Direction de la recherche parlementaire

 

PRB 98-2F

L'ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE (OMC),
LES ENTREPRISES COMMERCIALE D'ÉTAT (ECÉ)
ET LES SUBVENTIONS AUX EXPORTATIONS

 

Rédaction :
Sonya Dakers, Division des sciences et de la technologie
Jean-Denis Fréchette, Division de l'économie
Septembre 1998


Les négociations commerciales multilatérales (NCM) du cycle de l’Uruguay, en 1994, ont non seulement conduit à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais également donné naissance à un nouvel ordre dans le commerce mondial, notamment en amenant des réductions dans les subventions à l’exportation et le soutien interne et en favorisant davantage l’accès aux marchés grâce à la mise sur pied d’un système de tarification qui est venu remplacer les diverses et complexes barrières commerciales en place. Un des effets attendus de la tarification est de rendre plus transparentes les transactions commerciales entre les pays.

Pour le commerce des céréales au Canada, le principal impact des NCM aura été l’élimination de la subvention du Nid-de-Corbeau (Loi sur le transport du grain de l’Ouest), qui était une subvention directe à l’exportation des céréales. Comme il n’existe aucune autre subvention à l’exportation des céréales au Canada et que le soutien interne offert aux producteurs respecte les règles établies par l’OMC, le Canada devrait en principe être perçu comme un partenaire commercial loyal; tel n’est cependant pas le cas. Après s’être attaqués pendant des années à la subvention du Nid-de-Corbeau, les Américains font maintenant porter leur offensive sur la Commission canadienne du blé (CCB), qui demeure leur seule cible disponible.

Bien qu’elles n’aient pas été un sujet principal de discussion lors des dernières NCM, les entreprises commerciales d’État, comme la CCB, ont toutefois fait l’objet d’un examen qui a permis de mieux les définir et, par conséquent, de mieux cerner le cadre réglementaire de leurs opérations.

Qu’est-ce donc qu’une entreprise commerciale d’État? Le Mémorandum d’Accord concernant l’interprétation de l’article XVII de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994 définit ainsi les entreprises commerciales :

Entreprises gouvernementales et non-gouvernementales, y compris les offices commerciaux, qui disposent de droits ou privilèges exclusifs ou spéciaux, y compris de pouvoirs résultant d’une réglementation légale ou constitutionnelle, dans l’exercice desquels elles influent, par leurs achats ou leurs ventes, sur le niveau ou l’orientation des importations ou des exportations(1).

Le Secrétariat de l’OMC signale que 16 pays membres ont une ECÉ spécialisée dans le commerce du blé; les plus connues et les plus importantes sont l’Australian Wheat Board et la Commission canadienne du blé. Cette dernière, dont la structure repose sur les trois piliers que sont le comptoir unique de vente, l’interrelation avec le gouvernement fédéral et la mise en commun des prix (pooling), fait régulièrement l’objet d’attaques de la part du gouvernement des États-Unis (voir la section Les relations Canada-États-Unis en matière de céréales).

Une Commission mixte canado-américaine, créée en vertu de l’Accord de libre-échange Canada-Etats-Unis (ALÉ), a reçu le mandat d’examiner les structures de mise en marché des céréales entre les deux pays et de suggérer des approches visant à permettre de résoudre les différends commerciaux dans le commerce des céréales. Dans son rapport final présenté au mois d’octobre 1995, la Commission mixte a conclu que :

  • la CCB ne reçoit pas de subventions à l’exportation de la part du gouvernement du Canada pour ses activités de mise en marché en commun et que ce sont les producteurs qui assument les frais de mise en marché des produits céréaliers vendus par la Commission;

  • la garantie du gouvernement canadien pour le prix initial fixé par règlement n’est pas une subvention à l’exportation puisqu’elle s’applique indifféremment pour les céréales vendues sur le marché intérieur et celles vendues sur le marché des exportations;

  • le Canada se conforme à l’Article XXVII de l’Accord général de l’OMC, notamment en avisant le Conseil du commerce des marchandises que la CCB est une entreprise commerciale d’État.

Toutefois, la Commission mixte a souligné que les pratiques discrétionnaires d’établissement des prix que peut pratiquer la CCB, grâce à sa situation monopolistique, ont le potentiel de créer des distorsions en matière de commerce. Elle a donc recommandé, pour que la CCB ne dispose plus de cette possibilité, que celle-ci soit soumise « au jeu des forces du marché (risque ou profit) ou [incitée] à agir comme si elle courait des risques comparables sur le marché, sans exclure le recours à la mise en commun […] »(2).

Les conclusions du Comité mixte n’ont toutefois pas empêché 18 membres du Congrès américain de demander au General Accounting Office des États-Unis (GAO), l’équivalent du vérificateur général du Canada, d’enquêter sur la capacité des ECÉ au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande de créer des distorsions sur les marchés d’exportation.

Dans son rapport du mois de juin 1996, le GAO note que les fonctionnaires américains du USDA ont reconnu ne pas avoir de preuves tangibles du fait que la CCB viole les règles du commerce; du même souffle, il mentionne que toutefois la situation de monopole de la CCB et sa relation avec le gouvernement fédéral, soit les deux premiers piliers de la CCB, peuvent potentiellement permettre à celle-ci de créer des effets de distorsion en matière de commerce. En d’autres mots, le GAO reprend l’argument avancé auparavant par la Commission mixte canado-américaine.

Puisque l’OMC permet les ECÉ, leurs opérations sont soumises aux règlements généraux de l’organisme, et elles ont à suivre des règles qui leur sont propres et qui ont d’ailleurs été clarifiées lors du Cycle de l’Uruguay. Ainsi, la CCB doit se conformer, « dans ses achats ou ses ventes se traduisant par des importations ou des exportations, aux principes généraux de non-discrimination prescrits par le présent accord pour les mesures d’ordre législatif ou administratif concernant les importations ou les exportations qui sont effectuées par des commerçants privés »(3).

Certes, la CCB pratique parfois des politiques de prix discriminatoires sur divers marchés, notamment en guise de parade à certaines pratiques commerciales déloyales, comme les subventions à l’exportation, utilisées par ses compétiteurs. À première vue, on pourrait penser que la CCB ne respecte pas les règlements de l’OMC; il convient toutefois de souligner qu’un addendum à l’Article XVII précise que « les dispositions du présent article n’empêchent pas une entreprise d’État de vendre un produit à des prix différents sur différents marchés, à la condition qu’elle agisse ainsi pour des raisons commerciales, afin de satisfaire au jeu de l’offre et de la demande sur les marchés d’exportation ».

Comme on peut le constater, la CCB, comme entreprise commerciale d’État, a droit de cité tant dans l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis que dans l’OMC; il n’en demeure toutefois pas moins qu’elle est une cible pour le gouvernement des États-Unis, qui a d’ailleurs déjà laissé savoir qu’il placerait les ECÉ à l’ordre du jour des prochaines négociations commerciales multilatérales. Une telle approche est soit motivée par les intérêts politiques de groupes de pression américains qui voudraient voir les parts de marché des États-Unis s’accroître, soit une stratégie qu’utilisent États-Unis pour détourner l’attention de leur programme de subvention des exportations de céréales. En effet, les États-Unis et l’Union européenne continuent ponctuellement de subventionner leurs exportations de céréales sur certains marchés. Les États-Unis viennent d’ailleurs de renouveler le budget pour leur Export Enhancement Program, qui totalisera plus de 500 millions de dollars.

Lorsqu’on analyse le comportement des ECÉ et leur capacité de créer des distorsions sur le marché, il faut regarder bien plus que leur situation unique de monopole national et les garanties gouvernementales dont elles peuvent profiter; d’autres facteurs, comme l’importance du soutien interne, les subventions à l’exportation et l’accès aux marchés, qui constituent les conditions des forces du marché, sont en effet aussi des sources de distorsions.

De plus, la théorie économique a depuis longtemps montré qu’il faut détenir une part suffisamment importante du marché mondial pour pouvoir véritablement influer sur commerce d’un produit donné. La CCB, qui détient une part de 20 p. 100 du marché mondial des exportations de blé, est-elle vraiment un agent économique suffisamment important pour « contrôler » le marché? On peut certes en douter; dans un tel cas, la CCB ne serait qu’un « preneur de prix » sur le marché mondial, même s’il faut reconnaître que certaines analyses contestent cette situation. Il est vrai que la CCB, grâce à sa position de monopole sur le marché canadien des exportations de blé, peut faire de la discrimination sur les prix sur certains marchés et obtenir des primes qui auraient été impossibles à réaliser si d’autres agents canadiens s’étaient disputés les mêmes parts de marché. Parallèlement, lorsque la CCB est confrontée à la concurrence des autres pays producteurs, son unique stratégie de réplique contre des subventions à l’exportation utilisées par certains pays demeure justement la discrimination par les prix. Quant on connaît les conditions particulières du commerce des céréales où la concurrence est souvent féroce et où la segmentation des marchés et la discrimination des prix sont fréquemment utilisées, le comportement économique de la CCB n’apparaît pas particulièrement différent de celui des grandes compagnies privées oeuvrant dans le même secteur, sauf sous aspect important qui est à son avantage : étant donné que la CCB verse un paiement initial, puis un paiement final à la fin de la campagne elle assume un risque moins élevé qu’une société privée qui doit verser le paiement entier dès la livraison.

Par suite de l’adoption du projet de loi C-4, Loi modifiant la Loi sur la Commission canadienne du blé et d’autres lois en conséquence, les producteurs de céréales du Canada auront un important rôle à jouer dans l’orientation de la nouvelle Commission. Même si la CCB conservera son monopole sur le blé et l’orge destinés à l’exportation ou à la consommation humaine intérieure, les agriculteurs auront à leur disposition de nouvelles options de fixation des prix, une souplesse accrue et une encaisse améliorée. Le comptoir unique et la mise en commun des prix demeureront les piliers de la CCB; toutefois, si le conseil d’administration se voyait confier le mandat de faire en sorte que la Commission cesse d’être une agence de mise en marché pour devenir une société privée, il pourrait procéder en vertu de la nouvelle loi.

Aux yeux de nombreux analystes, les jours de la CCB à titre agence servant de comptoir unique sont comptés, surtout si les pressions à l’échelle internationale en vue d’une autre réforme des ECÉ et la pression intérieure visant la création d’une agence de mise en marché double se maintiennent.


(1) Organisation mondiale du commerce, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, Article XVII, paragraphe 1.a.

(2) Commission mixte canado-américaine sur les grains, Rapport final, octobre 1995, p. 113.

(3) Organisation mondiale du commerce, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, Article XVII, paragraphe 1.a.