelle de 1982 afin de reconnaître le droit à la jouissance de ses biens, et qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale et la tradition des consultations fédérales-provinciales d’usage(1).

PROCÉDURE DE CONSTITUTIONNALISATION DU DROIT À LA PROPRIÉTÉ

La Charte faisant partie de la Constitution, elle ne peut être abrogée ou modifiée qu’au moyen d’une modification de la Constitution. La Loi constitutionnelle de 1982 est explicite à cet égard (paragraphe 52(3)) : « La Constitution du Canada ne peut être modifiée que conformément aux pouvoirs conférés par elle ». La Constitution du Canada y est définie, au paragraphe 52(2), comme « incluant cette Loi »; et la Charte constitue la partie I de « cette Loi ». Une modification de la Charte qui permettrait d’inclure, dans l’article 7, une référence au droit à la propriété devrait être conforme à la procédure de modification générale établie au paragraphe 38(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Pour qu’une telle mesure puisse être avalisée, il faut : a) des résolutions émanant du Sénat et de la Chambre des communes et b) des résolutions des assemblées législatives d’au moins les deux tiers des provinces, celles-ci devant représenter, globalement, au moins 50 p. 100 de la population canadienne. Cette dernière obligation sous-entend que, parmi les provinces souscrivant à un tel projet de modification, on retrouverait ou l’Ontario ou le Québec, car, ensemble, ces deux provinces regroupent plus de 50 p. 100 de la population du Canada. Le paragraphe 38(2) stipule que la résolution doit recevoir l’appui de la majorité des députés siégeant au sein d’une assemblée législative plutôt que la majorité des députés présents au moment du vote si la modification proposée est « dérogatoire à la compétence législative, aux droits de propriété ou à tous autres droits ou privilèges d’une législature ou d’un gouvernement provincial ». Ce serait le cas si on modifiait la charte pour y inclure le droit à la propriété. Le paragraphe 38(3) reconnaît à l’assemblée législative d’une province le droit de se soustraire à cette modification en adoptant une résolution de désaccord comme celle décrite au paragraphe 38(2) « avant la prise de la proclamation ». Trois provinces au plus peuvent se soustraire à une telle modification en adoptant des résolutions de désaccord. Si plus de trois provinces se prévalaient de cette possibilité, la modification projetée ne bénéficierait pas de l’appui obligatoire des deux tiers des provinces et, dès lors, serait rejetée.

L’initiative des procédures de modification « appartient au Sénat, à la Chambre des communes ou à une assemblée législative » (paragraphe 46(1)). Le paragraphe 38(1) prescrit que, une fois acquis le nombre de résolutions permettant de procéder en ce sens, l’acte officiel de modification doit prendre la forme d’une « proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada ». L’article 39 impose un laps de temps limite pour la promulgation de cette proclamation. En vertu du paragraphe 39(1), il doit s’écouler une année complète entre l’adoption de « la résolution à l’origine de la procédure de modification » et la promulgation à moins que, avant l’expiration de ce délai, toutes les provinces aient adopté des résolutions d’accord ou de désaccord. Le but visé ici est d’accorder à chacune des assemblées législatives suffisamment de temps pour étudier la proposition. Le paragraphe 39(2) stipule que la proclamation ne peut non plus être rendue publique si trois années se sont écoulées depuis l’adoption de la résolution mettant en branle la procédure de modification.

DÉFINITION DU TERME « PROPRIÉTÉ »

Dans sa série de propositions constitutionnelles annoncées en septembre 1991, le gouvernement fédéral a tout bonnement proposé que l’on modifie la Charte canadienne des droits et libertés pour y garantir le droit à la propriété. Il n’y fait pas autrement référence à ce dernier. Il n’y précise aucunement de quelle manière serait défini le terme « propriété » n’a jamais été intégrée aux propositions antérieures visant l’insertion du droit à la propriété dans la Charte, que ce soit à l’époque des audiences du Comité sur la Constitution, en 1981 ou, plus tard, à la Chambre des communes.

Si l’on intégrait le droit à la propriété dans la Charte sans définir le terme « propriété », les tribunaux canadiens bénéficieraient de toute la latitude voulue pour l’interpréter aux fins de la disposition pertinente. Ainsi, ils pourraient bien déterminer qu’il n’englobe que les types classiques de propriété, comme les immobilisations — les biens immeubles et les biens agricoles meubles, par exemple — et les biens habituellement reconnus — comme les actions et les débentures. Mais les tribunaux pourraient aussi privilégier une interprétation moins « classique » de manière à y inclure ce que l’on appelle « nouveaux biens », soit les diverses formes d’allocations versées par le gouvernement — comme les prestations de bien-être social, les prestations de sécurité de la vieillesse, les prestations de chômage, etc. C’est ainsi qu’on a interprété le terme aux États-Unis.

Le Cinquième amendement de la Constitution américaine, adopté en 1791, porte que personne ne peut être privé du droit à la vie, à la liberté ou à la propriété sinon en vertu d’une application régulière de la loi et qu’on ne peut utiliser la propriété privée à des fins publiques sans indemnisation équitable. D’après l’interprétation qu’en ont faite les tribunaux américains, le terme « propriété », au sens de cette disposition constitutionnelle, englobe les types habituels de propriété, comme les immobilisations — les biens immeubles et les biens agricoles meubles, par exemple — et, aussi, les biens incorporels — comme les brevets d’invention et les droits d’auteur. Les tribunaux ont même fait un pas de plus pour y inclure ce que l’on appelle les « nouveaux biens », qui comprennent diverses formes de prestations gouvernementales.

La position des tribunaux américains, pour ce qui a trait aux « nouveaux biens », a été résumée de la façon suivante :

Bien que le gouvernement ne soit pas tenu d’accorder des avantages comme l’aide sociale ou les « logements publics », s’il le fait, il doit se plier aux principes constitutionnels, indissociables de préceptes d’équité en matière de procédure. Ainsi, une fois qu’on a établi un système qui donne à une personne un droit à des bénéfices, la disposition relative à l’application régulière s’impose. Il y a droit à des bénéfices si la loi pose les critères habilitant à recevoir des prestations de façon continue et si une personne semble y répondre. Si, en fait, la loi ne prévoit pas de droit à des prestations futures, alors la personne ne bénéficie d’aucun droit à cet égard. Il n’existe pas de différence entre les privilèges et les droits(2).

Bref, aux États-Unis, où la Constitution comporte un droit à la propriété, la signification du terme « propriété » a évolué au fil de l’interprétation judiciaire. Lorsque, dans l’optique de la Constitution, on fait allusion au droit à la propriété, on ne peut désormais plus en restreindre la portée à la possession ou à l’occupation de terrains ou de biens agricoles meubles. Il faut tenir compte d’éléments comme le système de sécurité sociale mis en place par le gouvernement et les biens intangibles comme les brevets d’invention, les droits d’auteur et les marques de commerce. Et, une fois que le gouvernement a instauré un système qui accorde à une personne un droit à des bénéfices, c’est la disposition de l’application régulière qui prévaut, même si le gouvernement décidait de cesser d’accorder ces bénéfices.

On ne peut que présumer de la façon dont les tribunaux canadiens interpréteraient le terme « propriété » s’il demeurait non défini. S’ils lui reconnaissaient à la fois son sens coutumier et une signification plus large, qui s’étendrait à certaines prestations gouvernementales, comme c’est le cas aux États-Unis, un droit à la propriété inscrit dans la Constitution pourrait profiter à ceux qui ne possèdent pas de biens immeubles. Les tribunaux pourraient avoir à déterminer si les prestations gouvernementales sont essentielles à la sécurité d’une personne et si l’on a respecté les garanties offertes par la procédure dans le processus menât au déni ou à la perte de l’admissibilité d’un particulier à des bénéfices.

ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’ENCHÂSSEMENT

On a fait valoir un certain nombre d’arguments en faveur de la protection constitutionnelle du droit à la propriété.

Tout d’abord, il y a le précédent historique. Le droit à la propriété a joué un rôle primordial dans l’évolution de la société canadienne et constitue, en fait, une composante essentielle de la démocratie parlementaire britannique. On peut retracer ce droit jusqu’en l’an 1215, année où fut signée la Grande Charte. Le droit de posséder un bien fut également inclus dans le Bill of Rights britannique, en 1689. En 1948, le Canada a adhéré à la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’O.N.U. et dont l’article 17 stipule que :

  1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété.

  2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.

Le droit à la propriété est également reconnu dans le Déclaration canadienne des droits, adoptée en 1960 : on y reconnaît le droit d’un individu de jouir de ses biens et celui de ne pas en être privé sinon en vertu d’une application régulière de la loi. En clair, donc, on peut soutenir que notre Constitution devrait « refléter » ces documents historiques.

La Cour suprême du Canada, dans l’affaire Harrison c. Carswell(3) a commenté ainsi le droit à la propriété dans la législation canadienne :

La jurisprudence anglo-canadienne reconnaît traditionnellement comme une liberté fondamentale le droit de l’individu à la jouissance de ses biens et le droit de ne s’en voir privé, même partiellement, si ce n’est par l’application régulière de la loi(4).

L’article 26 de la Charte stipule que :

Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada.

Selon l’interprétation jurisprudentielle de cet article, la protection du droit à la propriété qu’offre la common law n’est, à tout le moins, pas menacée par la Charte(5). Seul l’enchâssement du droit à la propriété dans celle-ci habiliterait un particulier qui s’estimerait lésé en la matière à invoquer la disposition de la Charte prévoyant un recours à cet égard. Le paragraphe 24(1) porte, en partie, que : « Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal [...] pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ».

Il convient également de remarquer que la notion du droit à la propriété semble jouir de la faveur du public. Selon un sondage réalisé en 1987 pour le compte de l’Association canadienne des Chambres d’immeubles, 81 p. 100 des Canadiens pensaient qu’il était « très » ou « moyennement » important de modifier la Constitution pour y inclure le droit à la propriété. divers organismes nationaux, comme l’Association du barreau canadien, la Chambre du Commerce du Canada et l’Association canadienne de l’immeuble, ont également insisté sur la nécessité d’insérer le droit à la propriété dans notre Constitution.

En enchâssant le droit à la propriété dans la Constitution, le Canada ne ferait qu’emboîter le pas à un certain nombre d’autres pays démocratiques, parmi lesquels les États-Unis, la République fédérale d’Allemagne, l’Italie et la Finlande. Aux États-Unis, comme nous l’avons mentionné ci-avant, le Cinquième amendement de la Constitution précise que personne ne peut être privé du droit à la vie, à la liberté ou à la propriété sinon en vertu d’une application régulière de la loi et qu’on ne peut utiliser la propriété privée à des fins publiques sans indemnisation équitable. Le Quatorzième amendement de la Constitution américaine, adopté en 1868, précise qu’aucun État ne peut priver qui que ce soit du droit à la vie, à la liberté ou à la propriété sinon en vertu d’une application régulière de la loi. Ainsi, aux États-Unis et dans un certain nombre d’autres pays où l’on a constitutionnalisé le droit à la propriété, on a reconnu l’importance fondamentale de ce dernier au regard de la sauvegarde de la démocratie.

Pour certains, la logique voudrait que, aux droits fondamentaux que protège à l’heure actuelle notre Constitution — vie, liberté et sécurité de la personne — vienne s’ajouter leur corollaire essentiel : la jouissance de la propriété. D’aucuns prétendent que le fait d’omettre ou de dénier le droit à la propriété restreint et prive de toute signification le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que garantit actuelle la Charte. La possession et la jouissance de biens constituent des l’éléments clés d’une société démocratique. Le droit de posséder et de jouir de biens de toutes sortes permet aux Canadiens, qu’ils soient travailleurs autonomes ou salariés, de profiter des fruits de leur labeur.

L’une des inquiétudes que soulève l’inclusion du droit à la propriété dans la Charte gravite autour de la question complexe de la définition du terme « propriété ». Le temps aidant, le terme a évolué et signifie aujourd’hui beaucoup plus qu’un bien immeuble. Le fait que les tribunaux auront à interpréter le terme — et qu’ils pourront le faire de façon très large — ne constitue cependant pas une bonne raison pour exclure de la Charte le droit à la propriété.

Enfin, l’enchâssement du droit à la propriété dans la Charte sous-entendrait que le gouvernement ne pourrait faire abstraction de droit à moins de pouvoir justifier ses actes et satisfaire à l’article premier de ladite Charte, qui se lit ainsi :

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

En vertu de cet article, une personne croyant qu’une mesure législative empiète sur son droit à la propriété devrait faire valoir sa présomption à cet égard; une fois cette étape franchie, il appartiendrait au législateur de faire la preuve que cette mesure législative constituait une limite raisonnable aux droits et libertés et qu’elle se justifiait dans une société libre et démocratique.

ARGUMENTS CONTRE L’ENCHÂSSEMENT

Les points de vue énoncé ci-dessus relèvent les arguments en faveur de la constitutionnalisation du droit à la propriété. Il existe, toutefois, de sérieuses réserves quant aux contrecoups défavorables d’une telle démarche.

Les critiques mettent en garde contre les conséquences imprévisibles de l’enchâssement dans des domaines comme les règlements municipaux de zonage, les revendications territoriales des autochtones, la réglementation relative à la pollution et le droit d’un conjoint à la propriété en cas de dissolution du mariage. D’autres s’inquiètent de l’interprétation qu’adopteront les tribunaux quant au droit à la propriété si aucune définition du mot « propriété » n’était incluse dans la Charte.

Ainsi, après s’être penché sur la question de l’insertion du droit à la propriété dans la Constitution, le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme a adopté, le 27 septembre 1983, une résolution dont voici un extrait :

Attendu que, le 29 mars 1983, un amendement à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, concernant le droit à la propriété, a été présenté à la Chambre des communes et y a été rejeté;

Attendu que l’amendement du 29 mars 1983 avait pour but de protéger le droit à la propriété dans le sens traditionnel de ce mot, à savoir principalement la propriété immobilière;

Attendu que les Canadiennes en général ne sont pas des propriétaires fonciers et, de plus, ne possèdent que très peu de biens de quelque sorte que ce soit;

Attendu que les répercussions probables d’un tel amendement n’ont pas été suffisamment examinées ni débattues;

Attendu qu’un tel amendement pourrait avoir de graves répercussions sur les droits que les femmes ont déjà acquis, tel le droit à la division du foyer conjugal;

Attendu que toute nouvelle protection de la propriété garantie par la Constitution canadienne doit aussi vier de nouveaux genres de propriété, qui sont souvent des droits et avantages sociaux comme le contrôle du loyer, les normes en matière de pensions et de travail;

Le CCCSF recommande au gouvernement fédéral qu’aucun nouvel amendement ne soit présenté à la Chambre des communes avant qu’une étude approfondie détermine les répercussions d’une telle mesure sur la vie des Canadiennes. Nous demandons aussi qu’une telle mesure soit soumise à l’ensemble de la population afin que les femmes canadiennes aient la chance de dire ce qu’elles en pensent(6).

Un certain nombre d’autres groupes ont également fait connaître leurs préoccupations quant à l’enchâssement possible du droit à la propriété dans la Constitution. Des groupes autochtones, par exemple, en appréhendent les répercussions éventuelles sur leurs revendications territoriales et leurs droits fonciers. Des syndicats se sont dits inquiets des conflits susceptibles de surgir entre les droits des travailleurs et les droits de ceux qui possèdent des biens. Des groupes environnementaux se demandent quelles sortes de lois il serait possible d’adopter si le droit à la propriété était enchâssé dans la Constitution.

De plus, un certain nombre de provinces craignent que la constitutionnalisation du droit à la propriété n’habilite les tribunaux à entraver l’application des lois qui protègent d’importants intérêts sociétaux. À titre d’exemple, elles citent, outre les lois municipales, celles qui touchent à la planification de l’utilisation des terres, à la propriété des biens mobiliers et immobiliers, à l’environnement et, finalement, à la santé et à la sécurité. Elles veulent savoir si la constitutionnalisation d’un droit à la propriété altérait la compétence des provinces en matière du contrôle de l’utilisation des terres privées, de protection de l’environnement ou de protection des collectivités.

En septembre 1991, le Comité spécial de l’assemblée législative de l’Île-du-Prince-Édouard a déposé un rapport sur la Constitution dans lequel il recommandait expressément que le droit à la propriété ne soit pas inclus dans la Charte parce que la province se devait de protéger et de préserver son littoral et ses terres agricoles.

En ce qui concerne les provinces, il ne faudrait pas oublier que si l’une d’entre elles craignait que les lois puissent contrevenir à une garantie du droit à la propriété — ou si les lois y contreviennent déjà — , il lui serait toujours loisible d’invoquer l’article 33 de la Charte et de décréter que ses lois s’appliqueront en dépit de la garantie du droit à la propriété offerte par la Charte.

CONCLUSION

Nous avons présenté, dans ce document, plusieurs arguments plaidant « pour » ou jouant « contre » l’inclusion, dans la Charte canadienne des droits et libertés, du droit à la propriété. Comme nous l’avons souligné, nous ignorons de quelle façon les tribunaux canadiens définiraient le terme « propriété » dans cette optique. Il est cependant très clair que l’enchâssement, dans la Charte, du droit à la propriété ne s’arrêtait pas à la simple protection de ceux qui possèdent des biens immeubles contre une expropriation sans indemnisation. Si les tribunaux optaient pour une interprétation « élargie » du terme « propriété », la constitutionnalisation du droit à la propriété pourrait fort bien se répercuter également de manière favorable sur ceux et celles qui ne possèdent pas de biens immeubles. Et si cette interprétation greffait au terme « propriété » ce que l’on appelle « nouveaux biens », c.-à-d. les prestations gouvernementales, comme c’est le cas aux États-Unis, les bénéficiaires éventuels de telles prestations ne pourraient s’en voir privés sans qu’on leur donne d’abord la possibilité de se faire entendre.

L’enchâssement, dans la Charte, du droit à la propriété habiliterait également ceux et celles qui se sentiraient lésés à cet égard à invoquer le paragraphe 24(1), qui prévoit un mécanisme de recours. Cette disposition, combinée aux garanties prévues à l’article premier de la Charte, protégerait le droit à la propriété des entraves arbitraires.


(1) Canada, Chambre des communes, Débats, 2 mai 1988, p. 15043-15044.

(2) Jean McBean, « The Implications of Entrenching Property Rights in Section 7 of the Charter of Rights », Alberta Law Review, 1988, vol. 26, p. 548-583, p. 581 (traduction).

(3) (1975), 62 D.L.R. (3d) 68.

(4) Ibid., p. 83.

(5) The Queen in Right of New Brunswick c. Fisherman’s Wharf Ltd., (1982), 135 D.L.R. (3d) 307, confirmation pour d’autres motifs, (1983), 144 D.L.R. (3d) 21.

(6) Citation tirée de Canada, Débats de la Chambre des communes, 1er février 1985, p. 1935.