BP-376F
LA RÉORGANISATION DU GOUVERNEMENT
:
Rédaction : Gerald
Schmitz TABLE
DES MATIÈRES
LA RESPONSABILITÉ MINISTÉRIELLE DANS LES ANNÉES 90 LA RESTRUCTURATION DU SYSTÈME EXÉCUTIF DE « GESTION POLITIQUE » LA GESTION ET LE CONTRÔLE DU PROCESSUS BUDGÉTAIRE RESPONSABILITÉ,
EFFICACITÉ ET DÉMOCRATIE : LA RÉORGANISATION DU GOUVERNEMENT
: INTRODUCTION
: MANIÈRE D'ENVISAGER Le gouvernement ne fonctionne pas comme il le devrait. C'est ce que semble croire la majorité à l'extérieur du gouvernement, et nombreux sont ceux qui se rallient à cette opinion à l'intérieur de celui-ci. Politiciens insensibles et bureaucrates distants sont devenus la proie du mécontentement. On en a contre le « système » en général et contre le prétendu « gaspillage ». Dans un rapport qu'il a publié en juin 1993 (Pour mieux se gouverner) et dans lequel il réclamait une réforme immédiate, le Forum des politiques publiques a signalé que 95 p. 100 des répondants à un sondage d'opinion effectué en 1990 ont convenu que les institutions du gouvernement parlementaire devraient être modifiées en profondeur. Malgré plusieurs décennies d'examens administratifs et de fréquentes réorganisations, on réclame plus que jamais un gouvernement plus démocratique capable de servir le public à moins de frais. La maladie réside de toute évidence dans un gouvernement coûteux et insensible. Pourtant, les remèdes risquent d'être contestés et difficiles à administrer, malgré la volonté politique de faire les choses différemment. Selon certains analystes, il y aurait d'utiles leçons à tirer de l'expérience de grandes entreprises privées qui ont dû se restructurer et innover pour être plus concurrentielles et se mettre au diapason de leurs employés et clients. Il reste que des différences fondamentales entre les organisations des secteurs public et privé risquent de limiter l'utilité de telles comparaisons. Qu'entend-on précisément par « réinventer » le gouvernement et soumettre les activités du secteur public à un régime « d'entreprise » plus frugal? L'esprit d'initiative du secteur public dicté par des préoccupations économiques saurait-il être compatible avec les exigences de la responsabilité démocratique et la démocratisation du processus politique? C'est un thème abordé plus loin dans le présent document, ainsi que dans l'Étude générale 375F de la Bibliothèque du Parlement, rédigée par Brian O'Neal, qui l'accompagne et traite plus précisément des tentatives d'innovation au chapitre de la gestion de la fonction publique. Avant d'aller plus loin, il convient d'examiner le contexte canadien distinctif dans lequel évolue le gouvernement parlementaire fédéral si l'on veut que la réforme et les solutions de réorganisation proposées soient légitimes et aient de véritables chances de succès. Des changements sont beaucoup plus faciles à apporter dans certains secteurs de l'environnement gouvernemental national que dans d'autres. La procédure est aussi extrêmement importante lorsqu'il en va de décisions gouvernementales (surtout au sein d'une démocratie constitutionnelle qui maintient la règle de droit), tandis que la rentabilité, c.-à-d. le résultat financier, est la préoccupation première en affaires. Il n'est nul besoin de rappeler aux Canadiens les frustrations que suppose un changement constitutionnel. Néanmoins, les questions de compétence constitutionnelle et de négociation intergouvernementale ne sauraient être esquivées lorsqu'il faut décider du rôle approprié du gouvernement fédéral, de la façon dont il devrait travailler avec les autres gouvernements, des moyens à prendre pour réduire le plus possible les chevauchements, du palier de gouvernement qui est le mieux placé pour offrir tel ou tel service et ainsi de suite. Qu'il suffise de penser, par exemple, au cas des normes en matière d'éducation ou des programmes de formation nationaux proposés pour accroître la compétitivité du Canada. Le gouvernement parlementaire fonctionne aussi selon certaines traditions et selon certaines conventions constitutionnelles. Celles-ci peuvent être modernisées et adaptées aux circonstances, mais il ne saurait être question d'en faire fi pour des raisons d'efficacité ou de convenance. Des questions de philosophie et d'idéologie entrent également en jeu. Le secteur public a pris l'allure d'une vaste entreprise regroupant des centaines d'organisations, petites et grandes. Les réformateurs doivent se poser certaines questions concernant la taille de ces organisations, ainsi que leur envergure, leurs fonctions et leurs buts respectifs. Le gouvernement devrait-il intensifier ou réduire certaines de ses activités? Y a-t-il des choses qu'il pourrait se passer de faire? Quels sont les principaux objectifs de la politique gouvernementale et de la fonction publique? Le gouvernement devrait-il réglementer, financer et intervenir directement, ou devrait-il s'en remettre autant que possible aux forces du marché et à des accords divers? La complexité politique du gouvernement n'a seulement trait à de grandes questions de principe. La façon de voir de chaque premier ministre demeure un facteur déterminant dans un système de gouvernement par l'exécutif. La représentation régionale et la représentation linguistique revêtent une importance symbolique majeure dans un pays comme le Canada. Une autre question souvent délicate consiste à savoir comment faire face aux réalités inéluctables que sont le favoritisme et les nominations politiques. Cela nous amène à parler de la morale et de l'intégrité au sein du gouvernement, des règles et usages à suivre, et du jugement porté par le public sur l'équité des processus gouvernementaux. Dans un programme de « bon gouvernement », il y a aussi des questions d'organisation qui peuvent en tant que telles jouer un rôle décisif dans l'efficacité. Comment le Cabinet devrait-il être structuré? Quelles relations les ministres devraient-ils entretenir avec leurs collègues du Cabinet, leurs représentants, le Parlement et le public? Comment les fonctions politiques et opérationnelles devraient-elles être réparties et comment les ministères devraient-ils être structurés pour les exercer? Quels sont les systèmes en place pour contrôler les dépenses publiques et les activités des sociétés et organismes gouvernementaux? Comme l'affirment les auteurs de Pour mieux se gouverner : « Nous ne croyons pas qu'un bon processus garantisse automatiquement l'élaboration d'une politique publique sensée, mais nous sommes assurément convaincus de ce qu'il est rare qu'une politique sensée résulte d'un mauvais processus ». Ces questions nous ramènent à la responsabilité qui incombe au gouvernement de déployer des efforts crédibles pour atteindre les buts que constituent l'efficacité et la démocratie. Étant donné l'ampleur de la dette et des déficits, aucun gouvernement ne peut ignorer les exigences économiques, les critères de l'« optimisation des ressources », la nécessité de trouver des options moins coûteuses, ni les solutions de rechange aux pratiques existantes. Par contre, comme le souligne Tim Plumptre, « les dirigeants gouvernementaux cherchent à atteindre de nombreux buts, à part l'efficacité »(1). Et, ce faisant, ils doivent accorder une attention particulière aux questions de responsabilité publique et de participation. Le gouvernement responsable des années 90 devra trouver de nouveaux moyens d'interaction avec la population et faire preuve de prudence sur le plan financier(2). C'est dans ce contexte que nous examinons, dans les pages qui suivent, la modification des systèmes du gouvernement du Canada pour ce qui est de la reddition des comptes, des rapports entre l'exécutif et le Parlement et de la gestion des dépenses. L'Étude générale 375F donne un aperçu des efforts faits antérieurement dans le sens d'une réforme de l'administration publique, et notamment du legs des commissions royales Glassco et Lambert. Dans la conclusion du présent document, nous juxtaposons les buts que constituent l'efficacité, la responsabilité et la démocratie dans le dessein de mettre en lumière certains des choix délicats et les concessions que suppose le nouveau pas à franchir dans la voie de la réforme des systèmes. LA RESPONSABILITÉ MINISTÉRIELLE DANS LES ANNÉES 90 De nos jours, la conception classique du gouvernement parlementaire est remise en question. Essentiellement, selon cette conception, un Cabinet composé (mais pas exclusivement) de représentants élus à la Chambre des communes(3) assure la conduite des affaires du gouvernement tant qu'il conserve la confiance de la Chambre élue. Les membres du Cabinet sont collectivement responsables devant le Parlement. En outre, chaque ministre, qui est nommé au Conseil privé sur la recommandation du premier ministre, est individuellement responsable devant le Parlement de toute question gouvernementale qui relève de sa compétence. Cette conception a le mérite de concentrer très clairement la responsabilité politique des affaires gouvernementales entre les mains d'un groupe relativement petit de ministres de la Couronne, dont le premier ministre est la « tête dirigeante »(4). La responsabilité commence à la porte du Cabinet, où convergent tous les pouvoirs et toutes les responsabilités. La Chambre des communes se compose des partisans du gouvernement et d'une « loyale opposition » qui peut se poser comme une espèce de gouvernement en attente. Cependant, les Communes elles-mêmes n'essaient pas de gouverner. Elles doivent approuver le programme financier et législatif du gouvernement. Elles devraient obliger les ministres à répondre de l'exercice de leurs responsabilités, et elles peuvent essayer d'influer sur la politique et d'améliorer la législation. Ce sont cependant toutes là des fonctions parlementaires, exercées dans une arène où règnent l'adversité et le sectarisme politique. Ce ne sont pas des fonctions gouvernementales comme telles. Quant à la bureaucratie, l'on s'attend à ce qu'elle n'affiche aucune couleur politique et à ce qu'elle serve le gouvernement de l'heure loyalement et anonymement. La fonction publique n'est responsable devant le Parlement qu'indirectement, par l'intermédiaire des ministres. Pourtant, de nombreux observateurs, sinon la plupart, jugent anachronique cette structure hiérarchique traditionnelle qui, à leurs yeux, a perdu son sens, surtout lorsqu'il s'agit d'administrer la vaste gamme d'activités du gouvernement contemporain, lequel emploie des centaines de milliers de personnes et dépense des centaines de milliards de dollars. Selon eux, la nature de la bureaucratie (le gouvernement « permanent ») a changé radicalement. L'organe administratif du gouvernement a pris la forme d'un vaste système organisationnel complexe régi par ses propres normes et intérêts professionnels. Il n'est pas qu'un humble serviteur des ministres. Les hauts fonctionnaires sont autant devenus la proie d'une industrie du lobbying florissante que les politiciens à qui revient en définitive la prise de décisions. Comme le faisait observer un critique : « Une obstruction délibérée de l'exercice du pouvoir et de la responsabilité sous prétexte constitutionnel sert mal la démocratie; une meilleure compréhension de la politique des groupes d'intérêts bureaucratiques qui définit l'État administratif la servirait mieux »(5). Étant donné le pouvoir des bureaucraties professionnelles, on est certes fondé à se demander si une réforme démocratique de l'État inspirée de l'approche traditionnelle de « Westminster » qui consiste à répartir la responsabilité « en ordre descendant » est possible, ou si la nécessité d'adopter des processus de reddition de comptes « en ordre ascendant » dans lesquels on fait directement appel à la population et à des groupes de citoyens ne s'impose pas également(6). Même Sharon Sutherland, qui a toujours défendu avec force la notion classique de la responsabilité du Cabinet, en convient : « Les Canadiens semblent particulièrement prêts à admettre que la doctrine de la responsabilité ministérielle a presque cessé de cadrer avec la vie politique moderne »(7). Cependant, ce n'est pas, dit-elle, parce que le gouvernement a changé à un point tel que l'idée que le ministre est la première personne responsable n'est plus valable. À son avis, c'est plutôt qu'on a laissé le principe se détériorer au point qu'il n'est plus aussi fiable et efficace qu'avant comme instrument de contrôle démocratique. Selon elle, il n'y a rien de mal à chercher à habiliter le Parlement à surveiller de plus près les activités du gouvernement, ou à expérimenter des formules extraparlementaires de responsabilisation. Elle croit cependant qu'il n'existe pas de substitut valable à la responsabilité politique des ministres et, à son avis, toute réforme des rouages du gouvernement parlementaire qui sous-estime cette réalité pourrait entraîner plus de problèmes qu'elle n'en réglera. Certaines des réformes préconisées découlent de l'objectif que bon nombre ont à coeur et qui consiste à donner aux simples députés un plus grand pouvoir à l'intérieur de la « boucle » de responsabilité, plutôt que de les laisser être de simples spectateurs. Cela soulève des questions délicates, dont celles de la discipline de parti et de l'équilibre des pouvoirs entre l'exécutif et le corps législatif, qui n'ont d'ailleurs jamais été tout à fait réglées. Ce n'est pas par hasard si, ces dernières décennies, on s'est aiguillé vers la modernisation du gouvernement parlementaire afin que les politiciens aient tout ce qu'il faut, au sein des organes exécutif et législatif, pour venir plus efficacement à bout des problèmes d'un « gros appareil gouvernemental ». Une bonne partie des pressions exercées en ce sens, côté dépenses, l'ont été par un Bureau du vérificateur général (BVG) en pleine évolution, qui relève directement du Parlement. Depuis 1977, le BVG a réussi à se prononcer sur un nombre beaucoup plus grand de questions d'« optimisation des ressources » qu'on ne l'avait fait au cours des cent premières années d'existence du Canada. Depuis cette année-là également, des études portant sur des questions liées à la responsabilité financière ont eu tendance à abonder dans le sens de l'approche plus dynamique du BVG. L'idée d'un plus grand contrôle parlementaire dans ce secteur a trouvé une oreille attentive, surtout parmi les députés de l'arrière-ban qui se sont sentis marginalisés par la centralisation au sein de l'exécutif et de la bureaucratie des décisions concernant la politique et les dépenses. Faisant écho à des frustrations de longue date, les réformateurs parlementaires ont cherché à revaloriser le rôle du simple député et à mettre l'accent sur la responsabilisation du corps législatif par le biais de liens nouveaux avec le gouvernement et la bureaucratie. L'on ne sait pas encore si les réformes en profondeur promises par le gouvernement Chrétien pour la trente-cinquième législature au début de 1994 traduiront les préoccupations des députés notamment celles qui concernent le rôle des comités parlementaires dans l'élaboration des lois et à l'égard du budget des dépenses(8). La nouvelle structure renforcée des comités permanents, qui élimine les comités législatifs spéciaux créés au cours de l'étape précédente de la réforme, venait tout juste d'être annoncée au moment où nous écrivions ces lignes(9). Seul le temps dira s'il s'agit d'une amélioration qui répondra aux attentes suscitées au sein du public et parmi les parlementaires eux-mêmes. Les détails de réformes précédentes en ce qui a trait à la gestion des dépenses et aux rapports entre l'exécutif et le Parlement ont fait l'objet d'autres publications du Service de recherche et ne seront dont pas repris ici(10). Certains faits marquants méritent toutefois d'être mentionnés. Le vérificateur général s'étant notamment plaint d'un contrôle relâché des dépenses, la Commission Lambert a recommandé un régime de responsabilisation global en vertu duquel « les gestionnaires seraient forcés de gérer », dans un cadre de direction centrale, et à l'intérieur d'un régime de forte surveillance parlementaire. La Commission a cherché à établir une distinction rationnelle entre la responsabilité « politique » des ministres et la responsabilité « administrative » des sous-ministres. Selon elle, chaque sous-ministre serait non seulement responsable devant le ministre et les organismes centraux, mais il devrait aussi répondre individuellement et directement au Parlement, par l'entremise du Comité des comptes publics de la Chambre des communes, de « l'exécution des devoirs spécifiques qui lui ont été délégués ou désignés »(11). Les propositions de la Commission Lambert semblaient être inspirées de la coutume britannique voulant que la responsabilité d'une saine administration des comptes financiers soit confiée, en vertu de la loi et des conventions, à des « agents comptables » supérieurs des ministères. Ces agents rendent des comptes au Comité des comptes publics de la Chambre britannique et, si la décision des ministres prévaut contre eux, le comité doit en être avisé. Toutefois, comme le souligne Sutherland, la responsabilité de ces fonctionnaires est assez étroitement définie et elle est régie par deux principes suprêmes, « à savoir que le ministre est responsable de toutes les questions de gestion et d'organisation, et que tous les hauts fonctionnaires exercent des pouvoirs qui leur sont délégués par les ministres et doivent leur rendre des comptes ». Autrement dit, l'exemple britannique renforce, sans vraisemblablement rien en retrancher, la doctrine de la responsabilité ministérielle individuelle(12). Outre qu'elle élargit le concept britannique, la notion voulant que les sous-ministres canadiens (c'est-à-dire les dirigeants bureaucratiques du gouvernement) aient à répondre individuellement et directement au Parlement de questions d'ordre administratif qui leur seraient confiées, repose sur des bases peu solides, à savoir, que l'« administration » est clairement séparable des fonctions et des décisions politiques, que la responsabilité bureaucratique suffit à elle seule dans le cas de prétendus manquements ou erreurs de la part des bureaucrates, et que des obligations distinctes de rendre compte au Parlement ne compromettent pas les rapports nécessairement confidentiels et fiduciaires entre le ministre et son sous-ministre. Il n'est donc pas surprenant que les recommandations de la Commission Lambert n'aient pas su convaincre le Bureau du Conseil privé de l'époque et qu'elles n'aient jamais été adoptées. Nombreux sont les hauts fonctionnaires qui les ont rejetées sous prétexte qu'elles dénotaient une mauvaise compréhension des principes de gouvernement par l'exécutif(13). D'autres ont accusé la Commission Lambert de croire naïvement que les organes parlementaires abandonneraient politique et esprit de parti en faveur d'un examen comptable des processus et décisions de gestion. Malgré le scepticisme avec lequel a été accueilli le rapport Lambert, l'idée d'une responsabilité bureaucratique distincte devant le Parlement a été préservée grâce à l'enthousiasme qu'elle a suscité chez des auditeurs généraux successifs et chez certains réformateurs parlementaires. En 1982, le vérificateur général a déclaré devant le Comité spécial du Règlement et de la procédure de la Chambre des communes : « Je ne pense pas qu'il soit encore possible, ni même désirable, de lui [le ministre] faire endosser la responsabilité de décisions et d'actions qui sont le fait de fonctionnaires »(14). Les membres de ce comité ont par la suite formulé des propositions radicales en vue de la mise en place d'un nouveau système de comités qui seraient chargés de surveiller les opérations et les dépenses du gouvernement. Même si elles n'ont pas été retenues, ces propositions ont inspiré une nouvelle notion de la responsabilité qui a été définie dans le rapport du Comité spécial sur la réforme de la Chambre des communes, lequel a fait date. Les auteurs du rapport McGrath ont dit sans ambages ce qui suit :
Cette nouvelle interprétation des responsabilités bureaucratiques, qui aurait pu entraîner des changements profonds, n'aura en réalité eu pour résultat que des changements assez minimes. Les comités parlementaires se sont vu confier des pouvoirs accrus et l'indépendance voulue pour examiner des questions intéressant les ministères. Les ministres ont été exhortés à tenir des hauts fonctionnaires à la disposition des comités souhaitant qu'ils comparaissent devant eux. Toutefois, en 1987, le Bureau du Conseil privé a émis à l'intention des fonctionnaires une note de rappel lourde de sens selon laquelle ils devaient être autorisés par leur ministre à comparaître devant les comités et se montrer avant tout loyaux envers celui-ci(16). Il est d'ailleurs difficile d'imaginer comment une enquête parlementaire sur les actes de fonctionnaires qui donnerait d'eux une image négative ne ternirait pas aussi celle du ministre dont ils relèvent, voire du gouvernement lui-même. En fait, de tels problèmes ont précisément commencé à se poser et n'ont fait que s'aggraver du fait qu'on a eu l'impression que des hauts fonctionnaires étaient accusés injustement et laissés en plan au cours d'audiences publiques. Le cas le plus notoire a été « l'affaire Al-Mashat » en 1991, année où, après la guerre du Golfe, le Comité des affaires étrangères de la Chambre des communes a fait enquête sur les raisons pour lesquelles un ancien diplomate irakien avait été autorisé à s'établir au Canada. Le débat a été mouvementé et plusieurs réputations ont été ternies inutilement(17). Appelé à commenter cette affaire, le nouveau ministre chargé du Renouveau de la fonction publique, l'honorable Marcel Massé, a soutenu que l'on s'était moqué du principe de la responsabilité ministérielle. Voici la conclusion à laquelle il en est arrivé : « Dans notre démocratie parlementaire, il n'est ni souhaitable ni approprié de jeter le discrédit sur les fonctionnaires »(18). Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les hauts fonctionnaires n'ont pas à répondre de leurs actes devant le Parlement, ni à les justifier. En fait, comme l'indique le graphique 1, les sous-ministres sont constamment appelés, dans le cadre d'un régime de responsabilité complexe, à entretenir divers rapports dont il est probablement préférable que certains demeurent officieux. Ils sont effectivement tenus d'aider le Parlement et ses comités à comprendre les politiques et les opérations des ministères. Ils devraient être en mesure de répondre au Parlement de l'administration des programmes. Or, cette tâche devient aussi problématique que perverse si elle sert à sortir de situations politiques intenables les ministres, qui doivent demeurer entièrement responsables du fonctionnement global de leurs ministères(19). Si les sous-ministres et les ministres assument comme il se doit leurs responsabilités respectives, les inévitables zones grises entre les aspects politiques et administratifs des décisions politiques et gouvernementales ne devraient pas être une grande source de préoccupation. Ainsi, nul ne pourra alors invoquer la taille et la complexité du gouvernement comme excuse pour se dégager de toute responsabilité politique lorsque les choses tourneront mal ou que le rendement sera insatisfaisant. Comme l'a fait observer Sutherland :
En l'absence de contrôles politiques adéquats de la bureaucratie, il faudrait aborder la question directement au lieu de mettre en place des systèmes élaborés (ou bureaucraties parallèles) au sein desquels le rôle des politiciens et des gestionnaires serait mal défini, les responsabilités seraient floues et chacun serait tenté de faire des conjectures ou de blâmer quelqu'un d'autre. Dans ce contexte, la réforme parlementaire devrait appuyer et non renverser les objectifs qui consistent à tenir les ministres responsables des actes du gouvernement. Parce que les organes parlementaires sont, par définition, politiques et qu'ils sont normalement divisés par partis, il ne faudrait pas s'attendre à ce qu'ils fonctionnent comme un élément intégral d'un régime de gestion théoriquement plus rationnel. Comment, par exemple, pourrait-on s'attendre, en toute logique, à ce qu'ils partagent la responsabilité des actes du gouvernement? Entre les deux extrêmes que constituent une politique fondée sur l'antagonisme et une gestion rationnelle, il y a toutefois toute une gamme de solutions à explorer. L'occasion pourrait être offerte aux députés de participer de manière créative, plus tôt et plus souvent à l'élaboration de la politique et de contribuer peut-être à une plus grande transparence du processus budgétaire. Le principe de la confiance pourrait être assoupli pour que les membres du gouvernement soient plus libres de voter à l'égard d'un projet de loi selon les souhaits de leurs commettants. Ce qui importerait avant tout, ce serait d'améliorer les mécanismes par lesquels les ministres politiques peuvent véritablement répondre de la myriade d'activités du gouvernement moderne(21). Graphique 1 Source : Timothy W. Plumptre, Beyond the Bottom Line, Halifax, L'Institut de recherches en politiques publiques, 1988, pièce 5-1, p. 152. (POUR OBTENIR UNE VERSION PAPIER DE CE GRAPHIQUE, VEUILLEZ COMPOSER LE 996-3942.) Paradoxalement, le gouvernement parlementaire s'effondrerait si le Parlement lui-même essayait de diriger le gouvernement et rivalisait avec le Cabinet et les hauts fonctionnaires dans un méli-mélo de responsabilités. Le défi, sur le plan politique et sur le plan de la gestion, consiste plutôt à préciser et à renforcer les responsabilités de longue date et à faire en sorte que l'exécutif politique demeure, au coeur du système, le lien vital entre la bureaucratie, le Parlement et l'ensemble des citoyens. Si l'exécutif démocratique ne peut pas (ou ne veut pas) s'acquitter efficacement de ces responsabilités, ni une plus grande liberté parlementaire ni aucune théorie de gestion ne réussira vraisemblablement à améliorer la performance et l'efficience du gouvernement. LA RESTRUCTURATION DU SYSTÈME EXÉCUTIF DE « GESTION POLITIQUE » L'intervenant le plus important dans le système canadien de gouvernement est le premier ministre qui, en tant que « premier parmi des égaux », préside l'ensemble des ministres qui sont collectivement et individuellement responsables devant le Parlement. La taille du Cabinet, sa structure interne et sa manière de procéder, la répartition des tâches entre des portefeuilles politiques et, par conséquent, la structure du gouvernement lui-même sont toutes des questions qui sont du ressort à la décision du premier ministre. La formation d'un Cabinet est un art politique, et non une science de la gestion. Des facteurs importants autres que la logique ou l'efficacité bureaucratique comme une représentation équilibrée (par région, sexe, etc.) et une compatibilité personnelle/politique entreront et devraient toujours entrer dans ces décisions. Le résultat demeurera, par conséquent, toujours indécis. Le premier ministre peut se servir de l'expérience acquise au moment de la formation d'anciens Cabinets, mais il n'a pas de recettes toutes faites. L'évolution du Cabinet, ainsi que celle de l'exécutif et des organismes centraux qui le conseillent, a été analysée dans plusieurs documents déjà publiés par le Service de recherche(22). Le graphique 2 indique à quel point les institutions de gestion politique avaient pris de l'ampleur en 1984. Ce qui est peut-être le plus important à mentionner c'est qu'à ce moment-là, le système était devenu extrêmement complexe et lourd, même aux yeux de bon nombre de ses membres. Il recelait la promesse d'une gestion rationnelle, mais il a donné lieu à une concurrence plus vive que jamais entre les ministres, les sous-ministres et les « superbureaucrates ». Le Cabinet plénier était devenu trop gros pour pouvoir régler ses affaires efficacement et il est en fait rarement arrivé qu'il soit convoqué même en session fictive. La plupart des décisions étaient déléguées à un ensemble élaboré de comités du Cabinet dont le rôle était de gérer la politique du gouvernement et les « enveloppes » de dépenses. Cependant, le véritable pouvoir était concentré entre les mains d'un seul comité, le « Comité des priorités et de la planification » présidé par le premier ministre. Brièvement, sous le régime de Joe Clark, cette distinction entre ministres plus puissants et moins puissants a été officialisée et le Comité des priorités et de la planification est devenu le « Cabinet restreint ». Même ce comité central de ministres a eu tôt fait de devenir trop gros (puisqu'il comptait au moins 15 membres) pour être plus qu'un simple planificateur. Dans la pratique, les décisions importantes en matière de dépenses étaient du ressort du premier ministre et d'une poignée de ministres clés, dont les « gardiens » du Trésor public : le ministre des Finances, responsable du cadre financier, et le président du Conseil du Trésor, responsable du processus détaillé d'approbation des dépenses. Graphique 2 Source : Richard Van Loon, « Kaleidoscope in Grey : The Policy Process in Ottawa », Michael Whittington et Glen Williams (éd.), Canadian Politics in the 1980s, 2e édition, Toronto, Methuen, 1984, figure 19.4, p. 419. À l'intérieur de ce système de Cabinet à paliers multiples, deux « départements d'État » rattachés à deux des plus importantes enveloppes de dépenses, soit celle du « développement social » (DEDS) et celle du « développement économique et régional » (DEDER), sont venus, après 1980, se greffer aux autres ministères. Avant même que les propositions ne soient soumises au comité compétent du Cabinet, elles devaient passer par une structure parallèle, ce qu'on appelait les « comités parallèles » des sous-ministres. Tout bien considéré, le processus à l'intérieur duquel la « collégialité » ne faisait pas bon ménage avec les transactions informelles exigeait énormément de temps de la part des ministres chargés de ministères responsables et s'avérait souvent frustrant. D'importantes mesures de rationalisation ont été prises sous le gouvernement Turner, qui fut de courte durée, et les ministères d'État ainsi que les comités parallèles furent abolis. Le premier Cabinet Mulroney a conservé ces changements. Pour simplifier le système, on a également apporté un certain nombre d'autres modifications aux structures datant de l'époque Trudeau(23). Malgré tout, le Cabinet Mulroney, doté d'un très nombreux caucus, fut aussi celui qui dans toute l'histoire canadienne compta le plus de membres (40). Ce qu'il importe surtout de faire observer, c'est qu'après avoir été longtemps dans l'opposition, et étant donné peut-être la plus grande importante qu'ils attachaient au secteur privé, bon nombre des nouveaux ministres se méfiaient de la bureaucratie dont ils avaient hérité. Il en est résulté qu'un important groupe de conseillers politiques a été rattaché au Cabinet et est venu s'interposer entre les ministres et les hauts fonctionnaires. À la tête, le cabinet du premier ministre avait grossi énormément, et les ministres pouvaient désormais compter sur un personnel politique nombreux dirigé par un « chef de cabinet » bien rémunéré. Les observateurs du gouvernement sont quasi unanimes à dire que cette façon de faire, inspirée par la méfiance, n'a pas bien fonctionné, même si la planification de la transition de 1984 a été qualifiée de « plus globale ou plus efficace »(24) que jamais auparavant. Bourgault et Dion font observer que depuis la Confédération jusqu'en 1984 « il n'y a jamais eu d'augmentations évidentes du nombre de départs et de nominations de sous-ministres dans les deux années suivant l'élection d'un nouveau gouvernement ». Après 1984, « la grande mobilité des sous-ministres a plus ou moins paralysé leurs pouvoirs jusqu'en 1987 ». Les « vastes pouvoirs accordés aux ministres chargés de ministères ont aggravé les difficultés habituellement associées à une période de transition ». Des conseillers politiques partisans et inexpérimentés sont intervenus à mauvais escient et ont fait obstacle à la « coopération indispensable entre les ministres et les hauts fonctionnaires »(25). La situation s'est détériorée au point où, ironiquement, un fonctionnaire de carrière, Derek Burney, a été recruté pour prendre charge le du cabinet du premier ministre et restaurer la stabilité au sein de l'exécutif. Bourgault et Dion définissent deux modèles essentiellement différents de rapports entre le Cabinet et les hauts fonctionnaires. Dans le modèle qu'ils appellent « hiérarchique », il ne fait aucun doute que ce sont les politiciens qui sont aux commandes. Aux États-Unis, les paliers supérieurs sont très politisés. L'on s'attend à ce qu'un nouveau gouvernement amène avec lui ses propres amis et alliés politiques. En Europe, les nouveaux venus sont plus susceptibles d'être recrutés parmi les élites administratives. Quoi qu'il en soit, les ministres choisissent le haut personnel. En revanche, le modèle « triangulaire » veut que les ministres, secondés par un petit personnel politique, établissent des liens de collaboration avec leurs hauts fonctionnaires, qui sont des fonctionnaires de carrière. Il s'agit du système britannique de « Whitehall » qui est devenu partie intégrante de la tradition de gouvernement parlementaire au Canada et en Australie. Quoi qu'en pensent les producteurs de la populaire série télévisée « Yes, Minister! » de la BBC, ce ne sont pas pour autant les hauts fonctionnaires qui sont aux commandes, les ministres n'étant que de simples figurants. C'est plutôt que l'expertise et les conseils ministériels ont habituellement un poids énorme dans les décisions des ministres, et qu'il est important que la confiance règne de part et d'autre. Le premier Cabinet Mulroney a mis à rude épreuve les structures établies alors même que les Cabinets institutionnalisés et dominés par des organismes centraux, de style Trudeau, étaient en train de céder le pas à la responsabilité ministérielle plus directe d'antan. Ces deux facteurs ont contribué à déstabiliser la fonction publique(26). Et, comme Bourgault et Dion le font observer, l'attention supplémentaire accordée par les parlementaires aux problèmes du gouvernement avec la bureaucratie n'a fait qu'empoisonner une atmosphère déjà presque invivable au sein de l'exécutif :
Le Cabinet établi au cours du second mandat de Mulroney (1988-1993) promettait, sinon des rapports moins politisés avec les hauts fonctionnaires, du moins une organisation beaucoup plus sérieuse quant à la gestion de ces rapports et au contrôle de ses propres opérations. Même si le nombre des membres du Comité des priorités et de la planification a grimpé à 19, le véritable centre nerveux du Cabinet était un beaucoup plus petit « Comité des opérations » de huit membres présidé par le vice-premier ministre, Don Mazankowski, et qui a été intégré à l'appareil du Cabinet. Le nouveau système semblait centrer plus directement le commandement politique sur le premier ministre et sur un petit cercle de ministres en qui il avait confiance. De dire Jeffrey Simpson : « M. Mulroney a adopté le modèle de cabinet britannique, avec sa structure hiérarchique bien définie. Loin d'être un cabinet composé d'égaux [...] il définit clairement le rang de chacun »(28). En fait, d'importantes différences sont demeurées. Les ministres de second plan ont continué à être des membres à part entière d'un Cabinet composé de 39 ministres, contrairement à ce qui se fait au sein du gouvernement britannique qui compte un nombre beaucoup plus grand de ministres, mais un Cabinet beaucoup plus petit. Et les équipes politiques nombreuses sont demeurées en place. Par comparaison, le Cabinet canadien était bouffi et encombré de comités officialisés (15 en 1989, et 11 par la suite). Les objectifs en matière de contrôle des dépenses avaient nécessité l'ajout d'un autre comité, ce qui n'a pas contribué à réduire le nombre des ministres autorisés à dépenser. En Grande-Bretagne, où les travaux internes du Cabinet sont secrets, même parmi les ministres, ces derniers n'ont pas vraiment la possibilité de manoeuvrer au sein des comités pour obtenir un poste au Cabinet. L'on s'attend des ministres à ce qu'ils concentrent leur attention sur leurs propres responsabilités, et non à ce qu'ils jouent des coudes pour obtenir de l'influence. Dans les années 90, les pressions se sont intensifiées au Canada en faveur de la compression du Cabinet compte tenu de l'engagement du gouvernement de « réduire la taille » du gouvernement dans son ensemble. Cette mesure devait faire partie du mandat confié au secrétaire d'État d'alors, Robert de Cotret, lorsque le premier ministre lui a demandé, en 1992, d'entreprendre un examen confidentiel des opérations du gouvernement dans le dessein de les rationaliser. L'on savait que l'ancien greffier du Conseil privé, Gordon Osbaldeston, qui est devenu un conseiller de De Cotret, était un grand défenseur des petits Cabinets et de la responsabilisation des ministres. En 1993, un consensus s'était dégagé en ce sens, mais on ne savait pas exactement comment le mettre en pratique. Une importante étude de l'organisation du gouvernement dirigée par Osbaldeston a révélé qu'il faudrait commencer par le sommet du système, en résistant aux « pressions en vue d'une représentation » qui avaient fait grimper le nombre des membres du Comité des priorités et de la planification au point où il était devenu plus gros que le Cabinet au début de l'histoire du Canada. « Il y a trop de ministres, trop d'organismes, et les choses sont en général trop complexes »(29), ont convenu les politiciens interrogés dans le cadre de l'étude. Étant donné les nombreux intérêts acquis, une ferme volonté politique allait être nécessaire de la part du premier ministre pour élaguer le système de manière à ce que les choses soient plus claires et mieux coordonnées. Outre la discipline à la tête du système, Osbaldeston a abordé la question de savoir comment mieux organiser le gouvernement pour qu'il réponde aux priorités et aux besoins actuels. Il a fait preuve dans ce cas d'une plus grande prudence, vu que les expériences de réorganisation antérieures avaient été « moins qu'édifiantes ». S'étant aperçu que des changements attrayants sur papier peuvent être longs à mettre en oeuvre et s'avérer coûteux et déroutants, il a proposé trois « règles à respecter » s'agissant de la restructuration du gouvernement(30) :
Bien entendu, toute restructuration importante du système exécutif est mue par des considérations politiques, ainsi que par la quête d'une « meilleure » solution de gestion, s'il en existe une. Les deux grandes opérations de constitution d'un Cabinet menées en 1993 ont fait ressortir certaines similarités, mais aussi d'importantes différences entre les approches adoptées respectivement par la première ministre Campbell et le premier ministre Chrétien. Chacun d'eux avait intérêt à projeter l'image d'un changement à l'échelle du système en faveur d'une structure de taille réduite, plus innovatrice et davantage axée sur la performance. Sous le gouvernement Campbell, le nombre des membres du Cabinet a été réduit à 25, celui des comités du Cabinet, à 5 et celui des ministères gouvernementaux, à 23. Le Comité des priorités et de la planification a été éliminé pour être remplacé par le Cabinet plénier, qui devait tenir des réunions hebdomadaires régulières et réintégrer son rôle d'organe décisionnel central(31). Le gouvernement de transition de M. Chrétien a dû s'accommoder d'un Cabinet plus petit encore, malgré les pressions évidentes en faveur d'un caucus national assurant une vaste représentation régionale. Toutefois, il aura fallu adapter la coutume britannique et faire une distinction officielle entre le Cabinet (23 membres) et un gouvernement plus nombreux (31 membres) se composant également de huit « secrétaires d'État » ayant un portefeuille moins important. Mme Campbell, qui avait aboli les postes de ministre d'État, comptait un moins grand nombre de ministres. Pour sa part, M. Chrétien est allé encore plus loin en abolissant le poste de « chef de cabinet » pour tous les ministres et en réduisant la taille de leur personnel. Le Cabinet Chrétien fonctionnerait également sans un Comité des priorités et de la planification distinct, et n'aurait au total que quatre comités (éliminant ainsi le Comité des « opérations » créé par le gouvernement Mulroney et le Comité du « leader à la Chambre » créé par celui de Mme Campbell), dont la composition n'a pas été annoncée sur-le-champ(32). Une bonne partie de la réorganisation de juin 1993 destinée à regrouper les opérations à l'intérieur d'un plus petit nombre de ministères allait de pair avec la petite taille du Cabinet de novembre et rien n'a été modifié, du moins pour l'instant. Le changement le plus important et le plus symbolique sur le plan politique a consisté à supprimer le superministère controversé de la « Sécurité publique » qui devait absorber certaines fonctions liées à l'immigration. Un nouveau ministère, soit celui « de la Citoyenneté et de l'Immigration » est venu le remplacer. Fait important à signaler concernant l'avenir de l'organisation et de la réforme gouvernementale, le Cabinet compte maintenant en son sein un « ministre responsable du Renouveau de la fonction publique », l'hon. Marcel Massé, greffier du Conseil privé dans le gouvernement Clark. Cette nomination dénote une approche plus méthodique et plus ouverte des changements à venir. M. Massé avait qualifié de pseudo-réorganisation la réorganisation précédente puisqu'elle avait été conçue en secret et imposée de façon arbitraire par le sommet hiérarchique. Elle allait comporter des répercussions multiples sans avoir, au préalable, atteint ce qui aurait dû être son but premier, à savoir une réévaluation fondamentale du rôle et des responsabilités du fédéral après consultation des principaux intéressés. Il a indiqué que seuls les changements ayant une « raison d'être » seraient entérinés et que les conséquences des changements organisationnels seraient à l'avenir examinées avec soin afin qu'ils s'effectuent « de façon équitable, dans le respect de la fonction publique et des personnes affectées »(33). Cette déclaration cadre avec les recommandations faites en juin 1993 par le Forum des politiques publiques qui a souligné l'importance de préserver la valeur d'une fonction publique professionnelle non partisane et d'améliorer les relations entre l'exécutif et la bureaucratie ainsi qu'avec le Parlement et le public. De telles mesures de rétablissement de la confiance ont été jugées nécessaires pour restaurer la confiance défaillante dans les institutions elles-mêmes. Qui plus est, un changement de gouvernement peut fournir l'occasion rêvée pour les introduire, a indiqué le président du Forum, l'ancien sous-ministre fort respecté Arthur Kroeger(34). Bref, tout le monde parle à nouveau d'une restructuration en vue d'une réforme, mais l'expérience devrait nous avoir enseigné qu'il n'existe, en ce qui concerne la gestion du Cabinet, aucune formule magique. La politique, y compris la politique au niveau le plus élevé, équivaut à faire constamment de l'équilibrisme de sorte qu'un bon processus et un jugement sûr sont des qualités qui pourraient éventuellement avoir plus d'importance que les exercices théoriques axés sur la rationalisation des systèmes et le remaniement des structures. En ce qui concerne la gestion financière, cette leçon politique s'applique aussi aux tentatives répétées pour contrôler les dépenses gouvernementales. LA GESTION ET LE CONTRÔLE DU PROCESSUS BUDGÉTAIRE Aucune autre question intéressant la gestion du gouvernement fédéral n'a probablement retenu autant l'attention, ces dernières décennies, que le processus budgétaire. C'est un domaine dans lequel les études abondent et les acronymes pleuvent. C'est aussi un domaine où des déficits budgétaires record, passés, présents et futurs, ont poussé à bout les combattants que sont les bureaucrates et les spectateurs que sont les contribuables. L'évolution de la réforme axée sur les systèmes est décrite dans un document antérieur du Service de recherche, et d'autres sources donnent des comptes rendus contextuels détaillés(35). Il n'est possible ici que d'énumérer certains des faits saillants en indiquant ce qui a été fait jusqu'à maintenant et où résident certaines des principales difficultés. Depuis les années 60, il y a eu grosso modo trois grandes périodes de réforme, l'accent étant mis tantôt sur la centralisation, tantôt sur la décentralisation des contrôles, tantôt sur la responsabilité politique directe, tantôt sur les structures de gestion bureaucratique. La première période, celle qui a suivi le rapport de la Commission Glassco, a vu naître le système moderne : des « gardiens » puissants dans un ministère des Finances, et un Secrétariat du Conseil du Trésor distinct chargé de fonctions précises de planification et de surveillance; la délégation aux ministères de responsabilités précises en matière d'administration financière; la présentation des dépenses par programme et en fonction d'objectifs; et les prévisions pluriannuelles. La rationalisation des choix budgétaires est apparue au début des années 70 avec la notoin du budget « A-B-X ». Cette notion aurait dû permettre que les économies provenant de la suppression de programmes (le budget X) soient consacrées à des programmes nouveaux ou élargis (le budget B) alors même qu'aurait été maintenu le financement des programmes continus (le budget A). L'accent a toutefois continué à porter sur la conception financière et la façon de gérer plus de programmes, les restrictions n'étant pas considérées comme un objectif en soi. En fait, les dépenses ont augmenté rapidement et, une fois en place, très peu de programmes ont été supprimés. La deuxième période de réforme s'est amorcée en 1976 après que le vérificateur général, qui s'était aperçu que le gouvernement était sur le point de « perdre le contrôle » de ses dépenses, a sonné l'alarme. Il s'est plaint de ce que, pendant que tout le monde était occupé à un jeu budgétaire complexe, personne ne surveillait le processus, à titre d'agent comptable en chef, pour s'assurer que les vérifications d'usage étaient faites et que le gouvernement veillait à l'« optimisation des ressources ». Le gouvernement Trudeau a réagi en mettant sur pied la Commission royale Lambert sur la gestion financière et l'imputabilité qui, comme la Commission Glassco, comptait en son sein de nombreux représentants du secteur privé. Au départ, le gouvernement a essayé de faire échec à la campagne du vérificateur général en vue de la création d'un « Bureau du contrôleur général ». Toutefois, bien avant que la Commission Lambert ne dépose son rapport en 1979, le Cabinet a cédé aux pressions grandissantes et convenu de créer ce nouvel organisme de surveillance de la gestion des dépenses au sein du gouvernement. En outre, le Bureau du vérificateur général se vit conférer par la loi le pouvoir d'effectuer des vérifications d'optimisation des programmes, alors que son mandat n'avait consisté jusque-là qu'à vérifier l'efficacité et l'économie avec lesquelles les sommes approuvées par le Parlement étaient dépensées. Comme nous l'avons dit précédemment, le rapport Lambert n'a pas suscité l'enthousiasme des hauts fonctionnaires qu'il voulait rendre beaucoup plus explicitement responsables au sein du gouvernement des objectifs de gestion financière, ainsi que directement devant le Parlement, notamment par l'entremise du Comité des comptes publics. La Commission Lambert voulait avant tout renforcer ce qu'elle considérait comme les maillons les plus faibles de la « chaîne de responsabilité ». L'une des principales recommandations de son rapport consistait en l'adoption d'un « plan financier » à long terme (quinquennal) qui serait présenté chaque année au Parlement et renvoyé à un Comité permanent de la Chambre des communes sur « les finances du gouvernement et l'économie ». Essentiellement, la Commission Lambert souhaitait que les chargés de dépenses et les gardiens, ainsi que les membres de la classe politique en général et les fonctionnaires, commencent à assumer la responsabilité de la gestion de l'état des finances de la nation à l'intérieur d'un régime de responsabilisation. Même si quelques-unes seulement des propositions spécifiques de la Commission ont été mises en oeuvre, son rapport a ouvert la voie à un nouveau système de gestion des secteurs de dépenses (SGSD), introduit en 1979-1980. En vertu de ce système de planification à long terme, le ministère des Finances a été chargé de préparer un cadre financier pluriannuel que devait approuver le principal comité d'orientation du Cabinet. Pour que des « décisions rationnelles » puissent être prises, les projets de politiques allaient devoir être rapprochés des besoins en ressources à l'intérieur des limites définies dans le plan. Les principaux secteurs de dépenses étaient regroupées à l'intérieur d'« enveloppes » dont la surveillance était confiée à des comités d'orientation du Cabinet qui avaient pour tâche d'en faire respecter les limites. Les deux plus grosses enveloppes, celles du développement social et du développement économique et régional, furent assignées à des secrétariats de ministère d'État aux fins de cette « rationalisation » collégiale des décisions concernant les secteurs de dépenses. Essentiellement, les ministres et leurs hauts fonctionnaires étaient censés décider entre eux du mode de financement des programmes anciens et nouveaux à l'intérieur des enveloppes tout en respectant les restrictions du ministère des Finances et du Conseil du Trésor, sans pour autant demander des fonds supplémentaires à une autorité supérieure. Ils avaient donc tout intérêt à réaliser des économies qui allaient pouvoir être affectées aux priorités naissantes. (Les enveloppes étaient assorties de « réserves d'intervention » et renfermaient aussi plusieurs réserves de fonctionnement. Les réserves d'intervention étaient toutefois minimes et pouvaient même afficher un solde débiteur. Elles ne pouvaient remplacer ni une réaffectation importante des dépenses ni un apport considérable de nouveaux crédits.) En théorie, on croyait pouvoir exercer un contrôle global en forçant les ministres portés à la dépense à se discipliner à l'intérieur d'un système élaboré axé sur les comités et les organismes centraux, lequel était supervisé par les gardiens des finances et administré par le premier ministre et le « Cabinet restreint ». En fait, le SGSD reposait sur les marges discrétionnaires toujours plus minces du processus budgétaire. En outre, les dépenses fiscales n'ont jamais vraiment été intégrées au système(36). Les ministres, surtout les moins puissants, ont trouvé que le SGSD était excessivement lourd à gérer, qu'il leur faisait perdre du temps, qu'il ne leur plaisait pas, et, en fin de compte, qu'il ne leur rapportait pas grand-chose. Les ministres mieux placés essayaient quand même de traiter directement avec le ministère des Finances et de passer par le Comité des priorités et de la planification lorsqu'ils entrevoyaient de grosses dépenses. Le cadre financier lui-même s'est révélé très peu fiable comme guide lorsque les prévisions ont été loin d'être justes (au sujet notamment du déficit dans le sillage de la récession de 1981-1982). Un autre plan de gestion réaliste sur papier venait de succomber aux réalités politiques. En fait, pourquoi s'en remettre à des règles toujours plus compliquées lorsque des circonstances politiques et imprévues rendent tout à fait aléatoires des résultats possibles en théorie? Qui plus est, comme le fait remarquer Savoie, à propos de cette expérience ratée :
Même si la promesse que recelaient les réformes opérées par le SGSD s'est vite éteinte, elles ont inspiré certains des grands changements dans la façon dont les « prévisions » de dépenses du gouvernement sont présentées au Parlement, donnant naissance à la forme actuelle, soit la présentation en trois parties. La Partie I du Budget des dépenses (habituellement déposée au mois de février chaque année) donne un aperçu du cadre financier et du montant des enveloppes. La Partie II donne des détails sur les divers budgets de programmes proposés, lesquels consistent en des crédits devant être votés par le Parlement. L'innovation majeure a été l'introduction, au début des années 80, de la « Partie III » qui explique en détail les dépenses de programmes par ministère et organisme. Toutefois, ces documents élaborés et loin d'être « conviviaux » ne se sont pas avérés non plus être des outils utiles à la réforme, et encore moins à la réduction des dépenses sur la base d'évaluations « rationnelles et objectives » des programmes en cours. Rien n'incitait, ni du côté du Parlement ni du côté du gouvernement, à se livrer à des exercices aussi rigoureux, même si les moyens voulus existaient, ce qui est douteux en soi(38). Les aveux francs d'erreur ou d'échec sont nécessaires à une évaluation véritable, mais ils ne sont guère susceptibles d'être formulés dans des documents publics préparés par des bureaucrates s'ils ont pour seul résultat de fournir des arguments aux adversaires politiques. Dans l'ensemble, donc, l'examen du Budget des dépenses par le Parlement continue à avoir tendance à être épisodique et superficiel. Au début des années 80, les propositions de réforme parlementaire sur lesquelles avait influé le rapport Lambert et le succès escompté du système des enveloppes laissaient entrevoir un réseau tout aussi complexe de comités de comptabilité financière et de surveillance des dépenses qui allait revaloriser le rôle du Parlement dans le processus de gestion des dépenses(39). Pourtant, ces ambitions se sont effondrées elles aussi et n'ont jamais porté leurs fruits sur le plan politique. La troisième période de réforme qui a suivi le SGSD s'est amorcée en 1984, avant même que le gouvernement Mulroney ne prenne le pouvoir. Sous le bref gouvernement de John Turner, le SGSD a été simplifié, et les ministères d'État ainsi que les comités parallèles de hauts fonctionnaires ont été éliminés. Puis, sous le gouvernement de Brian Mulroney, la structure du système des enveloppes est demeurée la même, mais il y a eu une nouvelle rationalisation politique des processus dans lesquels intervenait le Cabinet, ce qui a indiqué que les ministres allaient être appelés à jouer un plus grand rôle. Les bureaucrates et les systèmes de gestion étaient là pour faciliter le travail du ministre, et non le contraire. Le nouveau gouvernement a également décidé d'adopter une approche politique très visible de l'évaluation des programmes existants. Un Groupe de travail ministériel sur l'examen des programmes (GTM) a été mis sur pied sous la direction du vice-premier ministre Erik Nielsen. Dix-neuf équipes ont examiné les « familles » de programmes (près d'un millier de programmes au total, exception faite, toutefois, de ceux intéressant la défense, l'aide étrangère et les frais de la dette publique) et ont ensuite discuté avec des comités consultatifs du secteur privé des résultats de leur étude avant de les soumettre au GTM. Le rapport Nielsen, déposé devant le Parlement en 1986, recommandait des réductions uniques des dépenses budgétaires et fiscales de plus de 7 milliards de dollars. Chacune des étapes de ce travail a cependant été marquée au sceau de la controverse et de la suspicion. Des réductions de dépenses d'environ 500 millions de dollars peuvent être attribuées aux efforts du groupe de travail, mais nul compte n'a été tenu du coût de l'exercice lui-même. Malgré une montagne de documents, la plupart des recommandations n'ont presque rien donné. Savoie cite le verdict d'un haut fonctionnaire qui a participé de près aux travaux du groupe de travail : « Presque tous les programmes examinés sont demeurés en place et presque intouchés. En fait, depuis 1984, nous avons créé beaucoup plus de nouveaux programmes que nous n'en avons supprimé »(40). Au cours de son deuxième mandat, le gouvernement Mulroney a abandonné ces entreprises essentiellement improductives et a aussi commencé à démanteler le SGSD. Le processus de gestion des dépenses a été grandement recentralisé. Le ministère des Finances aurait son mot à dire, et toutes les dépenses allaient devoir être approuvées par le Comité des priorités et de la planification et le Conseil du Trésor. Deux petits comités principaux du Cabinet un Comité des « opérations » officialisé et un nouveau Comité d'« examen des dépenses » contrôleraient le tout. Selon certains observateurs :
Cette démarche descendante a ensuite été adaptée aux relations de travail entre les principaux ministres. Lorsque le vice-premier ministre Don Mazankowski est devenu ministre des Finances en 1992, le Comité d'examen des dépenses qu'il avait presque toujours présidé a été mis sur une voie de garage jusqu'à sa disparition en janvier 1993. Peu importe la planification, les Budgets du début des années 90 ont tous été caractérisés par une série de prétendues mesures de contrôle des coûts : plafonnement et gel des programmes et des transferts; sous-traitance et mesures de recouvrement des coûts des services gouvernementaux; gel et réduction des salaires des employés; adoption de la Loi sur le contrôle des dépenses, et création d'un « Fonds de service et de réduction de la dette » (dans lequel devaient être versés les revenus de la TPS); suppression de certains organismes; compressions annuelles successives des budgets de fonctionnement des ministères. Même si ce programme de réforme/réduction des dépenses était clairement dicté et contrôlé par les dirigeants politiques, il s'est accompagné d'une plus grande délégation des responsabilités liées à la mise en oeuvre vers le bas de la chaîne hiérarchique, à l'échelle de la bureaucratie. Au lieu de tout simplement demander aux gestionnaires de suivre des systèmes élaborés de règles, on allait leur laisser plus d'« initiative » et une plus grande marge de manoeuvre, mais ils allaient devoir assumer une plus grande part de responsabilité le moment venu de réaliser les économies requises par les plans de réduction des dépenses du gouvernement. Cette tendance a renforcé un programme en vigueur depuis 1986, soit l'Accroissement des pouvoirs et des responsabilités ministériels (APRM), en vertu duquel les ministères devaient collaborer avec le Conseil du Trésor à l'élimination des obstacles bureaucratiques à l'optimisation des ressources. Elle coïncidait également avec la « nouvelle façon de gérer » axée sur la performance de « Fonction publique 2000 » (initiative décrite plus en détail dans l'Étude générale BP-375F). L'un des groupes de travail de Fonction publique 2000 s'est penché sur « la gestion des ressources et les contrôles budgétaires ». Dans son document de travail de 1990, il soulignait que l'APRM laisserait aux gestionnaires plus de latitude pour obtenir des résultats. Il souscrivait également à l'idée de laisser aux ministères le soin de gérer leur propre budget de fonctionnement et d'engager leurs fonds de manière « à favoriser l'utilisation la plus efficace et la plus efficiente des ressources destinées à la prestation de leurs programmes »(42). Par exemple, les contrôles centraux du nombre d'« années-personnes » autorisées seraient éliminés, une mesure qu'a approuvée le Comité des comptes publics de la Chambre des communes. Le gouvernement a pris des mesures pour mettre ces recommandations en application dans les budgets fédéraux de 1992 et 1993. En dépit de toutes les études et de tous les changements organisationnels et malgré que de petites améliorations aient été apportées sur le plan de la gestion, il reste que tout cela n'aura eu q'une incidence très minime sur la taille du budget des dépenses. Les systèmes se sont succédés les uns aux autres. Les évaluations de programmes se sont multipliées. Les dépenses de fonctionnement ont diminué, mais personne n'a encore réussi à contenir le déficit qui augmente à une vitesse vertigineuse. Les prévisions macro-économiques ne sont pas plus justes qu'avant. Les principaux ministres, surtout ceux qui sont puissants sur le plan régional, ont de nombreux moyens d'obtenir ce qu'ils veulent. Même les vertueux gardiens des dépenses qui rendent compte au Parlement ont peut-être contribué au problème, que les parlementaires, quant à eux, n'ont pas réussi à régler. Voici l'évaluation réaliste que Savoie a faite il y a quelques années. Elle demeure vraie et mérite qu'on y réfléchisse :
Un véritable changement nécessiterait probablement une réforme vraiment radicale, plutôt qu'une modification par étapes. Toutefois, on se heurterait encore une fois à la question de savoir comment concilier un nouveau régime de gestion axé sur le « résultat financier » avec les traditions de gouvernement et de responsabilité parlementaires selon lesquelles la responsabilité est censée incomber aux ministres et non à des parlementaires réformateurs, à des fonctionnaires conscients des coûts ou à des vérificateurs au crayon bien taillé. Johnson fait valoir que le rapport de responsabilisation des fonctionnaires envers leurs supérieurs ministériels se situe dans une filière administrative « normale », et qu'il est très différent du rapport hautement politique de ministres responsables envers le Parlement. « Il s'ensuit qu'un rapport de gestion qui explique carrément les réussites et les échecs ne fera pas l'affaire dans l'arène politique »(44). Selon la tradition de Westminster, inscrite dans la Constitution du Canada, le débat parlementaire est normalement censé avoir un caractère contradictoire; pour qu'il en soit autrement, il faudrait modifier de fond en comble la structure constitutionnelle et les habitudes législatives. Il y a aussi les répercussions politiques et démocratiques de diverses mesures, proposées par souci de compétitivité et de rentabilité et consistant à confier une partie de la prestation des services gouvernementaux à des entrepreneurs du secteur privé ou à des organismes ministériels ayant plus de latitude pour administrer leurs budgets. Dans quelle mesure une approche plus « commerciale » de la prestation des programmes gouvernementaux amenuise-t-elle le contrôle ministériel/parlementaire direct sur la façon dont l'argent des contribuables est dépensé? Après tout, les gestionnaires bureaucratiques, et encore moins s'ils sont indépendants, ne peuvent être tenus responsables de la façon dont les deniers publics sont dépensés de la même manière démocratique que les politiciens élus. Par ailleurs, si le public insiste pour que les politiciens rendent compte d'une administration presque « exempte d'erreur », il s'ensuivra vraisemblablement des contrôles exécutifs centraux plus lourds pour les gestionnaires d'où une tendance peut-être à chercher à éviter les risques, ce qui pourrait en revanche nuire à l'innovation et à l'esprit d'initiative susceptibles (mais ce n'est pas évident) de permettre au gouvernement d'économiser. Nous reviendrons à ces dilemmes dans la conclusion. Pour clore la discussion sur le processus budgétaire actuel, il serait utile de mentionner les pressions croissantes qui s'exercent pour que le grand public et le Parlement puissent exprimer leurs points de vue à l'étape préparatoire du budget, les consultations limitées avec les « intervenants » n'étant plus considérées comme suffisantes. Il faudrait donc, comme le soutient le Forum des politiques publiques dans son document de juin 1993 sur la réforme, réduire « à l'essentiel » tout le mystère qui enveloppe aujourd'hui le processus de préparation du budget. Le Forum propose que le Comité des finances de la Chambre des communes ait le pouvoir réel « d'apporter des changements importants aux projets de loi budgétaires après la tenue d'audiences publiques », que le gouvernement publie le plus tôt possible son plan de dépenses annuelles, que soit adopté un échéancier annuel fixe de rencontres des ministres des Finances et de dépôt des budgets par les gouvernements et que les procédures révisées soient enchâssées dans des lois(45). Une autre étude gouvernementale sur le sujet a par la suite été publiée par le ministre des Finances d'alors, M. Gilles Loiselle, en août 1993. Il y propose que le processus budgétaire proprement dit commence à l'automne par le dépôt au Parlement d'une mise à jour des prévisions économiques et financières du budget précédent. Celle-ci serait renvoyée au Comité des finances de la Chambre des communes (mais d'autres pourraient aussi participer au processus au besoin), qui en ferait rapport avant la fin de l'année. Après d'abondantes consultations, le budget et le Budget des dépenses principal seraient normalement déposés (comme la tradition le veut depuis quelque temps) en février. Viendraient ensuite des discussions postbudgétaires avec « les parties intéressées [...] de sorte qu'un processus de consultation et de rétroaction se déroulerait pendant toute l'année sur un large éventail de questions importantes, exigeant une attention continue de la part des Canadiens et de leurs gouvernements »(46). Il semble que le gouvernement Chrétien suivra un cycle consultatif analogue à celui-ci dans ses grandes lignes. Le ministre des Finances actuel, M. Paul Martin, a instauré un nouveau climat d'ouverture prébudgétaire. Quatre grandes conférences publiques ont en effet été tenues à l'extérieur d'Ottawa en janvier 1994 durant la période de préparation intensive pour son premier budget. Mis à part les changements visant le cycle budgétaire officiel, de nombreuses suggestions ont été faites aux fins d'un examen public plus minutieux des grands éléments des dépenses gouvernementales sans lequel il est impossible de réaliser de grandes économies. Nul ne sait, cependant, quel rôle le Parlement jouera dans cet examen critique. Johnson, par exemple, même s'il est un grand défenseur de la responsabilité ministérielle et du contrôle parlementaire, craint que les grands programmes dont l'évaluation s'impose le plus (il a mentionné précisément « le régime d'assurance-chômage, les programmes de développement économique régional, les programmes d'aide aux agriculteurs et l'immigration ») échappent à tout examen parce qu'ils sont devenus sacro-saints sur le plan politique. Voici la conclusion à laquelle il en est arrivé :
RESPONSABILITÉ, EFFICACITÉ ET DÉMOCRATIE : CONVERGENCES ET COMPROMIS SUR LA VOIE DE LA RÉFORME Au sein de la société canadienne, deux grandes motivations semblent alimenter la croyance qu'il faut transformer en profondeur les institutions qui gouvernent de manière à relever les défis qui se posent. La première, et probablement la plus difficile à ignorer à court terme, a un caractère essentiellement financier et économique. Les gouvernements criblés de dettes et les contribuables qui ploient sous le poids des impôts sont persuadés que les organisations du secteur public doivent apprendre à sous-traiter aussi bien qu'à croître, à assumer une partie plus importante de leurs coûts en plus d'en engager et, de manière générale, à offrir des services de qualité supérieure plus efficacement, avec moins de ressources qu'elles en avaient par le passé. La deuxième motivation est essentiellement d'ordre politique. Autant l'on s'interroge sur les compétences des gouvernements, autant on voudrait qu'ils répondent de leurs actes devant les gens qu'ils sont censés représenter et qui paient la facture. Tant que le citoyen moyen n'aura pas accès à un mécanisme compréhensible de consultation publique sur l'élaboration de la politique, la bureaucratie gouvernementale où seuls sont admis les « initiés » ayant leur propre jargon lui apparaîtra comme un fardeau coûteux et comme un monde de plus en plus inaccessible. Par conséquent, les motivations économiques, c'est-à-dire la « prise de contrôle » du gouvernement, coïncident avec les motivations politiques puisque les doutes quant à la capacité des gouvernements d'exercer un contrôle financier interagissent avec les doutes quant à la capacité de la population d'exercer un contrôle démocratique sur le gouvernement, d'où le désir d'une réforme fondamentale. Par comparaison aux périodes de réforme précédentes, celle-ci est toutefois caractérisée par une diminution des attentes de la population face au secteur public. Divers essais sur le rôle du Parlement publiés en 1980, après la publication du rapport Lambert, dénotaient une inquiétude à propos du contraste entre la détérioration de la conjoncture économique (c'était à l'époque où l'incidence de la « crise de l'énergie » se faisait le plus sentir) et « le désir de la population de jouir d'un niveau à un bien-être matériel toujours plus grand, combiné à la croyance que le gouvernement peut ou devrait jouer un rôle important, voire prépondérant, pour satisfaire ce désir [...] ». On en a conclu que « toute réforme politique porte en elle-même le germe de son échec »(48). Or, le danger qui guette actuellement les réformateurs tiendrait plutôt à ce que les attentes ont trop diminué. Après de longues années de récession et avec une bureaucratie sur la défensive, comment restaurer la confiance dans le gouvernement? Paul Thomas fait observer que « le mot réorientation est peut-être celui qui décrit le mieux la période actuelle. Non seulement le secteur public a cessé de prendre de l'expansion après plusieurs belles décennies, mais nous assistons à un réexamen fondamental du rôle des gouvernements. Les organisations du secteur privé sont au coeur même de la controverse à propos du rôle futur des gouvernements et, par conséquent, le changement amorcé est plus difficile et plus menaçant pour les gens qui sont directement touchés »(49). En cette période de changements continuels, de souplesse et de sécurité d'emploi décroissante, la question, s'agissant du réajustement organisationnel, consiste à savoir non pas comment des bureaucraties centralisées plus grosses peuvent faire mieux, mais comment de plus petites unités, qui peuvent être des hybrides des secteurs public et privé, peuvent mieux répondre à des besoins différenciés du public à un coût moindre. Pour reprendre une analogie propre aux communications, ce serait un peu comme passer d'un seul mode de commande à un univers multivoie où des choix élargis s'offrent au consommateur. C'est une exagération, bien sûr, puisque l'ancien modèle de prestation des services gouvernementaux a toujours cours. Toutefois, la tendance s'éloigne de toute évidence des structures bureaucratiques en tant que source unique. Le gourou américain de la « réinvention du gouvernement », Ted Gaebler, résume le nouvel évangile en des termes plutôt durs :
Dans la mesure où cette affirmation contient du vrai, elle est lourde de sens pour la démocratie canadienne surtout pour les traditions de gouvernement responsable et de contrôle parlementaire et pour les notions d'« intérêt public » (p. ex., cela équivaut-il à un choix individuel plus grand ou au maintien de normes sociales universelles?). L'adoption d'une approche axée sur l'« entrepreneuship » par un secteur public optant pour la sous-traitance ou la sous-traitance de la prestation de la politique officielle à des entrepreneurs du secteur privé, ou les deux, sont des processus assez différents, voire antithétiques, de la démocratisation directe des institutions gouvernantes(51). Une plus grande autonomie sous l'angle de l'esprit d'initiative sous-entend un relâchement non seulement des contrôles bureaucratiques, mais aussi des contrôles politiques (ministériel et parlementaire) auxquels sont soumis les gestionnaires, qui sont alors jugés en fonction de leur performance et des « résultats » obtenus. L'objectif au sein de l'appareil gouvernemental devient donc, comme dans le secteur privé, la performance pour ce qui est du « résultat financier ». Il ne consiste plus à accroître la responsabilité démocratique à chacune des étapes des processus où la politique officielle est arrêtée et où les décisions en matière de dépenses sont prises. En réalité, les efforts pour améliorer la réglementation et l'examen démocratique (par exemple, dans le cas des évaluations environnementales) peuvent être perçus comme indûment coûteux, interminables et « inefficaces ». Pourtant, les questions que sont la transparence publique, la participation et le contrôle politique ultime revêtent une importance capitale dans toute discussion d'une réforme démocratique du système dans son ensemble. Y a-t-il un moyen le plus « efficace » de parvenir à une démocratie véritable(52)? Seidle établit un lien entre le but que constitue un processus politique public et démocratique plus visible et le renforcement du rôle du Parlement en tant qu'« organe plus 'délibérant' » capable de « contribuer de manière significative à l'élaboration des politiques et de mobiliser le consentement » :
Il serait donc important de ne pas masquer, sous le couvert d'une gestion nouvelle et améliorée, la possibilité d'importants compromis entre un processus plus démocratique de changement et un autre qui n'accorderait la priorité qu'aux revenus et à des considérations de coûts. Certains observateurs américains craignent aussi que les valeurs associées à l'entrepreneurship (autonomie, initiative personnelle, secret, prise de risques) ne se heurtent à celles de la démocratie (responsabilité, participation, ouverture) et ne nuisent à une intendance publique des ressources à long terme. Or, parce qu'ils ne veulent renoncer aux mérites ni des uns ni des autres, ils cherchent des moyens de concilier ces buts grâce à des formes « administratives » d'entrepreneurship public, qui iraient de pair peut-être avec une démocratisation du système d'élaboration de la politique gouvernementale afin que les citoyens aient leur mot à dire sur les questions qui sont en jeu(54). Diverses idées ont été émises pour accroître la participation des citoyens aux types de réforme axés sur l'entrepreneurship. Néanmoins, aucune voie claire n'a encore été tracée pour la restructuration des opérations de l'ensemble de l'administration publique d'une manière qui satisferait les motivations tant économiques que politiques des réformateurs. Si l'objectif est prudent, soit une bonne administration qui « fonctionne » (c.-à-d. qui est capable de donner à la population ce qu'elle veut), alors la voie la plus démocratique pourrait ne pas être la plus efficace ni la plus efficiente sur le plan économique. Il ne faudrait donc pas se surprendre si les opinions sont partagées quant au meilleur moyen que pourraient prendre les institutions gouvernementales pour à la fois asseoir (ou restaurer) leur légitimité et être efficaces aux yeux des citoyens. Par exemple, l'éminent théoricien de l'administration du développement, Goran Hyden, a récemment proposé dans un autre contexte que les réformateurs politiques cessent de se préoccuper de la démocratie en soi pour s'orienter plutôt vers une étude « axée sur la performance » des régimes de gouvernement qui :
Cette perspective est plus vaste que l'approche de l'entrepreneurship axée sur la seule « réinvention du gouvernement ». En ce qui concerne la politique par rapport au « mode de gouvernement », elle peut toutefois s'avérer tout aussi problématique si elle mesure le succès politique et celui du secteur public uniquement sous l'angle de la production efficace de « biens » sociaux et économiques, et non sous celui du degré de responsabilité et de démocratie à l'échelle de tout le processus, depuis la consultation jusqu'aux répercussions des politiques sur les citoyens. Dans le contexte canadien, on risque également, en insistant trop sur une réorganisation qui réponde à des impératifs de base côté « résultat financier », de minimiser les défis politiques uniques que doivent relever les organisations du secteur public dans les démocraties de marché notamment respecter les exigences de la responsabilité constitutionnelle et se voir confier des tâches difficiles (et souvent peu lucratives) pour la seule raison qu'elles ne pouvaient pas être confiées au secteur privé. Les nouvelles philosophies de la gestion publique et du changement novateur, même si elles respectent les mécanismes du marché, doivent, pour demeurer démocratiques, convenir en dernière analyse au monde de la gestion politique. Paul Thomas fait à cet égard une mise en garde :
Dans une démocratie parlementaire, les politiciens élus doivent assumer la responsabilité administrative et publique des affaires quotidiennes du gouvernement. Le Cabinet ne saurait fonctionner comme un simple conseil d'administration déléguant la prise de décisions à des gestionnaires rationnels à l'intérieur d'un cadre de planification semblable à celui du monde des affaires. L'on ne saurait s'attendre non plus à ce que les députés se satisfassent d'arrangements en vertu desquels, si ce n'est des grandes décisions d'orientation, les opérations du gouvernement seraient soustraites à tout contrôle politique et dirigées au gré de bureaucrates et d'entrepreneurs ingénieux. Néanmoins, étant donné les motivations dont nous venons de parler, le statu quo n'est plus une option. Pour être durable, peu importe son mode d'organisation, un gouvernement doit : être abordable, regagner la confiance des citoyens mécontents en répondant à leurs demandes, dont celle d'une participation accrue, et se donner les moyens de régler efficacement les problèmes (au lieu d'être considéré comme un élément du problème). Dans ce contexte, le renouvellement du gouvernement réside, pour reprendre les propos émis par Bruce Doern dans un essai riche et original, dans des « compromis entre l'efficacité et la démocratie [...] par différents éléments du système politique ». À son avis, il serait essentiel que soient opérés :
En ce qui a trait à la première série de choix, Doern entrevoit de nouvelles demandes d'investissement public dans l'infrastructure, l'environnement, la mise en valeur des ressources humaines, les soins à une population vieillissante, etc. Les contrôles à l'ancienne des niveaux globaux de dépenses ne refréneront pas les pressions exercées de sorte que le gouvernement devra expérimenter des moyens d'assurer la prestation des programmes avec le maximum d'efficacité, en ayant recours peut-être à une rationalisation radicale des ressources et à l'utilisation d'approches « quasi commerciales ». La restructuration de l'économie et des systèmes d'aide sociale soulèvera de nombreuses questions extrêmement difficiles et complexes. Le débat démocratique est nécessaire pour déterminer comment le mieux répondre aux besoins changeants de la population à un coût raisonnable. La budgetisation publique, qui combine actuellement dépenses en capital et dépenses de fonctionnement, devra être davantage orientée vers des investissements à long terme susceptibles de déboucher sur les biens que le public réclame par l'entremise du processus démocratique. En ce qui concerne la deuxième série de choix, Doern fait partie de ceux, d'ailleurs nombreux, qui prônent la réduction de la taille de l'exécutif politique et du nombre correspondant de ministères. Il considère également comme raisonnable l'option d'une approche à deux paliers selon laquelle le Cabinet serait restreint aux principaux ministres. Il pousserait probablement encore plus loin la rationalisation des ministères, en en réduisant un nombre à 20 ou moins, même s'il ne se fait pas d'illusion sur certains « casse-tête » organisationnels. Un but premier serait d'amener le Cabinet à se concentrer sur le cadre d'action politique et les principaux compromis, ce qui maximiserait l'efficacité des ministres tout en réduisant au maximum les coûts et l'influence de petits groupes d'intérêts spéciaux. Reste le problème démocratique de savoir comment représenter adéquatement, à l'intérieur de la politique établie, une vaste gamme d'intérêts légitimes et de préoccupations régionales. Selon Doern, un renforcement du rôle des parlementaires et un Sénat élu seraient peut-être un « corollaire nécessaire » à un processus décisionnel plus efficace au niveau du Cabinet(58). À cet égard, il importe de signaler la promesse du gouvernement Chrétien de présenter rapidement une série de mesures de réforme parlementaire permettant aux députés de participer de plus près à l'élaboration des lois et du budget des dépenses. La troisième série de choix pourrait toutefois remettre en question les pouvoirs et la responsabilité du Cabinet et du Parlement quant à la façon dont la politique est mise en oeuvre sur le plan opérationnel. Selon ce que Doern appelle « la nouvelle gestion publique, les grosses entités ministérielles devraient être rattachées à un ministère parent et les plus petites unités opérationnelles, fonctionner d'une manière qui se rapproche le plus possible des systèmes d'information financière et d'établissement des prix axés sur le marché »(59). De toute évidence, l'objectif premier est l'efficacité, mais Doern considère comme trop limitées et trop timides les mesures prises jusqu'à ce jour au Canada pour avoir l'effet global voulu. Le problème consiste à savoir comment adopter un système très décentralisé sans affaiblir le contrôle démocratique sur le mode de fonctionnement du gouvernement et sans perdre de vue d'autres valeurs, traditions et objectifs non commerciaux qui peuvent être considérés comme particulièrement souhaitables dans la fonction publique. Reprenant la mise en garde de Thomas, Doern fait observer ce qui suit : « Une opposition vigilante à la Chambre des communes et au sein des groupes d'intérêt de l'extérieur ne permettra pas, en permanence de séparer la politique de l'administration »(60). La dernière série de choix fait directement entrer le public dans l'équation. Ce défi pourrait s'avérer le plus difficile à relever étant donné la grande désaffectation pour le gouvernement du public qui n'est pas satisfait des services reçus problème que ne règle pas (et qu'aggrave peut-être) le gouvernement en « dénigrant la bureaucratie » au lieu de l'inciter à améliorer son rendement et à chercher des remèdes. Qui plus est, le secteur public ne peut fonctionner démocratiquement sans l'appui et la participation du public, mis à part le régime de responsabilité liant le Cabinet et le Parlement, ainsi que des membres de la classe politique et des gestionnaires. Doern insiste dans sa conclusion sur le fait que les choix à faire au sujet de l'efficacité et de la démocratie sont « régis par le fait que l'appareil gouvernemental a des rapports étroits avec la société au lieu d'être une entité abstraite distincte d'elle »(61). Le renouveau demeurera donc impossible tant que le gouvernement sera perçu comme une machine distributrice coûteuse imposant ses services à un public de moins en moins enthousiaste. Une réforme efficace à grande échelle passe par le resserrement des liens (dont certains, parlementaires) qui devraient exister entre les dirigeants politiques et l'électorat et entre les bureaucrates et les citoyens qu'ils sont censés servir, ce qui doit de plus se faire en tenant compte de l'autre réalité que sont de dures restrictions budgétaires. Bref, il devrait y avoir un moyen qui soit financièrement applicable et durable d'en arriver à une entente, par la voie démocratique, sur ce que les Canadiens attendent de leur gouvernement et sur la façon dont ils veulent que le secteur public fasse son travail. D'aucuns hésiteraient à parler dans ce cas de nouvelles formes de « contrat social », mais, en un sens, c'est exactement ce en quoi consiste la responsabilité politique face à la réforme et à la réorganisation du gouvernement. Depuis les recommandations formulées par le Forum des politiques publiques dans Pour mieux se gouverner jusqu'aux déclarations de l'honorable Marcel Massé selon qui il faut « créer un gouvernement de qualité », tous s'entendent pour dire que la réforme devrait s'inspirer de consultations publiques dont se dégagerait un consensus informé en faveur des changements nécessaires. Il serait probablement contraire à l'esprit de la réforme de considérer le mode de gouvernement comme une question de gestion essentiellement, nécessitant des négociations à huis clos entre les gouvernements et les bureaucrates. Cela vaut pour les décisions les plus difficiles, allant de la définition du rôle de chacun à la réduction des déficits. Réfléchissant à d'anciennes batailles constitutionnelles, Arthur Kroeger, président du Forum des politiques publiques, déclare ce qui suit :
Quant aux batailles à venir pour ce qui est des dépenses, les auteurs du récent rapport présenté au Forum recommandent, pour éviter que soit répétées les erreurs du groupe de travail Nielsen, l'élaboration d'une stratégie de communications qui englobe « l'insistance sur la transparence, l'ouverture, la consultation et la priorité de l'intérêt du grand public; des rapports simultanés et un débat public ouvert; [...] une synthèse de tous les compromis plutôt qu'une analyse indépendante de secteurs de dépenses distincts »(63). Ce dernier point mérite d'être souligné puisqu'il ne suffit pas, comme Kroeger, fort d'une longue expérience, l'a fait observer, d'exhorter les gouvernements à « écouter les gens ». « Le gouvernement doit presque toujours mettre en opposition des intérêts conflictuels. [...] À cause de tels conflits, tout processus de consultation doit, pour avoir une chance d'être couronné de succès, tenir compte d'une manière ou d'une autre de la nécessité de compromis »(64). Ce qui importe avant tout pour assurer la légitimité démocratique du processus, c'est que ces compromis soient faits explicitement et ouvertement, à la lumière d'un débat public. La réforme de la façon dont Ottawa s'organise et dépense est l'affaire du Parlement et du public, et non seulement celle du gouvernement. Un changement s'impose, pour des raisons d'efficacité, de responsabilité et de démocratie. Des idéologies préconçues, à savoir qu'on soit simplement « pour » ou « contre » des approches axées sur le gouvernement ou le marché, n'aideront en rien les Canadiens dans cette tâche, de dire Doern(65). Tout d'abord, les citoyens doivent être assurés que, cette fois-ci, ils ne feront pas figure de simples spectateurs; cette fois-ci, les membres de la classe politique ne prendront aucune décision sans leur avoir pleinement donné l'occasion de faire connaître leurs vues. Au moment où le gouvernement fédéral s'interroge sur les prochaines étapes de la réforme et de la réorganisation, la conclusion de Seidle paraît instructive :
(1) Tim Plumptre, Beyond the Bottom Line: Management in Government, Halifax, L'Institut de recherches en politiques publiques, 1988, p. 120 (traduction). (2) Cela est bien sûr plus facile à dire qu'à faire. Voici ce que fait observer Bruce Doern :
(3) Il est arrivé que des sénateurs fassent partie du Cabinet, par exemple, un leader du gouvernement à la Chambre haute ou lorsque le parti au pouvoir ne comptait aucun représentant élu dans une région. De temps à autre, une personne ne faisant pas partie du Parlement peut être nommée au Cabinet, mais l'on s'attend, dans ce cas, à ce qu'elle brigue les suffrages dans une circonscription à la première occasion. (4) L'expression « apex of power », traduite ici par « tête dirigeante », est tirée de Thomas Hockin, Apex of Power: The Prime Minister and Political Leadership in Canada, 2e éd., Scarborough, Prentice-Hall, 1977. (5) Ken Rasmussen, « Democracy and Bureaucracy in Canada: An Historical Overview », document préparé pour l'assemblée annuelle de l'Association canadienne de science politique, Kingston, juin 1991, p. 31 (traduction). (6) Pour un aperçu des arguments militant en faveur d'un « contrôle descendant » ou contre celui-ci, voir : Sharon Sutherland et Bruce Doern, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1986; La bureaucratie au Canada : son contrôle et sa réforme (traduction) Gregory Albo, David Langille et Leo Panitch, (éd.), A Different Kind of State? Popular Power and Democratic Administration, Toronto, Oxford University Press, 1993. (7) Sharon L. Sutherland, « Responsible Government and Ministerial Responsibility: Every Reform is Its Own Problem », Revue canadienne de science politique, vol. XXIV, n° 1, mars 1991, p. 91 (traduction). (8) Pour des observations et des suggestions pertinentes sur la façon de procéder à la prochaine étape de la réforme, voir F. Leslie Seidle, « Interest Advocacy through Parliamentary Channels: Representation and Accommodation », dans Seidle (éd.), Equity and Community: The Charter, Interest Advocacy and Representation, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 1993, surtout les pages 206 à 209. (9) James Hrynyshn, « Empowering Backbench MPs: Standing Committees to Get More Power », The Hill Times, 27 janvier 1994, p. 1 et 5. (10) Voir Gerald Schmitz, Les rapports entre l'exécutif et le Parlement : une nouvelle orientation, BP-110F, Ottawa, Service de recherche, Bibliothèque du Parlement, 1984. Pour un aperçu des réformes parlementaires jusqu'à ce jour, voir J. Stilborn, La réforme de la procédure de la Chambre des communes, Bulletin d'actualité n° 82-15F, Ottawa, Service de recherche, Bibliothèque du Parlement. (11) Cité dans A.W. Johnson, Réflexions sur la réforme de l'administration fédérale du Canada, 1962 à 1991 : Document de discussion, Ottawa, Bureau du vérificateur général du Canada, 1992, p. 12-13. (12) Sutherland (1991), p. 98 et suivantes. Toutefois, la tension inévitable que créent les pressions exercées pour préserver la responsabilité politique des ministres tout en récoltant le fruit d'une liberté accrue pour les gestionnaires, demeure une question litigieuse en Grande-Bretagne. Voir l'Étude générale 375F, section B.1. (13) Voir les observations dans Donald Savoie, The Politics of Public Spending in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1990, p. 131-132. (14) Cité dans Johnson (1992), p. 13. (15) Cité dans Sutherland (1991), p. 109 (traduction). (16) S.L. Sutherland et Y. Baltacioglu, Parliamentary Reform and the Federal Public Service, London (Ontario), Centre national de recherche et de développement en administration, The University of Western Ontario, 1988, p. 15. (17) Sutherland (1991), p. 114 et suivantes, relate certains épisodes antérieurs et fait état de conséquences funestes. (18) Marcel Massé, « Créer un gouvernement de qualité », notes pour une allocution prononcée devant l'Alliance de la fonction publique du Canada, Montréal, 12 septembre 1993, p. 8. (19) Voir Gordon Osbaldeston, Raffermir la responsabilité des sous-ministres, London (Ontario), Centre national de recherche et de développement en administration, The University of Western Ontario, 1988; Plumptre (1988), surtout le Chapitre six; Johnson (1992), p. 13-14. (20) Sutherland (1991), p. 120 (traduction). (21) Sutherland et Baltacioglu (1988) donnent un excellent aperçu des dilemmes auxquels sont confrontés les parlementaires dans leurs efforts pour contrôler le gouvernement. (22) Wolfgang Koerner, Les comités du Cabinet : la restructuration du système, BP-106F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, février 1989 et Brooke Jeffrey, Les organismes centraux : la redéfinition de leur rôle, BP-107F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, décembre 1984. (23) Pour une description complète, voir Ian Clark, « Les changements apportés récemment au système de prise de décisions du Cabinet », Le Cabinet, révisé à l'automne 1986. (24) John Manion et Cynthia Williams, « Transition Planning at the Federal Level in Canada », Donald Savoie, directeur (éd.), Prendre le pouvoir : La gestoin des transitions gouvernementales, Ottawa, L'institut d'administration publique du Canada et Centre canadien de gestion, 1993, p. 104. (25) Jacques Bourgault et Stéphane Dion, « The Minister, the Deputy Minister and the Chief of Staff: The Difficult Reconciliation of the Ménage à Trois », document produit pour l'assemblée annuelle de l'Association canadienne de science politique, Victoria, mai 1990, p. 6 et 18 et « Abstract » (traduction). (26) Voir, à ce sujet, les observations de Donald Savoie, « Conclusion : Leçons apprises », dans Savoie (1993), p. 226-227. Il s'agit, de manière plus générale, de leçons qui s'appliquent également à l'expérience des gouvernements provinciaux. Comparer avec les observations d'Allan Blakeney et de Sandford Borins, Political Management in Canada, Toronto, McGraw Hill Ryerson, 1992. (27) Bourgault et Dion (1990), p. 18 (traduction). (28) Cité dans James Simeon, « The British and Canadian Cabinet Systems: Cabinet Decision-Making under Prime Ministers Margaret Thatcher and Brian Mulroney », document présenté à l'assemblée annuelle de l'Association canadienne de science politique, Victoria, 1990, p. 2 (traduction). (29) Gordon F. Osbaldeston, Organizing to Govern, vol. II, Toronto, McGraw-Hill Ryerson et Centre national de recherche et développement en administration, The University of Western Ontario, 1992, p. 144. (30) Ibid., p. 144 à 147. (31) Bureau du premier ministre, communiqué de presse, 25 juin 1993. (32) Bureau du premier ministre, communiqué de presse, 4 novembre 1993. Commentant favorablement la structure à deux paliers, Leslie Seidle a fait valoir « les précédents quant à la distinction faite entre le Cabinet et le gouvernement : en février 1993, le premier ministre Rae a réduit de 28 à 20 le nombre des membres du Cabinet de l'Ontario tout en assignant sept 'ministres sans portefeuille' aux ministres du Cabinet. Au Royaume-Uni, en mars 1993, 22 seulement des 88 ministres siégeaient au Cabinet ». (« Reshaping the Federal Government: Charting the Course », Options politiques, juillet-août 1993, p. 28.) (33) Massé (1993), p. 11. (34) Forum des politiques publiques, Pour mieux se gouverner, document publié le 23 juin 1993. (35) Voir Schmitz, Le système de gestion des dépenses : nouvelle formule, BP-108F, Ottawa, Service de recherche, Bibliothèque du Parlement, 1989; Douglas G. Hartle, The Expenditure Budget Process of the Government of Canada: A Public Choice-Rent-Seeking Perspective, Toronto, Association canadienne d'études fiscales, 1988; Savoie (1990), Johnson (1992), p. 30-42; Patrick Grady et Richard Phidd, Budget Envelopes, Policy Making and Accountability, document de travail, Kingston, Université Queen's, School of Policy Studies, Government and Competitiveness Project, 1993. (36) Grady et Phidd (1993), p. 34-35. (37) Savoie (1990), p. 70 (traduction). (38) Voir les observations dégrisantes de Johnson (1992), p. 23 à 25 et 28 à 30, qui cite également l'agnosticisme tardif du pionnier canadien des évaluations de programmes, Douglas Hartle. (39) Pour plus de détails, voir Schmitz (1984), particulièrement p. 13-15. (40) Savoie (1990), p. 136 (traduction). Voir aussi l'« autopsie » critique faite par Ekos Research Associates et publiée par le Forum des politiques publiques, « Toward a New Consultative Process: Lessons from the Nielsen Task Force », Ottawa, 29 octobre 1993. Les auteurs du rapport recommandent un processus révisé d'examen public au tout début du mandat d'un nouveau gouvernement, le premier ministre jouant « un rôle de premier plan en annonçant l'objectif fixé concernant la réduction des dépenses avant que l'examen ne commence [...] » (p. 50) (traduction). (41) Grady et Phidd (1993), p. 42 (traduction). (42) Ibid., p. 52-53 (traduction). Voir aussi Johnson (1992), p. 22. (43) Savoie (1990), p. 36-37 (traduction); et plus précisément, en ce qui concerne la problématique liée à la discipline de la croissance budgétaire, le ch. 13 « The Ghost of Spending Past: Revisiting the Guardians and Spenders ». Doern soutient que la réponse ne consiste pas nécessairement à consacrer plus de ressources à l'« amélioration » des systèmes de reddition de comptes, dans l'espoir qu'ils permettront de recouvrer les coûts grâce à une augmentation de l'efficacité économique globale. Comme il le fait observer, « il est difficile d'évaluer des régimes de reddition de comptes en fonction d'une incidence particulière ». Doern (1993), p. 2 (traduction). (44) Johnson (1992), p. 16. (45) Forum des politiques publiques, Pour mieux se gouverner (1993), p. 21-22. (46) Canada, Démocratisation du processus budgétaire, ministre des Finances, Ottawa, 10 août 1993, p. 10. (47) Johnson (1992), p. 45. (48) Colin Campbell et Harold D. Clarke, « Conspectus: Some Thoughts on Parliamentary Reform », dans Clarke et al. (éd.), Parliament, Policy and Representation, Toronto, Methuen, 1980, p. 317 (traduction). (49) Paul G. Thomas, « Coping with Change: How Public and Private Organizations Read and Respond to Turbulent External Environments », dans F. Leslie Seidle (éd.), Rethinking Government: Reform of Reinvention?, Montréal, L'Institut de recherches en politiques publiques, 1993, p. 42 (traduction). (50) Ted Gaebler, « Situating the Debate on Government Reform », dans Seidle, Rethinking Government: Reform or Reinvention (1993), p. 27-28 (traduction). (51) C'est ce que fait valoir Gregory Albo, « Democratic Citizenship and the Future of Public Management », dans Albo (1993), p. 17-33. (52) Se reporter au document cité en note 2, p. 3. Selon Doern, il est difficile d'essayer de comparer les « coûts » et les « avantages » de processus plus démocratiques, ou l'efficacité relative, sur le plan économique, de différentes formes de responsabilité démocratique : Doern (1993), Political Accountability and Efficiency. (53) Seidle, « Interest Advocacy through Parliamentary Channels », p. 215 (traduction). (54) Voir « Democracy, Analysis, and Entrepreneurship », Public Administration Review, numéro spécial, vol. 52, n° 2, mars/avril 1992, surtout Carl Bellone et Frederick Goerl, « Reconciling Public Entrepreneurship and Democracy », p. 130-134, et Peter deLeon, « The Democratization of the Policy Sciences », p. 125-129. (55) Goran Hyden, « Governance and the Study of Politics », dans Goran Hyden et Michael Bratton (éd.), Governance and Politics in Africa, Boulder (Colorado), Lynne Rienner Publishers, 1992, p. 22 (traduction). (56) Thomas (1993), p. 56-57 (traduction). (57) G. Bruce Doern, « Efficiency-Democracy Bargains in the Reinvention of Federal Government Organization », dans Susan Phillips (éd.), How Ottawa Spends 1993-1994: A More Democratic Canada?, Ottawa, Carleton University Press, (1993), p. 204. (58) Ibid., p. 215. (59) Ibid., p. 216 (traduction). (60) Ibid., p. 218 (traduction). (61) Ibid., p. 222 (traduction). (62) Arthur Kroeger, « Getting the Consent of the Governed », Options politiques, décembre 1992, p. 12 (traduction). Kroeger fait observer que cette tâche est encore plus compliquée à l'« ère de l'information ». Voir également Steven Rosell et al., Governing in an Information Society, Ottawa, Renouf Publishing Co., 1992. (63) Ekos Inc., « Toward a New Consultative Process » (1993), p. 50 (traduction). (64) Kroeger (1992), p. 12 (traduction). (65) Doern, « Efficiency-Democracy Bargains » (1993), p. 225. (66) Seidle, « Reshaping the Federal Government: Charting the Course » (1993), p. 29 (traduction). |